« En France, pour faire carrière, un officier doit se taire », une conversation avec Guillaume Ancel

« C’est à Saint-Cyr que j’ai appris à ne pas exprimer mes doutes ou mes interrogations ». Shahin Vallée s'entretient avec Guillaume Ancel à propos de la culture du silence dans l'armée, l'oubli militaire du passé, la défense européenne et la situation au Mali.

Guillaume Ancel, Un Casque bleu chez les Khmers rouges Journal d’un soldat de la paix, Cambodge 1992, Paris, Les Belles Lettres, «Mémoires de guerre», 2021, 272 pages, ISBN 2251451846

Vous avez écrit trois livres importants inspirés de votre expérience en tant qu’officier. Un premier porte sur le Rwanda, un autre sur les Balkans et le troisième sur le Cambodge, ils racontent vos expériences sur ces théâtres d’opérations. Vos ouvrages tirent également des conclusions plus larges sur l’action des forces armées et posent une question, qui est votre fil conducteur, à savoir la place de la parole et du silence dans l’armée française. Vous vous opposez au silence en affirmant qu’il est important que les militaires parlent, qu’ils expriment leur opposition à un ordre lorsque c’est nécessaire, voire même à un ordre politique.

Je vais commencer par Saint-Cyr. Je m’apprête à publier un livre sur cette école spéciale militaire, qui est le creuset de la formation des officiers de l’armée de terre, car elle est aussi le lieu où j’ai «  appris  » la culture du silence. Je venais d’un milieu universitaire plutôt de gauche, j’avais la culture du débat. Et je me suis retrouvé confronté à une société militaire dont j’ignorais globalement les codes, et qui me questionnent encore : d’une part, ne jamais remettre en cause la mission – à Saint-Cyr, on apprend que la mission a un côté sacré, presque religieux –, d’autre part qu’il faut exécuter la mission à tout prix dès lors qu’elle a été acceptée. C’est à Saint-Cyr que j’ai appris à ne pas exprimer mes doutes ou mes interrogations. 

Cependant, la responsabilité personnelle d’un officier est engagée pour tout ce qu’il fait. Depuis la jurisprudence de Nuremberg, il est établi qu’un officier ne peut pas se protéger par l’obéissance à un ordre. Il est obligé d’assumer ce qu’il va faire ou ce qu’il va ordonner. Par conséquent, j’aimerais faire la distinction entre le fait qu’une fois une mission discutée et acceptée, on fasse tout pour la réaliser – et c’est plutôt à «  l’honneur  » du monde militaire – et le fait que l’on puisse discuter de cette mission auparavant et après, et ne pas l’accepter si celle-ci est illégale ou moralement inacceptable. 

Cette distinction est centrale, et elle met en lumière les conséquences délétères de la Grande muette. C’est comme cela que nous nous sommes retrouvés en mission au Rwanda, avec les meilleures unités de combat de l’armée française, dans une intervention habillée – politiquement et fort opportunément – en opération humanitaire alors qu’elle consistait à protéger la fuite des génocidaires. Ce n’était pas acceptable, nous avons été – là – instrumentalisés.

La culture du silence n’est pas à confondre avec le secret des opérations, valable dans toutes les activités, ou avec l’obligation de réserve qui s’impose à la plupart des fonctionnaires pour respecter la légitimité du pouvoir politique. Dans une entreprise ou une organisation quelle qu’elle soit, il est souvent nécessaire de ne pas dévoiler publiquement ce que l’on essaye de faire, pour ne pas compromettre un projet en cours de réalisation. Je fais donc bien la différence entre le secret des opérations – qui est valable pour tout le monde –, et le fait que l’on puisse discuter de cette opération avant et bien sûr après sa réalisation, dans une culture du débat et dans l’objectif d’apprendre. 

