Le 18 juin 2020, le chef du Kremlin a publié, de manière quasi simultanée, un grand article en anglais dans la revue bimestrielle américaine The National Interest et un article en russe dans le journal officiel Rossiïskaïa Gazeta1. Il y revisite la période qui précède le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, insistant lourdement sur le rôle décisif de l’URSS dans la victoire sur l’Allemagne nazie et le Japon. Dans ce texte, il appelle à ne pas oublier les leçons de cette immense tragédie et propose une sorte de Yalta 2.0 : un sommet de cinq membres permanents de l’ONU où une nouvelle dynamique pourrait être donnée à la recherche de solutions au sein d’un monde devenu imprévisible.
Vladimir Poutine a certes une formation juridique et une expérience de travail au sein du KGB-FSB, mais rien ne le prédisposait à se substituer à l’historien pour écrire un tel article, aussi long que détaillé. Pourquoi a-t-il choisi de s’intéresser à la politique des différents pays européens dans la deuxième moitié des années 1930 ? Il s’agit en premier lieu d’une réponse « musclée » à la résolution du Parlement Européen du 19 septembre 2019, intitulée « Sur l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe », que Vladimir Poutine qualifie de « mensongère ». Cette résolution, adoptée par une écrasante majorité d’eurodéputés, prévoit notamment ceci2 :
« A. considérant que 2019 marque le 80e anniversaire du début de la Seconde Guerre mondiale, qui a causé des souffrances humaines d’une ampleur sans précédent et conduit à l’occupation de pays européens pendant de nombreuses décennies ;
B. considérant qu’il y a 80 ans, le 23 août 1939, l’Union soviétique communiste et l’Allemagne nazie ont signé un pacte de non-agression, connu sous le nom de pacte germano-soviétique ou pacte Molotov-Ribbentrop, dont les protocoles secrets partageaient l’Europe et les territoires d’États indépendants entre les deux régimes totalitaires selon des sphères d’influence, ouvrant la voie au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale ;
C. considérant que, parmi les conséquences directes du pacte germano-soviétique et du traité germano-soviétique d’amitié, de coopération et de délimitation du 28 septembre 1939 qui s’ensuivit, l’on compte : l’invasion de la République de Pologne, d’abord par Hitler, puis par Staline deux semaines plus tard, qui a brutalement privé le pays de son indépendance et représenté un drame sans précédent pour la nation polonaise ; le déclenchement par l’Union soviétique communiste d’une guerre d’agression contre la Finlande le 30 novembre 1939 ; l’occupation et l’annexion en juin 1940 par l’Union soviétique de parties du territoire roumain, qui n’ont jamais été restituées ; et l’annexion des républiques indépendantes de Lituanie, de Lettonie et d’Estonie ;
D. considérant qu’après la défaite du régime nazi et la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’après-guerre a été synonyme, pour certains pays d’Europe, de reconstruction et de réconciliation, tandis que d’autres [pays] sont restés, pendant un demi-siècle, soumis à des dictatures, parfois sous l’occupation ou l’influence directe de l’Union soviétique, et privés de liberté, de souveraineté, de dignité, de droits fondamentaux et de développement socio-économique ;
E. considérant que si les crimes du régime nazi ont été jugés et punis lors du procès de Nuremberg, il reste urgent de sensibiliser l’opinion publique, de dresser un bilan moral de cette période et de mener des enquêtes judiciaires sur les crimes du stalinisme et d’autres dictatures… »
En Russie, la résolution en question a mis le feu aux poudres car elle a touché à plusieurs points névralgiques de la société : après une période marquée par l’ouverture des archives et la reconnaissance, sous Gorbatchev et Eltsine, des grands crimes du régime soviétique et en particulier de ceux du règne stalinien, on assiste à un revirement complet. Avec l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir il y a vingt ans, la production historiographique russe a graduellement changé : de nos jours, on glorifie la période soviétique et Staline, qui a industrialisé le pays et a gagné la Seconde Guerre mondiale, tout en minimisant et en occultant les crimes innombrables perpétrés au cours de cette période. La Seconde Guerre mondiale est au centre de ce discours, car la victoire sur le régime nazi est devenue le pivot de la nouvelle identité russe : le peuple héroïque qui a sacrifié 27 millions de personnes (pertes militaires et civiles) afin d’écraser « l’infâme crapule fasciste » (pour reprendre le langage de l’époque) aurait aujourd’hui le droit de défendre ses intérêts partout dans le monde, d’annexer des territoires, comme la Crimée, de s’imposer comme une puissance belligérante, comme en Syrie ou dans le Donbass, sans subir des sanctions humiliantes imposées notamment par ses anciens satellites et partenaires de la coalition des Alliés. En clair, le peuple qui a vaincu le plus grand mal du XXe siècle, le nazisme, se trouve intrinsèquement du côté du bien, hier comme aujourd’hui3.
