J31

J’avais commencé ce confinement avec de bonnes intentions, souvenez-vous. À la mi-mars, je parlais d’ambitieux programmes de home-schooling et nous accueillions à la maison un escargot, Princesse Sissi. Entre temps j’ai rapidement transformé cet Émile en Rêveries du promeneur solitaire. Ne croyez pourtant pas que j’ai cessé de m’occuper de ma fille ! Nos journées sont toujours divisées équitablement en deux avec ma femme : le matin, je travaille pendant quatre heures à terminer l’écriture d’un livre qui sortira en septembre et l’après-midi c’est à son tour. Mais il faut bien admettre que, côté cours d’histoire universelle, j’ai un peu décroché. Ce titre du New York Times ne m’étonne donc pas : « Nearly Half of Men Say They Do Most of the Home Schooling. 3 Percent of Women Agree.« 

Qu’avons-nous donc fait pendant ces semaines ? Nous avons beaucoup cuisiné et panifié, bien sûr. Notre dernier chantier étant de perfectionner nos bretzels voire d’inventer de nouveaux usages à cette pâte si moelleuse à base de lait et de beurre, comme l’excellente saucisse en croûte en bretzel ou la pizza-bretzel (bretza ? pitzel ?). Nous avons aussi réalisé une involontaire transition vers le numérique : maintenant, la petite apprend la logique de la programmation avec le logiciel Scratch Junior et s’amuse à faire du Kraftwerk (RIP) avec un petit synthétiseur (QiBrd).

On est loin de la vraie fin de ce confinement, puisqu’on ne sait pas encore si vraiment les enfants pourront être accueillis à la maternelle avant septembre. La Maladie est encore dans les rues. Je me suis résigné à passer de cette façon encore plusieurs semaines et ce n’est pas si mal. J’essaie d’en profiter au maximum tout en observant avec préoccupation mes économies qui fondent. La vie continue. Enfin, pas pour tout le monde. J’ai oublié de vous dire : Princesse Sissi est décédée il y a quelques jours. Ma fille n’a pas pleuré ; s’il y a une chose que j’ai peut-être réussi à lui apprendre avant ses quatre ans, à force de visionner Le roi lion, c’est que rien n’est éternel et que l’on finit tous par mourir un jour. Ce n’est pas le plus terrifiant des risques avec lesquels il faut apprendre à vivre.

J30

En reprenant l’habitude de regarder la télévision, avant de me forcer à la perdre, j’ai surtout apprécié les publicités. Au-delà des annonces « spécial Covid-19 », avec leur rhétorique un peu lourde, j’ai été surtout frappé par ces publicités qui continuaient à mettre en scène des gestes désormais déconseillés : sortir, aller dans un supermarché, se toucher, etc. Elles nous montrent un monde qui apparaît désormais lointain, comme une forme de science-fiction, dans laquelle les gens ne portent pas de masques. Les films et les séries aussi, d’ailleurs. C’est perturbant et on arrive à s’inquiéter pour le respect des mesures d’hygiène dans le dernier film de Scorsese – les protagonistes sont plutôt âgés, et, après une vie de mafieux, ils se retrouvent dans le plus dangereux des lieux : une maison de retraite.

Je n’imagine pas trop comment le langage publicitaire s’adaptera aux nouvelles contraintes. Du coup, je me demande si dans les mois qui viennent l’écart entre la réalité et sa représentation se creusera encore plus. Nous continuerons peut-être à consommer des images du monde d’hier pour nous rassurer, et vivrons dans ce décalage pour toujours. Mais au fond n’était-ce pas déjà le cas ? L’imaginaire que nous consommions avant était déjà une fiction, avec ses belles familles sorties des années 1950 et ses jeunes dynamiques, tous créatifs et épanouis. Un masque suffirait à le rendre plus vrai ?

Je me souviens des récits de Vladimir Nabokov inspirés de ce qu’il semble considérer comme une chute du paradis tsariste suite à la révolution bolchevique, et en particulier ce roman dont je ne conserve plus que quelques impressions, Ada ou L’Ardeur. Le petit Vladimir vécut l’histoire à l’âge parfait pour idéaliser son passé. Qui sait quel souvenir conserveront nos enfants de ce monde qui nous paraissait déjà en crise mais qui sous beaucoup d’aspects, pour certains, était encore un petit paradis. C’est probablement du côté de Fitzgerald qu’il faut se tourner pour trouver celui qui a raconté au mieux les contradictions d’une époque, comme la sienne et comme la nôtre, qui non seulement n’a pas vu venir la catastrophe mais en plus n’a même pas su profiter à fond de son insouciance. C’est peut-être ça l’enfer : la télé ne cessera de nous faire revivre cette époque en boucle pendant l’éternité.

J29

J’avais commandé il y a quelques mois une édition italienne illustrée des Fables d’Ésope à lire avec ma fille. Ce livre nous attend depuis le début du confinement chez mes parents à Milan, dans le cœur du cœur de l’épidémie. Ce petit imprévu n’est pas bien grave, et pourtant il est le symptôme des millions de petits imprévus que le grand imprévu du COVID-19 a produit. Nous avons tous probablement laissé quelque part un objet – voire une personne, un animal, une plante ou une opportunité – en croyant pouvoir facilement la récupérer, pour nous rendre compte qu’en fait, c’est beaucoup plus compliqué que ça. Désormais rien ne nous assure à 100 % que nous reverrons cet objet, cette personne, cet animal, cet plante ou cette opportunité. Cette façon de voir le monde nous a peut-être changés pour toujours.

Qui aurait pu imaginer il y a juste deux mois que nous nous serions d’un coup retrouvés dans un monde où sortir de chez soi devient une aventure, aller visiter sa famille interdit et acheter un livre très difficile ? On dira que personne ne pouvait s’attendre à cette épidémie, ce qui n’est pas exactement vrai puisqu’elle était selon les experts « tout à la fois probable et impossible » comme la guerre de 14 selon Henri Bergson (citation qu’affectionne le catastrophiste éclairé Jean-Pierre Dupuy). Et pourtant, il y a plusieurs imprévus qui auraient pu nous toucher individuellement en obtenant les mêmes résultats : il n’est pas si peu fréquent que les maisons soient emportées par des incendies avec tous les objets chers qu’elles contiennent ou que les personnes meurent par accident : nous avions prévu de les voir demain ou dans un mois ; nous ne les reverrons plus jamais. On peut perdre la mobilité, la vue, l’ouïe, en subissant des effets comparables à ceux d’une loi interdisant de se promener dans les parcs ou de nager dans la mer ; on peut aussi perdre son travail ou toute ses économies, et éprouver les mêmes difficultés que lors d’une pénurie alimentaire. Et pourtant on vit comme si rien de n’était, à l’image de la dinde inductiviste de Russell, qui ignore qu’elle sera tuée à Noël. Serait-il possible de vivre autrement ?

La crise du COVID-19 a réactualisé le débat autour de la société du risque et du principe de précaution. Il ne faudrait pas, tout de même, qu’elle nous donne l’illusion « technopopuliste » que nous serions capables – si nous étions plus préparés et moins corrompus – de maîtriser tous les imprévus. Car il est certes facile de dire, après coup, que tout était déjà écrit : le problème de notre société est qu’elle a tendance à prévoir tellement de risques, puisqu’elle en produit la possibilité sur vaste échelle, qu’elle finit par tous les noyer et nous rendre insensibles aux alertes. On a parlé pour cela de « Cry Wolf Effect » en souvenir de la fable du Garçon qui criait au loup – tiens c’est dommage que le livre d’Esope soit resté à Milan, j’aurais pu la lire à ma fille.

J28

Je rêve parfois d’être un personnage littéraire, ça vous arrive aussi ? Par exemple une dame vénitienne tout droit sortie d’une pièce de théâtre du XVIIIe siècle, élégante avec sa robe achetée à crédit. Elle veut impressionner un mari potentiel, si possible riche et pas trop avare, ce qui lui permettra, pour commencer, de rembourser le tailleur. On pourrait croire que la peur de l’avenir et les contraintes économiques nous pousseraient à donner plus d’importance aux choses essentielles ; au contraire c’est le luxe le vrai signe de l’automne. Pour comprendre les contradictions contemporaines, il faut relire Carlo Goldoni.

Pour la bourgeoisie de l’époque, apparaître est un travail à plein temps : cela sert à se situer dans l’espace social afin de se garantir un accès à la richesse produite en dehors de la scène, derrière les rideaux, à travers le circuit commercial des marchands de la Sérénissime, éparpillés partout dans le monde. On s’endette donc dans l’espoir de régler ses dettes, comme le ferait une Nation insolvable qui espère relancer l’économie en creusant son déficit public. Mais dans les lieux de villégiature fréquentés par les vénitiens les robes sont plus nombreuses que les maris potentiels ; c’est pour cela qu’il faut avoir la plus belle, la plus chère, celle au dernier cri. 

