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Écrivain et rappeur, franco-rwandais, Gaël Faye vit entre la France et le Rwanda, entre l’Europe et l’Afrique. Dans un entretien que nous avions réalisé il y a deux ans, il nous avait parlé de l’idée d’Europe et de ce que représente le « sol européen » évoqué dans son roman Petit pays (Grasset, 2016). Aujourd’hui, avant de s’envoler pour Kigali à l’occasion des commémorations du génocide des Tutsis, il nous livre son expérience des limites de la littérature et des difficultés de l’écrivain face au génocide.

Vous vivez en partie au Rwanda. Quand arrive ce « maudit mois d’avril » (Petit Pays), qui ouvre la période de commémoration du génocide, que se passe-t-il dans la population ?

C’est vrai que le mois d’avril change l’atmosphère du pays, comme si une chape de plomb tombait sur tout le monde. Il y a une recrudescence des absences au travail, des gens qui ont des ulcères à l’estomac et qui somatisent énormément. Certains rescapés quittent le pays à ce moment-là, ceux qui ne veulent pas participer aux commémorations et qui, pour certains, sont agacés par leur côté officiel, agacés d’entendre la parole du chef d’État, au détriment peut-être d’un silence et d’une écoute des survivants. Il y a aussi toute la population Hutu pour qui le problème est plus difficile à soulever. Il y a des gens qui éteignent la radio où l’on entend des commémorations, des chants de souvenir, où on égrène les noms des disparus. Certaines personnes n’ont pas envie d’entendre parler de ça. Parfois, certaines personnes tiennent des discours qui disent qu’il « faut aller de l’avant », « passer à autre chose » – même pour des personnes touchées très intimement par le génocide. Il y a aussi les jeunes, nés après 1994, une génération qui a maintenant dépassé la vingtaine, qui se sentent entravés par cette mémoire à répétition. Cette période est longue, et dure quand même trois mois.

Une saison entière…

Il y a aussi forcément des gens pour qui c’est important. L’une de mes tantes survivantes me disait que plus le temps passe et plus les commémorations sont difficiles, et en même temps plus elles sont importantes.

D’où vient cette plus grande difficulté ?

Commémorer est difficile parce que les rescapés ne sont plus dans la même urgence. Tout de suite après le génocide il n’y avait pas d’eau, pas d’électricité, il fallait s’occuper des enfants et des vieux. Aujourd’hui, les enfants ont grandi, les gens se sont installés, la vie a repris un cours normal. Ainsi, c’est comme si les barrières de sécurité que l’on avait érigées pour se reconstruire étaient plus fragiles, comme si l’on était plus facilement impacté. Je suis moi-même très étonné d’entendre ce discours selon lequel les commémorations sont de plus en plus difficiles avec le temps. On a toujours tendance à dire que le temps va soigner, mais non.

Comment la mémoire est-elle construite, en comparaison, par exemple, avec la mémoire de la Seconde guerre mondiale en Europe ?

Ce n’est pas pareil qu’en Europe. Bien sûr, l’Europe a connu des traumatismes, mais la différence est que les violences n’ont pas été commises directement par des voisins, des personnes du même quartier, que l’on côtoyait tout les jours. Le génocide est véritablement entré dans l’intimité de tous les Rwandais. L’histoire du Rwanda est particulière. C’est un pays enclavé, un petit territoire où tout le monde est condamné à vivre avec tout le monde.

On ne peut donc pas donner une vision globale de la manière dont les commémorations sont vécues ?

C’est une diversité de comportements, en fonction de chacun, de son histoire, selon que l’on est issu d’une famille de rescapés ou d’une famille de bourreaux, que l’on est Tutsi ou Hutu, que l’on vit en ville ou à la campagne, que l’on est né avant ou après le génocide.

Le discours officiel doit pourtant s’adresser à toute la société — comment est-il formé ?

Le discours officiel est sur une crête. Le pouvoir, pris en tenaille, doit avoir un discours qui propulse la société dans l’avenir, dans la reconstruction, dans le monde de demain, dans la jeunesse, sans oublier d’où vient le pays, sans oublier les survivants.

Certes, il y a un discours officiel, mais il y a aussi le discours des survivants. Partout, pendant trois mois, dans tous les endroits du pays, il y a des veillées, des chansons, des survivants qui prennent la parole, des officiels, bien sûr, mais pas que… Tous s’emparent de la question. Il n’y a pas un organe dédié, gouvernemental, qui créerait une nouvelle idéologie.

Quel est le rapport du pouvoir en place au génocide ?

