J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu
En critiquant le dernier livre de Philippe de Villiers, qui semble incarner les réussites des récits eurosceptiques et approximatifs, nous proposons les linéaments d'un grand roman européen.
Après avoir fait de la théorie complotiste et meurtrière du grand remplacement son petit fonds de commerce éditorial (Les mosquées de Roissy, 2006 ; Les Cloches sonneront-elles encore demain ?, 2016), Philippe de Villiers, le Cathelineau des plateaux télévisés, a encore frappé. Le verbe haut — croit-il — et la plume acérée il est reparti à l’assaut d’une de ses vieilles ennemies, l’Union européenne. Le 6 mars 2019 paraissait en effet J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu. Derrière ce titre, on trouverait des « secrets dérangeants » cachés aux citoyens européens depuis le début de la construction européenne. En désordre, voici les plus « éclatantes » de ses découvertes : Jean Monnet était stipendié par la CIA ; Robert Schuman a porté l’uniforme allemand pendant la Première Guerre mondiale et fut ministre de Vichy ; Walter Hallstein, l’un des pères allemands de l’Europe, fut juriste sous le Troisième Reich et membre d’associations professionnelles nazies.
Du côté du quatrième pouvoir, la réaction est contrastée. Le Figaro par la voix de l’inénarrable Jean-Christophe Buisson — déjà auteur il y a quelques mois d’une préface à la réédition chez Robert Laffont d’œuvres de Charles Maurras qui tenait presque de l’apologue — s’est rué sur les bonnes feuilles de ce pamphlet eurosceptique, parlant d’un « J’accuse » antieuropéen… D’autres médias ont donné tribune ouverte à Philippe de Villiers, se contentant souvent de présenter son livre comme un recueil de « thèses controversées », ce qui tendrait à accorder quelque crédit à un travail qui n’a que la vague apparence de l’histoire : c’était le cas par exemple sur la matinale de France Inter lundi matin. D’autres journalistes cependant nous ont épargné la peine de démonter page à page, chapitre après chapitre, les élucubrations europhobes de Philippe de Villiers : Luc de Barochez dans Le Point ou Audrey Kucinskas dans L’Express ont fait (et bien fait) le nécessaire travail de déconstruction.
Des questions, pourtant, demeurent. Que nous dit ce pamphlet au vernis historique du rapport qu’entretient une partie de la classe politique française à l’histoire ? Quels sont les ressorts profonds de la démarche de Villiers ? Les défenseurs de l’idée européenne peuvent-ils gagner quelque chose à affronter ces théories fumeuses ?
La parution du livre est opportune. Fayard, maison d’édition bien matoise, n’allait pas perdre une occasion de capitaliser sur l’Union européenne, ou plutôt sur sa détestation, à quelques mois des élections. Nous l’avions dit il y a six mois à propos de Zemmour : le nationalisme et la réaction sont des activités juteuses. Le replâtrage d’antiennes eurosceptiques — la dilution des nations ; l’Union, cheval de Troie du libéralisme américain ; le soupçon des racines nazies du projet européen — attire toujours le chaland. Et du reste, c’est sans doute plus que jamais le cas alors que cette campagne européenne anime plus que de coutume les débats nationaux.
De fait, le livre de Philippe de Villiers est un signe indéniable que nous sommes entrés en campagne européenne. En un sens, il est dans la continuité du grotesque rapport sur l’euro que les membres du programme GEG | Économie ont éreinté pour de bon dans un article paru il y a peu. De fait, dans le paradigme démocratique contemporain, une campagne électorale n’en est pas vraiment une si elle ne suscite pas une certaine dose de fausses nouvelles, d’informations fallacieuses et de manipulations. J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu est ainsi une immense pantalonnade historique dans laquelle les méthodes de l’historien (« les archives ! ») sont singées mais jamais respectées.
Cette pratique est ancienne. Déjà, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, la polémique politique entre républicains et nostalgiques de la monarchie prit un tour historique et archivistique. De la part des héritiers de la Contre-révolution, l’imitation des codes et des pratiques qui s’imposaient à l’Université étaient une manière de retourner contre elle la légitimité scientifique que celle-ci avait commencée à constituer. Publication partielle des archives, élimination des sources contradictoires… évidemment, tout ce qui remettait en question le récit historique royaliste était soigneusement caviardé, en dépit des règles qui commençaient à s’imposer au champ historique. Ces mauvaises pratiques étaient redoublées par un discours qui, d’Hippolyte Taine à Pierre Gaxotte, fit florès : les bonnes sources dévoilaient le grand mensonge de la Révolution ; en plus d’être de mauvais historiens, les républicains étaient des menteurs — une réactivation épistémologique des théories complotistes et antimaçonniques de l’abbé Barruel et de ses héritiers. En somme eux aussi prétendaient tirer sur le fil du mensonge.
Il est amusant de voir que Philippe de Villiers, le Vendéen, infatigable défenseur du passé catholique et royal de la France, reprenne des pratiques inaugurées par ses aïeux en royalisme. Sans compter que son livre témoigne de la fièvre historique qui frappe indifféremment presque toute la classe politique française… Pour les dirigeants français, comme pour ceux qui aspirent à les remplacer, l’histoire, par un étrange retournement temporel, — surtout si elle est tronquée et débitée de manière partisane — serait la solution presque magique aux maux qui frappent le présent. À ce petit jeu, il faut admettre que les antilibéraux (surtout s’ils sont de droite) sont bien plus habiles que les autres. Sans doute parce qu’il manie à la perfection les règles d’un récit historique simplifié, saturé d’anecdotes, romanesque en somme, dans ce que ce mot recouvre de manichéisme bêta… Malheureusement cette vulgarisation, presque hégémonique sur ce créneau difficile et longtemps ignoré par les historiens de métier, satisfait les besoins d’histoire mal assouvis d’une partie de la population française.
Et puis Philippe de Villiers a un certain talent de conteur, à défaut d’être bon historien. Cette vérité, déjà éprouvée au Puy du Fou, se retrouve dans J’ai tiré sur le fil du mensonge et tout est venu. Jugez plutôt : alors même que le principal reproche adressé à l’Union, à ses pères fondateurs comme à ses dirigeants actuels, est sa grisaille et sa technocratie, Philippe deVilliers réussit la prouesse de transformer ces hommes un peu gris en sulfureux personnages de polar. Monnet, Schuman, Hallstein ? L’espion américain, le traître franco-allemand, le nazi devenu bruxellois … on se croirait dans un roman du regretté Philip Kerr.
Et, en somme, on en revient au Puy du Fou, formidable machine à raconter des histoires, à défaut d’en faire sérieusement.
Quoi qu’il en soit, cette imagination débordante servie par un fruste talent de conteur est une arme efficace dans le débat européen. Comme Salvini, comme Orbán, Philippe de Villiers sait utiliser des images saisissantes pour peser dans les champs politique et médiatique. Ce sont des génies du framing, un terme intraduisible, mais qui désigne la capacité à élaborer des scénarios qui s’imposeront dans le débat public, justifiant certaines décisions politiques : ici, la subversion de l’idée européenne.
Est-ce une fatalité ? Se résigner à un récit eurosceptique forcément dominant serait une erreur. Quand bien même il serait séduisant, il est possible de retourner cette séduction contre ceux qui la manipulent. Car reconnaissons cela à Philippe de Villiers : sous sa plume la construction européenne est peut-être inquiétante, mais il n’en reste pas moins qu’elle n’a a jamais été si passionnante.
À nous, alors, d’inventer un roman européen qui le serait aussi… sans être mensonger.