La culture du débat, ce n’est donc pas remettre en cause une opération pendant son exécution : une fois que l’ordre a été donné et que cela a été organisé, il faut remplir sa mission pour ne pas mettre en péril l’opération et, pire encore, la vie de ses camarades. Mais lorsque l’opération est terminée, il faut absolument réussir à comprendre la réalité des événements tels qu’ils se sont déroulés et pas tel que nous aurions aimé qu’ils se déroulent, à les mettre sur la table avec intelligence et se demander ce que nous aurions pu ou dû faire différemment, ce que nous n’avons pas compris et ce que nous devons «  revoir  ». Et cela n’est pas compatible avec la culture du silence. S’il n’y a pas, d’une part, l’expression d’une analyse contradictoire – qui n’existe quasiment pas dans l’armée car il n’y a pas de débat partagé après avoir mené des opérations – et, d’autre part, l’accès aux archives dans un temps du vivant, alors la culture du débat et la possibilité d’apprendre de ses erreurs disparaissent. L’armée se targue souvent de ses «  retours d’expérience  » alors qu’en même temps elle impose plutôt le silence de ses collaborateurs. 

Pour les archives militaires classifiées, comme celles de l’opération «  humanitaire  » au Rwanda, il aurait fallu attendre entre 60 ans – deux générations – et 120 ans avant d’en savoir plus sur ce qui avait été décidé et ordonné. Et je ne compte pas les archives qui ont «  disparu  », comme celles de Jean-Christophe Mitterrand à l’Élysée, ou qui sont restées inaccessibles à la commission Duclert comme celles des forces spéciales dans les armées…

Au-delà des archives, il y a la question cruciale des témoignages. Dans un système organisé, l’intelligence collective repose sur la confrontation des points de vue. S’il n’y a que le chef qui peut s’exprimer sur un sujet – un chef qui de toute façon sera d’accord avec lui-même dans la mesure où c’est lui qui a pris les décisions et qu’il ne va pas se contredire – il n’y a aucune démarche apprenante et nous nous autorisons à reproduire les mêmes erreurs. Pour être disponibles, ces témoignages requièrent une culture de l’écriture et une attente de la société, j’y reviendrai. 

Ce silence n’est-il pas aussi dû au fait que l’armée traîne derrière elle le fardeau d’une histoire non complètement digérée en son sein, mais aussi plus largement dans la société ? Le silence n’est-il pas la meilleure des pratiques quand on ne veut pas se confronter à l’histoire ?

J’ai été formé à Saint-Cyr par la dernière génération qui avait fait la guerre d’Algérie. Mais ils ne nous en ont jamais parlé, ils en étaient incapables. Par la suite, ma génération a été engagée sur plus de 30 années d’opérations assez compliquées, sans avoir aucune connaissance de ce qu’il s’était passé antérieurement dans ce conflit sans issue. Ces opérations «  récentes  » n’ont jamais cessé et elles se sont multipliées avec la disparition de l’Union soviétique au début des années 1990  : ex-Yougoslavie, guerre du Golfe, Somalie, Cambodge, Rwanda, Srebrenica et, aujourd’hui, du Sahel à la Syrie en passant par l’Afghanistan, alors que nous n’avons rien appris du passé. Cela est inquiétant de redécouvrir aussi régulièrement des sujets et des situations qui sont souvent des répétitions, certes dans des circonstances différentes, mais troublantes par l’importance de leurs similitudes. 

Cela interroge donc sur une organisation militaire (et politique) qui apprend peu et, surtout, sur le décrochage qui s’opère progressivement avec la démocratie, avec notre société que l’armée est pourtant censée servir. En effet, lorsque j’explique que du fait de leur culture, les militaires français ne s’expriment pas ou très peu, des universitaires me rétorquent que la société française ne s’intéresse pas assez aux sujets militaires, elle ne s’interroge pas plus sur ce qui se passe au Mali que sur ce qui s’est passé au Rwanda. Peu de gens en tout cas se sont questionnés et souvent trop tard. Mais ce sont deux systèmes qui s’alimentent. Si les militaires ne parlent pas, comment la société peut-elle s’intéresser aux sujets dont elle n’a quasiment jamais entendu parler, si ce n’est par ceux qui en ont décidé ? Et pourquoi les militaires écriraient-ils pour une société qui ne s’intéresse pas à ce qu’ils disent ?

C’est à Saint-Cyr que j’ai appris à ne pas exprimer mes doutes ou mes interrogations. 

