Plus personne ne veut entendre parler pour la millième fois de la déclaration de Schuman, du Traité de Rome et des postes-frontière dont on lève les barrières. Pourtant, si c’est Philippe de Villiers qui sort un livre sur Monnet, Schuman et les autres, il s’en écoule des dizaines de milliers d’exemplaires : les seuls récits sur l’Europe qui fonctionnent encore sont ceux des populistes. Pendant qu’ils nous racontent de bonnes histoires, pleines d’enjeux forts, d’intrigues, de scandales, le bord d’en face hésite entre le réchauffé (la paix en Europe) et l’insignifiant (la fin des frais de roaming pour les appels mobiles). Tous les efforts pour construire un « nouveau récit pour l’Europe » au cours des dernières décennies n’ont rien donné de bien probant.

L’échec est si général qu’il ne peut provenir que de causes structurelles. À la différence du récit dramatique — qui s’écrit sur une page blanche —, le récit politique est surdéterminé par son contexte : il ne peut se déployer que dans l’espace délimité par les institutions, le monde médiatique, la culture politique. Le discours politique est une recherche de ce qui peut être raconté à partir d’un endroit donné à un moment donné. Par les contraintes qu’elle pose, chaque situation politique a tendance à générer un type d’histoires bien défini. Comme dans le sport, il y a déjà de la narration dans les règles du jeu.

Tous les efforts pour construire un « nouveau récit pour l’Europe » au cours des dernières décennies n’ont rien donné de bien probant.

PIERRE ÉCOCHARD

On sent bien par exemple que les règles du tennis ont tendance à produire un certain type d’histoire : même si chaque match est unique et nous fait traverser des émotions à chaque fois différentes, il est évident que les histoires que le tennis nous raconte ont un air de famille, très différent des histoires que le rugby produit. Les règles du jeu de chaque sport surdéterminent ce qui peut se dire à travers elles, et Roger Federer serait bien en peine de raconter une histoire de ballon oval sur le court central de l’US Open.

De la même manière, l’Union européenne produit par l’agencement des choses un certain type d’histoires. Quelle en est la spécificité ? À en croire un mot souvent attribué à Tolstoï, il n’y a que deux genres d’intrigues dans toute la littérature : « un étranger arrive en ville », et « le héros entreprend un voyage ». Clint Eastwood contre Le Hobbit. L’Europe de Bruxelles se prête très bien à l’étranger qui arrive en ville, et rend presque impossible le voyage du héros. C’est là tout le problème.

L’étranger qui arrive en ville se heurte d’emblée à la méfiance et aux résistances des habitants du lieu : il vient perturber les délicats équilibres, les règles écrites et non écrites. Son extériorité le rend seule capable de remettre en cause les dysfonctionnements de la ville, sa part d’ombre, ses lâchetés. S’il ne réussit pas à y faire le ménage, il repartira comme il était venu, drapé de sa superbe. C’est l’histoire que nous raconte Yánis Varoufákis dans son livre, Adults in the room, dont Costa-Gavras a récemment signé une adaptation cinématographique. Varoufákis se présente comme un outsider qui arrive à Bruxelles, vierge des nombreux vices qui caractérisent à ses yeux les membres de l’Eurogroupe. Il mène bataille contre la bêtise et l’égoïsme, jusqu’à ce que, trahi par son propre Premier ministre, il soit contraint de se retirer en héros magnifique, incorrompu, intouché même par la médiocrité politique à l’origine des maux de la Grèce. C’est une très bonne histoire — peu importe qu’elle corresponde assez peu à la réalité.

L’Europe de Bruxelles se prête très bien à l’étranger qui arrive en ville, et rend presque impossible le voyage du héros. C’est là tout le problème.

