Une histoire d’amour et de rejet

Un roman surprenant qui reprend l'histoire biblique du prophète Jonas, englouti par un monstre marin, dans un langage à la fois doux et ferme, réminiscence du style testamentaire

Ioana Pârvulescu, Prevestirea [La Prédiction], Bucarest, Humanitas, 2020, 336 pages, ISBN 9789735068356

D’abord poète, avec un recueil de vers publié en 1990, Ioana Pârvulescu s’est aventurée presque 20 ans plus tard sur le chemin sinueux du roman, avec La Vie commence vendredi (2009), suivi de L’Avenir commence lundi (2014) et Les Innocents (2016). Elle revient en 2020 avec un roman surprenant, La Prédiction, qui reprend l’histoire biblique du prophète Jonas, englouti par un monstre marin, dans un langage à la fois doux et ferme, réminiscence du style testamentaire (notamment du Cantique des cantiques). Parsemé de passages troublants et touchants, il dévoile une romancière au zénith de son talent.

Le respect des grandes lignes du récit biblique s’accompagne d’une réécriture courageuse, qui ajoute des épisodes et des personnages, voire déplace les significations du texte original vers le monde très humain des émotions et des relations parentales. Dans l’Ancien Testament, Jonas est le fils d’Amitthaï, nom qui signifie « vrai » en hébreu. Dans le roman de Ioana Pârvulescu, sa filiation est plus ambiguë, car la figure de Jacob vient troubler le lignage limpide de la Bible. Ami de jeunesse d’Amitthaï, il a été amoureux de sa femme et il est parti à l’autre bout du monde, à Tarsis, c’est-à-dire dans la péninsule Ibérique, comme pour expier un lourd péché. Il avait en effet péché envers son ami en rendant visite à sa femme durant la nuit. L’incertitude plane donc sur la filiation de Jonas tout au long du roman, qui débute avec le retour de ce Jacob auto-exilé, maintenant très vieux, dans la terre de Gath-Hépher, son pays natal.

Commerçant détenteur d’une richesse inouïe, mais sans enfants, Jacob veut initier le fils de son ancien ami, qu’il appelle son neveu, aux secrets du négoce et lui laisser sa fortune. Mais tout semble le séparer de Jonas. Grand parleur, au langage charmant et fluide qu’on dirait tiré directement du Cantique des cantiques, Jacob a l’allure d’un poète, d’un mage, avec ses riches vêtements, son talent de guérisseur et sa langue couverte de miel. Au contraire, Jonas reste toujours taciturne, presque muet. D’où vient son silence têtu, parfois hostile ? Depuis l’enfance, Jonas avait constaté que ses mots laissaient des traces dans la vie des hommes. Il avait chuchoté à l’oreille d’une jeune fille laide, dont tous les garçons se moquaient, qu’elle était belle et peu de temps après son visage avait fleuri. Il avait lancé une injure à un ami qui ne voulait pas partager sa nourriture avec lui, et la famille de celui-ci était aussitôt devenue pauvre. Les mots de Jonas remplissent ainsi la fonction performative des mots divins, qu’il avait entendus lorsqu’il était enfant. Il devient à la fois réceptacle et véhicule de la parole de Dieu.

Le couple antinomique formé par Jonas et Jacob articule l’ensemble du livre, si bien qu’on en vient à se demander s’ils ne sont pas des figures allégoriques de la vérité et de la fiction : Jonas, prudent et apeuré par la force de ses mots qui révèlent la vérité, Jacob gaspillant ses paroles, dessinant des volutes littéraires à chaque occasion, séduit par la sonorité de son propre langage. Ces deux hommes, qui incarnent les deux faces d’une même pièce, partent ensemble pour Joppé (Jaffa), afin de s’embarquer sur un navire à destination de Tarsis, à l’autre bout de la grande mer qu’on appelle aujourd’hui la Méditerranée. Avant de partir, la voix de Dieu se dévoile pour la deuxième fois à Jonas et lui dit d’aller à Ninive prédire aux hommes la fin de la cité gangrénée par la luxure. Dans la Bible, Jonas fuit son destin, essayant de partir pour Tarsis au lieu d’aller prédire la destruction de Ninive. Mais dans le roman d’Ioana Pârvulescu il fait l’inverse : arrivé dans le port de Jaffa avec Jacob, il disparaît, décidé à s’embarquer pour Ninive et à ne jamais revoir son oncle. Mais, surpris durant cette tentative, il est en quelque sorte forcé de fuir le destin tracé par Dieu et embarque pour Tarsis à contrecœur.

