Kraftwerk, groupe continental

Allemand par son nom, global par son influence, le groupe Kraftwerk a inventé une musique électronique émancipée des canons de la pop américaine et distinctement européenne.

Uwe Schütte, Kraftwerk: Future Music from Germany, Penguin, 2020, 336 pages, ISBN 9780141986753

Comme de nombreux artistes britanniques, le musicien Bernard Sumner a publiquement exprimé, dans une tribune parue en 2016, le dépit que lui inspirait le Brexit. Si ce membre fondateur de Joy Division et de New Order se sentait Européen, c’est notamment parce que lui et les autres inventeurs du post-punk anglais ont moins été influencés par leurs homologues d’outre-Atlantique que par des groupes du vieux continent, à commencer par les Allemands de Kraftwerk : « Kraftwerk est unique, je ne pense pas que ce groupe aurait pu apparaître ailleurs qu’en Europe […]. Kraftwerk et les groupes de krautrock comme Can et Neu !, que Ian Curtis et notre batteur Stephen Morris ont précocément écoutés […] ont joué un rôle fondamental dans le tremblement de terre musical que constitue la transition depuis les guitares américaines vers un son nouveau, synthétique et européen. »

Comme Sumner, nombreux sont les professionnels de la musique et les amateurs de pop à considérer que Kraftwerk est le groupe musical le plus influent de ces cinquante dernières années. La disparition annoncée hier de son cofondateur Florian Schneider a entraîné une nouvelle vague d’hommages unanimes. Certes, les ventes de Kraftwerk n’ont jamais atteint le niveau stratosphérique de leurs contemporains Boney M ou ABBA, mais Schneider et ses collègues ont inventé l’électro qui domine aujourd’hui la production musicale mondiale et, à partir de 1975, ils étaient révérés par des artistes aussi importants que David Bowie et Iggy Pop.

Reste un point à éclaircir : comment Kraftwerk, considéré par la critique musicale anglo-saxonne du début des années 1970 comme du « krautrock » (terme péjoratif signifiant à peu près « rock de Boche ») a-t-il réussi à définir en moins d’une décennie un son « européen » capable d’influencer la pop anglo-saxonne qui régnait sans partage depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ?

Ce succès est d’autant plus surprenant que dès sa fondation en 1970, le groupe de Düsseldorf revendique d’être allemand sur tous les plans. Pour commencer, Florian Schneider et Ralf Hütter refusent de donner à leur entreprise un nom anglais, contrairement à la majorité des rockeurs allemands. De même, ils font le choix de chanter dans leur langue maternelle et déclarent que c’est son aspect « mécanique » qui inspire la structure de leur musique. 

Enfants du miracle économique ouest-allemand et originaires de la prospère et industrielle capitale de la Ruhr, Schneider et Hütter n’ambitionnent en fait rien de moins que de participer à la reconstruction culturelle de leur pays. Ce programme culturel est bien résumé dans les deux phrases suivantes, couramment attribuées à Hütter : « La culture de l’Europe centrale s’est brisée net dans les années 1930 et beaucoup d’intellectuels sont partis pour les États-Unis et la France ou ont été éliminés. Kraftwerk reprend ce mouvement là où il a été interrompu. »

Paradoxalement, c’est pourtant hors des frontières de la R.F.A. qu’Autobahn (1974), quatrième album du groupe, rencontre le succès critique. Alors que des journalistes ouest-allemands déplorent l’image stéréotypique que Kraftwerk donne de leur pays, les critiques musicaux du reste de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis saluent leur usage innovant, pop et hypnotique du synthétiseur. 

Prenant acte de leur audience plus continentale que nationale, les membres de Kraftwerk sortent leurs albums suivants en deux versions, l’une allemande et l’autre internationale. Ils font également le choix à partir de Radio-Activity / Radio-Aktivität (1975) de ne recourir qu’à des instruments électroniques. Le single éponyme ne fut pas un succès en Allemagne (où il passa à tort pour une apologie de l’énergie nucléaire), ni en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, mais devint un tube en France et l’indicatif d’une émission de variétés très suivie sur Europe 1. Pour certains aficionados européens de Kraftwerk, l’inégal succès du groupe dans le monde s’expliquait à cette époque par le fait que tous les publics nationaux n’étaient pas également réceptifs à l’avant-garde et à l’ironie.

