La Russie d'après

Russie : harcelés, emprisonnés, assassinés. Vers une rébellion des avocats ?

Aujourd’hui, la Russie de Poutine connaît une grève exceptionnelle de ses avocats, en réaction aux violences qu’ils subissent dans l’exercice de leurs fonctions. Si celles-ci existent depuis des décennies, leur gravité et leur intensité n’ont fait qu’augmenter depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine. Deux pétitions signées par des centaines d’avocats protestent clairement contre cette situation. Guillaume Lancereau analyse ces textes qui sont d’une importance capitale pour saisir la manière dont l’État opère dans la Russie contemporaine.

Auteur
Guillaume Lancereau
Image
© Evgeniy Razumniy/Kommersant/Sip

C’est un trait du pouvoir poutinien que de pratiquer l’illégalisme le plus patent et le plus brutal, en le nimbant des formes d’un légalisme étroit. De l’agression militaire à l’écrasement de toute voix discordante, ce pouvoir s’applique à mettre les formes, autrement dit à ne pas perdre la face qui lui sert de masque. Ainsi, il importe peu « de facto » à Vladimir Poutine que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe considère désormais la Russie comme une « dictature de facto », puisqu’il est loisible au président russe de brandir la Charte des Nations Unies ou le Code pénal de la Fédération pour justifier chaque tank T-72 pénétrant en territoire ukrainien, chaque drone Shahed qui s’y écrase, chaque opposant envoyé croupir en colonie pénitentiaire.

Là où d’aucuns parleraient d’une « subversion » du système juridique existant, on y verra plutôt — et c’est un fait autrement inquiétant — une mobilisation stratégique par l’État russe de l’ensemble des ressources juridiques à sa disposition. Vladimir Poutine ne « subvertit » pas davantage l’ordre juridique international ou l’ordre constitutionnel russe par les motifs de droit dont il assortit ses massacres et persécutions que ne le font les gouvernements hongrois, indien ou turc lorsqu’ils déploient tous les mécanismes du droit en vigueur pour engager les réformes les plus réactionnaires. Dès lors qu’un système juridique peut être « subverti » ou « détourné », la faute n’en incombe pas à ceux qui le subvertissent ou le détournent, mais au système lui-même qui s’offre à cette subversion ou ce détournement.

[Pour lire toutes nos analyses sur la Russie de Vladimir Poutine, vous pouvez vous abonner au Grand Continent.]

Aussi l’opposition russe en est-elle réduite à défendre le droit contre le droit. Tel est le cas des associations, partis et groupements de défense des droits de l’Homme, mais aussi, désormais, d’une partie de la Chambre fédérale des avocats (nous traduirons ci-dessous par « le Barreau ») de la Fédération de Russie. Pour la profession, l’élément déclencheur a été l’arrestation, le 13 octobre 2023, d’Alexeï Ladin et des trois avocats de l’opposant Alexeï Navalny.

Ladin, avocat originaire de Tioumen (district de l’Oural), s’est illustré ces dernières années dans la défense des Tatars de Crimée et des Ukrainiens accusés d’extrémisme, d’espionnage ou de participation à des groupements illicites. L’accusation qui lui a valu une mise en détention tient à peu de choses : un post Facebook du 8 mars 2022 affichant le #НЕТВОЙНЕ (« Non à la guerre ») et un autre du 31 juillet 2018 où figurait un dessin réalisé par l’activiste tatar Ismail Ramazanov. Le tribunal de Simferopol a estimé que cette représentation du trident ukrainien accompagnée de la mention « Insoumis » (en tatar et en ukrainien) et de la tarak tamga (sceau d’une dynastie ayant régné sur le Khanat de Crimée, aujourd’hui utilisé par les Tatars de la région comme symbole national) s’apparentait à la symbolique du Bataillon Noman Çelebicihan, organisation paramilitaire luttant contre les séparatistes pro-Russes et l’agression russe en Ukraine, reconnue comme terroriste par la Cour suprême russe depuis 2022.

Le 13 octobre a également vu l’arrestation de trois avocats d’Alexeï Navalny, Vadim Kobzev, Igor Sergunin et Alexeï Liptser, doublée d’une perquisition dans les locaux du cabinet Dalet, dont font partie ces deux derniers ainsi que Olga Mikhaïlova, également collaboratrice de Navalny. Kobzev, Sergunin et Liptser ont été conduits au tribunal de district Basmanny de Moscou. Dans le cadre d’une audience à huis clos, ils ont été placés en détention pour participation à un « groupement extrémiste », en l’espèce le « Fonds Anti-Corruption » d’Alexeï Navalny, accusés d’avoir agi comme « passeurs » des lettres que celui-ci rédigeait depuis sa cellule. Ils ont depuis lors été transférés à la « Centrale du Kremlin », espace de détention spéciale de la tristement célèbre prison Matrosskaïa Tishina, le « Silence des Marins ».

