Certaines images de la crise du coronavirus ne sont pas sans rappeler celles du tristement célèbre accident de Tchernobyl, comme ces gens affublés de tenues de protection qui ressemblent à des scaphandres d’astronautes, en train de nettoyer, avec un liquide décontaminant, des rues de villes chinoises ou coréennes. Mais la ressemblance entre la catastrophe de Tchernobyl et l’épidémie de Covid-19 va bien au-delà de ces quelques clichés iconiques. C’est que Tchernobyl a été également vécue comme une sorte de pandémie. Non seulement par les populations autour de la Centrale, dont nous avons longuement recueilli les témoignages, mais plus généralement par une partie de la population mondiale qui, par le fameux « nuage » qui fit trois fois le tour de la planète, fut contaminée à divers degrés par des radionucléides. Si l’on accepte cette définition, des analogies nombreuses s’imposent. L’équipe du Centre de recherche sur les risques et les vulnérabilités (laboratoire de sociologie de l’Université de Caen, ex LASAR) n’a eu de cesse d’analyser les conséquences humaines, à la fois collectives et individuelles, de la catastrophe de Tchernobyl depuis le début des années quatre-vingt-dix1. Elle a tenté, durant ces deux dernières décennies, de faire de Tchernobyl le paradigme des catastrophes écologiques et technologiques contemporaines : dimensions hors normes, origine anthropique, fait social total2, irréversible, imprévisible et irréparable. L’expertise accumulée sur la gestion des situations de crise en situation de catastrophe amène les auteurs de cet article à tenter d’établir un certain nombre de parallèles, voire de comparaisons, entre l’événement qui secoua le monde en 1986 et la situation de crise planétaire liée à la pandémie du virus Covid-19 aujourd’hui. Il peut paraître étrange, de prime abord, de vouloir rapprocher un accident industriel survenu dans une centrale nucléaire et une épidémie liée au développement d’un micro-organisme pathogène – même si l’origine anthropique de ce dernier, par destruction des habitats naturels (déforestation) et développement de l’élevage industriel (incubateur), voire en raison de la fuite d’un laboratoire, est de plus en plus probable3. Nous allons donc tenter, en mobilisant notre expérience de la première catastrophe technique et environnementale survenue en 1986 d’éclairer les enjeux de la pandémie qui touche l’humanité.

L’expertise accumulée sur la gestion des situations de crise en situation de catastrophe nous amène à tenter d’établir un certain nombre de parallèles, voire de comparaisons, entre l’événement qui secoua le monde en 1986 et la situation de crise planétaire liée à la pandémie du virus Covid-19 aujourd’hui.

GALIA ACKERMAN, FRÉDÉRICK LEMARCHAND

Des phénomènes épidémiques

Ce qui unit aujourd’hui ces deux événements distants de plus de trente ans, c’est avant tout leur nature épidémique, terme renvoyant littéralement au « mal qui se répand sur le pays », un mal qui semble se jouer des frontières et des limites comme jadis ce fameux nuage radioactif qui parcourut l’Europe entière, la Sibérie et même l’Amérique du nord. En France, la mémoire collective a d’ailleurs retenu de la gestion de cette première crise écologique planétaire de l’histoire que, selon le mensonge d’État, le nuage s’était « arrêté à la frontière » : c’est ce qu’a affirmé, lors d’une intervention télévisée, le responsable de l’OPRI4 montrant, « preuves à l’appui » de fausses cartes météo. Cette fixation de la mémoire sur le « nuage qui traverse les frontières » pour répandre la contamination traduit, comme nous l’avons déjà montré5, un questionnement du public face à cette nouvelle forme d’expérience de la vulnérabilité. Comme le virus qui circule aujourd’hui et qui lui non plus, selon les mots du Président Macron « n’a pas de passeport », le nuage transcendait l’hétérogénéité des barrières économiques et culturelles tout comme celle des frontières physiques et géopolitiques pour faire de la population européenne un peuple de victimes d’un mal commun.

Les catastrophes contemporaines (Tchernobyl, crise de la vache folle, amiante, perturbateurs endocriniens et désormais le coronavirus) participent toutes d’un imaginaire commun au centre duquel une même logique est à l’œuvre : celle de l’épidémie.

