Sur les traces de Mathilde et Rosette

Dans cette enquête d'Alice Ekman sur le passé de sa famille s'ouvre un dialogue émouvant entre générations et un appel à la transmission de la mémoire.

Alice Ekman, Mathilde et Rosette, 2020

À 33 ans, Alice se rend compte qu’elle ne connaît rien de l’histoire de sa famille et décide de rendre visite à son grand-oncle pour en savoir plus. Ce grand-oncle, c’est Adolphe et il a 92 ans. De cette famille, il est le dernier de sa génération en vie. Aujourd’hui, il vit avec son épouse Rosa à Bruxelles.

C’est justement dans un train qui arrive à la gare de Bruxelles que s’ouvre Mathilde et Rosette, réalisé par Alice Ekman. Chercheuse en géopolitique reconnue pour ses travaux sur la Chine, il s’agit ici de son premier film, un projet plus personnel conduit ces trois dernières années en parallèle de son activité professionnelle.

Ce train qui arrive, s’il marque la fin d’un premier trajet vers Bruxelles, annonce surtout le début d’une enquête sur les traces d’une douloureuse histoire familiale.

Car au fil d’entretiens avec Adolphe Ekman qui jalonnent le film, c’est tout un pan de l’histoire familiale resté secret pendant près de 75 ans qui se dévoile, et avec lui, l’histoire de la Shoah.

Bruxelles, point de départ de cette enquête mais aussi point de passage pour Alice Ekman qui s’est également rendue à Lens, Paris et à Washington.

Le cadre est intimiste, sans musique ni voix off. Les images n’ont, en réalité, pas besoin d’autre accompagnement que la voix d’Adolphe qui évoque l’histoire familiale. En quelques mots, la voici :

Mathilde et Rosette (Rosine) Berenzon étaient les cousines d’Adolphe. Leurs parents, Szmil Berenzon, né en 1901, et son épouse Cyrla Berenzon (née Woldsztejn), née en 1900, étaient des émigrés juifs polonais installés en France, à Lens, durant l’entre-deux-guerres. La région avait, à l’époque, attiré de nombreux Polonais venus pour travailler dans les mines et le textile. Dans cette ville, le couple y avait eu deux filles, Mathilde, née en 1932, et Rosine, née en 1937. C’est la sœur aînée de Cyrla, Masza, qui l’avait fait venir de Pologne. Masza Ekman (née Woldsztejn), la mère d’Adolphe.
Szmil, Cyrla et leurs deux filles furent arrêtés le 11 septembre 1942 et envoyés au camp de transit de Malines. Quatre jours plus tard, la famille fut déportée avec plus de 1 000 hommes, femmes et enfants juifs au camp d’Auschwitz où ils périrent tous les quatre.

Cette histoire, c’est donc Adolphe, ou plutôt Dodo, qui nous la raconte. Lui, le cousin de Mathilde et Rosine, le neveu de Cyrla et Szmil. Et s’il peut la raconter aujourd’hui, c’est parce que ses parents, Masza et Moshe Arie, avaient réussi à fuire en zone libre, à Toulouse, au début de la guerre, évitant de peu le destin tragique qu’allaient connaître les Berenzon.

Entre ces tranches d’entretiens qui permettent de reconstituer le destin familial, Alice Ekman s’est rendue dans différents lieux.
D’abord à Lens, assistant à la commémoration des 75 ans du triste anniversaire du 11 septembre 1942, date à laquelle furent raflés les Berenzon. Puis, toujours à Lens, à l’école Jeanne d’Arc, là où Mathilde allait en classe, elle rencontre la directrice qui lui présente le tout premier registre de l’école où figure les informations concernant la fille aînée des Berenzon.
Ensuite à Paris, où elle y rencontre Serge Klarsfeld au siège de l’association des Fils et Filles de Déportés Juifs de France. Là, elle dépose deux photographies, une de Mathilde, Cyrla et Szmil, une autre de Mathilde et récupère les certificats de naissance des deux enfants.
Enfin à Washington, au United States Holocaust Museum Memorial, pour y faire mémoriser les deux photographies, comme elle l’a fait auparavant au Mémorial de la Shoah, à Paris.