Toutefois, un obstacle majeur jette une ombre sur cette image glorieuse : le Pacte de non-agression signé le 23 août 1939 entre l’URSS et l’Allemagne nazie, dont les protocoles secrets statuaient sur le partage de l’Europe de l’Est. C’est en vertu de ce Pacte, aussitôt renforcé par le traité nazi-soviétique « De délimitation des frontières et d’amitié » (28 septembre 1939), que l’URSS a considérablement élargi son territoire le long de ses frontières occidentales aux dépens des pays limitrophes.
Il ne s’agissait pas d’une occupation temporaire ayant pour objectif d’éloigner des villes importantes soviétiques d’une éventuelle attaque nazie, comme le prétendaient Staline et aujourd’hui « l’historien en chef » russe, Vladimir Poutine. D’emblée, l’occupation soviétique impose un modèle communiste (confiscation de la propriété foncière et de l’industrie, etc.) et un régime de terreur. Ainsi, en Pologne, dès les premiers jours de l’occupation, près de 30 000 Polonais sont envoyés au Goulag et beaucoup d’autres incorporés de force dans l’Armée rouge en tant que nouveaux citoyens soviétiques. Les opérations du NKVD (police secrète soviétique) ne s’arrêtent pas là : entre septembre 1939 et juin 1941 (quand l’Allemagne attaque l’URSS et s’empare de la Pologne soviétisée), 330 000 personnes – dont un tiers d’enfants – sont déportées dans les camps sibériens. Le 5 mars 1940, Staline scelle le sort de 25 700 prisonniers de guerre polonais transférés en Russie : ils seront exécutés dans le plus grand secret. C’est un crime de guerre connu sous le nom de massacre de Katyn (d’après l’un des sites où se sont déroulées ces exécutions)4.
Le NKVD et la Gestapo collaborent alors étroitement : plusieurs « conférences » sont tenues entre ces deux organismes, notamment afin d’élaborer des mesures pour combattre la résistance polonaise5. Un accord entre eux prévoit notamment le renvoi en Allemagne des citoyens allemands se trouvant sur le territoire contrôlé par l’URSS. C’est ainsi que des centaines d’antifascistes allemands (dont beaucoup de juifs) ayant trouvé refuge en URSS sont déportés vers l’Allemagne où, en règle générale, ils furent envoyés dans des camps nazis. L’histoire d’une antifasciste allemande, Margaret Buber-Neumann, est à ce titre édifiante. En 1935, elle se réfugie avec son mari, l’un des leaders du PC allemand, en URSS. En 1937, lors des grandes purges, Heinz Neumann est fusillé. En 1938, Margaret est condamnée à cinq ans de camps. En 1940, elle est déportée en Allemagne par le NKVD qui livre à la Gestapo son dossier. En tant qu’épouse d’un ennemi du régime, elle est envoyée au camp de Ravensbrück où elle survit miraculeusement durant toute la guerre. Elle est le premier grand témoin en Occident qui a fait l’expérience des camps en URSS et en Allemagne nazie et qui parle de la similitude entre ces deux régimes6.