GALIA ACKERMAN, FRÉDÉRICK LEMARCHAND

Nous pourrions affirmer que les catastrophes contemporaines (Tchernobyl, crise de la vache folle, amiante, perturbateurs endocriniens et désormais le coronavirus) participent toutes d’un imaginaire commun au centre duquel une même logique est à l’œuvre : celle de l’épidémie. Cette question peut être comprise comme étant celle de l’effondrement des limites et par conséquent de l’émergence de nouvelles formes de fragilités non anticipées par les modèles prédictifs de gestion des risques calculables. Dans un ouvrage intitulé Une Fin de siècle épidémique, Isabelle Rieusset-Lemarié avait tenté, au début des années 90, de montrer qu’une actualisation du modèle épidémique se réalisait dans un ensemble de phénomènes nouveaux, dont le plus important à l’époque était le sida, mais également dans le développement du système informatique sciemment créé par l’homme, lui-même bientôt confronté à la manifestation de la réversibilité négative de ce dernier : les virus informatiques, très proches par leur fonctionnement des virus biologiques. Quelques années plus tôt, Jean Baudrillard avait compris que « le principe du Mal est tout simplement synonyme du principe de réversion (…) Dans des systèmes en voie de positivation totale, et donc de désymbolisation, le mal équivaut simplement sous toutes ses formes, à la règle fondamentale de la réversibilité »6. Retour du négatif, du refoulé, de l’accident non imaginé (Tchernobyl) comme des chocs en retour du traitement infligé à la nature (COVID19), les maux auxquels nous sommes confrontés ne sont plus le fruit d’une décision divine ou d’une manifestation spontanée de la nature, mais bien notre Golem. Dès lors le monde moderne qui était censé nous rendre plus puissants et nous mettre à l’abri des périls par le développement de la science et de la technique devient au contraire plus vulnérable. La potentialité révélée, après Tchernobyl, d’un accident nucléaire majeur dans et hors de nos frontières a montré l’obsolescence de celles-ci. Plus question, non plus, de nous retrancher derrière notre Ligne Maginot à l’heure où des pays instables politiquement sont dotés de missiles nucléaires de moyenne et longue portée. Nous sommes désabrités.

Photo De Tchernobyl au Covid-19. Existe-t-il une pédagogie des catastrophes ? nucléaire histoire énergie environnement URSS

Des catastrophes hors norme

Plus largement, Tchernobyl peut servir de modèle, ou de matrice à partir de laquelle il serait possible de comprendre la complexité de la gestion de crises sanitaires à grande échelle. Pour la première fois en temps de paix, l’URSS fut confrontée à la nécessité de gérer, dans l’urgence, une situation de crise d’une ampleur exceptionnelle, engageant le sort de centaines de millions de personnes, ce qui conduisit les autorités à mettre en œuvre des moyens sans précédent, à fermer plus ou moins définitivement une partie du territoire, à reloger dans des cités construites à la hâte des dizaine de milliers de personnes. Tchernobyl nécessita la mobilisation très importante des spécialistes et la main d’œuvre, capables de nettoyer la contamination à la Centrale elle-même et dans les environs, en fait dans un rayon de 100-200 km du réacteur accidenté. En URSS, ces gens ont été nommés liquidateurs (ils « liquidaient » les conséquences de l’accident), et il y avait parmi eux des militaires et des civils dont une partie était constituée de volontaires. S’il n’y eut juste que quelques dizaines de morts dans les premières semaines après l’accident, parmi ces liquidateurs en revanche, dont le nombre total atteignit probablement près d’un million de personnes (sur cinq ans), beaucoup ont développé plus tard des cancers et autres pathologies souvent assez graves. Trente ans plus tard, parmi ces jeunes hommes en parfaite santé à l’époque, selon différents décomptes, 200 000 au moins ont décédés, 600 000 selon les associations de liquidateurs. Tchernobyl ne les a pas tués immédiatement, mais a mutilé et raccourci leurs vies en les renvoyant à l’épreuve de la solitude et du silence coupable de l’État.

La potentialité révélée, après Tchernobyl, d’un accident nucléaire majeur dans et hors de nos frontières a montré l’obsolescence de celles-ci. […] Nous sommes désabrités.

