Loin du charisme d’Alexeï Navalny, Boris Nadejdine représente l’autre facette de l’opposition anti-Kremlin. Vieux routier de la politique russe, tout en rondeur sous ses aspects bonhommes, Boris Nadejdine, 60 ans, ancien député libéral, a tenté de se présenter à la présidentielle du 17 mars face à Vladimir Poutine. Sa candidature a été rejetée par la commission électorale. L’inattendu mouvement de soutien, avec de longues files d’attente devant ses quartiers généraux à Moscou et en régions pour collecter les signatures nécessaires, avait alerté les autorités. Fait rare en deux ans d’« opération spéciale » russe en Ukraine, ces rassemblements s’étaient de facto transformés en regroupements dans la rue d’opposants au Kremlin de Vladimir Poutine et à son offensive militaire.
Désormais, Boris Nadejdine, pour le moment simple député municipal dans sa ville (Dolgoproudny, près de Moscou), veut poursuivre son opposition par la voie des élections. Pas de manifestation, pas d’action choc, pas d’affrontement frontal contre Vladimir Poutine. Mais en vue : les scrutins locaux de septembre prochain puis les législatives de 2026. Ancien élu à la Douma, de 1999 à 2003 lorsque le régime politique autorisait encore des voix critiques au parlement, il est aujourd’hui soutenu par « Initiative civile », le parti dirigé par Andreï Netchaev, autre figure libérale héritée des années 1990.En 2000, pour la première présidentielle de Vladimir Poutine, Boris Nadejdine avait voté pour lui. Depuis, il n’a jamais cessé de voter contre. Lui qui a travaillé pour le régime sous la présidence d’Eltsine a, sous la présidence Poutine, pendant un temps collaboré avec la commission électorale, le parti au pouvoir et d’autres mouvements orchestrés par le Kremlin. Par le passé, ce libéral a parfois aussi pris des positions nationalistes. Mais la réforme de la constitution en 2020 puis l’offensive militaire contre l’Ukraine en 2022 ont été un tournant dans son opposition au Kremlin. Boris Nadejdine, quoique longtemps encore invité sur les plateaux des télévisions au service du régime pour s’afficher en opposant, affirme avoir depuis coupé les ponts avec les autorités. Un doute subsiste néanmoins bel et bien : après la mort d’Alexeï Navalny, il pourrait être utilisé par le Kremlin pour jouer un rôle de vrai-faux opposant — mise en scène utile pour l’Occident mais sans réelle influence en Russie même. Pour notre série sur la Russie d’après et après notre entretien avec l’opposante Ekaterina Duntsova, nous le rencontrons à Moscou. Si vous souhaitez recevoir nos articles et accéder à l’intégralité de nos contenus, nous vous invitons à vous abonner.
Êtes-vous allé l’enterrement d’Alexeï Navalny ?
Oui. Je me suis rendu à l’église des funérailles. Mais comme la vaste majorité des gens venus, je n’ai pas pu entrer à l’intérieur. Il y avait beaucoup de presse, surtout étrangère, hélas pas beaucoup de journalistes russes. C’était important pour moi d’être présent à l’enterrement d’Alexeï car je le connaissais personnellement, bien avant qu’il ne devienne une figure célèbre. Il avait travaillé pour l’Union des forces de droite, l’ancien parti libéral dont j’étais l’un des leaders. Il s’occupait des publicités. Puis nous avons gardé contact. Le 1er mars, aux funérailles, j’étais surpris par l’ampleur de la foule venue au cimetière. En grande partie, ce sont les mêmes Russes qui, quelques semaines avant, avaient fait la queue pour apporter leur signature de soutien à ma candidature. Mais relativisons : 30 000 Moscovites ont signé pour moi, plusieurs dizaines de milliers sont allés se recueillir sur la tombe de Navalny. C’est beaucoup. Mais pour une ville de plus de dix millions d’habitants…
Ces signatures pour Nadejdine puis ces fleurs pour Navalny : est-ce la fin d’une époque ou le début d’un nouveau mouvement ?
Ni la fin, ni le début. Pour moi, c’est la suite de ma vie politique. Cela fait trente ans que je suis dans la politique en Russie, dix ans au pouvoir sous l’administration de la présidence Eltsine puis vingt ans dans l’opposition sous la présidence Poutine. Je participe aux élections. C’est la seule voie d’opposition dans laquelle je veux m’engager. Je ne veux pas devenir blogueur, organiser des manifestations, m’en prendre directement à Vladimir Poutine ni critiquer très durement son régime. Je connais les limites. Je n’agirai pas comme Navalny. Je veux m’opposer mais je veux rester en vie et en liberté. Je ne veux pas finir en prison, ni être empoisonné au novitchok. Donc il n’y aura pas de révolution avec moi. Les manifestations dans la rue, ce n’est pas mon mode d’opposition. Je veux être utile aux élections. J’ai commencé aux scrutins locaux à Moscou. Désormais, je veux participer au niveau national. Prochain objectif : les législatives de 2026. Mais pour pouvoir se présenter à ce scrutin national, mon parti1 doit au préalable gagner suffisamment de soutiens aux élections locales, en septembre 2024 puis 2025.