Notre situation est assez semblable, je vous l’assure. Car il faut bien que nous trouvions, nous aussi, une place dans la société. Une jolie robe ne suffira pas : on nous jugera sur notre aspect, certes, mais surtout sur nos titres, nos compétences, notre maîtrise des codes linguistiques, notre réseau de connaissances. Pierre Bourdieu aurait dit : sur notre capital culturel. Et puisque sur le marché du travail aussi les robes sont plus nombreuses que les maris potentiels — c’est à dire que nous sommes plus nombreux que les places disponibles — il nous faut accumuler plus de capital culturel que les autres. Qui sait comment sera le monde dans trois mois, dans six mois, dans un an : probablement plus dur. Et pourtant, il ne cessera probablement pas de scintiller, car parfois c’est justement en se montrant le plus fastueux et florissant qu’il nous avoue son désespoir.

J27

Si le confinement à mis à mal la démocratie, que dire de la religion ? Je pense surtout aux catholiques qui, en acceptant de fermer leurs églises et de remplacer les messes par des prières à la maison, se sont vus imposer une réforme protestante de fait. Si certains évêques ont protesté publiquement, le pape fait profil bas : il comprend bien les gigantesques conséquences théologiques de ce passage forcé au télétravail. Avec le coronavirus, même le Verbe se fait cher.

La situation ne pourra que stimuler la créativité liturgique. Ça tombe bien : l’histoire des hérésies est riche en trucs, astuces et bon plans. Que faire par exemple si une pénurie d’hosties devait toucher la France ? On se souvient bien sûr de Tertullien qui crut nécessaire de préciser qu’on ne peut pas faire un sacrement à partir d’une grosse pastèque (magis peponem, sic). Pourtant la littérature hérésiologique des premiers siècles raconte de surprenantes variations sur le thème eucharistique. Épiphane de Salamine dénonce les cérémonies des Ophites, au IVe siècle, qui communiaient en faisant danser un serpent autour du pain, et celles des Artotirites, montanistes du IIe siècle, qui communiaient avec du pain et du fromage. Plus de dix siècles plus tard, les Huguenots seront accusés de faire leur messe «  avec des racines, avec du ris, avec des citrouilles, des chastaignes, du gland, des raves, avec de la bière, du pomé, poyré, citre, cervoise, voire avec de l’eau seule  ».

Il s’agit le plus souvent de fantasmes d’hérésiologues et inquisiteurs, voire de confusions entre des agapes conviviales et des eucharisties en bonne et due forme. Mais elles laissent rêveurs. L’été approche, il fait beau, et j’avoue que n’arrive pas à imaginer quelque chose de plus eschatologique que de sortir au soleil pour savourer un « magis peponem » et boire une petite cervoise bien fraîche.

J26

Il suffit de prendre une voix tonitruante, d’occuper l’espace et de faire de grands gestes avec les mains pour qu’un enfant gobe n’importe quel spectacle, sur n’importe quel sujet qui ennuierait même un adulte. C’est ce que nous appelons à la maison « le théâtre  ». J’en profite pour partager avec ma fille tous les paradoxes liées à cette curieuse activité humaine :

Si un collier, un sceptre, un vêtement de couleur pourpre et une foule d’adulateurs suffisaient à faire un roi, qu’est-ce qui empêcherait aux acteurs tragiques, qui se présentent sur scène avec ces ornements, d’être considérés comme des rois ? Comment distinguer le Prince de l’acteur ? 
Cette question, posée par Erasme dans son Institutio principis christiani (1, 27) de 1515, attire notre attention sur l’écart qui existe entre l’aspect spectaculaire du pouvoir et sa subsistance réelle et légitime. L’âge moderne s’ouvre en construisant des « seuils » qui permettent justement de faire ces distinctions. Il y a une marche, avant tout, qu’on appelle scène ; un espace physique, une limite évidente ; un « O de bois » comme le dit Shakespeare ; il y a un théâtre. Ce lieu député naît et se développe pour isoler le spectacle de la société civile ; peut-être pour éviter la confusion. Le théâtre, de ce point de vue, a une fonction prophylactique, face à la contagion terrible du spectaculaire, de l’imitation, de la falsification.

Chez nous, c’est plutôt un grand tapis. Si on reste dedans, c’est la fiction. Si on sort, le roi redevient un papa. Dès le plus jeune âge, les enfant semblent maîtriser avec aisance ce passage d’un registre à l’autre, d’un degré de réalité à l’autre. Et pourtant ils ont besoin pour être rassurés, exactement comme les adultes, de certains seuils, attributs, indices. D’ailleurs maintenant que j’y pense, il y a tellement d’analogies entre l’histoire du théâtre et celle des épidémies. Mais elle dort déjà, chut !

J25

Le Roi Lion est probablement le film que ma fille, à presque quatre ans, a vu le plus souvent. Au début elle ne comprenait pas très bien ce qui arrivait à Mufasa, qui tombe d’une falaise, reste immobile et n’apparaît plus, sauf en rêve. Maintenant je pense qu’elle sait ce qu’est la mort et qu’elle a compris que les papas peuvent y passer.

Mais puisque je suis encore vivant et en bonne santé, je me suis dit qu’il pouvait être utile de lui expliquer pour quelle raison Scar a tué son frère Mufasa. Car le film ne lui rend pas vraiment justice. Au fond son projet politique était appréciable : ramener la paix entre les lions et les hyènes, qui sous le règne de Mufasa avait étés confinées dans une lande désolée. Comme un Jean Bodin, un Montaigne ou un Michel de L’Hôspital en leur temps, Scar œuvre pour une réconciliation alors que Mufasa s’y oppose. D’ailleurs il est dit que celui-ci est tout simplement le frère le plus fort alors que l’autre est le plus intelligent. Machiavel catégorisait les princes en lions et en renards : selon ses critères, Mufasa est bel et bien un lion-lion, alors que Scar est un lion-renard.

L’exclusion de Scar du pouvoir était cohérente avec un culte de la force et de la beauté justifié par la théologie politique du prêtre-babouin Rafiki – la cosmologie darwiniste du Cycle de la vie – dont la hyène représente le négatif, ce qui ne peut pas être assimilé. La mort de Mufasa (et la disparition de son seul héritier Simba) ouvre ainsi une longue saison de paix entre les deux félidés. Mais aussi – il faut bien le dire – une terrible crise alimentaire. La propagande de lions suggère que la faute est aux hyènes, qui sont insatiables ; mais il est plus réaliste de supposer que tout simplement les ressources disponibles n’étaient pas suffisantes. Mufasa avait-il donc raison à tenir la terre des lions sous sa botte  ? L’équilibre proie/prédateur pose un dilemme entre guerre et famine.

Le film donne une solution implicite entre les lignes. C’est celle de Timon et Pumbaa : changer de régime alimentaire pour se nourrir d’insectes, de larves et de baies. Simba aura-il appris la leçon de ses papas adoptifs ?

J24

Nous avons eu de beaux jours en ce mois d’avril. Je garderai toujours le souvenir de ces promenades avec ma fille dans les rues commerçantes presque vides du quartier. Le plus frappant a été de voir le nombre de personnes qui convergeaient ici, devant les boulangeries et les primeurs, pour demander quelques pièces de monnaie. Parfois hagards, rarement agressifs, souvent désespérés. On remarque les réactions des passants : une femme s’énerve contre l’énième mendiant qui lui demande de l’aide ; une autre demande au clodo du quartier s’il a besoin qu’elle aille lui cherche quelque chose au supermarché. Un soir, j’ai vu deux femmes sortir d’une voiture de la Protection Civile pour aller porter des sacs-repas aux besogneux, ce qui m’a rassuré : dans le silence de ce Paris déserté, on oublie que les structures sociales existent toujours.

Nous ne maîtrisons pas les réactions en chaîne que cette crise est d’ores et déjà en train de produire, mais cette visibilisation soudaine de la pauvreté et du malaise social est représentative. On a beau répéter que la théorie du ruissellement n’existe pas, et évidemment qu’on ne peut pas s’en inspirer pour bâtir une politique fiscale équitable, je continue néanmoins à la considérer comme une métaphore efficace de ce qui se passe dans la sphère de la circulation de la richesse. C’est bien ce rapport social que les marxistes essayaient d’expliquer par leur distinction opaque entre travail productif et travail improductif, qui indigne souvent la gauche artiste : pour qu’il y ait un majordome, il faut un patron, et pour qu’il y ait la floraison des arts et des lettres, il faut bien extraire la plus-value quelque part. Si les bourgeois-bohème parisiens disparaissent, les bohèmes-pas-bourgeois perdent leur source d’approvisionnement. Mais si c’est l’industrie française qui s’effondre, ce seront alors les bourgeois-bohème qui vont avoir du mal à rester bourgeois.