PIERRE ÉCOCHARD

Cette histoire est, pour l’essentiel, celle que nous racontent les populistes de tous poils sur l’Europe : donnez-moi le pouvoir, et j’irai à Bruxelles taper du poing sur la table, menaçant, s’ils n’entendent pas raison, de repartir en claquant la porte. Au fond, même si les populistes nous disent tous des choses différentes, ils les disent de la même manière. Gilles Gressani a ainsi montré dans ces colonnes que le discours populiste se définissait par son style plus que par son contenu. Sous l’angle de la narration, le populisme est un genre, au même titre que le Western ou la comédie romantique au cinéma. Et le type même de la narration politique populiste, c’est l’étranger qui arrive en ville : la ville, c’est « le système », et le populisme se pose en outsider qui refuse d’endosser quelque responsabilité que ce soit dans les équilibres venant du passé. Il ne vient pas pour faire des ajustements, mais pour donner un coup de balai, assainir le marécage, chasser les pourris.

L’autre branche de l’alternative de Tolstoï, c’est le voyage du héros : le protagoniste fait face à un problème, qu’il va devoir résoudre en partant à l’aventure. Il rencontre une série de dangers et d’obstacles qu’il surmonte par sa bravoure, avant de parvenir au but. On voit d’emblée la difficulté de raconter une histoire de ce genre à Bruxelles. C’est une ville de consensus, dans laquelle personne ne peut vraiment s’attribuer seul le mérite d’une action définie. La machine semble se mouvoir d’elle-même, sous l’effet de mille petites tractions chacune dans une direction différente. Et puis tout prend du temps, à Bruxelles. Les politiques sont conçues patiemment et prudemment, depuis les livres verts et les études d’impact jusqu’aux propositions de la Commission, elles-mêmes minutieusement examinées par le Conseil et le Parlement avant d’être mises en œuvre dans les États membres. La méthode communautaire, fondée sur la règle, se prête mal aux grandes embardées : le cadre posé par les traités limite nettement les innovations rapides. Emmanuel Macron en a fait les frais dans sa stratégie européenne : il a dû changer de pied après avoir, pendant les deux premières années de son mandat, tenté sans succès de faire bouger les lignes à lui seul. Pour incarner le héros entreprenant une quête, il faut une large liberté d’action : il n’y a guère que les commissaires à la concurrence — détenant un pouvoir autonome considérable — qui parviennent à tirer leur épingle du jeu, depuis « Super Mario » Monti jusqu’à la « Dame de Fer », Margrethe Vestager.

Sous l’angle de la narration, le populisme est un genre, au même titre que le Western ou la comédie romantique au cinéma. Et le type même de la narration politique populiste, c’est l’étranger qui arrive en ville : la ville, c’est « le système », et le populisme se pose en outsider qui refuse d’endosser quelque responsabilité que ce soit dans les équilibres venant du passé.

PIERRE ÉCOCHARD

Ce n’est pas par hasard ou par négligence que l’Europe se présente comme cette sorte de chambre sourde où viennent s’éteindre les fracas du monde. Le système communautaire a été conçu par des gens qui, précisément, ne voulaient pas d’histoire. Après les clameurs du premier XXe siècle, on ne peut blâmer les pères fondateurs d’avoir penché pour le gris, le fade, l’ennuyeux. Cela convenait tout à fait par ailleurs aux technocrates, par nature des gens qui, eux non plus, ne veulent pas d’histoire, et qui aspirent avant tout à une gestion sereine et rationnelle des complexités de la vie sociale. Sous cet angle, le succès de l’entreprise n’est pas contestable : la salle de presse de la Commission européenne est une redoutable machine à calmer les émotions, refroidir les polémiques, étouffer les conflits.

Pour contrebalancer cette absence d’histoires, Bruxelles a pris le parti de fonder son action sur des valeurs : la paix, l’État de droit, les libertés, l’inclusion sociale, la protection de l’environnement. Sans une once de cynisme d’ailleurs : il y a dans les institutions plus de candeur qu’on ne le suppose souvent. Mais cette accumulation de principes ne fait pas un récit, pas plus qu’une juxtaposition de couleurs ne fait un dessin. En outre, les pétitions de valeurs ne sont pas seulement terriblement ennuyeuse pour ceux à qui on les inflige, elles sont aussi dangereusement ambivalentes et statiques. Le discours populiste, par contraste, est à la fois clair et en mouvement. Il va droit au but : « je ferai construire un mur à la frontière mexicaine, et les Mexicains payeront. » C’est simple, c’est net, ça ne s’embarrasse pas de détails. Et surtout, c’est efficace — peu importe que ce soit dit avec un cynisme ostensible. Comme tout romancier le sait, un personnage est défini aux yeux du lecteur par ses actes. Le héros ne peut pas se contenter de faire la liste de ses vertus. Ce n’est que par le déploiement d’une intrigue que le discours politique peut répondre à la question : « que sommes nous en train de faire ici ? » et ainsi donner une raison d’être à l’action commune.

