La comédie politique à l’échelle pertinente

Comment faire de l’Europe un sujet de comédie ? Un compte-rendu de la série Parlement par Antonin Baudry.

Noé Debré, Parlement, france.tv, 2020, URL https://www.france.tv/series-et-fictions/series-comedies/parlement/

« A TV Show ? About Europe ? Ugh, boring » lance le personnage principal de Parlement, première série française sur l’Europe. Cela pourrait être une blague, un dialogue cabotin un peu prétentieux. On imagine bien du monde faire ce genre de facétie. Mais c’est tout le contraire.

C’est tout le contraire parce que c’est le sujet de la série : comment faire une fiction sur l’Europe. La productrice, Fabienne Servan-Schreiber, parlait déjà de faire une série sur l’Europe il y a dix ans ; elle a eu de la suite dans les idées car le défi n’est pas facile à relever. En présentant sa série, son créateur, Noé Debré, évoque avec ses co-auteurs la « complexité » du monde qu’ils ont dépeint, et qu’ils n’ont pas voulu réduire. Or on peut traduire complexité par boring dans le monde uniforme des fictions à prétention universelle, c’est-à-dire américanisées. Comment faire de l’Europe un sujet est le sujet de la série.

En cela le pari est plus vaste que ne le laisse supposer le ton léger qui marque l’ouverture du pilote : un type un peu perdu arrive dans un endroit un peu bizarre. Le pari est tenu en premier lieu grâce à l’humour, qui se déploie à tous les niveaux : dans les dialogues, dans les situations, dans la mise en scène. C’est un humour fin, parfois absurde, toujours humble. Grâce à lui on est pris du premier au dernier épisode par cette histoire en vase clos, où tout se déroule dans l’univers mentalement étroit de la Commission Pêche du Parlement européen. Au-delà du réel plaisir que l’on prend à voir une série bien pensée, bien écrite et bien réalisée, la question que l’on se pose forcément à un moment ou à un autre, c’est : y avait-il une autre façon de prendre une série sur l’Europe que par l’absurde ? Et si non, pourquoi ?

L’intrigue est centrée sur l’adoption ou non par cette commission d’un texte interdisant le « finning » — la pratique consistant à couper les ailerons des requins et à les relâcher mutilés dans la mer. Le protagoniste principal, Samy (Xavier Lacaille) est un outsider, qui vient d’être embauché par un député français, Michel Specklin (Philippe Duquesne, ex-Deschiens), et se confronte à la fois à l’incompétence absolue et à la paresse inépuisable de son chef, au cynisme narquois de ses homologues anglais et allemands, et aux intrigues machiavéliques de la conseillère politique allemande, Ingeborg.

Ce qui est intéressant dans cette série, c’est qu’elle parvient à se faire le miroir de l’Europe, de ses apories et de ses problèmes. La question non exprimée dans les dialogues, mais à l’œuvre dans la structure même, est de savoir si une machine localement absurde peut être globalement bénéfique. Samy, découvrant les rouages souvent insensés de la machine européenne, passe d’abord par le stade du cynisme pour apprendre à les faire fonctionner, mais contrairement aux autres protagonistes il dépasse ce stade. On le voit s’entêter, seul contre tous, à faire passer un amendement dont personne, ni lui, ni les autres personnages, ni le spectateur, ne ressent l’enjeu – si le spectateur était tenté d’y croire, il est vite averti que même si l’amendement parvenait à passer en commission parlementaire – ce qui est l’enjeu de la série – rien ne garantit qu’il devienne jamais effectif, tant sont nombreuses et périlleuses les étapes qu’il devra encore franchir à la Commission et au Conseil.

En tant que spectateur, on est placés dans une situation d’empathie avec un jeune homme qui croit en ce qu’il fait sans trop savoir pourquoi, simplement parce qu’il s’oppose au cynisme des autres. L’idée sous-jacente que déclenche ce mécanisme d’empathie pourrait être énoncée ainsi : une personne qui localement ne comprend rien au système global peut néanmoins faire œuvre utile. Autrement dit, les institutions européennes se prêtent avec toute leur complexité labyrinthique à ce que des acteurs de bonne volonté qui sont situés à des points aléatoires du labyrinthe et n’en ont aucune vision d’ensemble puissent faire avancer les choses. C’est un bien gros pari, un pari qui est même assez vertigineux. Mais n’est-ce pas celui de l’Europe ? N’est-ce pas à lui que sont enchaînés nos destins ? Il est permis de douter que ce pari soit le rêve le plus fou des citoyens de l’Europe – mais n’est-ce pas malgré tout le pari qui est fait par ceux qui la subissent le moins ?