GUILLAUME ANCEL

Il y a là aussi une question sur la manière dont la société peut recevoir la parole des militaires. Pour prendre un exemple concret, lorsque j’ai commencé à témoigner sur le Rwanda, Sarajevo ou le drame de Srebrenica pendant la guerre des Balkans, je me suis heurté régulièrement à des hommes politiques français, de Paul Quilès à Hubert Védrine, ce dernier m’ayant même intenté un procès en diffamation. Est-ce acceptable, dans une société démocratique, que quand un ancien officier parle et témoigne d’une opération, un homme politique ait le droit de dire, en substance, « taisez-vous ». Cela m’interroge, et je sais qu’en Grande-Bretagne, si un élu faisait ça, sa carrière serait terminée.

Vous avez fait référence à la guerre d’Algérie, qui est un moment important pour l’armée mais aussi pour la République dans la mesure où la Vème République naît, en tout cas pour partie, du conflit algérien. Peut-être que l’attachement au silence des militaires en France est également dû à cet épisode de nature presque insurrectionnelle que certains ont appelé, par exemple Grey Anderson dans son livre, la Guerre Civile en France, un coup d’État militaire. Peut-être sommes-nous particulièrement attachés au silence militaire en France parce que nous avons vu les travers de l’expression publique d’une opinion militaire divergente du pouvoir politique ? 

Un moment de tension assez vif entre le pouvoir politique et l’institution militaire au début du mandat d’Emmanuel Macron illustre également cet attachement à la culture du silence. Le chef d’État-Major du président s’est opposé à des coupes dans le budget de la défense et a exprimé très clairement sa défiance vis-à-vis du pouvoir politique en affirmant que « parce que tout le monde a ses insuffisances, personne ne mérite d’être aveuglément suivi ». Ce à quoi Macron a répondu assez violemment, d’une part en le limogeant et d’autre part en rappelant que le pouvoir militaire obéit, dans notre République, en tout temps et partout au pouvoir politique et jamais l’inverse. 

Vous avez utilisé l’expression « limoger ». Ce terme vient de la mutation forcée du général Boulanger à Limoges à un moment où le pouvoir politique avait voulu l’écarter car sa notoriété était telle qu’il devenait un danger, en tout cas une concurrence pour le pouvoir politique au XIXe siècle. Limoger, c’est une des manifestations de la culture du silence qui s’est installée dans la société militaire française car ce n’est pas le cas dans d’autres armées, notamment britannique. En France, pour faire carrière, un officier doit se taire. Dans l’armée de sa majesté, en Grande-Bretagne, les officiers sont professionnels aussi mais ils n’ont pas de statut de carrière et ils reviennent quasiment tous dans la vie civile avant leur retraite. La culture bien établie est qu’ils doivent alors témoigner de leurs opérations, ce qui fait d’ailleurs le bonheur des historiens militaires. En France, les officiers ont appris durant toute leur carrière à se taire et lorsqu’ils partent à la retraite, ils n’écrivent quasiment pas sur leurs expériences pourtant nombreuses. 

Bien sûr, ce serait inacceptable, et vous en avez rappelé quelques exemples, que les militaires décident de leur propre engagement ou de la politique de défense, voire de la politique tout court. Ce n’est tout simplement pas leur rôle. Leur fonction est de défendre et de servir la société, pas de la diriger. 

Par contre, qu’un militaire ne s’exprime pas sur ce qui s’est passé en opération est très inquiétant car cela signifie – si je reprends l’exemple du Rwanda – que le palais de l’Élysée peut décider d’une politique complètement délirante sans en craindre les conséquences. Ce n’était pas aux militaires d’aller voir le président de la République pour contester ses ordres – quoique j’aurais aimé que l’amiral Lanxade qui conseillait le président Mitterrand à l’époque le fasse – mais c’était leur responsabilité de raconter ensuite comment ils étaient intervenus au Rwanda pour protéger la fuite des génocidaires, plutôt que de s’enfermer dans leur mutisme. Il est crucial en effet que la société française puisse s’interroger, et ce sur la base d’informations et de témoignages pertinents. Sans les témoignages trop rares – quatre à ce jour – de quelques militaires dont je fais partie, l’affaire du Rwanda serait encore sous une chape de plomb…

Cette culture du silence remonte loin en France. Elle vient en particulier de Napoléon Bonaparte qui a instauré un système où seul lui pouvait réfléchir et décider. Et je regrette que le président Macron soit trop inspiré de ce bonapartisme. Il ne peut pas imposer ses décisions et faire comme s’il était le seul à réfléchir et comprendre les sujets, même s’il a souvent montré une pertinence certaine dans ses décisions. La question du partage et du contrôle démocratique des décisions est importante, même s’il ne s’agit pas de remettre en question le fait que celles-ci puisse échoir, in fine, à une seule personne, le chef des armées qui est le président de la République.