Des unités soviétiques et allemandes paradent ensemble à Brest-Litovsk et dans d’autres villes polonaises7 ; des officiers nazis de haut rang sont présents au défilé militaire à Moscou, le 1er mai 19418 ; Staline et Hitler, ainsi que leurs ministres, s’échangent des vœux. Le 9 septembre 1939, le ministre des Affaires étrangères de l’URSS, Viatcheslav Molotov, envoie un télégramme à son collègue Joachim von Ribbentrop : « J’ai reçu votre message sur l’entrée des troupes allemandes à Varsovie. Je vous prie de transmettre mes félicitations et mes salutations au gouvernement de l’Empire allemand ». Molotov félicite également l’Allemagne avec la prise de Paris et l’occupation de la Norvège. En répondant aux vœux d’Hitler à l’occasion de son 60e anniversaire, Staline lui écrit : « L’amitié des peuples de l’Allemagne et de l’URSS, scellée dans le sang [polonais9], a toutes les raisons d’être longue et solide ». En automne 1939, à la session du Soviet Suprême, Molotov déclare : « Aujourd’hui, […] l’Allemagne est le pays qui aspire à la fin la plus rapide de la guerre et à la paix, alors que l’Angleterre et la France sont pour la continuation de la guerre et contre un accord de paix. Les rôles, voyez-vous, changent… On peut reconnaître ou ne pas accepter l’idéologie de l’hitlérisme, […] cependant, il est non seulement insensé, mais criminel de mener une guerre pour « l’anéantissement de l’hitlérisme »10.
Il ne s’agit pas seulement d’échanges de « politesses ». Le commerce entre les deux pays est alors florissant. L’URSS livre à l’Allemagne nazie des produits pétroliers, du blé, du nickel, du manganèse, du chrome, des phosphates, du bois, etc. L’Allemagne n’est pas en reste, fournissant à son allié divers équipements militaires et industriels et même un cuirassé. Certes, les deux dictateurs savent pertinemment que la guerre entre eux est inévitable. Les caricatures occidentales de l’époque montrent Staline et Hitler, comme deux jeunes mariés, mais aussi comme deux gangsters qui s’embrassent tout en tenant chacun un revolver derrière le dos11. Mais cette connaissance n’empêche pas une véritable coopération, un fait totalement déroutant pour le mouvement communiste international. Cette participation soviétique à l’effort de guerre allemand renforce Hitler et lui facilite l’occupation d’une partie considérable de l’Europe12.
C’est cette vérité-là qu’essaient de minimiser des historiens et hommes politiques russes, et c’est à ce chœur que se joint désormais la voix de Vladimir Poutine. Pas un mot, dans son texte, n’évoque les crimes soviétiques en Pologne et le sort des Polonais.
L’entente cordiale entre Staline et Hitler ne mérite pas non plus d’être mentionnée selon lui. En revanche, les foudres du président russe tombent sur la Grande-Bretagne et la France, qui sont accusés d’avoir provoqué le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale avec les Accords de Munich en 1938. Il s’agit des accords quadripartites (l’Allemagne, l’Italie, la France, la Grande-Bretagne) destinés à « pacifier » Hitler en lui reconnaissant le droit d’occuper la région des Sudètes peuplée d’Allemands, au détriment de l’intégrité territoriale de la Tchécoslovaquie13. Hitler fait alors une fausse promesse, celle de ne pas avoir de prétentions territoriales ultérieures. En effet, la France et la Grande-Bretagne ont fait preuve de lâcheté, mais n’oublions pas que la majorité des habitants des Sudètes désiraient un Anschluss, comme les Autrichiens. Surtout, le traumatisme de la Première Guerre mondiale était encore présent dans les esprits, et de retour dans leurs pays, Daladier et Chamberlain ont été largement salués comme les « sauveurs de la paix ». Dans ces conditions, peut-on mettre ces Accords sur le même plan que l’invasion brutale de la Pologne et les conquêtes ultérieures de deux alliés, Staline et Hitler ? Un remarquable historien russe resté intègre, Andreï Zoubov, écrit : « C’est précisément la collusion entre deux agresseurs scellée le 23 août 1939 et confirmée à plusieurs reprises dans les mois suivants qui fut la cause du début de la Seconde guerre mondiale et du nombre colossal de ses victimes, y compris en Russie. Si Staline n’avait pas signé un pacte avec Hitler, toute l’histoire ultérieure du XXe siècle aurait été différente. »14
Vladimir Poutine effleure à peine le sort des pays baltes. À leur sujet, il écrit seulement ce paragraphe : « En automne 1939, en prenant des mesures militaro-stratégiques à caractère défensif, l’Union Soviétique a commencé le processus de l’incorporation de la Lettonie, de la Lituanie et de l’Estonie. Leur entrée au sein de l’URSS fut réalisée à la base de traités, avec l’accord des autorités élues. […] Les républiques baltes ont conservé, au sein de l’URSS, leurs organes du pouvoir, leurs langues, ils avaient une représentation au sein des plus hautes structures de l’État ».
