In Memoriam

Anna Politkovskaïa (1958-2006), une prophétesse parmi nous

Le 7 octobre 2006, Anna Politkovskaïa est assassinée dans le hall de son immeuble. Près de son corps, il y a un pistolet Makarov 9 mm, une arme fréquemment utilisée par les forces de sécurité russes. Le 7 octobre, c’est aussi l’anniversaire de Vladimir Poutine. Aujourd’hui, pendant qu’il célébrera avec ses proches, nous rendons hommage à la journaliste assassinée en publiant son dernier article, resté dans son ordinateur au moment de sa mort — introduit par Galia Ackerman, historienne et traductrice de l’œuvre de Politkovskaïa.

Auteur
Galia Ackerman
Image
STRECKEL/PHOTOGUERILLA/SIPA

Le 7 octobre 2023, alors que Vladimir Poutine fêtera ses soixante-et-onze ans entouré de courtisans obséquieux, nous rendrons une nouvelle fois hommage à Anna Politkovskaïa, une journaliste d’investigation, une défenseuse des droits humains, une penseuse, une essayiste, et une merveilleuse personne, mère attentionnée de deux enfants, bassement assassinée dans l’entrée de son immeuble moscovite, à l’âge de quarante-huit ans. 

J’ai bien connu Anna dans la brève période de sa vie où, après de nombreuses années consacrées à ses enfants, elle était revenue dans le journalisme. Grâce à ses reportages de Tchétchénie qui affichaient un engagement unique en faveur de la vérité et en faveur de la population civile qu’elle soit russe ou tchétchène, elle est rapidement devenue une figure de référence, en Russie pour un cercle étroit qui comprenait que Poutine menait le pays au désastre, mais surtout à l’étranger où elle essayait d’expliquer aux politiques et journalistes que son pays plongeait dans le fascisme pur et simple. 

Elle était écoutée, reçue au Parlement européen et au Congrès des États-Unis, mais l’image de la Russie post-eltsinienne, avec un leader jeune et charismatique (sic  !), était encore suffisamment positive pour que ses paroles glissent sur ses interlocuteurs. Écoutée, respectée, invitée… elle n’était pourtant pas vraiment entendue. Cela la désespérait, et pourtant, elle continuait. En Russie, pour aider les victimes de la brutalité des militaires et des fonctionnaires russes, à l’étranger, en tentant de percer un mur de silence poli.

À l’époque, on ne pouvait apprécier cette terrible lucidité d’Anna. C’est avec du recul, après tant de tragédies — la deuxième guerre tchétchène qui a duré dix ans, l’occupation d’une partie de la Géorgie, la guerre en Syrie du côté d’Assad, l’annexion de la Crimée, la guerre dans le Donbass, la grande guerre d’agression contre l’Ukraine menée actuellement, la destruction de tout espace de liberté en Russie, les peines de prison aux opposants comparables à celles de la période stalinienne, etc. — que nous, l’Occident, comprenons enfin qu’il y avait une prophétesse parmi nous. 

Le Grand Continent publie le dernier article d’Anna resté dans son ordinateur au moment de sa mort. Écrit il y a dix-sept ans, il explique parfaitement le système poutinien et montre à quel point le pouvoir a joui de la complaisance de hauts fonctionnaires et de nos confrères, les journalistes. Qu’on ne nous dise pas aujourd’hui que c’était Poutine seul qui a déclenché la guerre contre l’Ukraine. Poutine l’a fait en s’appuyant sur des koviorny dont parle Anna, des gens ayant vendu leurs principes et leurs convictions contre une vie aisée et confortable. Si des « proscrits » comme elle avaient été nombreux, nous n’en serions peut-être pas là aujourd’hui, avec un sinistre dictateur au pouvoir depuis vingt-trois ans et qui sera bientôt réélu pour six années supplémentaires.

Anna, nous nous souviendrons toujours de toi. Pour les journalistes du monde entier, tu es un exemple à suivre. 

Qu’ai-je fait, vilaine ?

Il existe un vieux mot russe, koviorny, un dérivé de kovior, « tapis ». Il a presque le même sens que le mot « clown », mais il est plus précis. Le koviorny entrait sur la scène du cirque, le « tapis », pour amuser le public. En aucun cas, il ne devait rendre le public triste. S’il n’arrivait pas à faire rire ces messieurs venus au spectacle, le public le sifflait et le propriétaire du cirque le chas­sait aussitôt. 

