Doctrines de la Russie de Poutine

Le barde de Poutine. Prokhanov, chantre du carnage en Ukraine

Ce premier épisode de notre série « Doctrines de la Russie de Poutine » tente de comprendre la figure et le rôle d’Aleksandr Prokhanov, écrivain nationaliste dont la carrière semble avoir pris un tournant avec l’invasion de l’Ukraine. Dans un texte traduit par Guillaume Lancereau et commenté par Marlène Laruelle, il fait la promotion d’un sursaut esthétique patriotique à la faveur du massacre — allant jusqu'à composer un « opéra-rock » joué dans la principale usine de tanks du pays.

Nous commençons cette exploration du système idéologique russe par un texte du romancier et publiciste Alexandre Prokhanov. Né en 1938, Prokhanov a chanté les « succès » soviétiques en Afghanistan dans les années 1970 avant de devenir chef de file du mouvement « rouge-brun » de la décennie 1990. Soutien historique du parti nationaliste Rodina, « la Patrie », il a fondé en 2012 le Club d’Izborsk, qui unit les grandes voix nationalistes et conservatrices russes. Écrivain prolifique, connu (et moqué) pour son ton dithyrambique, au lyrisme bon marché, Prokhanov continue à alimenter les débats russes en proposant une idéologie « fusion », faite de références à l’Union soviétique (en particulier en relation à ses succès technologiques et à la conquête de l’espace), à l’Orthodoxie et à l’empire russe. On peut schématiquement résumer ce fusionnisme comme un stalinisme orthodoxe, dont les appels à la violence, réelle et symbolique, sont proches du fascisme.

Pour Marlène Laruelle, le blog du 1er février 2024 nous plonge dans la lutte sans merci que livrent à l’heure actuelle les milieux « Z » — ceux qui défendent la guerre en Ukraine et souhaitent la mobilisation complète de la société russe autour de « l’opération militaire spéciale » — contre les élites culturelles en place. La guerre permet d’ouvrir un nouveau front et d’attaquer aussi bien les grands noms de la littérature russe comme les vedettes du show-business, accusées au mieux de tiédeur patriotique, au pire de traîtrise (beaucoup sont parties à l’étranger après l’invasion militaire du 24 février). Toute une nouvelle génération d’artistes « Z » faisant des concerts dans les territoires occupés et publiant des poèmes à la gloire de « l’opération militaire spéciale » profite de ce changement d’atmosphère pour gagner en visibilité médiatique, reconnaissance politique, et engranger des contrats juteux.

Dans ce texte, Prokhanov célèbre la purge des élites : pour lui, le régime poutinien a réussi à se libérer du libéralisme occidental dans tous les domaines sauf deux, le domaine culturel et le domaine économique, où domineraient encore des figures trop libérales inspirées des valeurs occidentales. Ce jeu de chaises musicales au sein des élites culturelles n’est pas anodin, car le Kremlin a depuis longtemps cherché à coopter les représentants de la culture. On assisterait donc aujourd’hui à une nouvelle vague de « révolution culturelle » dans des milieux privilégiés, jusque-là largement protégés du conformisme idéologique.

Pour Guillaume Lancereau, l’auteur entend démontrer qu’il existerait dans la Russie d’aujourd’hui, enfin débarrassée de sa gangrène libérale partie empoisonner d’autres cieux, une nouvelle vague artistique, intellectuelle et spirituelle. La Russie connaîtrait une phase de renaissance, appelée à réconcilier le peuple russe avec l’entièreté de son histoire et chaque Russe avec sa patrie éternelle — comme Prokhanov le promeut de longue date, dans ses écrits et son groupe de pensée, le Club d’Izborsk, qui distille depuis 2012 des thèses nationalistes alignées sur les besoins de l’industrie militaire du pays — et généreusement financées par cette dernière.