En France, pour faire carrière, un officier doit se taire.

GUILLAUME ANCEL

Je crois que celui qui décide doit pouvoir rendre des comptes, ce qui implique que la société soit informée des engagements militaires. Un an après le désastre du Rwanda, j’assistai au génocide de Srebrenica où nous avons laissé les miliciens serbes massacrer la population masculine bosniaque dans ce qui était censé être une enclave protégée. Le pouvoir politique de l’époque avait décidé, pour des raisons qu’il n’a jamais dû expliquer, qu’il ne s’opposerait pas à ces massacres, sans doute en accord avec les Britanniques et les Américains. 8,000 morts en trois jours, le plus terrible massacre en Europe depuis le III° Reich. 

Trente ans plus tard, les Balkans sont au bord de l’implosion, et nous ne pouvons pas comprendre cette situation car nous n’avons jamais su ce qui s’était passé pour obtenir les accords de paix de Dayton en 1995. Pourtant, toute ma génération de militaires a été engagée dans cette guerre en ex-Yougoslavie, entre 100 et 150,000 soldats français, mais leurs témoignages écrits se comptent sur les doigts d’une main…

Cette question de la guerre d’Algérie et notamment de la tentative de putsch, après l’accession au pouvoir du général De Gaulle dans des circonstances de crise militaire, montre donc bien que la relation entre l’armée et la société est aussi complexe que sensible.

Une manière de réduire la distance qui s’est instaurée entre la société et son armée est que les militaires puissent se ré-acculturer au débat. Le débat consiste d’abord à accepter la contradiction et à respecter les idées différentes. Par ailleurs, quand ils le font, je pense que les militaires ne doivent s’exprimer qu’à titre personnel, en tant que citoyen, contrairement à ce que fait actuellement un général qui étale son soutien à un candidat à la présidentielle alors qu’il n’a pas à y engager son grade dans l’armée. Ce débat est un préalable nécessaire si nous ne voulons pas laisser une poignée de décideurs rester juge et partie sur ces sujets, qui pourtant nous engagent collectivement. 

Vous dîtes donc deux choses. D’abord, l’armée et les militaires ont un rôle dans le débat, qui peut avoir lieu ex-post, sur les opérations. Ensuite, surtout, que pour mener une politique de défense saine et démocratique, il faut que les engagements et les prises de décisions politiques soient l’objet de débats démocratiques, de vote à l’Assemblée à minima, ce qui n’est pas le cas dans nos opérations extérieures actuelles.

Nous vivons en fait dans une fiction, depuis la Vème République, qui est que le président de la République n’est pas obligé de demander l’accord du Parlement tant qu’il ne déclare pas la guerre. Or qu’est-ce qu’une guerre ? A partir du moment où des militaires français se battent avec leurs armes, c’est une guerre. Depuis la guerre d’Algérie, qui officiellement n’était pas une guerre mais «  des événements  », la France a participé à plus de 30 conflits sans jamais être «  en guerre  »  ? C’est une fiction à laquelle il faut absolument mettre fin. Le fait que le président de la République, chef des armées, puisse décider très rapidement d’une intervention est nécessaire pour répondre à des situations d’urgence. Mais dans les semaines ou les mois qui suivent, il doit y avoir un débat démocratique, autour de ce que l’on fait, avec qui, et en particulier pour s’assurer des objectifs poursuivis. Un changement constitutionnel a eu lieu dans ce sens mais sans aucune application réelle.

Je reprends un exemple : Sarajevo. Lorsque nous sommes intervenus en 1995, nous avions pour mission de protéger la ville. Mais quand nous sommes arrivés avec la Légion étrangère autour de la capitale assiégée, nous avons dû appliquer une politique française qui consistait à ne jamais nous en prendre aux agresseurs, respecter l’ordre invraisemblable de «  riposter sans tirer  » car ils étaient serbes et qu’ils étaient considérés comme les alliés de la France. Comment voulez-vous réaliser une telle mission à partir du moment où celle-ci repose sur une totale contradiction ? S’il y avait eu le moindre débat démocratique sur le sujet, bien des élus se seraient émus que l’on envoie l’armée française pour marcher sur la tête. 