Nous proposons ici la première traduction des deux pétitions rédigées en réponse à ces événements. La première émane du groupe « Premier Département » (Pervyj Otdel), groupement d’avocats et de défenseurs des droits de l’Homme qui s’est donné ce nom en référence au « premier département » du FSB chargé des affaires de trahison et d’espionnage et au « premier département » des tribunaux chargé de leur traitement. Désormais signée par plus de 4 000 personnes et organisations, cette pétition réclame la fin des persécutions visant les auxiliaires de justice, en concluant sa plaidoirie sur une note que l’on voudra, selon l’humeur, menaçante ou prophétique, puisqu’elle rappelle aux autorités aujourd’hui occupées à saper l’œuvre de la justice qu’elles auront elles-mêmes, un jour, grand besoin d’une défense qualifiée.

Fait plus notable encore : une seconde pétition, également traduite ci-dessous, appelle l’ensemble des avocats du pays à une grève générale de trois jours. Rédigée par des professionnels du droit, à l’attention de leurs pairs et de l’opinion publique dans son ensemble, cette adresse se veut un cri d’alarme : après avoir égrené les noms de 52 avocates et avocats ayant subi des agressions physiques, des tentatives d’assassinat, voire ayant perdu la vie dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, les auteurs énumèrent les noms de plusieurs dizaines de leurs consœurs et confrères violentés par la police, placés en détention ou poursuivis sous des chefs d’accusation chimériques — autrement dit : politiques. C’est aujourd’hui même que doit se déclencher ce mouvement de grève, voué à alerter l’opinion publique et à exiger l’institution effective de dispositifs de protection des avocats et des droits qui leur sont garantis.

À l’indignation que susciteront ces deux appels se mêlera sans doute une dose de circonspection. Il y a en effet quelque chose de déroutant dans cette litanie d’affaires présentées comme des cas de persécution d’avocats, dont la nature politique n’est pas systématiquement justifiée par les auteurs et dont le déroulement concret demeure difficile à établir — précisément en raison de l’alignement des pratiques policières sur les desiderata du pouvoir que dénoncent les auteurs mêmes de la pétition. 

Les formes concrètes de la rhétorique des auteurs ne changent cependant rien au fond — les morts n’en sont pas moins morts. Dans l’hypothèse même où certains des assassinats, passages à tabac et fusillades dont les avocats répertoriés ont été victimes auraient présenté un caractère extrapolitique, ils n’en témoignent pas moins de l’incapacité des autorités à assurer la sécurité des avocats dans l’exercice de leurs fonctions ainsi qu’à identifier et juger les auteurs des infractions. Plus fondamentalement encore, ces appels vont dans le sens d’une indéniable tendance à la détérioration des conditions d’exercice du métier. Le « Plan Forteresse » [Plan Krepost’], qui permet aux autorités d’interdire tout accès aux commissariats de police en cas de menace imminente, est toujours plus fréquemment utilisé dans les grandes villes du pays pour entraver les visites des avocats à leurs clients. Les auteurs des pétitions sont également fondés à dénoncer la propension croissante du pouvoir russe à étendre aux avocats les infractions dont sont accusés leurs clients, confondant ainsi la responsabilité des premiers et des seconds au mépris de tous les fondements du droit. Enfin, les arrestations du 13 octobre ont inauguré une nouvelle phase de cette frénésie répressive : tandis que, par le passé, les persécutions ciblaient en priorité des avocats par ailleurs engagés dans des activités de défense des droits de l’Homme, c’est strictement en tant qu’avocats qu’ont été visés les défenseurs de Navalny.