Presque tous les journalistes et les médias russes de la génération actuelle sont des koviorny. Tous ensemble, ils forment un cirque forain dont l’objectif est de distraire le public. Quand ils écrivent sur des sujets sérieux, c’est pour vanter les mérites de la « verticale du pouvoir ». Je me rappelle qu’au cours des cinq dernières années, le président Poutine a construit patiemment cette « verticale du pouvoir » ou toute la hiérarchie bureaucratique, de haut en bas, est nommée personnellement par lui et, le cas échéant, par ceux qu’il a lui-même nommés. La « verticale du pouvoir » est un système étatique dans lequel on a évincé des postes de direction tous ceux qui pouvaient penser autrement que leurs supérieurs. L’administration du président Poutine, qui de fait gouverne le pays, a donné un nom à cet état de choses : NACHI « les nôtres ». « Les nôtres », ce sont ceux qui sont avec nous. Les autres, ceux qui ne sont pas avec nous, sont des enne­mis. L’écrasante majorité des médias russes ne font en fait que décrire ce dualisme : à quel point « les nôtres » sont bons et à quel point les ennemis sont répugnants. En règle générale, les ennemis sont présentés comme des gens « vendus à l’Occident » : hommes politiques d’orientation libérale, défenseurs des droits de l’homme, « mauvais » démocrates (l’image d’un « bon » démocrate est celle de Poutine). La presse et la télévision titrent en gros pour annoncer une « révélation » : tel « ennemi » est subventionné par telle fondation occidentale. 

Les journalistes et les médias chérissent leur cirque forain. Le combat pour diffuser des informations impartiales et pour servir cette cause, et non l ‘administration présidentielle, appartient au passé. Nous vivons une époque de stagnation intellectuelle et morale du milieu professionnel auquel j’appartiens. Et il faut dire que cette stagnation, qui a de nouveau transformé le métier de jour­naliste en celui de propagandiste, comme du temps de l’URSS, ne fait pas rougir mes collègues. Ils reconnaissent sans gêne qu’ils reçoivent directement de la présidence des informations sur les « ennemis » et que celle-ci leur dicte également les sujets à traiter et ceux à ne pas évoquer. 

Qu’advient-il de ceux qui ne veulent pas participer à ce cirque forain ? 

Ils sont proscrits. Ce n’est ni une plaisanterie ni de l’exagération. Un vide se forme autour d’eux. Les fonctionnaires les fuient comme la peste lors des rencontres publiques, tout en raffolant leur parler en cachette. Comme à l’époque soviétique, on se fixe des rendez-vous en plein air, dans des squares ou des maisons où le fonctionnaire et le journaliste arrivent par des chemins différents. Comme s’ils étaient des espions. Les gens de mon journal — le seul organe d’opposition d’orientation démocratique — ne sont invités à aucune conférence de presse, à aucune réunion où l’on s’attend à la présence de représentants de l’administration présidentielle : les organisateurs ne veulent pas être soupçonnés de sympathies pour Novaïa Gazeta

Cela peut paraître drôle. Mais pour nous, c’est triste. En août, je suis allée pour la dernière fois en mission au Caucase du Nord : en Tchétchénie, en Ingouchie, au Daghestan. Je vais vous raconter comment j’ai  réalisé l’interview d’un fonctionnaire tchétchène haut placé sur l’amnistie des boïeviki1 proclamée par le directeur du FSB.

Sur un bout de papier, je lui ai écrit une adresse à Grozny — une maison partiellement détruite, avec une palissade à moitié tombée, à la périphérie de la ville —, et je le lui ai donné discrètement, sans dire un mot : nous avions convenu à Moscou que je viendrais et lui demanderais une interview. Un jour plus tard, il envoya un homme à cette adresse qui me dit uniquement : « On m’a demandé de vous transmettre que tout allait bien. » Cela signifiait que le fonctionnaire allait venir. À pied, un cabas à la main, comme s’il était sorti pour acheter du pain. Ce qu’il fit.

Ce fonctionnaire me communiqua des informations précieuses et sensationnelles qui contredisaient totalement la version officielle de l’amnistie. C’est dans une pièce minuscule, deux mètres sur deux, avec une petite fenêtre au rideau tiré, que je reçus ces infos. Il s’agissait d’une ancienne remise que l’on avait transformée, lorsque la maison principale avait été bombardée, en une habitation où l’on cuisinait, se lavait et dormait à la fois. Les propriétaires m’avaient autorisée à y loger, non sans crainte. Ce sont de vieux amis dont j’avais décrit le malheur : l’enlèvement de leur fils.

STRECKEL/PHOTOGUERILLA/SIPA

Pourquoi, le fonctionnaire et moi, nous étions-nous comportés ainsi ? Étions-nous fous ? Était-ce un jeu pour ajouter un peu d’exotisme dans nos vies ? Non, rien de tel. Simplement, une rencontre au grand jour entre un journaliste d’investigation comme moi, appartenant à l’opposition, et un fonctionnaire officiel, appartenant aux  « nôtres », risquait d’être mortelle pour nous deux.

Ce même fonctionnaire haut placé a amené plus tard, dans la petite pièce, des combattants désireux de se rendre, mais qui ne voulaient pas participer au cirque forain officiel. Ces boïeviki m’ont expliqué en détail pourquoi personne ne veut se rendre aux autorités : celles-ci souhaitent uniquement se faire de la publicité et ne s’intéressent nullement au sort des gens.