Nous vivons dans une fiction, depuis la Vème République, qui est que le président de la République n’est pas obligé de demander l’accord du Parlement tant qu’il ne déclare pas la guerre.

guillaume ancel

Lorsque nous intervenons au Mali aujourd’hui, nous ne sommes pas très loin de cette situation. Nous ne savons pas ce que nous y faisons et lorsque nous essayons d’en débattre, nous nous voyons répondre que l’armée va déployer 500 hommes supplémentaires des forces spéciales, comme si cela pouvait constituer une stratégie politique. Et chaque fois qu’une grande manifestation est mise en scène pour faire du dernier soldat français tué au Mali un héros, c’est le débat sur l’engagement militaire qui est enterré. Nous sommes aux limites de ce qui est acceptable dans une démocratie  : nous ne pouvons pas continuer un engagement de dix ans au Mali sans mener un débat autour des objectifs et des enjeux de la France et de ses alliés. Car la France ne peut pas le faire seule, et elle ne peut sûrement pas le faire contre les Maliens.

Au Mali, la France défend l’idée qu’elle n’est pas seule, que les Américains sont très présents au moins en matière de logistique et de renseignement, et que certains pays européens prêtent concours à l’action française, soit par des officiers de formation qui contribuent à la formation de l’armée malienne – c’est le rôle que l’Allemagne veut bien jouer dans cette opération – soit avec des forces spéciales, c’est le cas de plus petits pays, la République Tchèque notamment et des pays baltes qui apportent leur concours. Considérez-vous que ces concours sont symboliques et que, malgré tout, en réalité, la France mène au Mali une guerre solitaire ?

L’année dernière, le président Macron annonçait que nous allions nous retirer du Mali. En fait, il ne parlait que de l’opération Barkhane car une autre opération était déjà montée, l’opération Takuba, qui impliquerait plusieurs pays européens, mais que nous continuons à piloter. Donc là aussi, nous sommes dans une fiction pour l’opinion publique : nous avons juste habillé différemment l’opération, faute du moindre débat, et c’est toujours la France qui dirige sans que les Français ne connaissent le sens de cet engagement.

Cette question du pilotage, de la gouvernance d’une opération est centrale car nous pouvons demander à des pays de venir contribuer à nos engagements, mais nous en conservons la responsabilité morale et politique. Comment d’ailleurs peut-on continuer à soutenir un gouvernement malien qui a été kidnappé par des militaires alors que leur rôle était totalement dépendant de notre intervention ? Nous nous voyons expliquer aujourd’hui que «  nous n’avons pas de bonnes relations avec le colonel qui a pris le pouvoir dans le pays  ». Mais sans le soutien de la France depuis 10 ans, cette junte ne serait jamais arrivée au pouvoir. C’est là aussi un faux-semblant pour que nous ne débattions pas du fait que les militaires maliens se sont emparés du pouvoir au Mali pour régler un conflit qui est d’abord politique et que la force seule ne peut pas résoudre. Dans sa forme actuelle, notre intervention au Mali est une impasse, et nous allons le «  découvrir  » alors que ce sera trop tard…

Nous avons juste habillé différemment l’opération, faute du moindre débat, et c’est toujours la France qui dirige sans que les Français ne connaissent le sens de cet engagement.

GUILLAUME ANCEL

Si nous revenons à la guerre d’Algérie, nous n’avons jamais pu, en France, comprendre ce conflit. Ce sont des historiens étrangers qui ont commencé à éclairer ce débat mais nous restons étanches à cette réflexion qui se rappelle pourtant régulièrement à nous : comme si nous refusions de comprendre que ce n’est pas avec les armes que nous pouvons régler un problème politique. Clausewitz l’avait pourtant écrit il y a deux siècles : la guerre n’est qu’une continuation de la politique, mais ce n’est pas la politique. Avec les armes, nous pouvons diminuer ou augmenter le niveau de tension d’un conflit. Mais nous ne pouvons pas reconstruire le Mali, et surtout, nous ne pouvons pas déterminer un avenir pour leur société, d’autant que les soi-disant islamistes que nous combattons sont essentiellement des personnes insurgées contre la déliquescence et centralisation du pouvoir actuel et l’absence même d’avenir dans leur vie quotidienne. 