Il s’agit d’un mensonge éhonté.
En réalité, le 12 juin 1940, la marine soviétique, appuyée par l’aviation, impose un blocus maritime aux États baltes. Le lendemain, les troupes du NKVD attaquent les postes frontières lituaniens, estoniens et lettons. Trois jours plus tard, un demi-million de soldats soviétiques franchissent les frontières estonienne et lettone et désarment les petites armées de ces républiques. Avec l’aide des communistes locaux, des coups d’État sont fomentés contre les gouvernements estonien, letton et lituanien. Les administrations de l’État sont liquidées et remplacées par des cadres soviétiques. 34 250 Lettons, 75 000 Lituaniens et près de 60 000 Estoniens sont déportés ou tués : l’intelligentsia, les propriétaires fonciers, le clergé. Des élections ont ensuite lieu avec seulement des candidats pro-soviétiques autorisés à se présenter. Une fois élues, les « assemblées populaires » demandent immédiatement leur intégration à l’URSS. Cette occupation recouverte d’une feuille de vigne « démocratique » n’a jamais été reconnue par les pays occidentaux, jusqu’à l’éclatement de l’URSS15.
Avant d’attaquer les pays baltes, l’URSS déclenche une offensive contre la Finlande, en plein accord avec les protocoles secrets du Pacte. Il s’agit d’une véritable guerre que Vladimir Poutine passe totalement sous silence. Or, cette guerre a valu à l’URSS, en tant qu’agresseur, l’exclusion de la Société des Nations, tandis que la Finlande a bénéficié du soutien de plusieurs pays européens et des États-Unis. Le 30 novembre 1939, l’armée soviétique attaque la Finlande sur l’isthme de Carélie et occupe quelques localités avant de se heurter à la ligne fortifiée érigée par le général Mannerheim. Près de 12 000 volontaires de différents pays européens se battent aux côtés des Finlandais. Au total, la Finlande reçoit 350 avions, des centaines de pièces d’artillerie et autres armements envoyés par plusieurs pays européens, comme la Grande-Bretagne, la France, l’Union sud-africaine ou encore l’Italie. L’Allemagne, liée par ses engagements relatifs au Pacte, envoie son aide en catimini, via la Suède. Après trois mois d’âpres combats, les troupes soviétiques réussissent à briser la « ligne Mannerheim ». Les plans français et britanniques d’envoyer à la Finlande des troupes ainsi que des armements ne sont finalement pas concrétisés, faute de temps et par crainte de pousser davantage l’URSS dans les bras d’Hitler. Dans ces conditions, la Finlande demande des négociations et cède à l’URSS 11 % de son territoire. Formellement, les exigences soviétiques, à savoir une rectification des frontières afin d’éloigner le danger de Leningrad et de Mourmansk en cas de guerre, sont ainsi satisfaites. Mais plusieurs historiens affirment que Staline avait l’intention de soviétiser et d’annexer la Finlande, comme il l’avait fait avec les pays baltes. En témoigne notamment la création d’un gouvernement finlandais fantoche dirigé par un communiste finlandais Otto Kuusinen sur le territoire soviétique, dès le deuxième jour de la guerre. Il ne faut pas oublier que la doctrine communiste prêchait la propagation des régimes communistes dans le monde, ce qui se conjuguait bien avec la conception stalinienne du pouvoir, qui reposait sur la reconquête des territoires de l’Empire russe perdus par les bolcheviks après la chute du régime tsariste16.