Je repense à cette femme énervée avec un homme plus malheureux qu’elle. Elle disait : «  Je ne peux pas nourrir toute la misère du monde  ». Elle pensait surtout : «  Laisse-moi, tu ne vois pas que je passe mon temps à essayer de ne pas devenir comme toi ?  »

J23

Quand on commence à faire des gâteaux et des biscuits, on est initiés à un secret caché depuis la fondation du monde, c’est-à-dire la quantité de beurre et de sucre qu’il faut pour les réaliser. On se souvient du chancelier Bismarck qui évoquait la face cachée de la vie politique en rappelant que personne ne veut savoir comment sont faites les saucisses. Il est aussi préférable d’ignorer la violence qui est faite en notre nom que la quantité de matières grasses que nous ingurgitons. Mais, dans l’ignorance, comment faire un bon fondant au chocolat ou cuisiner une bonne carbonara ? Quelques conseils pratiques.

On comprend beaucoup de choses en se salissant les mains, et tout d’abord qu’il faut parfois renoncer à nos valeurs non-négociables. Ne filez pas trop la métaphore : cette règle vaut surtout en cuisine, je l’appelle la méthode Kissinger. Pendant longtemps je n’arrivais pas à faire de bonnes pâtes carbonara : car il ne suffit pas de ne pas mettre de crème fraîche, comme désormais tout le monde sait, il faut aussi réussir à obtenir cette petite sauce d’œuf ni trop crue ni trop cuite, ni trop solide ni trop liquide. Pourquoi ce blocage ? Parce que je n’avais pas compris que le vrai liant, le substrat de cette sauce, Aristote aurait dit son hypokeimenon, ce n’est pas l’œuf mais le fromage – et que pour obtenir le bon résultat il fallait en mettre plus que de raison. Pas seulement du pecorino râpé, pas seulement beaucoup de pecorino, mais trop de pecorino.

Suivre un recette c’est toujours enfreindre la loi supérieure qui régit toutes les autres recettes. Cette loi existe car si nous mangions tous les jours des pâtes carbo, notre corps ne le supporterait pas ; mais si nous respections sans exceptions cette loi, nous ne mangerions jamais de bonnes pâtes. Dilemme tragique. Pour bien manger, une fois n’est pas coutume, il faut toujours un excès (Bataille dirait : une dépense), qu’on n’est pas forcément prêt à faire, qu’il faut s’obliger à faire. Un bon plat naît souvent de l’inconcevable : par exemple on ne conçoit pas de faire un gâteau composé de beurre pour un quart, de tremper des légumes dans l’huile, de manger de l’œuf cru, d’écraser une gousse d’ail entière pour un hummus. Et pourtant c’est nécessaire.

Souvenez-vous de ce que vous avez appris en pâtissant, souvenez-vous de Kissinger si nécessaire : il faut renoncer aux valeurs non-négociables qui fondent votre vision du monde. Et seulement à ce moment là, vous serez véritablement libres dans votre cuisine.

J22

Comment expliquer à ma femme que quand je regarde par la fenêtre, je suis en train de travailler ? C’est Joseph Conrad qui aurait dit ça, et beaucoup d’hommes ont depuis utilisé cet argument avec leurs femmes — plus rarement, des femmes avec leur mari. Ils l’ont utilisé souvent, il faut bien l’admettre, alors qu’ils ne travaillaient pas du tout : par exemple pendant qu’ils traînaient sur les réseaux sociaux ou qu’ils regardaient un film, en tout cas pour ne pas s’occuper de la vaisselle et des enfants.

Certes il est difficile lorsque l’on fait un travail créatif de séparer de façon nette le temps de travail du temps de loisir. Mais comment faire en confinement, alors que chacun doit fournir sa part de travail domestique et en même temps laisser l’esprit assez libre pour mener à bout ses missions professionnelles ou semi-professionnelles ? En couple, il est difficile d’éviter que la division du temps – et surtout de ce temps « ambigu » qui prépare au travail – soit l’objet d’une négociation continue.

Un post publié il y a quelques jours sur le blog du Journal of Political Science attire l’attention sur le fait que les femmes ont envoyé moins d’articles que les hommes aux revues universitaires en ce mois d’avril 2020 : la charge temporelle et mentale de la vie familiale les aurait donc rattrapées. Et pourtant on imaginait les universitaires comme très sensibles aux questions de genre ! On le sait, les déterminations matérielles ploient les plus bonnes intentions : la négociation quotidienne dans le couple se fait aussi indirectement sous l’influence des différentiels de revenu, du manque-à-gagner, de la « valeur de marché » des conjoints et de leurs activités respectives. Cercle vicieux, qui fait rentrer par la fenêtre les inégalités qu’on avait fait sortir par la porte. Si les hommes gagnent moyennement plus, chaque instant de leur temps vaudra moyennement plus : ainsi, comme Achille poursuivant la tortue, un homme peut mettre un temps infini juste pour se lever du canapé. À l’occasion il peut même vous sortir Conrad pour se justifier.

D’ailleurs il n’y a aucune preuve que l’auteur d’Au cœur des ténèbres ait vraiment prononcé cette phrase. Mais si c’est le cas, je me dis qu’il a peut-être écrit tous ses romans juste pour avoir un prétexte pour ne pas faire la vaisselle. Ce serait tellement un truc de mec, ça.

J21

À l’échelle globale comme à l’échelle familiale, le confinement installe de nouvelles habitudes et accélère des transitions. En 1941, Hayek avait bien vu que l’économie de guerre serait devenue le modèle de l’économie de paix.

Mais laissons de côté l’état d’exception permanent qui s’installe et parlons plutôt de moi. Je bois désormais un café après chaque déjeuner, alors que j’en buvais très rarement ; nous ouvrons souvent du vin à table, ce qui finit par me ralentir dans le travail d’écriture ; nous regardons les débats télé, alors que nous n’avions jamais regardé la télé. Certaines de ces habitudes resteront, et je crains qu’elles déséquilibrent l’hygiène de vie patiemment construite qui me permettait de consacrer du temps à l’écriture.

En parlant d’écrans, c’est bien sûr ma fille qui a subi les plus lourdes initiations. Il fallait forcément que ça arrive mais nous n’avions pas prévu que ce soit maintenant : le confinement a décidé pour nous et, j’en suis certain, pour beaucoup d’autres enfants. J’avais un petit ordinateur portable défectueux et puisqu’elle a commencé à lire et à écrire je lui ai donné pour qu’elle s’amuse à taper les noms de ses copains. Elle a désormais sont petit compte Google Drive. En même temps la maîtresse nous a envoyé des livres lus en vidéo, qu’elle peut choisir et consulter toute seule. Elle apprend ainsi à jongler entre les fenêtres, cliquer sur les icônes, agrandir et réduire une page. Voilà qu’elle s’alphabétise numériquement alors que je voulais en faire une anarcho-primitiviste.

Elle a depuis pris l’habitude de parler de «  son travail  ». Chacun sur son ordinateur, nous écrivons. Elle me mime d’un air sérieux, car si ce que je fais est important, ce qu’elle fait doit l’être aussi. Elle ignore, fort heureusement, les réseaux sociaux : cette invention par laquelle nous avons doublé un outil de travail d’une technologie de contre-productivité, qui se révèle très séduisante – surtout après deux verres de rouge.

J20

De toute évidence les catastrophes ne se réalisent jamais comme on les avait imaginées. On a beau savoir que la crise du coronavirus marque la fin d’une époque, les inconvénients de la nouvelle ne nous touchent pas encore : c’est parce que nous n’avions pas prévu que l’Histoire fasse un entracte.

Tout en vivant ces semaines dans la crainte de l’avenir, nous profitons de certains avantages : les rues vides, le temps dilaté et surtout les déstockages de produits alimentaires. Je lis qu’en Belgique 750 000 kilos de patates risquent d’être détruits et que la population est appelée à un grand effort national pour manger des frites plusieurs fois par semaine : on pense au sacrifice que ce peuple héroïque s’apprête à faire. J’ai moi-même profité de certaines occasions dans les boutiques du quartier qui m’ont permis d’acheter à bas prix du beurre et du fromage, et ainsi de vivre ce confinement comme un interminable banquet. On ne sait pas de quoi demain sera fait, mais en attendant : bibemus et gaudeamus !

