Arts

Un pas de danse avec Vargas Llosa

Dans un pays fracturé par le Sentier Lumineux, la valse péruvienne peut sauver le pays, ou du moins inspirer l’idée et la manière de ce sauvetage. C’est l’intuition — et l’utopie, thème si cher à Vargas Llosa — qui anime Toño Azpilcueta dont l’histoire s’entremêle à celle de la musique créole avec cette idée : c’est dans les bas-fonds de Lima, entre les rats et les fissures de la violence, que naît la « plus sublime contribution du Pérou au monde ».

Nous publions les bonnes feuilles en exclusivité en français du nouveau — et dernier — roman du Prix Nobel péruvien, Le dedico mi silencio.

Auteur
Mario Vargas Llosa
Trad.
Florent Zemmouche
Image
© Camilo Blas

Presque tous les quartiers du centre de la capitale, ou dans tous les cas les plus anciens, possédaient des callejones1, cet ensemble de petites chambres autour d’une petite cour que les propriétaires louaient ou vendaient à des familles, et dans lesquelles s’installaient plusieurs personnes – les parents et les enfants et les opportunistes, bien entendu, dormant parfois sur des matelas à même le sol, ou, pour ceux qui avaient de meilleurs revenus, dans des lits superposés, à deux ou même trois étages, parfois fabriqués par les voisins eux-mêmes à l’aide de bâtons, de bois et de petites échelles. Il était difficile de comprendre que tant de personnes, allant des grands-parents et arrière-grands-parents jusqu’aux plus jeunes enfants, puissent s’installer dans ces taudis misérables, quoique dignes. Niches de palpitations populaires, ils étaient aussi un lieu d’entassement malheureux, qui favorisaient les pestes et faisait périodiquement des ravages parmi la population qui y vivait.

Personne n’aurait pu imaginer que ces callejones seraient, avant tout autre, le lieu où la musique populaire péruvienne trouverait un foyer, en particulier la valse, qui se jouait et se chantait au naturel, sans micro bien sûr, sans scène pour l’orchestre ni piste de danse. Car c’est là que l’on célébrait les fameuses jaranas — le mot était certainement né avec cette musique — et que l’on dansait la zamacueca, puis la marinera et une petite valse, dans ces folles fêtes de toute la nuit qui, enflammées par le pisco pur, l’eau-de-vie de la sierra et même le bon vin des pressoirs d’Ica, duraient parfois deux ou trois jours, tant que le corps tenait le coup. Comment s’en sortaient, dans leur insuffisance économique, les habitants des callejones ? Mystères et miracles de la pauvreté péruvienne.

Esquisse d’un couple pour « Callejón limeño ». © Camilo Blas

C’est là, dans les callejones, que sont nés les premiers grands guitaristes et joueurs de cajón du Pérou, ainsi que les meilleurs danseurs de valses, huaynos, marineras et resbalosas. Tandis que les demoiselles de bonne famille suivaient des cours de danse avec leurs professeurs, généralement noirs, les couples d’interprètes, par exemple les célèbres Montes et Manrique, Salerno et Gamarra ou Medina et Carreño, animaient ces nuits froides de l’hiver liménien et se rafraîchissaient en été, pendant lesquelles seuls les tenues et les doses d’alcool variaient. Les hommes et les femmes étaient heureux, mais ils mouraient jeunes, et parfois à cause des pestes bizarres que les rats dégoûtants qui nichaient dans les fissures de Barrios Altos transportaient dans leurs petites pattes répugnantes, dans leurs trompes malsaines, dans leur fourrure graisseuse et méphitique.

Et puis, dans les callejones grandissaient des gens de bon voisinage, qui se liaient réciproquement d’amitié, dans la maladie et dans la vie quotidienne, se prêtant des choses, s’entraidant, fêtant la naissance de nouveaux voisins, s’invitant les uns les autres, jusqu’à ce que se crée une sorte de compagnonnage, stimulé par la précarité de ces vies sans avenir. À Lima, les callejones étaient célèbres pour la facilité avec laquelle ces liens y naissaient, eux qui n’existaient généralement pas chez ceux qui vivaient mieux que les pauvres. C’est pour cela que les callejones et la musique créole devinrent inséparables pour les quelque soixante-dix mille Liméniens (appelons-les ainsi) qui y résidaient, même si la plupart des « callejoneros » venaient de tous les villages de l’intérieur du Pérou.

Il y avait des callejones dans tout Lima, mais les noirs (ou les métis), dont beaucoup étaient des esclaves affranchis ou des fugitifs, avaient toujours les leurs à Malambo, où leurs familles s’étaient réunies. Dans ce lieu au nom luxurieux, les jaranas étaient les plus célèbres, à cause des battements de pieds, des voix magnifiques, des bons guitaristes et parce qu’il y avait là les meilleurs artistes de cet instrument, le cajón, inventé par les pauvres et qui fut le plus audacieux et le plus ingénieux des instruments imaginés par les Péruviens pour accompagner les petites valses. Et parce que l’assiduité des personnes qui assistaient à ces jaranas les faisait durer de nombreuses heures, et parfois des jours, sans que personne ne parte se reposer. Le grand compositeur national, Felipe Pinglo Alva, assista à de nombreuses reprises à ces fêtes qui animaient les callejones de Lima, mais il partait tôt — enfin, tôt, c’est une façon de parler — car il devait aller travailler le lendemain. On disait qu’il avait réussi à composer plus de trois cents pièces avant de mourir.

Esquisse d’un buveur pour « Callejón limeño ». © Camilo Blas

Qui aurait cru que les callejones de Lima seraient l’univers naturel de cette musique, qu’elle y fleurirait et s’élèverait peu à peu dans la vie sociale jusqu’à être acceptée par la classe moyenne et que, plus tard, elle entrerait dans les salons de la noblesse et des riches, portée par les jeunes gens, qui sentaient naturellement que la musique espagnole était quelque peu démodée et ennuyeuse, surtout comparée à la musique péruvienne et à ces paroles qui faisaient tant référence au petit monde et aux coutumes locales. Lorsque la musique créole se répandit, les professeurs de danse disparurent, et ils furent confrontés au dilemme suivant : changer de métier ou mourir de faim.

Les callejones de Lima furent le berceau de la musique qui, trois siècles après la conquête, pouvait être qualifiée d’authentiquement péruvienne. Et il va sans dire que le fier auteur de ces lignes la considère comme la plus sublime contribution du Pérou au monde. Dans les callejones, il y avait des rats, mais il y avait aussi de la musique, et une chose compensait l’autre.

Sources
  1. Nous préférons ne pas traduire et renvoyer à la définition proposée dans Lima l’horrible de Sebastián Salazar Bondy, traduit par Jean-Luc Campario : “Long passage flanqué de taudis extrêmement misérable”.
Crédits
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