C’est cette même conception stalinienne qui fut appliquée pendant les dernières étapes de la guerre et après son achèvement. Selon Vladimir Poutine, « la direction soviétique avait déclaré, dès juillet 1941, que l’objectif de la guerre contre les envahisseurs fascistes était non seulement la liquidation de la menace contre notre pays, mais également l’aide à tous les peuples de l’Europe qui souffraient sous le joug du fascisme allemand ». Et il continue : « Vers le milieu de l’année 1944, l’ennemi fut chassé pratiquement de tout le territoire soviétique. Mais il fallait l’achever dans sa tanière. Et l’Armée rouge a commencé sa mission libératrice en Europe. Elle a sauvé de l’humiliation et de l’asservissement, de l’horreur de l’Holocauste, des peuples entiers. Elle les a sauvés au prix des centaines de milliers de vies de soldats soviétiques ».
Cette déclaration de Poutine est à la fois vraie et fausse. Les soldats soviétiques ont effectivement libéré l’Europe de l’Est, mais le régime stalinien a de nouveau annexé tous les territoires qu’il avait obtenus grâce au Pacte Molotov-Ribbentrop (une partie de la Pologne17, les pays baltes et une partie de la Roumanie), ainsi que la Transcarpatie – qui n’a jamais été soviétique ni même russe – et il a continué leur soviétisation et l’éradication de tous les opposants réels, potentiels ou imaginaires. Ainsi, en 1949, lors d’une opération du NKVD, près de 100 000 habitants des pays baltes furent déportés en Sibérie où ils furent placés dans des conditions atroces18. Quant aux pays de l’Europe de l’Est qui n’ont pas été annexés par Staline avant la guerre, la machinerie stalinienne y a installé des régimes communistes en les transformant en pays satellites, en pillant leurs ressources et en persécutant les opposants politiques. Du vivant de Staline, ils ont connu des purges et des procès arbitraires qui se sont poursuivis après la mort du dictateur. Peut-on en effet oublier l’écrasement de la révolte en Hongrie en 1956 et en Tchécoslovaquie en 1968, le mur de Berlin ou la terrifiante Stasi ?
Un mot, enfin, sur l’Holocauste. À la différence de l’antisémitisme virulent de Staline dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, et de l’antisémitisme moins mortifère, mais tenace, de ses successeurs, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, Vladimir Poutine cultive des relations cordiales avec la communauté juive de Russie et avec certains dirigeants israéliens, tout en préservant des relations étroites avec tous les ennemis d’Israël au Proche-Orient. En fait, grâce à la présence de plus d’un million de Juifs russes en Israël, dont une partie lui sert de relais à ses idées, Poutine essaie d’y imposer sa version de l’histoire, comme cela s’est manifesté lors de la commémoration du 75e anniversaire de la libération d’Auschwitz, en janvier 2020. Le musée mémoriel Yad Va-shem fut d’ailleurs contraint de s’excuser : le discours de Vladimir Poutine, événement central de la commémoration à laquelle étaient présents des dirigeants de plusieurs pays, dont Emmanuel Macron, fut accompagné d’une vidéo où l’on ne mentionnait ni les crimes soviétiques pendant la guerre, ni la responsabilité des autorités soviétiques pour son déclenchement, ni le Pacte germano-soviétique, etc. Comme l’a affirmé l’influent journal israélien Haaretz, Yad Va-shem a de facto validé une distorsion des faits historiques pour satisfaire les intérêts politiques et diplomatiques de Poutine19.
Poutine se vante que l’URSS ait sauvé les Juifs d’Europe au motif que l’armée soviétique a libéré le camp d’Auschwitz. En 2005, le grand rabbin russe, Berl Lazar, lui a même décerné une médaille de sauveur numéro 1 du peuple juif20. Malheureusement, la vérité est tout autre. Tout comme ses alliés occidentaux, Staline n’a jamais essayé de sauver des Juifs – ni avant la « solution finale », ni pendant toutes les années de l’extermination des Juifs européens dont la plus grande partie se trouvait dans l’ancienne « zone de résidence » juive de l’époque tsariste – en Pologne, en Ukraine, en Biélorussie et en Lituanie. En fait, il aurait pu sauver une partie considérable de ces malheureux : en début février 1940, Adolf Eichmann s’est adressé aux autorités soviétiques compétentes pour leur proposer d’organiser le transfert de près de deux millions de Juifs depuis les territoires contrôlés par l’Allemagne en URSS. Le 9 février, cette lettre fut transmise à Molotov, ministre des Affaires étrangères. On peut supposer que Staline, en pleine lune de miel avec Hitler, a été consulté, mais aucune suite ne fut donnée à cette proposition. La direction soviétique n’a rien fait non plus pour sauver les Juifs au début de l’attaque nazie sur le territoire de l’URSS : rien n’a été entrepris pour les évacuer ou les avertir d’un danger de mort imminent.