Le récit se complique encore à Jaffa, grâce à l’ajout de deux personnages nouveaux, absents du récit biblique : Elisha et Abiel, un garçon estropié et un jeune homme aveugle, qui deviennent les compagnons de voyage de Jacob et Jonas. Voilà l’étrange tableau d’un riche et sage marchand, médecin et sorcier des mots, accompagné par un homme presque muet (Jonas), un estropié et un aveugle, comme si la vérité et l’émotion du monde étaient plus accessibles aux démunis. Jacob guérit le pied d’Elisha et lui enseigne l’alphabet et les nombres, ainsi que beaucoup de proverbes remplis de sagesse, donne un but à Abiel, qui frictionne tous les soirs son vieux corps et auquel il espère rendre la vue, et tournera même, vers la fin du roman, le cœur de Jonas vers l’amour filial. Jacob guérit par la suite aussi bien les corps que les âmes infirmes.

La plus grande force du roman repose sans doute dans ses nœuds symboliques et son intensité poétique. Des correspondances lient les scènes fondamentales et les personnages : le cœur écrasé comme une grappe du prophète captif dans le ventre du monstre et les raisins foulés aux pieds à Gath-Hépher, ou bien la naissance du fils de Jonas et la naissance de la fille de la reine à Ninive, entre autres. Quant à l’intensité poétique, elle connaît son apogée durant la tempête en mer, dans les passages qui décrivent l’amour de Jonas pour Hannah et pour Sargina, mais surtout durant le bref séjour de Jonas dans le ventre du monstre. Les prières que celui-ci adresse à son Dieu ont le rythme, la vibration et la tendresse d’une complainte amoureuse : « Je tourne mon visage vers toi comme une fleur ! Pourquoi ne viens-tu, quand je crie ton nom de tout mon cœur enfoncé dans les ténèbres comme si c’était une terre tendre et douce ? Je n’ai que toi, arraché du temps et de l’espace, il ne me reste que toi, tu es le seul à me connaître. Tu es le seul que j’aime. Tu es le seul que je voudrais voir ici, ma voix bien aimée… Maintenant, la peau de mon cœur a éclaté comme une grappe et l’esprit qui l’habitait s’est écrasé. Je ne peux pas empoigner les ténèbres. Je ne peux pas enlever l’obscurité de mes yeux avec mes doigts, afin de te voir. Je ne peux pas enlever les tonnerres de mes oreilles avec mes doigts, afin de t’écouter. Tu es en moi et en dehors de moi, mais je ne peux te saisir ». À cela s’ajoute une plasticité qui fait du roman une expérience fortement visuelle, au terme de laquelle le lecteur garde pour longtemps en soi les images des lieux visités et des choses vues par les personnages.

À côté de cette histoire intemporelle de l’homme englouti par son monstre, parti ensuite prédire la chute de la plus puissante cité du monde, se déroule une autre, celle-là bien temporelle. Dans les interstices du récit, Ioana Pârvulescu intercale les paroles de narrateurs qui, depuis Esther, la fille de Jonas, racontent à l’infini les aventures de ce prophète, son amour pour Dieu, pour Hannah, Sargina et son père présumé, Jacob. Il s’agit presque toujours de narratrices, la littérature étant l’apanage des femmes dans le lignage de Jonas. Le rôle de narrateur était transmis d’une femme à l’autre par un anneau, le même qu’avait donné Jacob à Esther lors de son premier retour à Gath-Hépher, comme si son langage couvert de miel était préservé par la relique familiale. Cette continuité du récit par-delà la superposition des voix, traverse et se confond avec l’Histoire et, plus particulièrement, avec l’histoire du peuple juif et ses souffrances.

Ioana Pârvulescu ajoute, au squelette biblique assez minimal et centré sur le repentir, le pardon et la rédemption, la chair de l’amour, réitérant l’intemporel sacrifice du père pour son fils. Car c’est exactement ce que fait Jacob. Aidant la reine de Ninive à accoucher, il protège Jonas et lui permet de mener sa mission jusqu’au bout. Mission étrange, car la cité reste debout grâce à la miséricorde de Dieu le Père envers ses enfants, qui se repentent de leurs péchés et demandent le salut. Ioana Pârvulescu dresse alors un miroir narratif qui fait se répondre l’amour de Jonas pour son père répondre et cet amour du Père pour ses fils.

La leçon la plus douloureuse pour Jonas est peut-être d’apprendre que ses mots peuvent sauver les hommes de la punition divine, mais non arrêter la mort inexorable de ses proches. Trois jours avant la mort de son père, il lui rend visite et lui parle, sachant que ses mots laissent des traces. Mais il découvre que ses paroles ne redonnent pas la vie et n’arrêtent pas la putrescence du corps. Tout comme Énée, il est impuissant à tirer son père de l’enfer. C’est peut-être là le plus difficile enseignement fait par l’homme. Petite histoire aride de l’Ancien Testament, la légende de Jonas gagne, sous l’écriture de Ioana Pârvulescu, toute la tendresse du Nouveau Testament, de son amour irradiant.

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