Le « rascisme » promu par Prokhanov — rašizm est une combinaison des mots « russe » et « fascisme », qui désigne les constructions idéologiques nationalistes et impérialistes de l’ère poutinienne — n’est pas un fascisme à proprement parler, malgré les airs qu’il s’en donne : il est, au mieux, un nedofascisme — le préfixe nedo, placé devant un nom ou un verbe, en soulignant le caractère incomplet ou insuffisant. Là où il promet l’extase et l’emportement esthétique, il livre des spectacles mélangeant maladroitement les codes télévisuels du XXIe siècle et les refrains les plus mornes de l’ère soviétique. Là où il promet des spectacles qui soient des « mystère  », semblables donc aux initiations rituelles grecques, il n’offre qu’un vernis ésotérique plus proche des tendances new age que des révélations du sanctuaire de Dodone — et il ne pouvait pas en aller autrement puisque, dans un théâtre grec, ce sont bien les dieux qui parlent depuis le theologeion, et non pas Vladimir Poutine. Enfin, là où il promet une révolution des sens, il se présente sous la forme d’écrits, comme le texte ci-dessous, égrenant les clichés les plus usés — clichés dans l’idée (« la guerre est une femme »), clichés dans la forme, clichés jusque dans la langue, puisque l’ange qui inspire la main de l’auteur a eu la divine idée de lui souffler cinq fois en trois pages le mot « sensationnel » (potrjasajuščij).

Il ne s’agit pas ici d’opposer un art à un autre  : sans doute n’y a-t-il pas davantage de bouleversement esthétique dans l’émigration russe — celle qu’abhorre l’auteur — à Berlin, Marseille ou Tbilissi. Sans doute n’y aura-t-il d’ailleurs aucun bouleversement esthétique tant que les corps et les esprits qui les portent adoptent vis-à-vis de la guerre des poses toujours déjà données, embrassent des postures de fausse conscience, ou soignent des réflexes tantôt antérieurs à la guerre, tantôt dictés par elle, et non par leur propre volonté. Le résultat ne saurait en être qu’une parodie des sous-cultures hitléroïdes du second XXe siècle, doublée de nostalgie soviétique et des réflexes clinquants du show-business — là où l’esthétique fasciste avait au moins pour elle d’être une esthétique.

J’ai eu récemment une conversation, longue, profonde et en grande partie inattendue avec la ministre de la Culture Ol’ga Borisovna Ljubimova. La ministre, une femme charmante, m’a fait part de ses impressions à propos des travaux, considérables et méticuleux, dans lesquels elle se trouve engagée. Elle a souligné qu’un grand tournant était en cours dans la conscience des Russes. Désormais, les Russes aspirent au sublime. J’étais ces derniers temps, comme beaucoup de personnes de mon entourage, dans une quête avide de percée intellectuelle russe sur le plan spirituel – voilà nos vœux exaucés  !

Marlène Laruelle

Il est rare pour les membres du Club d’Izbork comme Prokhanov de pouvoir accéder à des personnalités ministérielles de haut rang, contrairement à l’idée répandue en Occident qu’ils font partie des cercles de pouvoir.

Depuis le lancement de l’Opération militaire spéciale, la Russie s’est expurgée d’une foule d’intellectuels libéraux  : de publicistes, de gens du monde du spectacle, de réalisateurs libéraux, d’artistes, de critiques littéraires, d’écrivains – ceux-là même qui, jusqu’à récemment, généraient le bruit de fond de la sphère intellectuelle, régnaient sur l’opinion publique, occupaient tout l’espace par leurs déclarations, leur esthétique et leur culture. Or cette culture était, dans une large mesure, une culture de la dégénérescence, le signe d’une déperdition de la foi dans les valeurs. Elle abaissait les intérêts de l’humain au-dessous de la ceinture, au lieu de les élever vers les cieux, de les appeler à la lumière.

Marlène Laruelle

Prokhanov reproduit là les clichés les plus en vogue de la supposée opposition de valeurs entre Occident libéral et Russie, déjà présente chez les Slavophiles du XIXe siècle : les Occidentaux sont animés par l’individualisme et le matériel (y compris le sexuel) tandis que les Russes tendent vers le collectif et le spirituel. Cette vision s’est trouvé comme justifiée par le scandale lié à une soirée «  presque nue  » (au sens littéral du terme, puisque les invités devaient venir le moins vêtus possible) organisée fin décembre 2023 par les grandes figures de la jet set russe. Dès que les détails de la soirée ont fuités sur les réseaux sociaux, les milieux «  Z  » se sont emparés de l’affaire pour mener des campagnes virulentes de cancel culture contre ses participants—avec un certain succès.

Aujourd’hui, le vide qui s’est formé sous l’effet de cet exode se voit comblé par des phénomènes d’un genre nouveau — des manifestations de l’art russe, de la pensée russe, du savoir russe qui, jusqu’alors, ne comptaient pour rien, menaient une existence lamentable, vivaient sous scellées. Désormais, un monde d’opportunités leur est ouvert.