Pendant toute la guerre, aucun document n’atteste l’intérêt de Staline ou de l’état-major soviétique pour le sort des Juifs. Quant à la libération d’Auschwitz, aucun commandant des deux divisions ayant occupé Auschwitz n’avait été averti par son état-major de l’existence même d’un « camp de la mort ». Quand les soldats soviétiques, sidérés, ont ouvert les portes d’Auschwitz dont ils ne soupçonnaient pas l’existence, il n’y avait pratiquement plus de Juifs vivants à l’intérieur21.
Non seulement l’URSS n’a rien fait pour sauver les Juifs pendant la guerre, mais toute mention du sort des Juifs péris dans l’Holocauste fut interdite. Le « Livre noir » des témoignages recueillis par deux journalistes de guerre et écrivains soviétiques, Ilia Ehrenbourg et Vassili Grossman, fut interdit de publication. Après l’assassinat sur ordre de Staline du grand acteur Salomon Mikhoels, véritable autorité morale de la communauté juive soviétique, une vague d’antisémitisme d’État a déferlé sur les juifs : l’arrestation et la mise à mort de toute la direction du Comité Antifasciste juif, l’accusation des juifs dans son ensemble d’être des cosmopolites (et donc traitres), le procès des « blouses blanches » accusant des médecins juifs d’être des empoisonneurs… On peut en quelque sorte parler d’ethnocide : à cause de cet antisémitisme d’État, deux millions de juifs soviétiques ont dû abandonner leur identité profonde, ainsi que leur culture et la langue yiddish pour essayer de s’assimiler et de se fondre dans la masse soviétique22. Aujourd’hui, il est très à la mode en Russie d’affirmer que, sans l’intervention de l’armée soviétique, tous les Juifs soviétiques auraient été transformés en abat-jours et barres de savon. Leonid Gozman, célèbre opposant russe, répond à ces allégations : « L’Armée rouge n’avait pas pour objectif de sauver des Juifs – son objectif était de vaincre l’ennemi. […] Elle avait également un autre objectif dont les soldats n’étaient pas conscients – assurer l’expansion de l’URSS après la guerre. »23
Mais Poutine mentionne également le phénomène de collaboration. Il écrit : « On reste pantois quand, dans certains pays, on met subitement un signe d’égalité entre les vétérans de la Seconde Guerre mondiale et ceux qui ont été entachés par la collaboration avec les nazis. Je considère que ce signe d’égalité entre les libérateurs et les occupants est inadmissible. Je ne peux considérer l’héroïsation des complices de nazis que comme trahison de la mémoire de nos pères et nos grands-pères ».
Ces accusations sont biaisées. Il est vrai que tous les peuples ayant subi la répression du régime soviétique, y compris le peuple russe, ont eu leur lot de combattants prêts à se battre aux côtés des Allemands pour faire tomber ce régime. Un cinquième des soldats qui se battaient contre les Soviétiques sur le front de l’Est était originaire de l’URSS : au total, ils étaient plus d’un million de Russes, Ukrainiens, Lettons, Géorgiens, etc. à former des divisions SS et des unités de la Wehrmacht, sans compter les 700 000 « Russes blancs »24. Pour beaucoup d’entre eux, il s’agissait d’une lutte contre un régime communiste et impérialiste menée au nom de la libération nationale : dans les forêts des pays baltes et de l’Ukraine occidentale, des partisans ont résisté à l’occupation soviétique jusqu’en 1955-56, lorsqu’il n’y avait plus aucune trace des nazis.