À côté de l’enquête, une volonté : que la trace de leurs courtes vies, 10 ans pour Mathilde et 5 ans pour Rosine, demeure. Qu’avec ces quelques documents et ces deux photographies précieusement conservés par Adolphe, le souvenir et la mémoire perdurent. Combien d’autres Mathilde et Rosine pour lesquelles il ne reste rien ?

Les tranches de vie qui se dévoilent tout au long du film offrent quant à eux un contraste tout particulier entre la rudesse des mots, les terribles souvenirs qu’ils évoquent et le quotidien qui suit son cours lorsqu’Adolphe évoque la rafle de la famille Berenzon un matin de septembre 1942 tandis qu’à l’arrière-plan, Rosa, son épouse, propose et insiste pour servir le café. Un contraste qui, saisissant le téléspectateur, ne fait que rappeler combien la Shoah fait partie, pour les proches encore vivants des victimes, du quotidien. C’est la vie qui continue : les rescapés sont souvent des personnalités très fortes avec une soif de vie et une incroyable résilience.

Le film interroge également le rapport entre les générations. On y découvre qu’à l’instar d’autres familles, ce sont les petits-enfants qui deviennent les dépositaires d’une mémoire familiale parfois très lourde. Dans une concordance des temps qui tient peut-être du hasard, ou en tout cas à un moment où de part et d’autre on se sent prêt à partager et à recevoir, c’est Alice qui interroge Adolphe qui livre sa mémoire, dévoilant en prime de nombreux documents d’archives. Un saut de générations en somme, qui tend à l’universalité et qui invite les plus jeunes à interroger le passé de leur famille à travers la mémoire de leurs grands-parents et arrière-grands-parents. Des traumatismes, bien silencieux, se dévoilent souvent. Et même si toutes les familles ne sont pas marquées par des destins aussi tragiques, on peut parfois y découvrir bien plus que ce que l’on était venu chercher. Car en apprenant sur sa famille, c’est sur soi que l’on apprend. Comme l’évoque Alice Ekman, il y a un avant et un après.

Ce faisant, le film rappelle une fois de plus l’importance des témoignages et que ces relais entre générations sont essentiels.

Au-delà du film, ce témoignage d’Adolphe Ekman offre un éclairage particulier sur des travaux d’historiens : en 2010, Claire Zalc et Nicolas Mariot ont publié un livre intitulé Face à la persécution : 991 Juifs dans la guerre1 dans lequel ils suivent ces Juifs, Français ou étrangers, de Lens et des environs, en zone interdite depuis l’armistice de 1940 jusqu’en 1945, pour dessiner le portrait d’un groupe social persécuté et dont le taux de déportés fut largement supérieur à la moyenne nationale française. Rosine, Mathilde, Cyrla et Szmil font partie de ces Juifs au cœur de cette étude. Ainsi, le film permet de mettre des visages sur des noms, faisant davantage briller leurs mémoires.
Claire Zalc a par ailleurs visionné le film avant sa sortie.

Dans l’épilogue de leur livre, Claire Zalc et Nicolas Mariot évoquent la découverte, après la fin de leurs recherches, d’un 992e homme qui n’était apparu dans aucun registre ou recensement. Cette apparition venait alors « rappeler, pour finir, que l’enquête reste ouverte »2.

Car si les tragiques destins de Rosine, Mathilde, Cyrla et Szmil sont désormais connus, c’est dans cette perspective qu’Alice Ekman nous invite à l’enquête. Une invitation bienvenue et salutaire.

Le film est visionnable en libre accès ici.

Sources
  1. Nicolas Mariot, Claire Zalc, Face à la persécution : 991 Juifs dans la guerre, Paris : Odile Jacob, 2010
  2. Ibid., p. 438
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