Outre-Atlantique, les séries et les films érigent de véritables temples à la gloire de l’Amérique, de ses promesses et de ses trahisons, de ses institutions et de ses rebelles. L’Amérique a largement imposé sa grammaire narrative au monde, de sorte que si on pouvait faire pareil en Europe, beaucoup le feraient. Et pourtant on ne le fait pas. Parlement répond à la célèbre saga politique The West Wing. Elle la cite, lui fait de nombreux clins d’œil, se veut son pendant européen. Mais tout les oppose, et il ne pourrait en être autrement. Dans The West Wing, le President Bartlet (Martin Sheen) est une figure complexe, paradoxale, héroïque. Comme il se doit, il infléchit le destin de l’Amérique lorsqu’il parvient à se dépasser lui-même. Dans Parlement, le député Specklin, qui n’arrive ni à faire un discours d’une minute ni à répondre à aucune question, prévient dès sa première scène : « c’est très compliqué. Vous êtes nouveau, vous vous rendez pas bien compte, mais c’est très compliqué. (…) Ca fait trois ans que je suis ici, c’est pas maintenant que je vais demander comment ça marche. (…) C’est comme ces gamins qui arrivent en sixième sans savoir ni lire, ni écrire. Pour eux c’est trop tard, alors c’est comme ça qu’ils se mettent à vendre de la drogue et tout ça : ben moi c’est pareil. »

L’Amérique se prend au sérieux ; l’Europe, non. On s’en accuse, on s’en excuse, on en a honte et on l’assume – A TV Show about Europe ? Ugh, boring – mais c’est comme ça. Le Zeitgeist ne nous autorise pas les enfantillages, à nous Européens : les gens qui croient encore aux gentils et aux méchants, comment dire… L’ennui, c’est que ces gens à l’esprit positif dominent culturellement le monde, notre monde. Les spectateurs européens préfèrent en général les séries américaines : elles sont de meilleurs divertissements. Pour être audible, nous ne pouvons ignorer leurs règles. Nous sommes pris en étau.

Quel chemin emprunter, si on ne croit pas aux gentils et aux méchants tout en étant peu ou prou obligés d’adopter la syntaxe enfantine de ceux qui y croient ? La série explore cette question avec beaucoup d’humour et un peu de méthode : on est en permanence en quête de sens. Et c’est un personnage surprenant qui forme in fine le cœur de l’aporie : Eamon, l’administrateur européen, joué par l’excellent William Nadylam qui parvient à en faire un sphinx tout en paradoxes. A la fois atrocement agaçant avec sa voix suave, presque robotique, son air satisfait, sa supériorité de fonctionnaire-expert-technicien – le prototype de bouc émissaire pour les temps actuels – il est aussi le plus humble de tous, terriblement sympathique par son intelligence, sa bienveillance masquée, sa connaissance des rouages qui lui permet de faire des interventions sous la table, toujours efficaces, pour aider Samy.

Le Sphinx est un homme de l’ombre et de culture qui sait que la culture est une malédiction aujourd’hui. Il cite des philosophes antiques à la dérobée, pour se donner confiance à lui-même : il sait qu’il ne sera pas compris. Sans jamais se mettre en faute, il oppose de la résistance passive aux idées les plus absurdes d’élus décérébrés, et oriente leurs assistants acculturés face auxquels il n’a aucun pouvoir. Mais il a reconnu en Samy un allié. Figure hégélienne perdu dans une comédie dont il ne tient pas les rênes, Eamon ne révèle hélas pas le sens de l’Histoire, mais celui de la série : la raison européenne ne serait pas portée par les élus, mais, à travers eux, par le système qui permet à des représentants médiocres de participer à une œuvre qui les dépasse. Pour garantir que la démocratie ne bascule pas dans la dictature d’un homme ou d’un camp, Madison a doté la Constitution américaine de principes assurant que l’ambition des uns puisse toujours contrecarrer celle des autres. Les pères fondateurs de l’Europe ont-ils, à l’inverse, mis en place un système dans lequel le manque d’ambition des uns contrecarre toujours la nullité des autres ? On se prend à rêver qu’il suffise, pour donner du souffle à l’Europe, de quelques sphinx discrets cachés dans les détours du labyrinthe, de mèche avec une poignée d’idéalistes postés ici ou là. Si ça marche, c’est formidable. Seul l’avenir donnera une réponse définitive. En attendant, Parlement vaut le détour, pour le plaisir et pour pouvoir se poser la question en souriant.

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