Derrière ces déstockages il y a bien sûr une terrible crise des filières et le désespoir des petits producteurs. Chacune de ces boutiques qui nous vend de la mozzarella de bufflonne – le meilleur fromage de la planète, loin devant la burrata – à 10 euro le kilo risque de faire faillite dans les mois qui viennent. Je les aide comme je peux mais surtout j’essaye de jouir à fond de ce moment liminaire tout droit sorti d’un récit de Stephan Zweig sur la fin de l’empire. À moins que ce ne soit une page de Marx décrivant l’immense étendue des marchandises invendues. Qui sait si ces boutiques seront encore là en septembre, qui sait si demain nous aurons encore tout ce luxe (prétendument éco-responsable) sur nos tables ?

Les phases de déclin peuvent durer des décennies ou même des siècles, subir des accélérations ou des petits rebonds. On croyait devoir assister à l’effondrement simultané de tous les sous-systèmes qui composent la société, du tissu économique à la structure institutionnelle, car on ignorait que chaque sous-système a ses seuils de résistance et que les chocs sont absorbés et redistribués d’un sous-système à l’autre, jusqu’à saturation. Une crise arrive toujours par ricochet, comme la lumière d’une étoile lointaine. Elle se présente parfois sous la forme d’un déluge de mets délicats. Décidément, même les catastrophes ne ressemblent plus à rien.

J19

L’avenir nous apportera peut-être la décroissance culturelle. Ce sera la plus douloureuse, si l’on en croit la «  généalogie idéologique des besoins  » de Baudrillard. Il est facile de nous imaginer sans voiture, sans tourisme, voire même sans chauffage et sans nourriture, mais que ferions-nous sans notre capital symbolique ? Pourtant, pensons aux avantages pratiques : moins de velléités intellectuelles, mais beaucoup plus de place sur nos étagères. À bas les livres !

Vaste programme, qui présuppose des changements sociaux coordonnés par un comité de salut public. Sa première mesure sera de rendre illégale cette affirmation que nous avons tous prononcée trop souvent : « Je l’ai acheté mais je n’ai pas encore commencé à le lire ». Désormais si quelqu’un essaie de vous embobiner en faisant la confusion entre acquisition et lecture, vous êtes autorisés à lui rappeler que la cellulose ne pousse pas sur les arbres – en fait si, mais on s’est compris – et que le livre n’est pas censé être un objet de décoration. Dommage pour toute la filière éditoriale qui sur cette confusion a construit son modèle économique.

Une exemption sera toutefois acceptée pour ceux qui ont lu (ou fait semblant de lire) le beau livre de Pierre Bayard, Comment parler des livres qu’on a pas lu, du moins s’ils arrivent à prouver non seulement qu’ils ne les ont pas lus, mais de plus qu’ils ne les ont jamais achetés. Reste à comprendre comment, à l’âge de la décroissance culturelle, nous autres du tertiaire avancé, allons gagner notre vie. 

J18

En septembre, lorsque ma fille est rentrée en maternelle, la directrice a convoqué tous les parents pour expliquer de nombreux détails pratiques concernant le fonctionnement de l’école. Elle en a profité pour insister sur l’importance de l’assiduité dès le plus jeune âge, car apparemment une nouvelle loi venait de passer afin de contrer les pulsions dissimilationnistes des familles qui voudraient garder les enfants à la maison les après-midis. À vrai dire j’ai un peu oublié les détails, mais j’ai bien noté la phrase qu’elle a prononcé devant une audience de parents d’enfants de trois ans : «  C’est fondamental pour la réussite  ». Sur le moment, ça m’a donné envie de me convertir au salafisme ou au catholicisme contre-révolutionnaire.

En tout cas, c’est raté pour l’avenir de ma fille, puisque ces deux mois perdus avant ses quatre ans risquent selon cette logique de la faire décrocher, dévisser, exploser en vol. Ils nous permettent tout de même de relativiser un peu cette course à la «  réussite  » qui anime l’Éducation Nationale… Cependant on ne voudrait pas non plus tomber dans le culte de l’échec qui a été popularisé par l’idéologie californienne des start-up : «  fail again, fail better  » pour citer Beckett en version Steve Jobs. Finalement la liberté d’échouer n’est-elle pas un privilège encore plus grand que celle de réussir ? Tellement de pression. Je vais donc devoir transmettre à la petite, puisque personne ne s’en occupe, un peu de médiocrité.

Certes je m’inquiète pour ce destin que l’on considère écrit dès la maternelle, voire avant. La preuve, ce même jour j’ai aussi noté ce que les enfants faisaient comme première chose en entrant dans leur nouvelle classe. Parmi celles que j’identifiais comme filles, quatre jouaient avec une poupée et une faisait semblant de repasser. Parmi les garçons, deux jouaient avec des voitures et des camions, deux faisaient la cuisine et un troisième préparait un hamburger, un autre lisait et le dernier jouait avec une caisse enregistreuse. Quel cliché ! Suite à ma rigoureuse étude je me suis dit que finalement la directrice était optimiste : trois ans, c’est si tard ! Après, j’avoue que ce n’est plus trop mon problème depuis que je me suis converti.

J17

— Il faut que les experts décident.
— Oui chef.
— Mais attention, le problème est complexe : il nous faut donc des experts qui maîtrisent de nombreux champs d’expertise. Nos experts doivent appartenir à plusieurs sous-ensembles d’experts.
— C’est compris chef. Je lance immédiatement l’intersection.
{ bip bip bip } ∩ { bip bip bip } ∩ { bip bip bip }
— C’est fait ?
— Mon Dieu !
— Que se passe-t-il Régis ?
— Nous avons un problème chef.
∩ ! ∩ ! ∩ !
— Quoi encore ? Lancez tout de suite cette foutue intersection !
— Chef… Le sous-ensemble…
∩ ! ∩ ! ∩ ! ∩ ! ∩ ! ∩ !
— LANCEZ L’INTERSECTION.
— Le sous-ensemble n’existe pas. L’intersection est vide.
— Restons calmes. Il faut passer au plan B.
— Le plan B chef ? Vous ne parlez pas sérieusement ?
— Hélas oui Régis. Nous n’avons pas d’autre solution.
— C’est horrible.
— Oui. Appelez les philosophes.

J16

Une autre chose qui tombe bien, c’est que les films de Disney sont souvent des histoires de confinement et de déconfinement. Raiponce dans sa tour, qui voudrait tant découvrir le monde. La petite sirène Ariel, que son père veut garder sous l’océan. La Belle, prisonnière de la Bête. Les anciennes règles de la morphologie du conte pourraient donc se reformuler comme ça : avant on est libres, puis on est prisonniers, puis on est de nouveau libres. Combien de films, de romans, de mythes pourraient au fond se résumer ainsi !

Cette structure narrative, si on s’en tient aux films Disney qu’on repasse en boucle ces dernières semaines, a par ailleurs quelques implications intéressantes. Tout d’abord sa dimension sexuelle très évidente : pour les princesses Disney, sortir de la prison c’est aussi trouver l’amour, réaliser leur désir et devenir adultes. Ces film se terminent souvent par un mariage, c’est-à-dire la métonymie d’un acte sexuel, par lequel le personnage se débarrasse de l’influence d’un père (qui craint la concurrence d’un jeune amant) ou d’une mère adoptive (qui craint la concurrence de la fille même). Le déconfinement, en ce sens, est toujours un orgasme. Vous verrez le 11 mai.

Mais il y a encore un détail que je tire de la vision de Raiponce et de la petite sirène : le confinement est toujours volontaire, et c’est ce qui le différencie d’un emprisonnement. Raiponce et Ariel restent confinées parce qu’on leur a appris à craindre le monde extérieur : c’est-à-dire à craindre leur désir, si on continue à filer notre interprétation psychanalytique, voire en avoir honte. Il faut réécouter la chanson du crabe Sébastien : «  Sous l’océan, sous l’océan/ Doudou, c’est bien mieux, tout l’monde est heureux sous l’océan  ». Ça ferait un beau discours présidentiel, maintenant que j’y pense.