Ainsi s’explique du même coup la réponse inédite d’une partie de la profession, à laquelle les instances mises en cause n’ont pas tardé à répliquer. Le Barreau de la Fédération de Russie, accusé d’avoir échoué à garantir la sécurité des praticiens, a répliqué par la voix de sa présidente, Svetlana Volodina, et du président de sa Commission de défense des droits des avocats, Genri Reznik, qu’il ne disposait d’aucune information fiable quant aux cas évoqués dans l’appel des avocats rébellionnaires et qu’il existait « d’autres formes légales d’expression de prises de position civiques, n’empiétant pas sur les droits de nos mandants ni sur les règles éthiques de la profession ». Autrement offensif, l’adjoint au ministre de la Justice, Maksim Beskhmelnitsyn, a pour sa part annoncé qu’un certain nombre des auteurs de cette « intrigue » avaient eux-mêmes été accusés du délit d’« extrémisme » et rappelé que toute participation à cette action constituerait une violation des dispositions légales régissant le métier d’avocat, lesquelles incluent une obligation d’exercice des fonctions de défense. À nouveau donc : le droit contre le droit. Or, dans cette lutte de la lettre contre la lettre, de l’esprit contre l’esprit, il est clair que l’avantage reviendra toujours au scripteur de la lettre, au garant de l’esprit, c’est-à-dire, en dernière analyse, à l’État.

L’un des avocats d’Alexey Nalvalny, Igor Sergunin, durant l’audience au tribunal du 13 octobre 2023. © Evgeniy Razumniy/Kommersant/Sipa

Pétition contre la persécution des avocats

L’article 18 de la loi fédérale n°63-FZ du 31/05/2002 relative à l’activité des avocats dans la Fédération de Russie interdit « toute ingérence dans l’activité des avocats conforme à la législation en vigueur ainsi que toute entrave à cette activité ».

Les persécutions dont sont victimes les avocats en Russie trouvent leur origine au plus haut degré de l’État. Les droits des auxiliaires de justice, pourtant garantis par la législation nationale et internationale, font l’objet de violations systématiques. Le pouvoir entrave l’activité des défenseurs, multipliant à leur encontre les intimidations et procédures pénales. Le statut d’avocat ne suffit pas à lui seul à protéger les victimes de ces attaques, lorsqu’il ne constitue pas le motif même de leur persécution. 

Nous n’avons pas oublié le harcèlement policier qu’ont ouvertement subi les avocats du journaliste Ivan Safronov, la poursuite pénale engagée contre Ivan Pavlov, la procédure disciplinaire déclenchée contre Evgueni Smirnov ou la mise en détention préventive que subit encore Dimitri Talantov, mis en examen du chef d’incitation à la haine ou à l’hostilité avec usage de sa position officielle – en l’espèce, de ses fonctions d’avocat.

Le journaliste Ivan Safronov avait attiré l’attention du FSB par ses enquêtes sur l’armée russe et ses défaillances, notamment en matière de technologies de défense et d’entraînement des soldats. Il a été retrouvé mort en 2007 après une chute de son domicile situé au cinquième étage d’un immeuble à Moscou. Ses trois avocats, Pavlov, Smirnov et Talantov, connus pour leurs activités de défense des droits de l’homme et des personnes victimes de procès politiques, ont fait l’objet d’une série de mesures d’intimidation et de condamnations (radiation du barreau, procédures disciplinaires, identification comme « agent de l’étranger »). Ivan Pavlov et Evgueni Smirnov ont pu quitter la Russie pour Tbilissi ; Dimitri Talantov est depuis septembre 2022 en détention et menacé de quinze ans d’emprisonnement.

Plus récemment, l’arsenal répressif visant la « diffamation de l’armée » et la propagation de « fausses nouvelles de guerre » a été activement mobilisé à l’encontre des avocats : en ont notamment fait les frais nos confrères Mikhaïl Beniasch, Edem Semedlyaev et Sergueï Makarenko. Dans le cas de notre consœur Maria Bontsler, la police a même versé au dossier de « diffamation de l’armée » les plaidoyers qu’elle avait prononcés en défense de personnes accusées de la même infraction.

Mikhaïl Beniasch s’est illustré dans les régions de Sotchi et Krasnodar par sa défense de personnes arrêtées dans le cadre de manifestations pacifiques non autorisées. Edem Semedlyaev a été inquiété pour ses activités de défense des Tatars de Crimée persécutés par l’État russe depuis l’annexion illégale de la région, tandis que Sergueï Makarenko avait pour principal tort d’avoir défendu Lilia Tchanysheva, elle-même avocate de Navalny, accusée d’« extrémisme ». Enfin, Maria Bontsler, qui travaillait avec le groupe de défense des prisonniers politiques OVD-Info, a été condamnée pour « diffamation contre l’armée » après avoir prononcé le mot « guerre » (interdit depuis le début de l’« opération militaire spéciale » en Ukraine) dans une plaidoirie en défense de militants opposés à l’agression russe.