Il faut comprendre que le pouvoir actuel au Rwanda tire aussi une forme de légitimité du génocide, vu comme une année zéro. Le FPR1, parti au pouvoir aujourd’hui, et sa branche armée ont stoppé le génocide. Lorsque Kagame a stoppé le génocide, il n’avait que 34 ans, il était plus jeune que moi aujourd’hui. C’est un groupe d’homme qui a eu affaire à une situation absolument exceptionnelle, alors qu’ils étaient des gamins, et pas des militaires de carrière. Ils ont dû faire avec le peu d’expérience qu’ils avaient de la vie devant l’inédit de la situation.

Pour les survivants, ce sont «  ceux qui nous ont sauvé  », l’idée qu’ils leur doivent leur vie est très présente. Des rescapés disent que c’est ce président, cette armée, qui leur a redonné leur dignité et leur fierté. Ainsi, lorsque je discute avec des amis survivants, certains prennent très mal toutes les attaques qui peuvent exister contre le pouvoir en place, notamment celle qui peuvent être faite en Occident. C’est comme si on les attaquait eux. Lorsqu’on se demande en Occident, de façon très hautaine, où en est la société rwandaise sur la liberté d’expression, sur la démocratie et sur la réconciliation, cela peut être très violent pour un Rwandais qui a vécu cette histoire face à une communauté internationale qui a complètement fermé les yeux pendant trois mois, et qui vient après pour constater ce qu’il s’est passé et donner des leçons.

Il y a donc une forte adhésion au pouvoir, que, vu d’Europe, nous avons du mal à comprendre ?

J’essaie de sortir de ma façon de voir à la française. En France, on a une facilité à critiquer le pouvoir, c’est même ancré dans la culture. La figure du rebelle, du révolutionnaire, est quelque chose qui est mis en avant. La société rwandaise fonctionne différemment et pour essayer de la comprendre et d’entrer dans sa complexité il faut aussi accepter l’existence de ce phénomène d’adhésion d’une grande partie de la population au pouvoir. C’est une réalité du pays que je constate en étant la-bas, même dans des discussions intimes que j’ai avec les uns et les autres.

En regardant d’Europe, on a du mal à se le représenter, on se dit qu’il y a une anomalie, que les gens doivent vivre avec une arme sur la tempe. Pourtant, ces choses-là sont intrinsèques à la culture rwandaise et elles ne sont pas liées au pouvoir en place. L’adhésion qu’il y a eu pour le génocide peut être autant questionnée que l’adhésion qui existe actuellement pour le pouvoir en place. On ne peut faire une analyse politique à partir de critères occidentaux. De là vient la difficulté que j’ai souvent à parler avec des journalistes ou même à des ONG sur place. On évolue avec d’autres références, d’autres normes et une autre histoire.

Dans votre précédent entretien vous nous expliquiez que l’Europe avait l’image d’un lieu de paix et de sécurité…

La guerre ne semble pas appartenir à l’Europe, à l’idée et au fantasme que l’on s’en fait. C’est pour cela que je décrivais ce que j’avais ressenti face au conflit en Yougoslavie : la guerre civile a fait sortir cette région de « l’Europe » telle qu’on se la représente de l’extérieur.

Cette image est-elle toujours d’actualité ?

Oui, en deux ans mon constat n’a pas changé. Certes on observe la montée des extrêmes, mais l’Europe reste un territoire qui est synonyme de stabilité.

Je suis arrivé à cette image parce que j’avais décrit l’Europe du point de vue de ma situation africaine. C’est l’image que je me faisais de l’Europe depuis mon Burundi natal qui me permet d’énoncer ce que l’Europe représentait pour moi. Si j’étais né ici, je n’aurais pas eu ce sentiment.

Vous décrivez cette image de l’Europe vue de l’extérieur et vous êtes aussi européen. D’où vient l’absence d’un sentiment européen alors que de l’extérieur la cohérence de l’entité « Europe » semble une évidence ?

Je pense qu’il est encore plus difficile d’avoir un sentiment européen lorsqu’on est français. Il y a des pays en Europe qui sont obligées de vivre avec leurs voisins. Mes amis qui sont des artistes belges ne considèrent jamais que leur espace d’expression peut se limiter à la Belgique. Ils sont toujours ouverts sur l’Est et l’Ouest, sur la France et les pays nordiques. Ils se vivent donc comme un carrefour.

En France, on est un pays où l’on a ce fantasme qu’on est une nation qui s’est construite d’elle-même, qui est fortifiée et qui existe depuis longtemps. Je crois que la France – un peu comme les Etats-Unis – est un pays où beaucoup de citoyens arrivent à se suffir à eux-mêmes, à se limiter à leurs propres frontières, en se disant qu’ils sont les héritiers d’une grande culture, multiséculaire.