L’esthétique de l’avant-garde russe mûrit. Parmi ceux qui contribuent à la forger se trouve mon très cher ami, Aleksandr Khirurg, chef du mouvement de motards « Les Loups de la nuit ». Ce mouvement sensationnel, une alliance remarquable de cavaliers sur motos rugissantes, est devenu au cours du temps une sorte de fraternité spirituelle, courant du Pacifique à Smolensk — et depuis peu jusqu’à Berlin, Belgrade, Paris. Ces hommes forts, actifs, rageurs, passionnés, deviennent une nouvelle couche sociale  : les cosaques modernes. Leur Yamaha sont leurs chevaux cosaques, ceux qui font de l’homme un être libre, véloce, un vrai franc-tireur. Cette fraternité n’aspire qu’au service de la Patrie, et nombre de ses membres se trouvent aujourd’hui sur les champs de bataille en Ukraine.

Guillaume Lancereau

Ce groupe de bikers pro-poutiniens guidés par Aleksandr Zaldostanov – surnommé «  le Chirurgien  » – avait beaucoup fait parler de lui dans les années qui avaient suivi l’annexion de la Crimée. Il conjugue des éléments inspirés de la culture underground des dernières années soviétiques (body-building, tatouages, Harley-Davidson) et des actions patriotiques d’éclat (tenter de traverser l’Europe centrale jusqu’à Berlin pour célébrer la victoire soviétique de 1945) et des actes de vigilantisme (attaquer les libéraux et les mouvements pro-LGBTQ). Les Loups de la Nuit se sont depuis largement reconvertis dans le spectacle, organisant à travers toute la Russie des shows faits d’effets spéciaux, sons et lumières, et cascades autour de thèmes patriotiques—un Puy du Fou à la russe.

Khirurg est un organisateur dynamique et un artiste étonnant, qui a créé un théâtre sensationnel. Ce n’est pas un théâtre aux loges dorées et sièges de velours, mais un théâtre de rue, un théâtre de place publique. Il attire à ses mystères, sous la forme de spectacles de motos, des centaines de jeunes qui viennent scander en chœur  : « Russie  ! Russie  ! Stalingrad  ! Stalingrad  ! Sevastopol’  ! Sevastopol’  ! ».

Marlène Laruelle

Ces paragraphes illustrent bien l’idéologie fusionniste de Prokhanov, faite de références exaltées aussi bien à la Russie impériale (les Cosaques) qu’à la période soviétique (Stalingrad).

L’esthétique que Khirurg insuffle dans ses créations repose sur des fondements métaphysiques complexes, élaborés par le Club d’Izborsk. Dans ses mises en scène, Khirurg s’empare de cette matière et la transforme en métaphores épiques. Son spectacle « Symphonie du cinquième empire » expose des visions historiques qui épousent les courbes de la mystérieuse sinusoïde russe. Le formidable spectacle « Le réacteur russe » évoque quant à lui l’époque nouvelle, celle de Poutine  : ce moment où, l’âme russe s’étant endormie, le « réacteur russe » redémarre et reprend son puissant mouvement. Dans les tréfonds de ce réacteur ranimé prennent vie de nouvelles écoles artistiques et de nouvelles manières de penser  ; dans ces tréfonds, la Russie a repris la Crimée, il y a eu une révolte dans le Donbass. C’est ce réacteur qui tourne aujourd’hui à plein régime près de Kherson et Donetsk.

Marlène Laruelle

Les Loups de la Nuit ont repris ici un thème fétiche de Prokhanov, celui de la Russie contemporaine comme cinquième empire (après la Russie kiévienne, la Russie mongole, la Russie impériale et l’Union soviétique), un argument centré sur la continuité historique de la Russie par-dessus les ruptures politiques et qui insiste sur l’empire comme la structure politique «  naturelle  » du pays.

Le sensationnel spectacle de motos « Les anges de Kherson » est un mystère basé sur le poème du même nom. C’est de Poutine qu’il parle lorsqu’il énonce  : « Il était le captif de la galerie fantomatique et a perçu le grincement de ses rames magiques. Il était le confesseur de la foi secrète, le maître des métiers encore inconnus de nous ». Il a relevé la Russie de ses cendres et l’a transformée en Arche du salut. 

Guillaume Lancereau

Que découvre-t-on, à l’appui de cette démonstration  ? Deux choses : tout d’abord, les spectacles de rue organisés par les « Loups de la nuit », groupement de motards poutinistes guidés par Aleksandr Zaldostanov — surnommé Khirurg, « le Chirurgien ». Active depuis 1989, cette « fraternité » motarde qui a contribué directement à des opérations armées dans le Donbass et dont de nombreux membres sont partis combattre en Ukraine, propose désormais des représentations publiques mettant en scène l’histoire russe. En somme  : une sorte de Puy du Fou de rue, inspiré par des textes pseudo-mystiques. 