Une fausse piste très courue consiste à reprendre les recettes narratives des populistes, en les détournant – pense-t-on – aux bénéfices d’un propos qui ne serait pas lui-même populiste. Les mélanges des genres de cet ordre sont voués à l’échec. Comme le dit Horace dans son Art poétique, « un sujet comique répugne à être traité en vers de tragédie. (…) Que chaque sujet garde donc le ton qui naturellement lui convient. » Matteo Renzi a essayé en 2014-2015 de raconter depuis le centre-gauche l’histoire de l’étranger qui arrive à Bruxelles pour tout casser (« rottamare »), avec des résultats négatifs tant pour lui que pour la qualité du débat sur l’Europe en Italie. Les Italiens n’ont retenu que ses critiques contre Bruxelles, et lui s’est retrouvé à afficher son impuissance sur la scène européenne.

L’un des traits de l’époque, c’est que nous réagissons de plus en plus à la politique non pas en citoyens, mais plutôt en critique de films ou de séries.

Pierre Écochard

Pour qu’un « nouveau récit sur l’Europe » puisse émerger, une seule solution : il faut en créer les conditions de possibilité en changeant les règles du jeu politique au niveau européen, afin que le voyage du héros puisse s’y déployer. Plutôt que de concevoir des politiques pour ensuite en faire la communication, il faut, dès la conception des règles du jeu, prévoir un espace pour la politique. Plutôt que de noyer les désaccords sous la communication institutionnelle – comme s’il suffisait de plus d’explication pour que les gens « adhèrent » –, il faut donner à voir les confrontations politiques là où est leur place : au Conseil, et surtout au Parlement. Partout où le système institutionnel ne permet pas la mise en scène des confrontations politiques en son sein, la politique se venge du dehors. Or ce n’est qu’au sein des institutions que les conflits peuvent être contextualisés et prendre tout leur sens.

L’un des traits de l’époque, c’est que nous réagissons de plus en plus à la politique non pas en citoyens, mais plutôt en critique de films ou de séries. Les fortunes électorales de Boris Johnson, Matteo Salvini ou Jair Bolsonaro viennent en large part du fait qu’ils sont tout simplement divertissants. A mesure qu’ils dégradent la qualité du « spectacle », la séparation entre la politique d’un côté et les spectateurs-citoyens de l’autre se fait plus grande, aggravant encore aussi bien le détachement croissant entre le peuple et ses gouvernants que la désacralisation de la politique. Il est vital pour la politique de produire de meilleures histoires, à mêmes de rapprocher le spectacle des spectateurs.

La narration politique ne date pas de l’apparition des réseaux sociaux. Jean Monnet en était un maître. Il savait qu’il ne pourrait pas capturer l’imagination des Européens avec de vagues appels à l’unité : il lui fallait incarner son idéal dans des actions bien définies. En proposant de mettre en commun la production de charbon et d’acier, il a en quelques mots tracé les contours d’un récit. S’attaquer aux moyens matériels de la guerre, c’était convoquer des symboles extrêmement puissants, non pas à travers des paroles aussi vite oubliées qu’elles auraient été prononcées, mais dans le contenu même de la proposition. C’était rendre déjà concret un futur désirable. Bref, c’était une très bonne histoire. Elle a maintenant soixante-dix ans ; il nous en faut de nouvelles. Et pour les produire, il va falloir être prêts à pousser les meubles.

Crédits
Pierre Ecochard est économiste dans les institutions européennes. Les opinions exprimées ici sont celles de l’auteur et ne sauraient engager les institutions européennes.