GALIA ACKERMAN, FRÉDÉRICK LEMARCHAND

Pour le Covid-19, une mobilisation tout aussi extraordinaire de médecins et autres soignants aux quatre coins de la planète (dont des soignants retraités et autres volontaires) a permis de soigner un nombre exponentiel de patients, mais a également provoqué une morbidité importante parmi le corps médical et un nombre non encore spécifié de malades dans ce milieu. Comme les liquidateurs, ces héros modernes sont acclamés dans chaque pays concerné et rémunérés avec des primes supplémentaires. Comme les liquidateurs, même ceux qui ont guéri de cette maladie mortelle en porteront des traces dans leurs poumons et auront des lésions neurologiques, tous risquent de subir des conséquences du stress inhumain qu’ils ont enduré. Ils n’en sortiront pas indemnes.

Poursuivons. Dans les deux cas, des mesures de coercition ont été utilisées afin de protéger les habitants des régions concernées de la contamination : relogement obligatoire pour les zones les plus touchées en cas de Tchernobyl, confinement forcé de près de 4 milliards d’humains en cas de Covid-19. On sait que le relogement a eu des conséquences graves pour les « tchernobyliens », dépouillés de leurs biens et arrachés à leur cadre de vie : le stress, des dépressions, des maladies cardiovasculaires, l’alcoolisme. On commence à savoir que le stress du confinement provoque notamment des violences conjugales et autres formes de pathologies sociales et psychiques, même s’il ne s’agit que d’une mesure provisoire et limitée dans le temps. Dans les deux cas, la contremesure (relogement ou confinement) est parfois plus mal vécue que le mal lui-même. L’Inde et l’Afrique ont ainsi été le théâtre de véritables drames sociaux et économiques, les populations confinées étant parfois condamnées à la famine. Il en est de même du relogement obligatoire des populations rurales contraintes à abandonner leur maison, leurs villages et la terre qui les avait jusqu’alors nourris, vécu comme une véritable punition. En plus du relogement obligatoire pour une partie des zones contaminées, les contremesures appliquées aux habitants restés sur place consistaient en une longue série d’interdiction de fréquentation des lieux « naturels » tels que les forêts ou les marais, et de pratiques économiques et sociales normales : travaux agricoles, élevage, ainsi que la pêche, la chasse et la cueillette de champignons, qui leur permettaient de s’alimenter correctement. C’était déjà une sorte de confinement.

Photo De Tchernobyl au Covid-19. Existe-t-il une pédagogie des catastrophes ? nucléaire histoire énergie environnement URSS

Ce qui, encore, autorise le rapprochement des deux crises est leur caractère de catastrophe, mot dont l’étymologie grecque renvoie au mouvement de retournement et d’effondrement. Cette double rupture s’inscrit tout autant dans le temps – « il y aura un avant et un après » entend-on aujourd’hui – que dans l’espace – comment circonscrire le mal ? S’il y a un après, un nouveau temps social à venir, il est toutefois l’objet de spéculation quant à sa nature. Si la catastrophe débouche en effet sur du nouveau, il faut reconnaitre que nombreux sont ceux qui souhaitent que ce moment s’apparente à un retour à la situation antérieure, « un retour à la normale » comme disaient les Tchernobyliens, plus qu’à une véritable renaissance. Ce moment de rupture que nous vivons aujourd’hui, de mise en suspension de nos activités habituelles, de mise à l’arrêt du système économique planétaire, pourrait pourtant être l’occasion rêvée de repenser ce que nous faisons, l’impact de nos activités sur l’environnement, la manière dont nos choix technologiques et économiques sont les premiers facteurs de production de vulnérabilités sanitaires et environnementales. Mais à quoi rêvent les confinés ? Comme à Tchernobyl, à retrouver « une vie normale », le chemin des habitudes et il y a fort à parier que les rêves, partagés par une minorité utopique, de remise à plat du système seront bien vite balayés par les logiques de « la reprise ». Tchernobyl, comme d’ailleurs Fukushima, aurait pu constituer des expériences collectives à partir desquelles une réflexion sur l’énergie, le nucléaire, le pouvoir, la fragilité des lieux et des humains pu être menée. Rien de tout cela n’advint et la foi dans le progrès technique et le productivisme énergétique reprirent de plus belle, à l’est comme à l’ouest. À quoi est dû cet aveuglement ? La croyance aveugle dans le progrès ? La recherche du profit ? Ou l’impossibilité de tirer des enseignements de « ce qui arrive »7 ? L’impréparation générale à une catastrophe nous fait payer un très lourd tribut à son traitement et à ses conséquences. Dans le cas de Tchernobyl, cela a coûté 20 % du budget national sur cinq ans à l’URSS et a contribué à l’effondrement de l’Empire soviétique. Dans le cas des sociétés occidentales et du monde entier, l’arrêt des activités économiques, la nécessité de payer la population oisive à cause du confinement, le coût astronomique des traitements, et en particulier des séjours aux soins intensifs et en réanimation, vont provoquer la pire récession dans le monde de l’après-guerre. Nous sommes entrés dans du « hors-norme ».