Le 13 octobre 2023 restera, dans l’histoire du droit en Russie, une journée noire pour la profession d’avocat. Trois défenseurs de l’opposant Alexeï Navalny – Vadim Kobzev, Igor Sergunin et Alexeï Liptser – ont été arrêtés, sous l’accusation de participation à un « groupement extrémiste ». Des perquisitions ont eu lieu à leurs domiciles ainsi que dans les locaux du cabinet Dalet, où exerce une autre défenseuse de Navalny : Olga Mikhaïlova. Au même moment, en Crimée, l’avocat Alexeï Ladin, qui défend les prisonniers de guerre ukrainiens, les Tatars de Crimée et les personnes accusées de sabotage, a également fait l’objet de perquisitions.

L’organisation de défense des droits de l’Homme Memorial précise à ce propos qu’Olga Mikhaïlova « n’a pas été inquiétée, car elle ne se trouve pas en Russie », tandis que l’avocat Alexei Ladin a bien été arrêté à Simferopol et mis « en détention pour 14 jours pour un délit lié à une publication sur Facebook ».

Dans chacune de ces affaires, comme tant d’autres précédents accablants, on a ainsi vu l’État user de tous ses moyens répressifs en direction d’avocats dont les dossiers présentaient un caractère politique très net. Le cas des défenseurs de Navalny démontre que le pouvoir associe littéralement les avocats aux activités imputées aux accusés.

Rien n’est pourtant plus absurde. « Défendre » ne signifie nullement : « être complice ». Les avocats ne sont ni les complices, ni les associés de leurs clients ; ils en assurent la défense, conformément à un droit consacré par la Constitution russe. En poussant ce raisonnement, on pourrait aller jusqu’à soupçonner de meurtre tout défenseur d’une personne accusée de ce crime. Il ne peut ni ne doit en être ainsi : il s’agit là d’une violation flagrante des principes fondamentaux du droit. 

Nous exigeons que l’État cesse de persécuter, d’intimider et d’entraver l’activité professionnelle des avocats. Tout accusé doit pouvoir jouir de son droit à la défense, tout défenseur doit avoir les moyens de la mettre en œuvre, et aucune considération politique ne saurait y faire obstacle.

Le projet de défense des droits « Premier Département » appelle les institutions publiques et toutes les personnes que ces violations ne laissent pas indifférentes à soussigner la présente déclaration. Bien que factuellement dépourvus de moyens de mettre un terme aux pratiques par lesquelles l’État se met hors du droit, nous ne pouvons rester silencieux et avons le devoir d’attirer l’attention des autorités sur leurs propres infractions.

Cessez de persécuter les avocats : vous aurez un jour besoin d’une défense qualifiée, vous-mêmes qui, aujourd’hui, vous efforcez de l’anéantir.

***

Suivent 4 124 signatures, parmi lesquelles figurent un certain nombre de titres russes d’opposition tels que Mediazona, Meduza, Novaja Gazeta Evropa, Proekt, mais aussi la plateforme de défense des prisonniers politiques OVD-Info et d’autres ONG, mouvements et collectifs d’orientation politique variée, actifs à l’échelle nationale, régionale, ou depuis l’exil, dont Memorial, Rus’ Sidjaščaja (« la Russie derrière les barreaux »), Mir, Progress, Prava Čeloveka (« Paix, Progrès, Droits de l’Homme ») ou l’association Russie-Libertés.

L’un des avocats d’Alexey Navalny, Vadim Kobzev, durant l’audience du 13 octobre 2023. © Evgeniy Razumniy/Kommersant/Sipa

Appel à la grève des avocats 

Au Barreau fédéral de la Fédération de Russie 

Aux Barreaux des sujets de la Fédération de Russie

Aux associations d’avocats 

L’article 48 de la Constitution de la Fédération de Russie garantit à chacune et chacun le droit de bénéficier d’une aide juridique qualifiée. Pour ce qui concerne le rôle des avocats, les principes fondamentaux du droit édictent que : « Les pouvoirs publics veillent à ce que les avocats puissent s’acquitter de toutes leurs fonctions professionnelles sans entrave, intimidation, harcèlement ni ingérence indue ».

Ces principes ont été adoptés lors du huitième congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, tenu au Palacio de Convenciones de La Havane (Cuba) du 27 août au 7 septembre 1990 (article 16 des « principes de base relatifs au rôle du barreau »).

Le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies souligne que les avocats doivent être en mesure de conseiller et de représenter les personnes accusées d’infractions pénales, dans le respect des principes communément admis d’éthique professionnelle, et en « l’absence de toute influence, pression, intimidation ou ingérence, directe ou indirecte, de qui que ce soit et pour quelque motif que ce soit ».