C’est principalement cette raison qui permet aux autorités ukrainiennes et à celles des pays baltes d’honorer la mémoire de ses combattants contre l’occupation soviétique. En fait, c’est l’URSS qui, par sa politique expansionniste, a placé le signe d’égalité entre libérateurs et occupants : les Soviétiques ont libéré l’Europe de l’Est pour l’occuper à son tour. En revanche, aucun pays de l’Est ne justifie les crimes perpétrés par des nazis et leurs auxiliaires locaux (quand il y en avait). Ainsi, la commémoration de l’extermination des juifs et des représentants d’autres peuples (dont des nationalistes ukrainiens) à Babi Iar, à Kiev, qui avait commencé en septembre 1941, s’est transformée en une gigantesque cérémonie internationale annuelle sous l’égide des autorités ukrainiennes.
Il est temps de répondre à la question de fond : à part la résolution du Parlement Européen citée en introduction, quelle était la motivation profonde de Vladimir Poutine à écrire cet article rempli des contre-vérités qui sont monnaie courante dans les discours historiques russes actuels ? Il la dévoile à la fin de son texte. Le dirigeant russe évoque la conférence de Yalta tenue en février 1945 entre Staline, Roosevelt et Churchill, les futurs vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale qui signeront la Déclaration sur l’Europe libérée. Cette dernière énonce notamment que des gouvernements provisoires seront constitués en adoptant la forme et la politique souhaitées par chaque pays libéré. Il était aussi précisé que des élections libres auraient lieu dans chacun de ces États. Or, comme Hitler à Munich, Staline a trompé ses alliés occidentaux : les peuples de l’Est n’ont jamais eu le droit à une libre autodétermination. En quelques années, l’Europe fut divisée entre le « camp socialiste » sous domination soviétique et l’Europe occidentale où Washington, Paris et Londres ont réussi à empêcher l’avancée des communistes locaux soutenus par Moscou.
Pour Poutine, c’est Yalta qui a permis de départager les zones d’influence entre les alliés et de créer rapidement l’ONU, avec cinq membres permanents au Conseil de sécurité afin de préserver la paix dans le monde. Aujourd’hui, le dirigeant russe appelle de ses vœux un second Yalta, entre ces mêmes cinq pays nucléarisés : les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Russie et la Chine. L’ordre du jour qu’il propose est peu concret : renforcement de la sécurité globale et régionale, contrôle sur les armements stratégiques, efforts conjoints pour combattre le terrorisme, l’extrémisme et les autres défis du monde moderne, comme le changement climatique et la sécurité des flux de l’information.
Qu’est-ce qui se cache derrière ce projet grandiloquent ? Fort de sa victoire lors de la Seconde Guerre mondiale érigée en symbole éternel, la Russie mène aujourd’hui une politique de conquête sur le plan militaire, politique et économique qu’elle entend faire valider par la communauté internationale. Chassée du G8, qui est redevenu le G7 (les sept puissances mondiales dont la cohésion repose sur un socle de valeurs démocratiques communes), la Russie de Poutine veut se hisser au rang des décideurs incontournables et obtenir la reconnaissance internationale de l’annexion de la Crimée, passant par un nouveau partage des zones d’influence, accompagné d’une levée des sanctions. La Russie prendrait alors légitimement sous son aile l’espace post-soviétique, ainsi qu’une partie du Proche et du Moyen Orient, de l’Afrique et de l’Amérique Latine. Le projet d’Emmanuel Macron relatif à une nouvelle structure de sécurité européenne qui inclurait la Russie ne peut que rencontrer l’approbation du chef de Kremlin.
La glorification de Staline dans la Russie poutinienne prend donc tout son sens. L’historien russe Boris Ilizarov, qui a étudié en profondeur la personnalité de Staline en se basant notamment sur les marginalia inédits de l’immense bibliothèque stalinienne, écrit : « Sans attendre la fin de la guerre, il [Staline] revient à son projet grandiose de réécriture de l’histoire […]. Lui-même suivi de la majorité des historiens soviétiques a continué obstinément à réécrire à neuf le passé – depuis sa propre biographie jusqu’à l’histoire mondiale. Devenu souverain, Staline se sentait absolument libre en toutes choses – dans le passé et le présent – et gouvernait ici et là sans partage… »25. À l’instar de Staline, Poutine, aidé par des historiens serviles, tente d’imposer un passé soviétique irréprochable pour justifier ses propres crimes et conquêtes. Au fond, sa réécriture de l’histoire s’apparente à une déclaration de guerre, à la fois aux Occidentaux et aux Russes tentés de se chercher un chef autre que lui. Espérons que les autres pays vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, et la communauté internationale dans son ensemble, ne lui permettent pas de réaliser ce second Yalta, qui serait un véritable désastre pour les peuples de l’ex-URSS et de l’Europe de l’Est ayant si péniblement retrouvé leur liberté…
Sources
- https://nationalinterest.org/feature/vladimir-putin-real-lessons-75th-anniversary-world-war-ii-162982?page=0%2C5 et https://rg.ru/2020/06/19/75-let-velikoj-pobedy-obshchaia-otvetstvennost-pered-istoriej-i-budushchim.html
- https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2019-0021_FR.html
- J’ai développé ce sujet dans mon dernier livre, Le Régiment Immortel, Premier Parallèle, 2019.