Mais à quoi rêvent les confinés ? Comme à Tchernobyl, à retrouver « une vie normale », le chemin des habitudes et il y a fort à parier que les rêves, partagés par une minorité utopique, de remise à plat du système seront bien vite balayés par les logiques de « la reprise ».

GALIA ACKERMAN, FRÉDÉRICK LEMARCHAND

Aux limites de nos capacités de représentation

Il est sidérant de voir à quel point la direction soviétique, comme les États modernes pour le Covid-19 aujourd’hui, n’avait pas été préparée à l’éventualité de l’accident d’une ampleur planétaire. Il n’y avait au début ni tenues de protection pour les liquidateurs, ni matériel pour une décontamination rapide, ni outils ou robots pour les travaux autour du réacteur explosé, ni distribution de pastilles d’iode à la population, ni consignes de confinement et d’alimentation dans les régions touchées. Il est tout aussi sidérant de constater que nos sociétés occidentales se sont retrouvées elles aussi démunies : ni masques, ni gants, ni tenues de protection, ni respirateurs, ni lits de réanimation en nombre suffisant, etc. La population n’a toujours ni masques réellement protecteurs, ni gants, c’est à peine si le gel hydroalcoolique fait une timide apparition. Pourquoi donc ne sommes nous pas préparés à ce qui est pourtant destiné à advenir, qu’il s’agisse d’une catastrophe nucléaire8 ou d’une pandémie grippale9 ?

D’un côté, l’hybris des sociétés développées nous pousse à croire qu’elles sont pratiquement invulnérables et que, si problème il y a, elles sauront le gérer grâce à la technique. Les savants soviétiques étaient sûrs de leur modèle de réacteur, et excluaient totalement un scénario catastrophe. Trente-quatre ans plus tard, dans des sociétés libérales, nous avons fait preuve de la même légèreté d’esprit : on n’était pas préparé parce que la préparation aurait coûté cher, et aurait pu s’avérer inutile, comme ces fameux millions de masques et de vaccins contre la grippe H1N1… qui s’est arrêtée d’elle-même. C’est le problème pointé par Jean-Pierre Dupuy10 dans la prévention des catastrophes : les efforts déployés pour que la catastrophe n’advienne pas ne peuvent trouver une justification qu’a posteriori. Le paradoxe est que, le pire ne se produisant pas puisqu’il a été évité par les gestes de précaution, les efforts déployés paraîtront d’autant plus inutiles. On peut se souvenir de la peur d’une guerre nucléaire dans les années 1960-70 et de la mode des abris antiatomiques individuels (notamment aux États-Unis et en Suisse). Ils se sont avérés inutiles car la guerre nucléaire n’a jamais eu lieu. Mais si elle avait eu lieu ?