Je pense aussi que pour se sentir européens, il faut déjà que les Français fassent ce travail de décentrement sur leur propre histoire. Comprendre que la France est un lieu de carrefour. J’étais au musée d’Orsay, pour voir l’exposition sur le modèle noir dans la peinture française : à travers ces tableaux du XIXe siècle, on voit que la France est déjà un carrefour. Il y a dans l’art quelque chose d’acté, de présent, qu’il n’y a même pas à questionner : il peut montrer la société telle quelle. Il faut affronter cet impensé, pour ensuite s’ouvrir plus loin que nos propres frontières. Parce que l’Europe n’est pas l’Europe blanche et de culture chrétienne. Pour moi, ce n’est pas possible de la réduire à cela.

Vous dites que « Si j’ai commencé à écrire, je pense, c’est que je n’ai rien compris à la première partie de ma vie ». Qu’est-ce que cela vous a appris, sur vous, mais aussi sur la pertinence de la recherche d’un identité ? Cela a-t-il été concluant ?

Oui, ça a été concluant. Cela m’a surtout appris qu’on ne doit pas se définir dans l’oeil de l’autre. Chacun doit avoir la liberté de s’autodéfinir. L’écriture, la création, est un acte d’autodéfinition. Un journal burundais m’a un jour demandé ce qu’était l’indépendance : je pense que c’est devenir soi.

Dans la première partie de notre vie, on arrive dans un monde qu’on a pas choisi, dans lequel on nous impose des valeurs, une culture. La création m’a permis d’interroger tout ce qu’on m’a imposé comme spécificités, sans me le demander. Et de faire l’inventaire de ce que j’accepte et de ce que je n’accepte pas d’être.

Cette recherche d’identité, de spécificité, peut-on la généraliser à une échelle plus large, à des pays ou des groupes ? Beaucoup se demandent quelle est l’identité de l’Europe, ou encore de la France, de la Hongrie…

Non, car en essayant de faire cela on ne fait qu’essentialiser. Ce qui crée le racisme et les guerres, c’est de penser qu’on peut créer une entité comportant un certain nombre d’individus contre d’autres. A l’époque du grand débat sur « l’identité nationale » en France, j’avais des discussions enflammées avec des amis : pour moi définir ce qu’est un Français, c’est l’enfermer.

Dans votre texte « C’est la nuit à Kigali », vous évoquez la question du génocide et de la mémoire des disparus : « L’Histoire oui ! Mais leurs histoires où sont elles ? » « N’attendons plus les apocalypses de fin de siècle pour nous révéler. », pour « redonner un visage humain à chaque disparu ». Au contraire d’Aimé Césaire, qui déclarait « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche », vous êtes un écrivain qui appelle à tout un chacun à « se raconter », avec « leurs mots »…

Il faut verbaliser, utiliser les mots pour dire qui l’on est. C’est par la parole qu’une société peut retrouver la liberté, un équilibre, créer du lien. On ressent moins cela en France, parce qu’on est très tôt confrontés à des livres, des bibliothèques entières. Mais quand on est un jeune burundais ou un jeune rwandais, on n’a pas accès aux vies de nos voisins, à la généalogie et à l’histoire de nos familles.

Le XXe siècle a liquidé énormément de nos histoires. Au moment des commémorations d’avril au Rwanda, il y a un jour particulier où l’on commémore les familles qui n’existent plus du tout, où il ne reste plus personne. Ce sont des choses qui, quand j’y pense, me donnent le vertige. Je ne connaîtrai jamais la vie de deux générations au-dessus de moi, de mon grand-père par exemple, alors qu’ici j’ai des amis qui peuvent remonter à vingt générations. Sur ce point, il y a un déséquilibre très grand, qui est lié à la prise de parole et à l’introspection.

C’est donc un appel à constituer un patrimoine…

Pour moi, c’est comme ça qu’on fait l’Histoire. Il faut passer par l’accumulation de toutes ces histoires, de tous ces faits apparemment dérisoires. Je l’ai vu quand j’ai voulu écrire mon roman, sur cette période particulière du Burundi, de 1993 à 1995. J’ai cherché et je me disais qu’il devait exister des écrits, des gens qui ont simplement raconté ce que c’était que la vie dans une ville à cette époque. Je n’ai rien trouvé. C’est aussi pour ça que ce roman a eu beaucoup de succès chez les Burundais et les Rwandais : certains m’ont dit que j’avais ramené à leur souvenir des choses qu’ils avaient oubliées.