Il s’agit d’une référence à l’« Observation générale n°32 », article 14 relatif au « droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable », adopté par le Comité des Droits de l’Homme dans sa 90e session (Genève, 9-27 juillet 2007).

Malgré l’inscription formelle de certains de ces droits et garanties professionnelles des auxiliaires de justice dans la législation de la Fédération de Russie, ces dispositions présentent à l’heure actuelle un caractère parfaitement chimérique en raison de deux motifs : d’une part, les difficultés ou l’impossibilité pratique d’exercice par les avocats des droits professionnels qui leur sont accordés ; d’autre part, les pressions qui s’exercent sur eux et représentent autant d’ingérences indues ou d’entraves à leur pratique.

En dépit des innombrables violations de ces droits professionnels, nos demandes, déclarations, requêtes et plaintes à ce sujet demeurent lettre morte.

En dépit du nombre considérable de nos consœurs et confrères assassinés, violentés, menacés ou persécutés par les organes de l’État [cf. l’énumération ci-dessous], sur le fondement d’accusations administratives et pénales inventées de toute pièce, l’écrasante majorité de ces atteintes demeure impunie. 

Dans la Russie d’aujourd’hui, les avocats en sont réduits à exercer leur activité professionnelle dans la crainte : la crainte pour leur vie et pour leur santé, comme pour celles de leurs proches. Ils vivent dans l’appréhension d’une privation arbitraire de liberté, subissent des entraves et des pressions qui demeurent systématiquement impunies, sur fond de violences et de torture, d’intimidations et de menaces directes envers leur liberté, leur santé et leur subsistance

Dans le contexte actuel, toutes les voies légales permettant de contester ces violations ont été mises en échec, de même que les dispositifs prévus au sein du Barreau pour soutenir les praticiens. Ainsi, en dépit du fait que les perquisitions visant des avocats soient fréquemment déclarées illégales par les juridictions supérieures, des organes exécutifs et des juges ne se privent pas de continuer à en ordonner. Si personne n’est réellement tenu responsable de ces exactions, les objectifs de ces perquisitions illégales – obtenir des informations protégées par le secret professionnel et intimider les avocats – sont, eux, bel et bien atteints. De surcroît, les représentants des Barreaux qui assistent aux perquisitions en vertu de l’article 450.1 du Code de procédure pénale de la Fédération de Russie ne sont en mesure d’empêcher ni les pratiques illégales qu’ils y observent, ni la saisie de documents sous le sceau du secret professionnel.

Dans la pratique, on assiste par ailleurs à une violation massive du droit des avocats à des entretiens privés avec leurs clients, dans des conditions respectant le principe de confidentialité (y compris au cours de leur période de détention), sans limitation du nombre et de la durée des rencontres. Les juges eux-mêmes mésusent toujours plus fréquemment de leurs pouvoirs, ne tenant aucun compte du temps et de la disponibilité des avocats, de leur droit au repos, aux congés et aux soins médicaux, voire refusant de prendre en considération les conclusions des experts présentés par les avocats.

Au niveau professionnel, les auxiliaires de justice font l’objet en Russie d’une discrimination massive et systématique par rapport aux acteurs du processus judiciaire qui sont formellement leurs « égaux », et ce sur tous les plans, depuis l’accès aux bâtiments publics jusqu’à la rémunération des praticiens. Les avocats exercent ainsi leur activité dans des conditions moins favorables, par exemple, que les juristes sans statut pratiquant une activité privée : ceux-ci s’acquittent en effet d’un impôt sur le revenu de 4 à 6 %, contre 13 % pour les avocats. Par ailleurs, la rémunération d’un avocat commis d’office est bien inférieure à celle, par exemple, d’un procureur général. 

La loi de 2002 formalisant la profession d’avocat leur réserve le monopole de la participation aux procédures pénales, mais les personnes disposant d’un diplôme de droit peuvent intervenir devant les juridictions civiles et proposer des services de conseil et de préparation d’actes juridiques au service de particuliers.

Les avocats commis d’office sont également contraints, dans de nombreux cas, d’engager des poursuites judiciaires de longue durée pour obtenir leur rémunération et d’enclencher une procédure devant la Cour pénale de la Fédération de Russie pour percevoir les intérêts qui leur sont dus pour retard de paiement. Ici encore, personne n’a à rendre compte du fait que certains avocats se retrouvent privés de moyens de subsistance sur de longues périodes, en dépit des dispositions de l’article 145.1 du Code pénal de la Fédération de Russie. Enfin, le nombre des faits documentés d’abus et d’actes illégaux en direction des avocats ne fait qu’augmenter, les nombreux appels publics émis par ces derniers demeurant à ce jour sans effet. 