Même en prison, Alexeï Navalny restait une figure capable de fédérer une partie des mouvements anti-Kremlin et, avec ses relais, de les organiser sur le terrain. Son décès risque-t-il d’être un coup fatal pour l’opposition ?
Sa mort est d’une profonde tristesse. C’est une grande perte pour l’opposition. Mais cela n’aura pas d’effet sur mon organisation. Pour ma campagne à la présidentielle, j’avais monté des QG dans une soixantaine de régions et plus de cent villes. Seulement quatre d’entre eux ont été lancés par des anciens des équipes locales de Navalny. En tant que figure, il était important. Mais d’un strict point de vue logistique, c’était négligeable.
Qui est le mieux placé pour devenir désormais leader de l’opposition : vous ou sa veuve, Ioulia ?
Je n’ai aucun contact avec elle. Ni avec les équipes en exil de Navalny. Je ne comprends pas comment Ioulia pourra participer aux élections en Russie en se trouvant hors du pays. Les ressources des équipes de Navalny à l’étranger peuvent servir à lancer des appels mais ne peuvent pas avoir de rôle concret dans les élections. Ce n’est d’ailleurs pas sûr qu’un appel à voter pour moi, par exemple, me soit bénéficiaire. Navalny est une figure importante pour ses partisans mais, pour d’autres dans l’opposition, c’est un repoussoir. Le soutien de ses équipes peut se révéler à double tranchant. Par le passé, lorsque l’équipe de Navalny avait appelé à voter pour moi, cela ne m’a pas apporté des voix. Au contraire, cela m’a coûté des voix. Nationalement, notamment lorsqu’il s’est présenté à la mairie de Moscou, Navalny pouvait représenter plus de 20 % des voix. Aujourd’hui, c’est moins de 10 %. Ma cible va bien au-delà de ses soutiens.
Les Russes qui ont signé pour Nadejdine et sont allés au cimetière pour Navalny ont-ils désormais moins peur de la répression ?
Je le pense. Ces deux évènements ont aidé. Pendant le mois qu’a duré ma campagne de signatures, on a vu de longues queues de Russes qui n’ont pas eu peur de venir à mes QG. De facto, cela a permis de mettre dans l’espace public mes deux thèmes principaux : Poutine doit quitter le Kremlin ; il faut mettre fin à « l’opération militaire spéciale » en Ukraine. En soi, c’était déjà une première. Et ces Russes ont vu et senti qu’ils n’étaient pas seuls, qu’ils étaient nombreux. Ils ont moins peur. La prochaine étape : affirmer cette opposition dans les bulletins de vote lors des prochaines élections.
Si vous aviez été autorisé à vous présenter à la présidentielle du 17 mars, quel pourcentage des voix pensez-vous que vous auriez pu obtenir ?
Dans les derniers jours de ma campagne de signature, avant le rejet de ma candidature, je suis passé de 10 à 16 %. Et c’était sans que je passe à la télévision… Si j’avais été autorisé aux débats télévisés et dire publiquement mon opposition à « l’opération militaire spéciale » du Kremlin, mon rating aurait pu passer à 30 % — soit la proportion des Russes opposés à cette opération, selon les études de sondages — contre 50 % pour son prolongement et 20 % sans avis.
Avez-vous des contacts avec les autres mouvements de l’opposition en exil ?
Non. Et je n’en ai pas besoin. Cela m’apporterait plus de mal que de bien. Par exemple, je connaissais bien dans les années 1990 Mikhaïl Khodorkovsky2. Mais, aujourd’hui, je n’ai aucun contact avec lui. Plusieurs voix de l’opposition en exil ont publiquement soutenu ma candidature lors de la collecte des signatures et je les en remercie. Mais je ne suis pas lié à eux pour autant. Je ne sais pas s’ils continueront à me soutenir. Maxim Katz3 vient même au contraire d’appeler à voter à la présidentielle pour Vladislav Davankov, le candidat de Novie Liudi alors que son parti fait partie du système.