Le fait que nous utilisions une religion pour essayer de créer un épouvantail, un ennemi, et le fait que les insurgés aient également eu recours à ce qu’Olivier Roy appelle l’islamisation de leur violence, ne suffit pas à faire de ce conflit le foyer du terrorisme international. Ce n’est pas un problème d’islamisme, c’est un problème de société qui ne fonctionne pas. Ce n’est donc pas avec nos hélicoptères de combat et avec nos équipes de militaires – dont je salue le professionnalisme, ce n’est pas la question – que nous allons régler le problème du Mali. Les militaires peuvent stopper l’avancée d’une colonne de soldats armés qui veulent prendre Bamako. Une fois qu’ils ont fait cela, et ils l’ont fait efficacement, que fait-on ? Ce qui se joue, avec ce que nous appelons la «  menace islamiste  », que nous alimentons au fur et à mesure que nous prétendons la combattre est une diversion, qui nous permet d’esquiver les sujets cruciaux concernant l’avenir de notre société et la façon dont nous pourrions assurer une plus grande stabilité et prospérité collective.

Vous avez parlé de la gouvernance d’une opération militaire, ce qui appelle à réfléchir à l’européanisation de la défense. Emmanuel Macron a fait de la question de la souveraineté européenne en général et en particulier en matière de défense un point essentiel de sa présidence. Mais il semble y avoir tout de même un malentendu car bon nombre d’Européens ont le sentiment que ce qu’Emmanuel Macron veut vraiment faire, c’est mener la politique extérieure de la France avec les moyens européens. De ce fait, il y a une incompréhension, et notamment de l’Allemagne, car pour eux, la souveraineté européenne implique une démocratie européenne et donc un contrôle démocratique de l’usage de la force et de la décision sur l’usage de la force.

Nous revenons donc aux institutions et à la pratique de la Vème République : est-ce que notre pratique bonapartiste de l’exercice de la force est fongible dans l’européanisation de la défense ?

En 2000, j’étais à Bruxelles lorsque nous avions aussi la présidence de l’Union européenne et nous voulions monter une initiative pour relancer une politique commune de défense. À l’époque, nous n’étions que 15 pays membres. La France avait ce point de vue, tout à fait bonapartiste, qui était de croire que les pays membres allaient mettre leurs moyens en commun et que nous allions les diriger… Nous avions remporté un franc succès : 14 pays étaient immédiatement sortis de notre initiative, que nous avions néanmoins présentée comme une grande avancée sur le sujet  ! 

Cela ne peut pas fonctionner. Le principe de la construction européenne est justement de partager cette gouvernance. Alors si, en France, des hommes et des femmes politiques espèrent européaniser la défense tout en conservant la souveraineté nationale, autant qu’ils abandonnent tout de suite, cela n’a aucune chance d’aboutir. Ce n’est même pas une injonction paradoxale, c’est une erreur fatale, un empêchement définitif de faire.

Vouloir construire au niveau de l’Union européenne une capacité d’intervention militaire veut dire que nous acceptons d’en partager aussi le pilotage. Tout ce que nous pourrions conserver en propre est un droit de véto pour refuser d’être impliqués dans une opération qui nous semblerait inacceptable. Je me souviens qu’en 2000, alors que je faisais l’école de guerre à Bruxelles, les officiers allemands qui étaient en formation avec nous se demandaient comment ils pourraient accepter, compte tenu de leur passé, une défense européenne qui permettrait à la France de les embarquer dans une de «  ses aventures post coloniales  » en Afrique, voire pire encore avec l’intervention au Rwanda où nous avions protégé les derniers génocidaires du XX° siècle…

Les Allemands préfèrent aujourd’hui avoir une armée inutile comme la leur, qu’une armée mal employée comme la nôtre. Ceci pose cependant un problème car ils n’auront progressivement plus de raison de financer un système de défense s’il ne sert à rien. 

Pour vous, la souveraineté européenne que l’on défend implique nécessairement l’acceptation du fait que nous pourrions être mis en minorité sur la décision d’une intervention militaire  ? 