On ne compte plus les atteintes à la vie des avocats, commises dans la plus grande illégalité et nonobstant l’adoption de la loi fédérale n°63-FZ relative à l’avocature et à l’activité des avocats dans la Fédération de Russie, qui dispose dans son article 18 que sont interdites « toute ingérence dans l’activité des avocats conforme à la législation en vigueur ainsi que toute entrave à cette activité », tout en plaçant « l’avocat, les  membres de sa famille et leurs biens sous la protection de l’État ». N’énumérons ici que certains des cas les plus connus d’agression ou de violence qui se sont déroulés depuis l’adoption de cette loi fédérale : 

11 septembre 2002 : Aleksandr Shchupliak, avocat, et son fils, tués à Moscou

14 octobre 2002 : Grigori Tchernyshov, avocat, agressé à Saint-Pétersbourg

26 novembre 2002 : Ivan Tsygantsov, avocat, abattu à Novosibirsk

11 octobre 2003 : Aleksandr Prozorov, avocat, abattu à Novosibirsk

11 décembre 2003 : Andreï Rastorguev, avocat, abattu à Kamensk-Ouralski

17 mars 2004 : Irina Nikolaeva, avocate, tuée à Saint-Pétersbourg

24 avril 2004 : Vladimir Likharev, avocat, tué à Samara

26 avril 2005 : Amaïak Gandelian, avocat, abattu à Novosibirsk

4 juillet 2004 : Sergueï Dotsenko, avocat, victime d’une tentative d’assassinat à Moscou

1er décembre 2004 : Evgenij Zamoskvitchev, avocat, tué à Astrakhan

24 octobre 2004 : Inna Tcherniavskaïa, avocate, découvre un dispositif explosif à son domicile à Saint-Pétersbourg

21 décembre 2004 : Olga Sedova, avocate, est victime d’une tentative d’assassinat à Saint-Pétersbourg

15 avril 2005 : Igor Rosenberg et Sergueï Jalilov, avocats, tués à Astrakhan 

18 juillet 2005 : Elena Iatsyk, avocate, tuée dans la banlieue de Moscou

28 septembre 2005 : Valentina Baranova, avocate, blessée lors d’une fusillade aux portes du tribunal de Moscou 

11 octobre 2005 : Dimitri Steinberg, avocat, tué à Moscou

25 novembre 2005 : Igor Latyshev, avocat, tué à Saint-Pétersbourg

1er août 2007 : Dimitri Sobolev, avocat, victime d’une tentative d’assassinat à Saint-Pétersbourg

20 août 2007 : Stanislav Berejentsev, avocat, tué à Vladivostok

15 janvier 2008 : Oleg Suetin, avocat, tué à Ivanovo

17 janvier 2008 : Sergueï Rudtchenko, avocat, agressé à Saint-Pétersbourg

11 février 2008 : Andreï Belïaev, avocat, tué dans la région de Moscou

14 février 2008 : Iosif Gabunia, avocat, victime d’une tentative d’assassinat à Saint-Pétersbourg 

28 février 2008 : Sergueï Kourilov, avocat, agressé devant le tribunal de Novosibirsk