Malgré vos déclarations contre le Kremlin et contre « l’opération militaire » en Ukraine, vous n’avez pas été poursuivi en justice contrairement à d’autres opposants. Pourquoi cette liberté ? Avez-vous un accord avec les autorités ?
Non. Aucun accord. Aucun contact. Ni avant ma candidature. Ni aujourd’hui. Simplement, je poursuis mon propre chemin politique. Je fais ce que je crois nécessaire. Et je sais quelles lignes rouges il ne faut pas franchir mais qu’Alexeï Navalny avait franchies de nombreuses fois ! Par exemple, je n’injurierai pas Vladimir Poutine, ne m’en prendrai pas à sa vie privée. Je critique le président mais, avant tout, sa politique. Je le fais déjà depuis vingt ans, sans aucun accord ni autorisation avec le Kremlin. Ni avec les siloviki. Par le passé, j’ai certes travaillé avec Sergueï Kirienko4. Mais la dernière fois que je l’ai vu c’est en 2015, à l’enterrement de l’opposant assassiné Boris Nemtsov. On a depuis échangé. Mais je n’ai plus aucun contact avec des officiels depuis 2020 et le référendum sur la constitution auquel je m’étais opposé.
En donnant des entretiens à la presse occidentale, ne risquez-vous pas de devenir ce dont le Kremlin a besoin : une figure d’opposition vue à l’étranger mais sans réelle influence en Russie même ?
Les Russes me connaissent. Ici, dans la région de Moscou, où je suis élu. Et, désormais, à travers la Russie : plus de 50 % des Russes connaissent mon nom. Je suis devenu connu du public de Youtube en Russie, soit quelque dix millions de personnes, essentiellement des jeunes. Mais, auprès des électeurs plus âgés j’ai aussi bénéficié d’un certain anti-rating : ces dernières semaines, les télévisions publiques n’ont cessé de dire que j’étais mauvais ; l’un des présentateurs vedettes a affirmé que je devais être arrêté parce que je critiquais Vladimir Poutine et que j’étais un agent à la solde des services ukrainiens… Indirectement, cela a aidé à me faire connaître !
Êtes-vous prêt à participer de nouveau aux émissions de débats sur les chaînes de télévision au service du Kremlin ?
Si ces chaînes m’invitent, comme cela a longtemps été le cas par le passé, oui j’irais. J’ai participé à ces émissions pendant vingt ans. Mais ces télévisions ont cessé de m’appeler depuis mai dernier lorsque j’ai commencé à dire en public qu’il nous fallait un autre président que Vladimir Poutine. Les dirigeants de ces chaînes me connaissent bien. Nous échangeons encore des messages. Pour eux, j’étais un bon invité car je dopais l’audience de leurs émissions… Mais ils savent ce que je vais dire et ne peuvent pas m’interdire d’afficher mon opposition.
À la présidentielle, pour qui voterez-vous ?
Je ne le dirai pas avant le scrutin. Car, parmi mes soutiens, il y a des positions très différentes. J’estime à quelque 15 millions le nombre de Russes prêts à voter pour moi si j’avais été candidat. La majorité ont déjà décidé pour qui ils voteront : cinq millions pour Vladislav Davankov (Novye Liudi), cinq pour les deux autres candidats5 et cinq n’iront pas voter ou gâcheront leur bulletin. Je n’ai donc pas le droit de leur dire de faire un vote alors qu’ils ont déjà décidé pour un autre. Un seul mot d’ordre : votez mais pas pour Vladimir Poutine. Et j’appelle tout le monde à voter le 17 mars et non les deux jours précédents lorsque, la nuit, il pourra y avoir des manipulations de bulletins.
Que va-t-il se passer le 18 mars, lendemain de la présidentielle ?
Avant même l’élection, on voit les habituels dysfonctionnements électoraux russes : le président bénéficie de facto d’un temps de parole bien plus élevé que les autres candidats ; des électeurs travaillant au service des administrations publiques sont contraints de voter. Mais on ne verra pas l’ampleur des fraudes des élections législatives de 2011 qui avaient provoqué de larges manifestations car, aujourd’hui, le régime n’a pas besoin des ces mêmes falsifications de masse : sans elles, et sans vrai concurrent, Vladimir Poutine obtiendra près de 80 % des voix. Et, le lendemain, tout sera calme. Il n’y aura pas de protestation.
Ekaterina Duntsova, l’opposante pareillement écartée de la course présidentielle, veut créer son propre parti. Mais elle vient d’annuler le congrès devant officialiser son lancement car, sous les pressions des autorités, l’hôtel devant l’accueillir a finalement refusé à cause de soudains urgents travaux de rénovation… Si elle ne peut finalement pas créer son parti, êtes-vous prêt à l’accueillir dans le vôtre et à travailler ensemble ?