J15

Pendant que l’ancien monde s’effondre, forcement je m’inquiète pour l’avenir de ma fille. Mais comme tous les pères, cela engage aussi mes conceptions voire mes préjugés sur le genre. Il n’y a rien de glorieux de ma part à espérer qu’elle ait les mêmes opportunités qu’un garçon, donc par exemple qu’elle ne soit pas soumise à la charge physique et mentale du travail domestique : je suis son père, elle est ma seule héritière, c’est bête comme chou. Il n’y a rien de glorieux dans le progressisme gentil des classes moyennes, c’est tout simplement notre stratégie de classe. Car l’idéologie est comme un bateau qui flotte sur le réel, ma fille, et il va où les vagues l’emmènent. Aujourd’hui, le vent est encore bon ; espérons qu’il ne change pas. 

Nous ne pouvons pas ne pas nous dire féministes, et d’ailleurs pourquoi ne le ferions-nous pas ? Le privilège masculin était un critère en grande partie arbitraire, comme la primogéniture, qui servait à trancher bêtement mais clairement sur la transmission des héritages. Un algorithme, dirions-nous aujourd’hui, pour éviter les embrouilles et ne pas bander le ressort de quelque tragédie élisabéthaine. Mais les temps ont changé : notre petite classe sociale évolue sous le seuil de remplacement démographique et doit pourtant assurer sa reproduction sociale. En ouvrant aux deux sexes les opportunités sociales et professionnelles, elle double ses chances.

Faisons un peu de mathématiques. Plus bas est le nombre d’enfants par couple, plus la probabilité est élevée qu’il y ait des couples sans aucun héritier mâle. Cette pénurie relative d’héritiers mâles (attention : pas de garçons en absolu, car le rapport reste 50/50) impose de façon presque mécanique une stratégie d’adaptation. Il faut résoudre la contradiction entre reproduction sociale et reproduction biologique, car elle obligerait la classe moyenne à choisir entre le déclassement et l’extinction. Tout découle de là : puisque trancher n’est plus utile, voire même est nuisible, les distinctions de genre s’atténuent. Ma fille est bien placée pour le savoir : comme j’ai lui dans une revue de psychologie, « in a comparison of only-children with children with one sibling, girls without siblings (but not boys) were found to be more flexible in their gender role preferences ».

J’ai peut-être tendance à surinterpréter. Mais on s’amuse comme ça à la maison : moi je joue au philosophe et ma fille c’est l’esprit du monde sur un cheval.

J14

Il est probablement trop tôt pour montrer à ma fille La Haine de Mathieu Kassovitz, et pourtant la scène qui ouvre le film m’aurait bien aidé à lui expliquer qu’il faut toujours juger un système sur le long terme : « Jusqu’ici tout va bien », dit à chaque étage l’homme qui tombe du haut d’un immeuble, ignorant que son problème ne va être évident qu’au moment de l’impact. Et il est hors de question de mettre entre les mains de la pauvre petite Le cygne noir de Nicolas Nassim Taleb, de peur qu’elle me demande de lui expliquer les pages consacrées à la théorie de la probabilité. Pas de problème : je vais lui lire La Fontaine, qui est plus dans mes cordes.

La fable du Rat de ville et du Rat des champs  : rien de mieux pour parler à la fille de cette épidémie et de la façon dont elle a ébranlé nos certitudes. Il semblait que nous vivions à l’époque la plus heureuse de l’histoire de l’humanité, mais c’était sans compter sur l’immense quantité de risques qui continuaient à s’accumuler de partout. C’était si simple de faire reluire la règle, puisqu’on cachait toutes les exceptions : il ne s’agissait que d’accidents, d’erreurs, d’imprévus… Or c’est justement l’aventure qui arrive aux deux protagonistes de notre fable. Le rat des champs est invité par son cousin à un banquet en ville : tout est extrêmement bon et riche, si ce n’est que l’idylle est interrompue par l’irruption d’un chat qui oblige nos deux convives à s’échapper. Nouvellement invité en ville, le rat des champs en conclut qu’il est bien mieux chez lui :

Ce n’est pas que je me pique 
De tous vos festins de roi ; 
Mais rien ne vient m’interrompre ; 
Je mange tout à loisir.    

Les cygnes noirs, surtout lorsqu’il ressemblent à des chats ou à des virus, ont ce don de ruiner les banquets. On passe en un instant de la belle vie – « jusqu’ici tout va bien » – à la mort. Heureuse l’ignorance qui nous permettait au moins de profiter du festin sans connaître son prix, mais «  Fi du plaisir / Que la crainte peut corrompre  ». Il y a deux morales à cette histoire. La première, je l’ai énoncée à ma fille : nous vivons dans une société qui a transformé en risques ses faiblesses, en nous offrant l’abondance mêlée au danger. La deuxième je l’ai gardée pour moi : si on doit vraiment se jeter d’un immeuble, assurons-nous au moins que la chute soit très longue et très agréable.

J13

En 2003 sortait Tiresia, le troisième long-métrage du réalisateur Bertand Bonello, plus connu pour L’Apollonide et Saint Laurent. Le film raconte l’histoire d’une femme transsexuelle, Tiresia : référence explicite au Tirésias de la mythologie grecque qui fut transformé en femme. Dans le film, la protagoniste est kidnappée par un maniaque et pendant sa détention commence à subir une transformation : «  sans sa prise régulière d’hormones  », écrit Wikipedia, «  Tiresia reprend peu à peu la morphologie d’un homme  ». Mais au fond ne dépendons-nous pas tous de quelque chose pour être ce qui nous fait être ce que nous sommes ? 

Heureusement les hormones et les médicaments sont encore disponibles. Mais les coiffeurs étant fermés, on commence tous à assister à quelque superficielles transformations morphologiques : à en croire les streaming sur Zoom, certains laissent pousser leur cheveux de façon désordonnée et d’autres ont choisi le look crâne rasé. Le barbes disparaissent faute de réussir à les sculpter comme le faisait si bien la Barbière de Paris. L’absence d’une vie sociale a pu changer notre façon de nous habiller, de nous maquiller, de nous épiler, voire de nous laver… Le manque de soleil nous pâlit. Le peu de mouvement nous engraisse. Notre aspect policé laisse la place à un nouvel aspect qui n’est pas plus naturel, mais désocialisé. Nous sommes en train de vivre une petite, insignifiante, détransition qui nous rappelle que nous entrons tous dans l’espace public par une transition, à travers une infinité de médiations techniques et économiques. Nous étions tous déjà trans-humains.

Aujourd’hui le confinement nous éloigne de nous mêmes, de l’idée que nous avions de nous mêmes, voire du spectacle social que nous avions construit pour nous mettre en scène. C’est parce que hier encore les conditions étaient réunies pour nous offrir un vaste étalage d’identités à endosser. Et demain ?

J12

Plus qu’un mois, faut-il y croire ? Quand les fins de semaine existaient encore, on se souvient de certains parents qui avouaient attendre le lundi pour enfin pouvoir prendre une pause de leurs enfants ; maintenant nous attendons tous avec impatience la fin du confinement pour retrouver nos vielles journées child-free, en solitude à la maison ou entre adultes au bureau. Un mois, ça va ; deux mois, c’est beaucoup ; au-delà de trois mois, notre équilibre mental risque d’en être fortement troublé. Sans parler de notre équilibre économique.

Pourtant nous les avons bien voulus ces marmots ! C’est vrai, mais il n’était pas prévu qu’on s’en occupe hache vingt-quatre. Il faut bien admettre que la parentalité dans les temps modernes présuppose l’existence de l’État, avec ses structures qui prennent en charge l’enfant pendant la moitié au moins de son temps de vie. Voilà donc : nous externalisons nos enfants, comme dans le passé on les externalisait au cercle familial élargi. Mais lorsque nous ne pouvons plus les externaliser, ces petites créatures apparaissent comme incompatibles avec notre existence : impossible de gagner sa vie, tout d’abord, mais impossible aussi de se consacrer à d’autre activités qu’à la puériculture. C’est à dire de vivre, tout court.

D’ailleurs, ce n’est pas seulement une question de temps gagné, comme si l’école n’était qu’une grande baby-sitter. Nous commençons a nous rendre compte qu’à force d’ateliers cuisine, de lectures absconses et de télé, nos enfants vont vite devenir idiots. J’exagère de peu, en tout cas il est évident que nous ne savons pas les éduquer comme le ferait une véritable maîtresse. C’est que là aussi l’État partage la parentalité avec nous autres, porteurs biologiques : on le voit bien en regardant cette petite fille de quatre ans parler une langue autre que celle de ses géniteurs immigrés.

La crise du coronavirus a ébranlé (provisoirement) la béquille technique-administrative qui soutenait la structure sociale de la reproduction. Elle nous a montré que celle-ci est sociale autant que naturelle. Elle a fait resurgir l’ancienne contradiction entre les activités productives et les activités domestiques qui fondait les différences de genre, en obligeant les familles aujourd’hui a réinventer (si possible de façon plus équitable) la division du travail. Elle nous a révélé, ici comme ailleurs, une vérité caché et des rapports sociaux invisibles. Une chance tout de même : à force de parler en italien à la maison, on va peut-être réussir à détricoter un peu du travail de l’Éducation Nationale et offrir à notre fille un charmant petit accent. 