29 février 2008 : Vladimir Garnin, avocat, agressé à Saint-Pétersbourg

15 avril 2008 : Vera Sokolova, avocate, agressée à Togliatti

24 avril 2008 : Margarita Volkovitch, avocate, agressée à Vladivostok 

30 mai 2008 : Viktor Parshutkin, avocat, agressé à Moscou

31 juillet 2008 : Mikhaïl Kotok, avocat, agressé à Moscou 

26 août 2008 : Oural Khamzin, avocat, agressé à Oufa

15 octobre 2008 : Ilia Outkin, avocat, agressé à Arkhangelsk

19 janvier 2009 : Stanislav Markelov, avocat, abattu à Moscou

2 novembre 2010 : Aleksandr Eroshenko, avocat, agressé à Saint-Pétersbourg 

16 novembre 2010 : Alexeï Griankin, avocat, assassiné à Krasnoïarsk 

22 février 2011 : Irina Fetisova, avocate, tuée à Riazan 

18 mars 2013 : Sergueï Kuznetsov, avocat, tué dans la région de Moscou

13 mars 2014 : Andreï Fedotov, avocat, assassiné à Sourgout

12 septembre 2014 : Tatiana Akimtseva, avocate, abattue à Moscou 

8 septembre 2015 : Stanislav Vetchinkin, avocat, tué à Moscou

27 septembre 2016 : Dimitri Vaskov, avocat, abattu à Oulan-Oude

26 avril 2017 : Natalia Vavilina, avocate, tuée à Moscou

25 avril 2018 : Aleksandr Lipatnikov, avocat, agressé à Moscou

1er mai 2020 : Pavel Nosov et Ilia Pozotsvetov, avocats, agressés à Touapse

15 novembre 2021 : Pavel Borovkov, avocat, assassiné à Kazan 

19 novembre 2021 : Artem Karakaev, avocat, tué à Moscou

24 janvier 2022 : Aleksandr Komissarov, avocat, agressé dans la région de Moscou

21 février 2022 : Valentina et Olga Pavlova, avocates, victimes d’une tentative d’assassinat à Ivanova

27 mars 2023 : Nikolaï Koshman, avocat, agressé à Tcheliabinsk 

4 juillet 2023 : Aleksandr Nemov, avocat, agressé à Grozny 

7 juillet 2023 : Elena Ponomareva, avocate, agressée à Moscou

22 juillet 2023 : Dimitri Trunin et Diana Iakovleva, avocats, agressés à Arzamas

15 août 2023 : Alexeï Jouravlev, avocat, agressé à Moscou.

Dans la plupart des cas énumérés, l’identité des auteurs des violences n’a pas pu être établie, ni leurs auteurs traduits en justice. De fait, les agents des forces de l’ordre font souvent preuve d’une grande passivité dans l’investigation et l’élucidation des crimes visant les avocats, lorsqu’ils ne s’en rendent pas eux-mêmes coupables. Peuvent ici être évoqués une série de cas impliquant les forces de l’ordre : 

En mai 2008, des agents de police de la région de Tcheliabinsk ont, en toute illégalité, privé de liberté l’avocat Aleksandr Shalagin. 

Le 13 juillet 2008, à Kislovodsk, des policiers ont agressé l’avocat Igor Krasnoperov ; de même, l’avocate Sapiat Magomedova a été rouée de coups par des agents de police à Khassaviourt le 17 juin 2010. 

Le 17 août 2016, à Naberejnye Tchelny, des policiers ont attaqué le local du Collège des avocats et agressé toutes les personnes présentes.

Le 12 septembre 2019, à Novomoskovsk, des agents des huissiers de justice et du comité d’enquête violenté les avocats Dimitri Sotnikov et Svetlana Zavodtsova.

Ont également été victimes d’agressions par les forces de l’ordre les avocats Vera Podkolzina (30 juin 2017, Moscou), Mikhaïl Beniasch (9 septembre 2018, Krasnodar), Magomed Magomedov (14 janvier 2019, Makhatchkala), Alekseï Kalugin (7 mars 2022, Saint-Pétersbourg), Djamboulat Gasanov (17 avril 2020, Makhatchkala), Natalia Dobronravova (20 janvier 2020, Nijni Novgorod), Mansur Gilmanov (21 janvier 2021, Moscou), Pavel Gerasimov (20 août 2022, Moscou), Iskandar Kabirov (22 décembre 2022, Oufa), Svetlana Zavodtsova (30 décembre 2022, Domodedovo) et Valentina Iachschenko (5 octobre 2023, Moscou). 

Ces actes d’intimidation, dirigés contre des praticiens individuels et contre la profession d’avocat tout entière, ne peuvent manquer de susciter une franche indignation, de même que les simulacres d’enquête auxquels ils ont donné lieu et le manque flagrant d’implication du Barreau fédéral et des Barreaux des sujets de la Fédération de Russie. Un autre fait digne d’indignation est l’absence persistante de mécanismes réels de garantie du niveau adéquat de sécurité de l’activité professionnelle des avocats, des membres de leurs familles et de leurs biens. 