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Mais une autre question se pose, un autre obstacle se dresse. De Tchernobyl au Covid-19, nous l’avons écrit, un même problème de perception du mal se pose aux populations qui y sont confrontées : invisibles, inodores et sans saveur, le virus comme la radioactivité échappent à nos sens et ne sont détectables que par l’intermédiaire d’un matériel spécialisé réservé aux professionnels de santé ou aux autorités. Cette invisibilité autorise à son tour un jeu de construction sociale aux multiples formes, allant du déni de réalité le plus radical (« ça n’existe pas », « c’est un fake ») à la tentative de prise en compte du mal, combinant culture scientifique et culture vernaculaire, articulant information officielle et rumeur. On lave fruits et légumes pour les débarrasser de ces microparticules mortelles (virus ou radionucléides), on « décontamine » comme l’on peut vêtement et domicile en recourant à d’ancestrales méthodes prophylactiques : désinfection, mise en quarantaine, séparation du (supposé) contaminé et du (supposé) propre. Mais le principal problème qui se pose à nous aujourd’hui, comme il se posait aux européens en 1986, est celui de savoir. Suis-je contaminé ? Mon domicile, mon jardin le sont-ils ? Puis-je consommer les produits du jardin ? Cette question, en l’absence de solution de décontamination, engendre parfois comme nous allons le voir, des paradoxes. Un jour, en 1998, une vieille femme à qui l’on proposait de mesurer son jardin dans un village biélorusse nous avoua ne pas vouloir savoir. Elle était aux prises avec une sorte de pari pascalien que les autorités sanitaires n’avaient pas envisagé : face à une alternative c’est-à-dire au fait de savoir ou non, si son – seul et unique – jardin était contaminé, elle ne disposait au final d’aucune capacité de choix. Son jardin était « propre » et l’issue était durablement heureuse ; il ne l’était pas et la voilà condamnée à vivre avec un stress supplémentaire jusqu’au restant de ses jours11. Ne pas savoir laissait donc ouverte la première possibilité, la différence étant seulement liée à la certitude. L’ignorance protège de la peur.

Invisibles, inodores et sans saveur, le virus comme la radioactivité échappent à nos sens et ne sont détectables que par l’intermédiaire d’un matériel spécialisé réservé aux professionnels de santé ou aux autorités.

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Pour les populations exposées – l’humanité entière pour le coronavirus comme pour Tchernobyl – la difficulté d’appréhender ce qui arrive est liée au caractère à la fois infraliminaire et subliminaire du mal, pour reprendre les catégories mobilisées par le philosophe Günther Anders au sujet de l’atome12. Nous savons, avait-il écrit au sujet de la possibilité de l’usage de la bombe atomique, mais nous ne croyons pas ce que nous savons. Entre les signes invisibles de la présence du virus, cette légère fièvre passagère ou l’homme qui tousse au coin de la rue, et la mise à l’arrêt des économies mondiales et ses conséquences à long terme, il n’existe pas un espace qui serait à la mesure de nos capacités de compréhension ordinaires. Cet état de fait a deux conséquences. Premièrement, à Tchernobyl comme au début de la crise du coronavirus, de nombreuses autorités n’ont tout simplement pas cru à ce qui était ce train d’arriver. En 1986 gouvernement demanda durant plusieurs jours aux responsables de la centrale de « réparer » le réacteur accidenté qui avait pourtant explosé. Le directeur de la centrale avait beau leur décrire la situation – littéralement inimaginable – ils n’y croyaient tout simplement pas. De même, les autorités françaises ont attendu, incrédules face à la situation asiatique et face aux alertes de nombreux scientifiques, plusieurs jours avant de prendre la mesure de la situation. Mais cette dissociation entre ce qui est et ce que nous percevons, que les psychologues nomment aussi dissonance cognitive, entre en jeu dans le rapport que nous entretenons avec le danger bien réel. À la fois trop grand et trop petit pour nous, le mal semble échapper à toute forme d’entendement, renvoyé à une non existence, soit dans la sidération angoissante liée au bombardement médiatique, soit dans la poursuite ritualisée de la vie quotidienne en attendant le déconfinement. Que signifie pour chacun d’entre nous le chiffre de 25 000 morts ? Si cette quantité a un sens pour les autorités sanitaires et les instances gouvernementales, on perçoit bien que dans la vie quotidienne seules comptent – et font sens – les victimes proches issues de la sphère d’interconnaissance.

Problèmes de gestion de crise

Pour les habitants des zones contaminées, les contremesures imposées par les autorités à la population constituaient tout autant un problème qu’une solution. En effet, après avoir défini un zonage complexe des territoires contaminés, à l’échelle d’une aire géographique grande comme la moitié de la France, on imposa à des centaines de milliers de personnes une politique de relogement, parfois obligatoire, parfois optionnelle (250 000 quittèrent leur foyer). Les relogés vivaient pour beaucoup leur exil comme une double peine et ne comprenaient pourquoi eux avaient été frappés et pas les habitants de tel ou tel village, leurs voisins. Bien que le confinement ne soit pas aussi tragique, parce qu’il n’est que temporaire, les mesures de contrôle de la population se heurtent pareillement à des logiques sociales et culturelles qui font obstacle à la rationalité mise en œuvre par ceux qui les conçoivent. Le fait que les mesures prophylactiques soient appliquées ne veut pas dire pour autant qu’elles soient bien comprises. Quel sens y a-t-il à interdire l’accès aux plages, notamment non urbaines, et aux lieux publics permettant la mise en œuvre des mesures de distanciation sociale ? Pourquoi ne pas devoir aller à plus d’un kilomètre de chez soi puisque l’on est déjà dehors ? Quel mal y-t-il à parler avec ses voisins du moment que l’on respecte les gestes barrière ? etc.