Tout ce que fait Khirurg est une manifestation de la nouvelle esthétique russe, qui entraîne à sa suite des masses considérables.

Moi le premier  : prosateur devant l’éternel, qui ai passé toute ma vie à écrire des romans, j’en suis soudainement venu aux rimes et aux rythmes, je me suis mis à écrire des vers. Des puits secrets se sont ouverts en moi  ; un séisme a secoué mon monde intérieur — et alors les vers ont jailli sans fin. Des nuits durant, je n’ai pas dormi. Je m’approchais de ma table de travail et je notais des strophes. Ces quatrains étaient une sorte de reportage, retransmis par un ange depuis les champs de bataille. Des assauts des gratte-ciels, des opérations de nettoyage, des combats inter-batteries, des drones Bayraktar abattus, des Javelin en feu. Ces vers sont la marche du Donbass, les vers de Victoire, des vers de larmes, de sang, d’éblouissement et de prière.

Mon ami Aleksandr Ivanovič Ageev les a mis en musique. Des entrepreneurs patriotes de l’Oural qui, lorsqu’ils ne fondent pas le métal, s’adonnent à des activités philanthropiques, ont apporté leur aide, ce qui a permis de rassembler une troupe de chanteurs, danseurs et musiciens. C’est ainsi qu’est né l’opéra-rock « Marche à travers le feu ».

Nous est alors venue une idée fantastique  : monter l’opéra directement dans l’atelier de l’usine « Uralvagonzavod ». Le brillant technocrate Aleksandr Valer’evič Potapov a soutenu l’idée. Et voilà bientôt l’opéra qui résonne dans ce gigantesque atelier, débordant de fumées de fer, où s’assemblent les chars sur la chaîne de montage en action, où s’y glissent les moteurs, les équipements d’optique, les systèmes de vision nocturne et de communication spatiale  ; voilà qu’il résonne, tandis que les tourelles de chars volent et s’emboîtent dans les carlingues.

Marlène Laruelle

Prokhanov a toujours trouvé ses principaux soutiens parmi le complexe militaro-industriel. On voit aujourd’hui cette alliance entre les nouvelles vedettes de la culture « Z » comme Ageev et des firmes du complexe militaro-industriel comme Uralvagonzavod prendre forme autour de cette célébration « pop opéra » de la guerre.

Se produit alors un mystère sensationnel  : la musique se mêle au grondement des moteurs et se nourrit de l’énergie des tanks. Inspirés par l’art, ceux-ci se placent directement sur les plateformes depuis la chaîne de montage et s’élancent vers le front. Et là, cet opéra, dans les tanks, combat, tire, les grenades ennemies y explosent, en une esthétique sensationnelle de la tempête, du champ de bataille  !

Cette esthétique agit si puissamment sur les personnes assemblées, qui ont délaissé le fer un instant — les ingénieurs, les ouvriers, les constructeurs et les tankistes — qu’elles semblent revenues tout droit d’Ukraine, leurs poitrines décorées de médailles. Bientôt, d’autres usines ont voulu entendre cet opéra, et la représentation effectue en ce moment une tournée triomphale à travers le pays. 

Guillaume Lancereau

Prokhanov fait ensuite la promotion de sa propre initiative, l’opéra-rock « Marche à travers le feu », dont le texte se compose de dithyrambes de son propre cru. Une représentation en a été donnée en juillet dernier dans l’atelier de l’usine Uralvagonzavod, premier complexe de fabrication de chars d’assaut au monde. On y célèbre, selon l’auteur, l’assaut donné sur les gratte-ciels ukrainiens, la chute des drones, le vol des grenades, les mères en larmes, les hommes écumant d’ardeur, et la začistka qui s’opère – terme qui peut signifier à la fois le « balayage » d’une zone de combat ou le « nettoyage », dans un sens ethnique.