- Voir l’aperçu succinct de Stéphane Courtois, 1939, L’alliance soviéto-nazie : aux origines de la fracture européenne. Fondation pour l’innovation politique, 2019. Sur la double occupation de la Pologne, voir Timothy Snyder, Blood Lands, Vintage, Londres, 2010 ; Black Earth, The Bodley Head, Londres, 2015.
- Voir, par exemple, Tadeusz Bor-Komorowski. The Secret Army. New York, Macmillan. 1951
- Voir René Lévy, Margarete Buber-Neumann : du Goulag à Ravensbrück, Paris, L’Harmattan, 2015
- Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Parade_militaire_germano-sovi%C3%A9tique_%C3%A0_Brest-Litovsk
- Voir la vidéo.
- Note de l’auteur.
- Pour ces citations, voir https://magazines.gorky.media/zvezda/2008/9/perejti-graniczu-i-vzyat-pod-zashhitu-zhizn-i-imushhestvo-naseleniya.html
- Liens ici et ici.
- Cf. Jean Lopez, Lasha Otkhmezuri, Barbarossa, Passés composés, 2019.
- L’Allemagne a également autorisé la Pologne et la Hongrie à s’emparer respectivement de la partie tchèque de la ville de Cesky Tesin (divisée entre la Pologne et la Tchécoslovaquie à la fin de la Première Guerre mondiale) et de la région sud de la Slovaquie peuplées par des minorités polonaise et hongroise. Aujourd’hui, ce fait mineur est mis en exergue par la propagande russe pour présenter la Pologne comme une « fauteuse de guerre ».
- Cf. https://newtimes.ru/articles/detail/195739?fcc
- Gerhard Wettig, Stalin and the Cold War in Europe : the emergence and development of East-West conflict, 1939-1953, Rowman & Littlefield Publishers, coll. « Harvard Cold War studies book series », 2007.
- Voir Mikhaïl Semiriaga, Les secrets de la diplomatie stalinienne, 1939-41 (en russe), Moscou, Vyschaïa chkola, 1992.
- Ces territoires ont été incorporés au sein de l’Ukraine et de la Biélorussie.
- Voir Elena Zoubkova, Les pays baltes et le Kremlin. 1940-1953 (en russe). Editions Rosspen, 2008.
- https://www.haaretz.com/israel-news/.premium-adoption-of-false-russian-wwii-narrative-calls-yad-vashem-s-integrity-into-question-1.8493077
- Lien vidéo
- Voir Pavel Polian, Entre Auschwitz et Baby Iar. Réflexions et recherches sur la Catastrophe (en russe), Moscou, Rosspen, 2010.
- Pavel Polian, Op.cit.
- https://snob.ru/entry/171661/
- Selon l’historien Kirill Alexandrov, ils étaient 1,24 millions à combattre aux côtés des Allemands dont 400 000 Russes et 250 000 Ukrainiens. Sur le thème du collaborationnisme soviétique, voir en particulier ses livres (en russe) : Contre Staline, Moscou, Juventa, 2003 ; Soldats russes de la Wehrmacht : héros ou traîtres, Moscou, Eksmo, 2005 ; Armée du général Vlassov, 1944-1945, Moscou, Eksmo, 2006. Quant aux « Russes blancs », c’est une appellation courante des émigrés qui ont fui le régime communiste dans les premières années après la révolution d’Octobre.
- Boris Ilizarov, Vie secrète de Staline (en russe), Moscou, Vetché, 2002