Oui ! Nous en avons déjà longuement parlé tous les deux. Ekaterina fait de son mieux. Elle a commencé à voyager à travers le pays pour organiser la structure de son mouvement. Mais je doute fort que, finalement, les autorités lui permettent de créer son parti. Dans la Russie d’aujourd’hui, ce n’est hélas pas possible sans soutien des autorités. Mais je suis prêt à travailler avec elle. Nous pourrons présenter des candidats communs aux prochaines élections locales.
Vladimir Poutine a-t-il changé ?
Il ne comprend plus la réalité, ce qui se passe en Russie et dans le monde. Il croit sincèrement qu’il a raison d’avoir lancé « l’opération militaire spéciale » en Ukraine et que tous les Russes le soutiennent. Mais c’était une erreur fatale.
En quoi le soutien des Russes pour Vladimir Poutine a-t-il évolué en deux ans de conflit en Ukraine ?
Ce soutien s’élargit. Cela intervient à chaque conflit international. Cela avait déjà été le cas en 2014 au moment du rattachement de la Crimée à la Russie. Sa popularité a ensuite fortement décliné à cause de sa réforme de l’âge des retraites. Mais elle a de nouveau augmenté d’un coup avec le lancement de « l’opération militaire spéciale » en Ukraine. L’appel au patriotisme fonctionne à plein. Toutefois, avec l’enlisement du conflit et avec la hausse du bilan des morts, ce soutien diminue désormais. Nous voyons déjà cette baisse aujourd’hui. Cela n’intervient pas rapidement. Cela prendra du temps. Lorsque les États-Unis ont mené la guerre au Vietnam, le soutien des Américains n’a pas chuté d’un coup. Mais il a bel et bien fini par décliner.
Pourquoi êtes-vous contre « l’opération militaire spéciale » ?
Parce que, à cause de cette opération, des gens meurent et des villes sont détruites. Nous avons perdu nos bonnes relations historiques avec l’Europe, notre principal partenaire économique, commercial, politique et culturel. Et, depuis le lancement de l’offensive, on constate la dégradation de nombreux services publics en Russie. Par exemple, dans la région de Moscou cet hiver, un demi-million d’habitants se sont retrouvés sans chauffage à cause d’accidents dans les circuits communaux de chaleur. Au lieu d’investir dans ces infrastructures pour les gens, le gouvernement dépense cet argent dans le militaire. Il faut changer les priorités du gouvernement et se concentrer davantage sur l’enseignement et le système de santé. Dans son discours à la nation, le 29 février dernier, Vladimir Poutine a certes promis des dépenses dans de nombreux secteurs. C’est un homme politique de l’artifice : il fait croire que tout est sous contrôle et que tout sera bien mais ce n’est pas possible.
Que devrait faire le président pour mettre fin au conflit en Ukraine ?
Il faut mettre fin à l’opération, obtenir un cessez-le-feu et commencer les discussions. Mais l’Ukraine doit faire de même. Dans la Russie actuelle, je dois faire attention aux mots utilisés publiquement. Je suis contre « l’opération militaire spéciale », erreur fatale de Vladimir Poutine. Je suis pour la paix. L’objectif est de geler la situation pour le moment puis, dans quelques années, négocier le statut des territoires en question. Il faudra organiser des référendums dans les régions prises par l’armée russe. Mais ces référendums devront être reconnus internationalement, avec la participation des habitants qui sont partis à cause du conflit. C’est aux populations sur place de décider de leur propre sort. Cela devra être la même voie pour la Crimée : personne au monde ne reconnaît qu’elle est russe ; il y faudra donc un nouveau référendum aux normes internationales. Je veux défendre les intérêts des Russes, y compris en Crimée. La dernière fois que j’y suis allé, c’était il y a cinq ans. Contrairement au Donbass, elle est retournée à la Russie sans une goutte de sang. Pour le moment, le problème c’est que la Russie et l’Ukraine essaient de résoudre ces problèmes par des moyens militaires. Il faut y mettre fin.
Sources
- « Initiative civile », le parti dirigé par Andreï Netchaev, autre figure libérale héritée des années 1990.
- L’ex-oligarque devenu à Londres une figure de l’opposition anti-Kremlin.
- Ex-député municipal à Moscou, désormais à l’étranger et influente autorité dans l’opposition.
- Premier ministre libéral sous la présidence Eltsine devenu homme clef du Kremlin de Poutine.
- Leonid Sloutski, le candidat nationaliste du parti LDPR, et Nikolaï Kharitonov, du parti communiste.