Il fallut encore deux albums à Kraftwerk pour s’établir comme influence et référence à l’échelle mondiale. Il y eut d’abord en 1977 Trans-Europe Express / Trans-Europa Express qui, comme son nom le laisse le supposer, se révéla le plus européen de tous les albums du groupe. Ce concept album était dédié à un service de trains de luxe qui reliait entre elles les principales villes ouest-européennes entre 1957 et 1983 et dont Düsseldorf constituait l’un des noeuds ferroviaires les plus importants. 

Dans son récent essai Kraftwerk : Future Music from Germany, Uwe Schütte propose de caractériser Trans-Europe Express comme un sommet de la « nostalgie futuriste ». D’un côté, à rebours de l’explosion punk, Kraftwerk adopte une iconographie empruntant au modernisme européen des années 1920 et décide de célébrer un réseau de transports déjà en perte de vitesse du fait de la concurrence de l’avion et du développement d’une nouvelle génération de trains à grande vitesse. De l’autre, le groupe propose une musique toujours plus avant-gardiste. L’album est de ce fait assez riche pour qu’on lui prête plusieurs sens. Il peut autant être interprété comme une utopie issue du passé (celle d’un premier vingtième siècle européen épargné du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et d’un futurisme qui n’aurait jamais été associé aux fascismes) que du futur (celle d’une Europe sans frontières, huit ans avant le traité de Schengen). 

L’année suivante, The Man-Machine / Die Mensch-Maschine juxtapose de même une esthétique évoquant l’entre-deux-guerres européen et un son électronique inouï. Quadrilingue, la pochette à dominante rouge est explicitement « inspirée by El Lissitzky ». Cet album est considéré comme l’origine du mouvement musical new wave qui se développe au tournant des années 1980 dans l’Europe entière sous différents noms (New Romantics en Grande-Bretagne, « jeunes gens modernes » en France). Certains groupes poussent le mimétisme kraftwerkien particulièrement loin. En France, c’est vêtus de chemises rouges que les membres de Taxi Girl interprètent en 1980 leur morceau Mannequin. Les paroles et les sonorités électroniques sont assez évidemment inspirées par Les Mannequins, version française que Kraftwerk a enregistrée de son  titre Showroom Bodies en 1977.  

La new wave n’est que le premier mouvement musical à revendiquer l’héritage de Kraftwerk. Planet Rock, single d’Afrika Bambaataa & the Soulsonic Force (1982) et morceau fondateur du hip-hop, est tout entier construit sur un sample du morceau Trans-Europe Express. Les premiers artistes se revendiquant des scènes techno et house affirment aux aussi la dette qu’ils ont contractée à l’égard du groupe de Schneider et Hütter. 

Depuis les années 1980, Kraftwerk n’a donc pas cessé d’être un des groupes les plus samplés et les plus remixés dans le monde, avec ou sans autorisation. Soucieux de protéger leur création, les membres du groupe se sont depuis lors investis dans de nombreuses batailles légales contre les artistes samplant leurs œuvres sans les consulter. La plus longue procédure a opposé Ralf Hütter et Florian Schneider-Esleben au producteur de rap Moses Pelham. Bien qu’elle concernait un sample (prélèvement électronique d’une partie d’un morceau) ne durant que deux secondes, cette bataille juridique a duré près de vingt ans et est remontée jusqu’à la Cour de Justice de l’Union Européenne. En juillet 2019, la CJUE est allée à l’encontre de la Cour fédérale allemande en affirmant que le sampling sans autorisation constituait une violation des droits d’auteur et ne pouvait pas se justifier au nom de la liberté de création. 
Même si elle inquiète les défenseurs de la liberté d’expression, l’existence d’une « jurisprudence Kraftwerk » à l’échelle européenne prouve encore une fois, s’il en était besoin, la place centrale et singulière occupée par ce groupe dans la culture de notre continent depuis les années 1970.    

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