On sent l’auteur remuant d’enthousiasme  ; lui-même se décrit comme pris d’une fureur divine, lorsqu’il coucha sur le papier ses vers, dictés par «  un ange  » et bientôt chantés sur fond de la valse des chars  ; lui-même voit assurément l’horizon se percer, tandis que sont entonnés des odes à la puissance mystérieuse, à l’élan furieux du peuple russe. Pourtant, le spectacle livré est bien différent. À lire dans ce texte que les spectateurs des  Loups de la nuit » scandent d’une seule voix les mots  : « Russie  ! Russie  ! Stalingrad  ! Stalingrad  ! Sevastopol’  ! Sevastopol’  ! », on ne peut s’empêcher de retrouver la gêne ressentie le 30 septembre 2022, lorsque, les mains jointes avec les représentants pro-russes de Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporojie, Vladimir Poutine couronnait l’annexion de ces régions par le cri, repris par l’assistance amassée au Kremlin  : « Rossija, Rossija, Rossija  !  ». De même, le visionnage d’extraits du spectacle donné dans l’usine Uralvagonzavod n’inspire que circonspection par sa mise en scène bas-de-gamme, sa mise en musique douteuse et l’ennui manifeste de l’essentiel du public – à commencer par sa portion en uniforme, qui ressentait peut-être un contraste trop criant entre les réalités du front et celles du spectacle qu’on lui imposait, au profit des caméras et des passions monomaniaques d’un écrivain octogénaire.

Julija Čičerina est merveilleuse  : je ne la connaissais pas jusqu’alors, elle vivait dans une autre dimension, nos chemins ne s’étaient pas croisés. Et soudain, sa musique a étrangement rencontré mes vers et de véritables guirlandes de chants en ont surgi. Ses chansons sont uniques. La guerre est une femme. Elle est tantôt atroce, pleine de colère et de haine, tantôt exaltée, enjoignant au combat. Elle est tantôt mère souffrante, pleurant la mort d’un fils  ; tantôt un chant d’église disant l’office du mort. Čičerina est sans limite. On retrouve dans ses chansons tous les sentiments qu’inspirent la guerre – les sentiments héroïques comme ceux de douleur, ceux de l’ultime confession de l’homme qui gît avec une grenade et attend qu’on vienne le tuer. Déjà, il l’a dégoupillée, lui revient l’image des derniers instants avec sa bien-aimée, qui l’attend sous les réverbères dans la nuit de Moscou. Le genre porté par nos chanteurs, nos acteurs dans les tranchés, sur la ligne de front, est un genre d’ici et maintenant, un genre enflammé, indispensable à l’instant présent. Il galvanise avant l’attaque, préserve les énergies et la volonté de l’homme. Les chansons de Čičerina ne sont pas d’ici et maintenant — elles résonneront encore longtemps après la fin de l’opération militaire.

Marlène Laruelle

Julija Čičerina appartient à cette génération de chanteurs qui se produisent sur le front et prennent fait et cause pour « l’opération militaire spéciale ».

Aujourd’hui, dans les tranchés, dans nos bataillons, combat un écrivain qui n’a pas encore de nom, pas encore de réalité — le futur Yuri Bondarev. En revanche, cette guerre a déjà son propre chanteur  : Zakhar Prilepin, illustre exemple d’écrivain russe demeuré auprès de son peuple, auprès de l’armée, en ces heures de tension et de malheur. Prilepin n’est pas un homme du futur, mais du présent  : il crée déjà ses œuvres, son épopée.

Marlène Laruelle

Zakhar Prilepin incarne l’engagement romantique de l’écrivain-combattant, qui non seulement n’aurait pas peur d’aller au combat mais pour qui l’expérience du front serait au cœur de l’inspiration littéraire. Prilepin a su jouer de ce mythe et est devenu une figure majeure des milieux «  Z  », avec des ambitions politiques pour l’instant inabouties.

Ces manifestations inédites, cet art nouveau sont en lien avec la renaissance russe qui suit son cours, avec l’Opération militaire spéciale, avec les transformations que nous, notre Russie, nous mettons aujourd’hui en œuvre. Notre ours se retourne  ; allongé sur son flanc, le voilà qui change de côté — et lorsqu’il se retourne, c’est le monde tout entier qui tremble.

Marlène Laruelle

L’idée d’une « renaissance russe » n’est pas neuve  : on la trouve dans de nombreux milieux culturels et intellectuels russes depuis les années 2010. Elle animait déjà le mouvement impérialiste russe en 2014 autour du thème de la Novorossiya (la « nouvelle Russie » conquise sur les terres ukrainiennes) et de l’idée d’un « printemps russe ». Avec la guerre, l’idée d’une régénération par la violence a pris une coloration fasciste plus nette.

Voilà de quoi traitait notre conversation avec la charmante Ol’ga Borisovna Ljubimova.

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