J11

Le gouvernement italien a décidé de rouvrir les librairies dans le but de donner, on suppose, un signal sur l’importance de la culture. Or cela a plutôt indigné les acteurs de la filière éditoriale, qui y voient une mesure purement démagogique. D’ailleurs est-ce que vous arrivez à lire, vous ? 

Tous les grands lecteurs de ces temps-là avouent leur difficulté à se concentrer. Moi-même j’ai passé un mois à ne m’occuper que du coronavirus et des conséquences du coronavirus, dans les quelques heures quotidiennes qui me restent entre le home-schooling, la cuisine et la boisson. Je suis donc très fier de moi puisque j’ai repris la lecture. Dans le but de me changer vraiment les idées, j’ai ouvert une biographie de Leibniz achetée il y a quelques années, signée par la spécialiste Maria Rosa Antognazza chez Cambridge University Press. Lecture très agréable et instructive ; sauf que là aussi, le coronavirus m’a rattrapé.

On ne rappellera pas la fibre encyclopédique du philosophe allemand, qui a écrit comme on le sait au sujet du droit, de la théologie, des mathématiques et de la philosophie première. Mais on ignore souvent qu’il a aussi écrit un petit traité de medecine, les Directiones ad rem Medicam pertinentes (1671 ou 1672). On y trouve des remarques d’une certaine actualité. Selon Leibniz, «  La morale et la médecine sont les choses les plus importantes  » et chaque innovation dans le champ médical «  serait bien plus importante que la quadrature du cercle  ». Cette idée, comme nous le montre Antognazza, revient aussi dans ses lettres : quarante ans plus tard il écrit encore qu’aucune discipline ne mérite plus de soutien que la médecine. Leibniz parle bien de soutien économique, et plus précisément (dans ses Directiones) du financement public de la part de l’État, qui est selon lui un des premiers devoirs d’un gouvernement. Il le répète encore dans ses Essais de 1703-1705 : garantir les progrès de la médecine est le but principal de l’administration publique.

Les problèmes qu’il soulève sont les mêmes que nous nous posons aujourd’hui, plus de trois siècles plus tard. Il faut selon le philosophe garantir une collecte systématique des données (c’est bien ce qui a manqué surtout au début de la crise du coronavirus), résoudre le problème endémique de la pénurie de médecins (pas de commentaire…) et éviter la corruption : car, écrit-il à la lettre, la vie humaine «  ne devrait jamais être soumise aux lois du marché ». N’en déplaise à Voltaire, Leibniz était-il un intellectuel gauchiste avant la lettre ?

J10

Née à Paris, ma fille n’en a pas moins des origines milanaises. Cet héritage prévoit qu’elle soit un jour initiée à la préparation du risotto, mais avant d’en arriver là il faudra qu’elle en maîtrise les fondements. Or on ne peut pas faire un bon risotto avec du bouillon-cube : le chef Tommaso Melilli le rappelle dans son livre Spaghetti Wars. Donc il faut faire un vrai bouillon et ça tombe bien car nous pouvons ainsi réviser nos légumes en famille : la carotte, l’oignon, le poireau, le navet, le céleri… Un bouillon c’est magique, car il permet de dupliquer les aliments. On les jette dans l’eau, on fait chauffer, et après trois heures on a toujours ces mêmes aliments (cuits) ainsi que leur quintessence. Ce que l’on goutait directement, on le savoure maintenant comme dans un miroir, per speculum in aenigmate.

Mais qu’en est-il de cette alchimie dans le cube industriel ? Je me suis longtemps posé la question, et j’en étais arrivé à imaginer des gigantesques marmites dans lesquelles les héritiers du baron von Liebig faisaient bouillir des gigalitres de bouillon. Pourtant, impossible de trouver des témoignages visuels de cette scène vaguement monstrueuse. La raison est simple : ce n’est pas ainsi que l’on produit le bouillon-cube industriel. Comme le montre un documentaire danois sur le sujet, les fabricants de cube ne font que mélanger des extraits des divers ingrédients, qu’ils reçoivent par d’autres fabricants spécialisés : extrait de carotte, extrait de viande, arômes, etc. 

Car le problème, ici comme dans notre cuisine, c’est d’optimiser au maximum le processus de production en limitant les déchets, c’est-à-dire en les re-valorisant. Que faire de tous ces navets bouillis qui nous ont servi à produire notre savoureux bouillon ? Des purées et des soupes, et puis encore des soupes et des purées. La partie difficile, maintenant, est de convaincre ma famille de les manger. Pendant ce temps, je savoure dans une tasse mon bouillon comme un délicieux thé oriental.

J9

Si le journal du confinement apparaît le plus souvent comme un exercice idiot, c’est qu’on devient tous moins intéressants pour les autres dès lors que l’on commence à se ressembler trop : si dans un premier temps on s’émeut à retrouver nos sentiments et nos habitudes couchés sur papier par quelque grand écrivain, très vite on cesse d’y voir un quelconque intérêt. On en vient même a remettre en question le tissu d’inégalités réputationnelles qui font qu’un tel écrive dans Le Monde et un autre sur son blog lu par trois personnes.

Par contre j’ai trouvé un certain réconfort dans la lecture de certains livres écrits dans d’autres contexte, et en les imaginant comme si leur auteur décrivait le confinement de 2020. Prenez donc les deux volumes de La vie sur terre de Baudoin de Bodinat, écrits à la fin des années 1990 sous pseudonyme et parus à aux Editions de l’Encyclopédie des Nuisances. On ne peut s’empêcher de considérer qu’il écrivait déjà comme un confiné d’aujourd’hui, dès la première phrase : « Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise. À quoi penser ? » L’auteur est bel et bien prisonnier de son appartement, et commence sa réflexion sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes de l’intérieur de « cette chambre vide d’où je ne puis sortir ». Vous me direz que l’on retrouve des échos de Claude François, mais attendez la suite.

Cette voix amère nous vient d’un autre confinement, dont celui-ci n’est qu’une image, dont celui-là n’était qu’une répétition. Il est d’ailleurs souvent question de confinement du monde, confinement dans le monde, un rétrécissement de l’espace qui annonce le rétrécissement d’un temps qui s’achève. Tous ces anars aigris, ces antimodernes dépressifs, ces soixante-huitards néo-conservateurs… ce n’était donc finalement que les précurseurs de l’esprit de 2020. Tenez donc :

« Car ce n’est pas impunément qu’on mène une vie normale : elle est aussi normale que la prison industrielle qu’il faut avoir intériorisée physiologiquement pour la trouver normale : seule une imagination déjà atrophiée par la médiocrité et le confinement de cette vie totalitaire peut s’en satisfaire et avoir l’usage de ses accessoires, qui achèveront de dessécher tout à fait l’individu. C’est pourquoi il est besoin de lui injecter de la vie artificielle à proportion qu’il s’adapte, et maintenant c’est une perfusion constante d’images en couleurs qui bougent et qui parlent afin qu’il ne s’aperçoive de rien ; afin qu’il ne s’aperçoive pas que sa vie ne vit plus, qu’elle est devenue la fonction biologique dont la production totale a besoin pour prospérer, son tube digestif en quelque sorte. »

On se tromperait en décrivant ce livre comme « prophétique » (un terme qui d’ailleurs est passé bien rapidement de l’eschatologie au marketing) puisqu’il ne faisait que décrire le monde comme il était déjà – du moins selon le point de vue de l’auteur. Mais quitte à ne pas pouvoir prévoir l’avenir, voir le présent c’est déjà beaucoup.

J8

Les trois étés de la cigale, une fable.

Le premier été, la cigale le passa à chanter pendant que les fourmis travaillaient dur à construire une grande fourmilière, confortable et accueillante. Quand arriva, forcément, l’hiver la cigale frappa à leur porte pour demander un abri.

— Eh, ma jolie ! Tu as passé l’été à chanter et maintenant tu veux une chambre ?

— Dame la Fourmi, il y a peut-être un malentendu, je vous paierai pour ce logis. D’ailleurs je voudrais la suite impériale, et tout de suite s’il vous plaît.

Car la cigale était bonne chanteuse : pendant la belle saison, elle avait bien gagné sa vie en se produisant dans les dancing. Pas bête.