La question qui se pose invariablement derrière la mise en œuvre de contremesures d’une telle ampleur est : qu’y gagnons-nous ? De quel bénéfice est assorti le sacrifice dont je dois m’acquitter aujourd’hui ?

GALIA ACKERMAN, FRÉDÉRICK LEMARCHAND

La question qui se pose invariablement derrière la mise en œuvre de contremesures d’une telle ampleur est : qu’y gagnons-nous ? De quel bénéfice est assorti le sacrifice dont je dois m’acquitter aujourd’hui ? Une question éthique particulièrement brûlante de gestion de crise concerne les obsèques. Pour les victimes de Tchernobyl, les médecins interdisaient tout accès aux corps des liquidateurs et on les enterrait dans des cercueils spéciaux, en matières isolantes comme le zinc, ne permettant pas à la famille de faire les adieux à leurs proches. « Ce n’est plus votre mari, c’est un objet radioactif », disait le médecin à l’épouse de l’une des premières victimes13. Actuellement, nous sommes confrontés à des situations similaires avec les victimes du Covid-19. Dans de nombreux cas, les proches n’ont pu faire leurs adieux aux mourants ni les accompagner au cimetière ou au crématorium.

[Lire aussi : La mort aux temps du Covid-19]

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Un événement sans mémoire

Toute situation de crise, qui plus est de catastrophe, appelle ses héros. Les liquidateurs de Tchernobyl ont cédé la place aux soignants, les « sacrifiés » du moment dont on salue le dévouement face au Covid-19 ; nous sommes en situation de « guerre » comme l’a rappelé le Président de la République dans son discours du 16 mars. Assez curieusement, les témoins de Tchernobyl ne cessaient, pour les plus anciens, de faire eux aussi référence à une guerre imaginaire livrée face à un ennemi invisible, l’atome « sniper » qui tire à l’aveugle. Si la logique de mobilisation totale qui incombe à la gestion des deux catastrophes convoque mécaniquement une rhétorique martiale dans un but de fédération des énergies disponibles justifiant la mise en œuvre d’un état d’exception14, il apparait que la mobilisation d’une mémoire de la guerre vient surtout du fait que nous sommes privés de références pour dire ce qui arrive, à Tchernobyl comme face au coronavirus, faute de disposer d’une expérience préalable. Nous n’avons ni mémoire, ni histoire (récente) d’une situation analogue permettant de mobiliser de quelconques bribes d’expérience. La dernière grande peste de Marseille (1720), pour peu qu’elle s’apparente à la situation actuelle15, appartient depuis longtemps à l’histoire ancienne et réifiée, et ne peut nous être d’aucun secours. D’ailleurs, il n’existait pas plus de culture radiologique pratique en 1986 qu’il n’existe de culture épidémique dans notre civilisation aujourd’hui qui nous permettrait d’affronter, mais surtout de prévenir et d’anticiper de pareilles phénomènes. Il était pourtant parfaitement prédictible16 et avait été annoncé. Si une nouvelle culture du risque peine à se faire jour, c’est peut-être parce que, comme l’avait pensé Peter Sloterdjik17, il n’existe pas de pédagogie des catastrophes.

Si une nouvelle culture du risque peine à se faire jour, c’est peut-être parce que, comme l’avait pensé Peter Sloterdjik, il n’existe pas de pédagogie des catastrophes.