L’absence d’écrits est quelque chose de dramatique. Aujourd’hui, il existe une littérature sur le génocide. Mais il ne faut pas qu’on s’arrête là : il ne faut pas attendre des événements de cette gravité pour écrire. Ecrivons tout le temps. C’est en écrivant qu’on peut questionner la société et constituer une mémoire. Il en va de même pour la musique : on ne peut pas avoir que des chants de commémorations.

Vous passez également par la musique pour faire « Irruption ». Ce morceau est un véritable appel, presque révolutionnaire : « On devient arrogants, on veut rimer comme des canifs ». Ce sont ces mots forts, littéralement incisifs, ce que vous adressez à celles et ceux qui vous entendent : osez parler, osez être « arrogants », talentueux, pour qu’on ne parle plus à votre place ?

Oser écrire, c’est oser s’affirmer. Je crois que les mots sont les vraies armes de notre époque. Le discours articulé. Tout citoyen – comme tout artiste – doit oser lorsqu’il prend la parole. Il est extraordinaire qu’il y ait aujourd’hui des mouvements de jeunesse, des jeunes qui prennent la parole, par exemple pour le climat, mais l’esprit critique doit continuer de travailler. Ce que l’on dit a été dit à d’autres moment, sous d’êtres formes, parfois de façon plus intelligente. Il faut encourager les mouvements et les contestations, mais les encourager aussi à se rattacher à ce qui a déjà été fait. Je rappe aujourd’hui, dans l’irruption, avec qui je suis. Mais j’ai lu, j’ai lu mes pères. C’est la même chose quand je parle du Rwanda. On ne comprendra pas qui l’on n’est uniquement à l’aune du génocide et de la violence. Il faut aussi partir du passé, de notre histoire, de nos histoires familiales, de nos histoires d’amour.

Vous avez aussi souligné un paradoxe, à travers votre poème « Un silence de mots », avec une autre exhortation : « Bâillonnez les poèmes », « Qu’ils se taisent qu’ils se taisent, qu’ils se taisent, afin qu’il ne reste qu’un silence de mots ». Pouvez-vous revenir sur cet autre appel ?

Dans ce poème, il est question du génocide en tant que tel, du « ça » que l’on prononce en disant « plus jamais ça ». Je parle de mon incapacité à écrire le génocide. Je ne sais pas comment on fait.

On a parlé de mon roman comme d’un roman sur le génocide, ce qu’il n’est pas du tout. Il parle d’un enfant à Bujumbura, un paradis perdu. Sa mère revient du Rwanda, mais elle ne fait qu’évoquer le génocide, elle ne l’a pas vécu en tant que tel. Quand il est question du génocide, le personnage principal, Gabriel, dit cette phrase : « Nous avons vécu le génocide entre quatre murs derrière un téléphone et un poste de radio ». Il n’était pas là. De plus, les scènes de violence qui y sont décrites sont les scènes de la guerre au Burundi. Il n’est pas question des massacres au Rwanda.

Le génocide représente donc un cas limite pour l’écriture ?

Comment faire de la littérature avec ça ? C’est de là que vient la contradiction présente dans le poème, et qui était importante pour moi. Je me tais, je ne peux rien dire, et en même temps j’écris dans ce poème que si je devais parler, je parlais de cela : «  les bébés pilés au mortier  », «  les pieux enfoncés dans les femmes  », «  les vieillards écartelés  »… Ça ne s’écrit pas. Ça se dit dans la bouche d’un survivant, mais un poète, un écrivain, qui est censé faire du style, travailler, comment fait-il ? Parfois je suis très choqué par des pièces de théâtre auxquelles j’assiste, ou des écrits, qui la plupart du temps ne sont pas faites par des Rwandais : c’est comme s’il y avait une forme de complaisance inconsciente, à raconter cela.

D’où vient cette difficulté ?

Je crois que voir la violence de façon trop brute est quelque chose qui annihile l’esprit critique. Le récit des survivants est important, il faudrait que tous puissent témoigner car c’est une mémoire qui va disparaître. Mais le récit du survivant ne permet pas de faire comprendre au grand public ce qu’a été un génocide. La première réaction est de ne pas se sentir concerné par cette violence tellement elle est vertigineuse. Le travail du poète, de l’écrivain, de la littérature, est de réussir à faire entrer dans ce monde, sans pour autant imposer une distance avec le lecteur.

Vous espérez un jour trouver comment écrire cette violence ?

Il faut travailler une forme, un angle. C’est mon boulot. Parler du génocide directement, je ne peux pas le faire et, pour ma part, ce n’est jamais frontal. J’ai un projet de longue haleine et je ne sais pas si j’y arriverai un jour : j’aimerais faire un roman sur le génocide, mais je n’ai pas encore trouvé l’angle qui me permettra de l’aborder.

Sources
  1. Front patriotique Rwandais