De surcroît, les organes répressifs et les tribunaux ont, dans les faits, fréquemment joint leurs forces pour déployer des méthodes sophistiquées de persécution des avocats, sur le fondement d’accusations administratives et pénales inventées de toute pièce. Parmi nos confrères et consœurs qui en ont été victimes, les cas les mieux connus sont ceux de Sergueï Brovtchenko, Mikhaïl Trepashkin, Boris Kuznetsov, Yuri Knysh, Vassily Aleksanyan, Elena Agranovskaya, Pavel Ivlev, Dimitri Bronnikov, Petr Sursky, Dimitri Talantov, Ivan Pavlov, Aleksandr Voytsekh, Emil Kurbedinov, Edem Semedlyaev, Nazim Sheikhmambetov, Ayder Azamatov, Emine Avamileva, Mikhaïl Savelyev, Marina Savelyeva, Diana Tsipinova, Elena Mikhno, Sergueï Yuryev, Aleksandr Slivko, Diana Kibets, Mourad Musayev, Daria Trenina, Aleksandr Lebedev, Irina Savelyeva, Vladimir Zubkov, Igor Tretyakov, Mikhaïl Benyash, Dimitri Sotnikov, Andreï Markin, Timur Idalov, Dagir Khasavov, Vladimir Dvoryak, Lidia Golodovitch, Sergueï Marakov, Mikhaïl Zlomnov, Andreï Zlomnov, Oksana Kebayer, Mansour Gilmanov, Sapiat Magomedova, Dimitri Novikov, Sergueï Makarenko, Maria Bontsler, Irina Gak.

Une nouvelle étape a été franchie le 13 octobre 2023 avec l’annonce de l’arrestation et de l’ouverture de poursuites administratives infondées à l’encontre de l’avocat Alexeï Ladin, ainsi que des perquisitions au cabinet Dalet et chez les avocats Vadim Kobzev, Igor Sergunin et Alexeï Liptser, placés en détention pour avoir exercé leur activité professionnelle.

Malgré cela, aucun des efforts nécessaires pour renforcer les dispositions légales garantissant le respect des droits professionnels des avocats n’a été entrepris. En 2020, sur proposition du Forum civil panrusse, un projet de loi a été préparé, prévoyant notamment l’introduction de sanctions pénales en cas d’entrave à l’activité des avocats. Soumis pour discussion publique par le ministère de la Justice le 1er septembre 2020, il n’a toujours pas été adopté. Les représentants du Barreau déclarent ne pas connaître les motifs de l’interruption du travail sur ce projet de loi, tout en signalant que « l’on sent une opposition déterminée de la part des organes de police et du système judiciaire ». 

Sur le fondement de ce qui précède, nous, avocats soussignés, 

  • Déclarons qu’il est impossible d’exercer la profession d’avocat sur le territoire de la Fédération de Russie sans entrave, intimidation, harcèlement ni ingérence indue ;
  • Exprimons notre soutien à tous les membres du Barreau ayant subi l’arbitraire, des pressions ou des crimes, dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions professionnelles ;
  • Estimons que la profession doit réagir de manière appropriée à ces atteintes flagrantes aux avocats et au métier d’avocat lui-même, dont dépend le fonctionnement du système judiciaire dans son ensemble. 

En vue de donner corps à ces aspirations, nous proposons : 

1° que le Barreau fédéral, les Barreaux des sujets de la Fédération de Russie et les associations d’avocats soutiennent la mise en œuvre d’une action préventive collective consistant en un arrêt généralisé, pour une durée déterminée, de la participation des avocats à l’ensemble des procédures judiciaires en cours, du 25 octobre 2023 à minuit (heure de Moscou) au 28 octobre, même heure, avec notification préalable de la nécessité du report desdites procédures à l’ensemble des acteurs qui s’y trouvent engagées. Nous appelons, de même, à diffuser les informations relatives à cette action auprès de l’ensemble des avocats et du public par tous les moyens disponibles.

Nous estimons nécessaire d’exiger des autorités compétentes les revendications suivantes, dont la satisfaction entraînerait automatiquement la suspension de l’action en question : 

  • L’organisation d’une enquête objective sur les faits susmentionnés et les cas analogues de menace, d’entrave, d’intimidation ou d’ingérence indue dans l’exercice de la profession d’avocat ; 
  • L’arrêt immédiat des persécutions frappant les avocats susmentionnés et leurs confrères et consœurs visés au titre de leurs activités professionnelles, ainsi que la prompte libération de tous les avocats détenus ;
  • L’inscription dans le Code pénal de la Fédération de Russie d’une disposition, assortie de sanctions sévères, relative au délit d’entrave à l’exercice de la profession d’avocat et d’ingérence dans celle-ci ; 

2. que tous les avocats de la Fédération de Russie se joignent à l’action annoncée. 

3. que les Barreaux des sujets de la Fédération de Russie s’abstiennent d’engager des mesures disciplinaires à l’encontre des avocats participant à cette action.

Suivent 252 signatures d’avocats et avocats, identifiés par leur numéro d’inscription au Barreau.

Le Grand Continent logo