GALIA ACKERMAN, FRÉDÉRICK LEMARCHAND

Un mensonge organisé : l’introuvable vérité

La direction soviétique a tenté de diminuer sciemment l’impact de Tchernobyl sur la santé publique. Il lui importait de démontrer qu’elle pouvait relever n’importe quel défi et vaincre « l’atome ». L’annonce même de l’accident a tardé, et les médecins ont rapidement reçu l’ordre par le parti de ne pas diagnostiquer le lien des pathologies observées avec l’irradiation. Les mesures de l’exposition aux radiations des liquidateurs ont été systématiquement tronquées. On pourrait penser que nous n’avons pas ce type de comportement dans les sociétés occidentales. En revanche, les chiffres donnés par des régimes autoritaires sont très suspects : il est largement présumé que le décompte diffusé par le gouvernement chinois est bien en dessous de la réalité, mais les Chinois ne sont pas les seuls. De nombreuses sources contestent fortement les chiffres officiels annoncés par le gouvernement iranien. Comment se fait-il que le décompte des morts soit dérisoire en Russie, alors qu’elle compte plus de personnes contaminées que la France ? Est-il probable qu’aucun cas n’ait été observé en Corée du Nord ? Tchernobyl comme le Covid-19 provoquent une distorsion des chiffres sans précédent, faisant voler en éclat les ordres de grandeurs et la notion de plausibilité.

Un coût exorbitant

C’est pour cette raison que les pays de l’ex-URSS sont pressés de « revenir à la normale » en banalisant les effets de la contamination. Pour Tchernobyl, c’étaient notamment les ordres des autorités d’entreprendre des travaux pharaoniques visant le retour à l’activité de la centrale, avec ses trois réacteurs encore en service (1, 2 et 3), et d’occulter l’impact de la contamination pour que l’agriculture reprenne dans les régions durement touchées par les retombées radioactives. Une même stratégie de « retour à la normale » et de banalisation des effets de l’accident sera mise en œuvre trente ans plus tard à Fukushima. Une vieille femme, alors que nous tournions le documentaire La vie contaminée en Biélorussie en 1999, nous avait rétorqué : « Vaut-il mieux avoir peur de radiations et mourir de faim ? Il vaut mieux mourir le ventre plein ! ». Aujourd’hui, dans les pays riches, aux États-Unis en particulier, pourtant fortement atteints par l’épidémie, le retour à la normale, c’est-à-dire au travail, est prôné par les dirigeants, mais aussi par des industriels et des agriculteurs, des commerçants et des travailleurs indépendants. Pour des millions de gens, c’est le choix entre le risque d’être contaminé et celui de perdre son travail et les moyens de subsistance qui s’impose. Telle est la réalité crue pour des millions de gens à travers le monde. Là aussi, comme nous l’a confié un responsable local au Comité exécutif, « la famine arrangera tout »…

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Quelles leçons tirer des désastres ?

Il faut pourtant se demander si le retour à la normale et à l’insouciance collective aura un jour lieu. On a l’impression que Tchernobyl et le Covid-19 seraient des avertissements lancés par une nature maltraitée aux humains. Bizarrement, le virus et la particule radioactive partagent quelques propriétés aux yeux des humains : invisibles, inaccessibles à nos sens, ces éléments microscopiques portent la mort, arrêtent nos activités économiques et nous font comprendre la vulnérabilité de super-prédateurs que nous sommes. On sait déjà que certains éléments radioactifs ont une vie très longue, qui se mesure en centaines de milliers d’années (le temps géologique, non humain). On sait également que les virus, qui sont une forme de vie très particulière, sont capables de rester actifs, de muter, de s’accommoder de leur environnement et que leur présence sur terre est durable. Et si cette forme très particulière de contamination survivait à nos médicaments et nos vaccins ? Et si la cohabitation avec le Covid-19 devenait la norme à long terme ? Et si de nouvelles formes de virus provoquaient de nouvelles épidémies dans un avenir proche ? Notre civilisation et notre modèle économique sont-ils durables ? Albert Camus avait mieux que tout autre pressenti le caractère épidémique du mal à la fois physique et politique qui menace la liberté des hommes, alors qu’il écrivait dans l’épilogue de La Peste : « En effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, il réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. »

C’est le choix entre le risque d’être contaminé et celui de perdre son travail et les moyens de subsistance qui s’impose. Telle est la réalité crue pour des millions de gens à travers le monde. Là aussi, comme nous l’a confié un responsable local au Comité exécutif, « la famine arrangera tout »…