À propos, si j’écris que « personne ne veut se rendre », cela va provoquer des objections chez ceux de mes compatriotes qui pensent suivre l’actualité. Pourquoi ? Durant des semaines, on a montré à la télévision russe des gens qui affirmaient s’être rendus, car « ils avaient confiance en Ramzan ». (Il s’agit de Ramzan Kadyrov, le favori tchétchène du président Poutine, que ce dernier a nommé président de la Tchétchénie, sans se soucier du fait qu’il n ‘est qu’un idiot inculte et sans aucun talent, sinon son penchant pour le banditisme et le brigandage.) 

Pour ces shows, on amène une multitude de journalistes-koviorny (on ne m’invite JAMAIS) : ils notent tout soigneusement, prennent des photos, filment et transmettent leurs « reportages » à leurs médias. Ainsi se forme une image de la réalité totalement déformée mais qui satisfait ceux qui ont déclaré « l’amnistie ».

Je suis habituée à travailler comme une clandestine. Pendant toutes les années de la seconde guerre tchétchène, à partir de 1999, c’est ainsi que j’ai fait au Caucase du Nord. D’abord, je me cachais des « fédéraux »2, tout en voyant certains d’eux en secret, sans que les autres ne puissent nous dénoncer aux supérieurs. Ensuite, lorsque le plan Poutine de la « tchétchénisation » (l’extermination des « mauvais » Tchétchènes par des « bons », loyaux vis-a-vis du Kremlin) fut réalisé, c’est ainsi que j’ai travaillé avec certains des « bons » fonctionnaires tchétchènes. Le même scénario s’est repro­duit à Moscou, en Kabardino-Balkarie ou en Ingouchie : le virus se répand … 

Mais le cirque forain n’est pas une entreprise durable et le pou­voir qui utilise les services des koviorny n’est qu’un champignon pourri. Le nettoyage du champ de l’information effectué en Russie — ce mensonge total orchestré par la bureaucratie au nom d ‘une « bonne image de la Russie sous Poutine » — produit des tragédies que le pouvoir ne peut maîtriser et qui sont capables de couler n’importe quel porte-avions prétendument insubmersible. Comme les événements qui se sont déroulés récemment à Kondopoga (une petite ville de Carélie, au nord de la Russie, à la frontière fin­landaise) : une série de pogroms et de lynchages anti-caucasiens, par des foules excitées par la vodka. Les marches nationalistes, les passages à tabac de « culs noirs » sont les conséquences des men­songes du pouvoir et de l’absence d’un véritable dialogue entre les autorités et le peuple. Nos dirigeants ne veulent pas voir que la majorité du peuple vit dans une horrible pauvreté ; que, à l’excep­tion de la capitale, le niveau de vie réel des gens diffère radicalement de ce qui est prétendu ; que la corruption au sein de la « verticale du pouvoir » poutinienne atteint des sommets jamais vus dans le passé ; que la génération des jeunes que I ‘indigence a ren­dus méchants et la mauvaise éducation stupides entre dans la vie active …

J’abhorre l’idéologie qui nous gouverne : « les nôtres » versus « les ennemis ». Si c’est « notre » journaliste, il jouit de notoriété et récompenses, et il sera peut-être même convié au Parlement. Convié, oui, et non élu. Car nous n’avons pas d’élections parle­mentaires au sens classique du mot, avec une compétition pour gagner les voix des électeurs, avec une présentation des pro­grammes, avec des débats. Chez nous, on convoque au Kremlin ceux qui sont « des nôtres » à cent pour cent, et on leur fait « l’hon­neur » de les inscrire au parti « Russie unie », avec toutes les conséquences qui en découlent. 

Si le journaliste n’est pas l’un des « nôtres », s’il appartient au camp adverse, pour l’instant, c’est la proscription assurée. Je n’ai jamais aspiré à ma propre proscription — me retrouver comme un dauphin échoué sur le rivage. Au fond, je ne suis pas une combattante politique.
Alors qu’ai-je fait, vilaine ? J’ai seulement écrit ce dont j’ai été moi-même témoin. Rien de plus. Délibérément, je ne m’étends pas sur les autres « agréments » du chemin que j’ai choisi. Un empoi­sonnement. Des arrestations. Des menaces dans des lettres et sur Internet. Des coups de fil anonymes promettant de me tuer. Je pense que ce n’est pas important. Ce qui compte, c’est que j’ai la chance de faire mon travail. Décrire la vie, recevoir tous les jours des visites à la rédaction, car les gens n’ont plus où aller avec leurs malheurs. Les autorités ne veulent rien entendre, car ces malheurs ne cadrent pas avec la conception idéologique du Kremlin. Et mon journal, Novaïa Gazeta, est pratiquement le seul qui puisse publier de tels témoignages.

Sources
  1. En russe, désignation habituelle des combattants indépendantistes tchétchènes.
  2. Appellation fréquente des troupes fédérales russes.
Crédits
Ce texte est déjà paru en français dans un recueil de textes posthumes : Anna Politovskaïa, Qu’ai-je fait ?, Paris, Buchet-Chastel, 2008, p. 13-17.
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