Le deuxième été la cigale le passa à chanter, de nouveau, mais elle n’était plus seule. Les fourmis avaient remarqué qu’il s’agissait d’une activité lucrative et avaient elles-mêmes étudié le chant tout l’hiver. Maintenant elles se produisaient dans les dancing (il faut dire que les fourmis chantent très mal : mais le public est ignorant, que voulez-vous ?). D’ailleurs elles n’avaient pas vraiment le choix, car la construction de la fourmilière était terminée l’année précédente et il n’y avait plus de travail. Cette concurrence était tout de même embêtante pour la cigale, qui gagna très peu d’argent cette année-là. Quand la bise fut venue elle se trouva fort dépourvue, et sans un sou elle dut donc frapper à la porte de la fourmilière. Pour payer sa chambre elle vendit son banjo, qu’elle tenait de sa mère et que celle-ci tenait de sa grand-mère.

Le troisième été, la cigale le passa à travailler. Elle assuma les tâches les plus ingrates, celles que les fourmis ne voulaient plus faire. Mais comment voulez-vous qu’elle le réalise : paresseusement et sans grande adresse, car la seule chose pour laquelle la cigale était vraiment douée était de faire des solos mélancoliques à la Tom Verlaine. Pendant ce temps, les fourmis se ruinaient en boîte de nuit. Peu à peu, la fourmilière commença à s’effondrer car il n’y avait plus personne pour la réparer. Le froid arriva et avec lui une marmotte somnolente, qui pensa bien d’y creuser son abri. Non sans avoir dévoré les quelques fourmis restantes.

La cigale avait appris la leçon. Elle décida de composer un album concept sur la fin de la civilisation. Au printemps, un voile d’insecticide est descendu sur elle comme une aurore boréale

J7

Une chose qui me fascine chez les enfants est leur approche spontanément normative à la vie sociale. J’observe ma fille : elle tire de mes sanctions ponctuelles (ne fais pas ci, ne fais pas ça) des règles générales sur ce qui est permis et ce qui est interdit dans certains circonstances. Elle les énonce avec  satisfaction pour me signifier qu’elle maîtrise la norme, norme souvent implicite qu’elle obtient elle-même en généralisant. Car il faut bien le dire : l’exercice de la souveraineté parentale est souvent chaotique, occasionnaliste ; elle ne se présente par comme un ordonnement (Kelsen dirait Rechtsordnung) mais comme séquence de décrets et de mesures exceptionnelles adaptées à la situation.

Parfois elle chicane autour d’un vide législatif. Je parle toujours de ma fille, pas du grand juriste autrichien. Par exemple si je luis dis qu’elle ne peut pas dormir sur le divan du salon la nuit, le jour suivant elle va énoncer une règle positive – « Quand il y a le soleil, on peut dormir sur le divan  » – que je n’ai pourtant jamais prononcé. Il y a quelque chose qui ressemble à un a priori kantien dans cette façon d’imposer une logique dans mes décisions, ou plus probablement à un conditionnement culturel  : car cela m’étonnerait qu’une telle structuration normative soit innée dans l’être humain. Comme le Ius vint aux romains au cours de leur histoire (relire à ce sujet Aldo Schiavone !) on doit admettre que nous arrivons à faire absorber cette « technologie » aux enfants dès trois ans, en les préparant à regarder le monde à la recherche de règles et principes universels.

Ce qui est embêtant, c’est qu’elle a commencé aussi à me donner des ordres. Elle m’impose de respecter les règles que je lui donne. À la fin du confinement, je crains qu’on reconstitue tout le Code de Justinien – mais dans un espace hélas beaucoup plus réduit que l’empire romain.

J6

Tout n’est pas qu’histoire universelle et économie politique à la maison, d’ailleurs vous l’aurez désormais compris : vous lisez le journal d’un père mythomane qui tourmente sa pauvre fille de 4 ans pour en faire de la chair à anecdotes. Mais le pire était à venir, car au cent-quarante-cinquième jour de confinement (j’avoue que je commence à perdre le compte) j’ai voulu partager avec elle une passion bien particulière et ai ainsi lancé mon cours de danse.

Je n’ai aucun doute sur quelle est ma chorégraphie préférée : il s’agit de Claude François dansant sa Chanson populaire lors de l’émission Mosaïque du 30 novembre 1977. J’ai regardé des dizaines de fois cette vidéo sur YouTube. Ce n’est pas tant la chanson qui me séduit, quoique émouvante, mais le mécanisme à horlogerie que Claude et ses Claudettes portent sur scène. Tout est ordonné et en même temps joyeux. Pourtant aucun technicisme, aucune acrobatie : on imagine que tout le monde peut apprendre cette chorégraphie, avec un petit travail de mémoire et de concentration, et finalement s’amuser, se laisser aller. Claude François sautille, mouline, tourne en rond, s’ouvre et se referme, se balance, regarde le ciel – et nous avec lui.

Du moins, on a essayé. J’ai décomposé la chorégraphie en quelques modules : le train, l’hélicoptère, le tournesol… Le résultat devait être horrible à voir, mais tout de même divertissant pour nous. Finalement la véritable difficulté que nous avons rencontré tient au manque d’espace : peut-on vraiment danser dans un appartement parisien ? En observant avec attention la vidéo, on remarque que la scène de Mosaïque n’est pas très grande, peut-être cinq mètres par cinq pour sept danseurs. C’est justement en ça, je suppose, que tient la technique invisible de Claude et des Claudettes : danser malgré le confinement.

Je me surprend à réécouter les paroles de la chanson. Claude François ne nous parle pas seulement de la mélancolie d’un amour perdu mais bel et bien du confinement d’un homme seul dans l’appartement : «  Je promène ma souffrance de notre chambre au salon/ Je vais je viens je tourne en rond  ». C’est en chantant qu’il guérit ses blessures, c’est en dansant qu’il reconquiert son espace. Le tout est de ne pas cogner son tibia contre la table basse.

J5

Puisqu’il paraît que les restaurants peuvent encore livrer, j’ai eu une pensée interdite : un Big Mac avec des frites. J’allais annoncer la bonne nouvelle à ma fille lorsque j’ai découvert que McDonald’s a fermé la plupart de ses restaurants en France.

Cela, je l’avoue, m’a un peu inquiété. Car si aucune loi n’impose à McDo la fermeture, c’est donc que le business n’est pas rentable à ces conditions, contrairement à la petite crêperie du quartier. On aurait pu croire que des matières premières bon marché, des salaires alignés sur le SMIC et une organisation tayloriste du travail suffisaient à produire de la plus-value ; hélas non, de toute évidence il faut aussi des volumes de ventes suffisants pour faire des économies d’échelles. Sans quoi tout s’écroule. Vous l’aurez compris : pas d’Happy Meal ce soir mais l’énième cours d’économie politique avec les classiques. Et le pas est tellement bref d’Adam Smith à Rosa Luxembourg, dont une nouvelle traduction vient de paraître aux éditions Agone !

Nous ne mesurons pas encore les effets systémiques de la partielle discontinuation de la vie économique nécessaire pour ralentir la diffusion du nouveau coronavirus, mais la disparition du Big Mac est l’indice d’une fragilité profonde du système. On a cru pouvoir distinguer facilement ce qui est nécessaire de ce qui est superflu, mais pensons à toutes ces filières, comme celle du plastique ou du papier, qui fournissent des produits semi-finis à la fois pour des usages essentiels et des usages moins essentiels : lorsque la demande des seconds se tarit, les premiers ne bénéficient plus d’aucune économie d’échelle. Donc le système se condamne à la surproduction et les coûts augmentent. On touche là l’essence même du capitalisme : un mode de production dans lequel le superflu et le nécessaire dépendent l’un de l’autre, ayant mis la nécessité du superflu au service de l’abondance du nécessaire.

— Papa ? Maintenant on peut manger ?

Ah oui, voilà ce que j’allais oublier.

J4

Confiné dans le jardin d’Eden, Adam se consacrait à une seule activité : donner un nom à toutes les créatures une par une. Quand il eut terminé sa besogne il se trouva désœuvré et se mit à compter une par une les dalles du carrelage du firmament. Que nous reste-t-il de l’encyclopédie rédigée par le premier homme, dont descendent toutes les langues terrestres ? Une longue théorie de noms qui s’épuise forcement par le mot qui a servi à Adam pour nommer le sentiment de celui qui n’a plus de noms à inventer. Cette ultime parole qui scelle l’univers, Adam la prononce un instant avant de s’endormir : «  ennui ».