Galia Ackerman, Frédérick Lemarchand

Autour de la centrale de Tchernobyl et dans d’autres régions dont la population avait été évacuée, la vie sauvage a repris son territoire : des loups et des renards, des sangliers et des chevaux sauvages, et tant d’autres petits et grands animaux, oiseaux, insectes peuplent ces zones. La végétation y est luxuriante, et même si des mutations affectent certains spécimens, la nature va les surmonter, au fil des générations. Chez nous aussi, l’arrêt de l’industrie et de la circulation automobile ont provoqué une sorte de renaissance de la nature. Des oiseaux chantent dans les villes, le smog a disparu, et l’odeur des arbres et des arbustes en fleur envahit nos rues et nos places. « Nous n’avons pas oublié Tchernobyl, nous ne l’avons pas compris », dit un personnage de La Supplication. L’heure est peut-être venue de comprendre enfin le message : nous ne sommes pas les maîtres de la nature et il nous faut faire la paix avec elle. Avons-nous besoin de catastrophes à répétition pour entendre la voix de la nature ? Après un mois seulement de confinement, nous voyons que tant de nos besoins étaient superflus et qu’on pourrait vivre plus sereinement et plus modestement, sans la course effrénée aux biens de consommation. Saurions-nous nous en tenir à cette modestie et à ce plaisir de vivre autrement ?

Sources
  1. Les Silences de Tchernobyl, Autrement (2004, 2006), sous la direction de Galia Ackerman, Guillaume Grandazzi et Frédérick Lemarchand ; Galia Ackerman, Tchernobyl, retour sur un désastre, Buchet-Chastel (2006), Galia Ackerman, Traverser Tchernobyl, Premier parallèle (2016), plus une centaine d’articles signés des co-auteurs, de G. Grandazzi, L. Bocéno, Y. Dupont.
  2. Selon la définition de M. Mauss, fait social touchant à l’ensemble des institutions de l’existence collective, qu’elles soient économiques, politiques, religieuses, etc.
  3. Richard H. Ebright, professeur de biochimie à l’université Rutgers et directeur du laboratoire de l’Institut Waksman de microbiologie, affirme en effet que « des preuves documentées indiquent qu’un projet sur les nouveaux virus de chauve-souris du Centre de prévention et de contrôle des maladies de Wuhan et de l’Institut de virologie employait des standards de biosécurité et d’équipement de protection individuelle, qui poseraient un haut risque d’infection pour le personnel du laboratoire au contact avec un virus ayant les propriétés de transmission du virus de l’épidémie ». Cf. https://www.lepoint.fr/monde/origine-du-coronavirus-l-infection-d-un-employe-de-laboratoire-de-wuhan-est-plus-probable-18-04-2020-2371917_24.php#
  4. Intervention de Pierre Pellerin, chef du Service de Protection contre les Rayonnements Ionisants
  5. Lien.
  6. J. Baudrillard, La Transparence du mal, Paris, Galilée, 1990, p. 72.
  7. Selon l’expression de Paul Virilio qui a donné ce titre à l’exposition sur les catastrophes industrielles qui eut lieu à la Fondation Cartier, en 2002-2003.
  8. Tcheliabinsk en 1957, Tchernobyl en 1986 et Fukushima en 2011.
  9. Grippe espagnole en 1918 (30 millions de victimes), Grippe asiatique en 1957, Grippe de Hong Kong en 1968, H1N1 en 2009 et H5N1…
  10. Dupuy J.-P., Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2004.
  11. Il est évidemment inenvisageable, dans le système soviétique qui demeure au Belarus, de partir ailleurs pour trouver un logement ou un travail puisque tout est administré par l’État.
  12. Anders G., L’Obsolescence de l’homme – Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Encyclopédie des Nuisances, 2002 (1955)
  13. Svetlana Alexievitch La Supplication, Lattès, 1997.
  14. Interview de Giorgio Agamben : « L’épidémie montre clairement que l’état d’exception est devenu la condition normale », Le Monde, 24 mars 2020.
  15. Patrick Boucheron : « En quoi aujourd’hui diffère d’hier », Médiapart, 12 avril 2020.
  16. Le nouveau rapport de la CIA : comment sera le monde en 2025 ? », édition française, Robert Laffont, 2009.
  17. Sloterdjik P., Règles pour le parc humain, 1999.