Vous l’aurez compris : nous avons commencé à lire la Bible à la maison. Je cherchais depuis longtemps une bonne édition illustrée, avec un savant dosage texte/image et quelque peu d’épique dans les dessins : je l’ai trouvée aux éditions Hemma, rédigée par Dominique Ferir et illustrée par Gauthier Dosimont. Lire la Bible à un enfant met d’autant plus l’adulte face à certaines difficultés, que ce livre ne fait que soulever des questions qui fâchent : qui est Dieu ? pourquoi ne le voit-on jamais ? qui sont les Israélites ? pourquoi celui-ci a-t-il tué son frère ? J’ai bien sûr évité de raconter la promenade d’Abraham avec son fils Isaac sur le Mont Moriah : ma fille aurait sans doute été choquée par cette sortie dérogatoire sans attestation de déplacement.

Il y a dans ce grand livre plusieurs récits qui nous aident à penser notre confinement : les quarante jours de Noé sur son arche mais aussi l’aventure de Jonas dans le ventre de la baleine. Mais la précarité de cette situation inédite, aux conséquences encore imprévues, peut nous rapprocher aussi de la confusion que devaient éprouver les Juifs qui suivaient Moïse dans l’Exode, errant dans les désert de Shur et de Sîn, confiants dans la logistique divine pour s’approvisionner en manne. Or cela, si on y pense, est bien paradoxal : confinés chez nous, comment pouvons-nous en même temps nous sentir en exil ?

J3

«  Il y a des décennies où rien ne se passe, et des semaines où des décennies se produisent » disait Lénine — probablement après avoir passé deux semaines confiné chez lui avec sa fille de quatre ans.

Mais ne vous inquiétez pas, on tient le coup.

Le premier jour je me suis dit qu’il fallait profiter de l’opportunité pour élever le niveau de son éducation : j’ai donc pris ma belle édition illustrée de Toynbee (Bordas 1985, probablement la meilleure) et débuté mon cours d’Histoire universelle. Celui-ci s’est terminé cinq minutes après à cause du manque d’attention de la classe (une petite fille et dix doudous). J’ai compris qu’il fallait aménager le niveau et nous sommes passés à l’étude sémiologique méticuleuse de tout ce qu’il y avait dans la cuisine, paquet par paquet et boîte par boîte. Très vite le cours a évolué dans le jeu des odeurs amusantes, qui consiste (comme son nom l’indique) à respirer le contenu des paquets et boîtes susdits. Cela s’est terminé avec un adulte et une enfant pris de fou rire en inhalant un petit pot de Marmite, la petite sauce maronnasse dont raffolent les anglais.

Le deuxième jour j’ai tenté de lire à ma fille Le masque de la mort Rouge. Nous n’avons pas réussi à aller bien au-delà des premières lignes, car la prose d’Edgar Allan Poe ennuyait la petite. Inutile de lui dire que la traduction était de Baudelaire, elle m’aurait sûrement sorti qu’elle preférait Mallarmé. Elle m’a tout de même demandé si notre maladie aussi était rouge. Je lui ai dit qu’elle était beaucoup moins grave que la peste et elle en a conclu qu’elle était bleue : nos allons l’appeler «  la maladie bleue », décide-t-elle.

Le troisième jour, avant de se coucher elle m’a demandé de lui raconter l’histoire du monsieur qui dit qu’on ne peut pas aller à l’école. Ce monsieur, ma chère, c’est le Président de la République. Elle avait assisté à son discours et maintenant elle veut que je le lui refasse. Tous les soirs.

Et puis il y eut soir et il y eut un matin, et ce fut le quatrième jour. Et le cinquième, et le sixième. Le septième jour le Seigneur se reposa — ah non, tiens, ça continue.

J2

Il n’y a rien de plus efficace que le confinement de tous les individus dont l’activité n’est pas jugée nécessaire pour susciter en nous-autres les Parisiens, les intellectuels et les travailleurs du tertiaire un amer sentiment d’inutilité. Regarde, ma fille, à quoi ressemble un petit-bourgeois dans sa nudité. Heureusement pour nous distraire de toute spéculation mélancolique sur la virtus productiva de la classe moyenne (à ce sujet vient de paraître l’ouvrage de Bruno Astarian et Robert Ferro, Le ménage à trois de la lutte des classes) le gouvernement nous propose une solution : aller aider les paysans dans les champs. 

J’ai donc pensé de proposer cela à ma petite famille. Cela nous fera des vacances, on respirera un peu d’air, j’ai même proposé à ma femme de reprendre les rênes du foyer comme aux bons vieux temps — ce à quoi elle m’a rappelé qu’elle se débrouillait très bien avec son télétravail, merci. En tout cas d’aller far from the maddening crowd aurait pu racheter notre mauvaise conscience ; c’était sans faire les comptes avec l’expérience non moins amère de consultation du site “Des bras pour nos assiettes” qui devrait mettre en relation l’offre et la demande. Le Grand Continent l’a testé pour vous. 

L’idée était bonne, voire très bonne. Comme on le sait désormais, la crise du COVID-19 empêche a beaucoup de travailleurs saisonniers de rejoindre la France. Mais peut-on pour autant les remplacer par des Parisiens ? Rien n’est moins sûr. Car tout d’abord l’interface nous demande de faire la liste de nos compétences, et personnellement il n’y a pas grand chose que je sache faire dans les champs : j’ai donc rempli le formulaire un peu au hasard, dans une liste de dizaines d’activités agricoles dont j’ignorais l’existence même, celles que j’ai jugé pouvoir apprendre en moins de temps. Cela ne me rendait pas compatible avec grand chose.

Mon attention s’est portée tout d’abord sur un CDD de trieur de carottes et céleris-rave dans les Hauts-de-France, par ailleurs pas trop mal payé (10,15 € de l’heure) mais finalement le vrai coup de foudre a été un poste d’éleveur d’escargots — activité qui me semblait avoir une certaine poésie, car je me voyais déjà instructeur de gastéropodes voire précepteur de colimaçons. J’ai d’ailleurs commencé à regarder avec ma fille de nombreux vidéos à ce sujet : nous connaissons désormais maintenant les secrets de la reproduction hermaphrodite. Hélas, bien que j’ai signalé mon intérêt pour ce poste, personne ne m’a recontacté. J’ai dû donc faire les comptes avec ma fille qui depuis trois jours me demande quand nous allons élever nos amis escargots. 

À la fin j’ai cédé : sur Ebay j’ai trouvé un superbe exemplaire d’escargot géant africain pour 15€ et j’ai passé la commande. L’instruire, me suis-je dit, va nous faire une nouvelle activité pendant le confinement. Il va nous être livré par courrier ordinaire dans les prochains jours.

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Les Italiens, qui vivent quelques semaines en avance sur nous la tragi-comédie du confinement, nous envoient depuis le futur quelques astuces pratiques. À en croire leur témoignage aucune pénurie ne s’est encore présentée. Sauf pour certains produits, et pas forcément les premiers auxquels on penserait. Plusieurs sources convergent : pensez à acheter de la levure, elle est désormais introuvable à Rome et à Milan. La raison est toute simple, à la maison il faut bien s’occuper, surtout lorsqu’on a des enfants, donc on cuisine. On cuisine beaucoup. On cuisine tout le temps. La première semaine on fait des gâteaux ; à la deuxième on passe carrément au pétrissage et à la panification.

De mon côté, confiné dans un appartement parisien avec femme et enfant, je me consacre aux pâtes fraîches. L’exercice est amusant pour l’enfant et instructif pour l’adulte : il nous apprend combien de temps prend la production artisanale d’une denrée que l’on achète au supermarché pour un ou deux euros. Et on vient à se demander pourquoi donc les grand mères italiennes ont inventé une activité si complexe au lieu de mélanger leurs œufs et leur farine dans des simples galettes, et pourquoi aujourd’hui nous suivons leurs traces.

La réponse se trouve dans les cours d’économie politique que je donne à ma fille  pour nous occuper dans ces interminables journées : relis donc Ricardo, petite, tu verras que s’il est vrai que la division du travail nous invite à nous spécialiser chacun en ce en quoi nous sommes plus productifs — et je vous assure qu’en temps normal ce ne sont pas les pâtes fraîches — il arrive parfois qu’un facteur de production soit en excès par rapport aux autres. Depuis quelques semaines, c’est le temps. Inemployable dans des usages plus productifs comme l’agriculture ou le tertiaire, il ne nous reste qu’à l’affecter à la production de pâtes fraîches, pains, tartes, lasagne, pots-au-feu… Si vous voulez me prendre en exemple, assurez-vous juste d’avoir tous les facteurs de production nécessaires : vous détenez le facteur-temps en masse, pensez à faire des réserves de facteur-farine et de facteur-levure  !