Oui, et plus encore. Si nous n’obtenions pas une majorité à l’intérieur du groupe de l’Union européenne qui voudrait construire cette défense commune, il nous faudra accepter cette loi de la démocratie. Si une majorité de pays refuse l’engagement proposé par la France, par exemple de s’engager au Mali dans ces conditions, alors nous n’irons pas. 

Cela nécessite une manière de concevoir et d’approcher notre société différemment. Ce n’est plus une armée française mais une armée européenne, et ce n’est plus le président de la République qui décide seul – ce qu’il fait aujourd’hui de la même manière que ses prédécesseurs –, mais un groupe qui décide quand et comment s’engager pour telle opération et de se désengager dans telle autre.

Ne risque-t-on pas, avec une telle politique de défense européenne, d’en arriver à la faiblesse ultime, c’est-à-dire au fait de ne jamais réussir à réunir une majorité pour faire usage de la force, déclarant, de ce fait, notre affaiblissement au reste du monde.

Nous pouvons penser à cela aujourd’hui lorsque nous regardons la situation ukrainienne. Au fond, ce que nous observons en Ukraine, n’est-ce pas précisément le travers d’une politique européenne de défense qui requiert l’unanimité pour agir et qui, à défaut d’unanimité, est impuissante ?

Pour illustrer ce point, on peut contraster ce que fait l’Union européenne aujourd’hui pour aider l’Ukraine, c’est-à-dire rien, et ce que fait la Grande-Bretagne, qui est en train de monter un pont aérien pour livrer des armes antichars au gouvernement ukrainien. 

D’abord, il est clair que si nous voulons monter une organisation de défense au niveau européen, il faut renoncer à l’unanimité. Sinon, cela ne peut pas fonctionner. Nous sommes donc forcés d’adopter un système différent, soit à la majorité, soit à la majorité relative, ce qui n’est pas choquant. Il y a beaucoup de pays dans l’Union européenne qui ne souhaitent pas s’aventurer sur tel ou tel sujet mais au fond, si un groupe de quelques pays est prêt à s’engager, nous devons leur permettre de le faire.

Dans le cas de l’Ukraine que vous évoquez, la Grande-Bretagne peut agir parce qu’elle est seule, mais son action est incroyablement limitée justement parce qu’elle est seule. Et il est clair que si l’Union européenne avait un dispositif à la majorité ou à la majorité relative, nous pourrions intervenir assez rapidement avec des moyens autrement plus importants. Rappelons-nous qu’en l’état, l’armée française n’a plus les moyens de cet engagement avec ses seules forces, non pas que notre armée manque de professionnalisme et d’équipements, mais parce qu’elle s’est progressivement taillée pour des conflits très différents, sans ennemis armés de blindés lourds, d’avions et d’hélicoptères de combat, de missiles et de drones. En fait, comme l’a rappelé l’année dernière le chef d’état-major Thierry Burkhard, l’armée française n’est pas prête à un tel engagement. Seule l’OTAN, sous le leadership des États-Unis, aurait les moyens de s’engager militairement contre la Russie.  

Il est clair que si nous voulons monter une organisation de défense au niveau européen, il faut renoncer à l’unanimité.

GUILLAUME ANCEL

Rappelons-nous aussi la guerre des Balkans dans les années 1990 et l’échec global de l’Union européenne à se positionner sur la région pour arrêter ce conflit, qui était le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale, au cœur de l’Europe. C’est absolument odieux pour une génération élevée dans la culture de la Shoah d’avoir vu se reproduire un génocide en Europe. L’Union européenne a été incapable d’intervenir parce que les souverainismes et les nationalismes de chaque pays membre l’en ont empêchée. La France ne voulait pas entendre parler d’une approche différente de la sienne. Estimant qu’elle était historiquement liée aux Serbes – qui étaient les agresseurs dans ce conflit – la France s’est opposée trop longtemps à la moindre action hostile contre ceux-ci.

Nous ne pouvons donc plus accepter de reposer uniquement sur une «  volonté nationale  », d’autant plus illusoire qu’elle est entre les mains du seul président de la République. De plus, en termes de puissance, le budget de la défense européenne pourrait être très proche de celui des États-Unis ce qui nous placerait dans une position très différente de celle actuelle d’accumulation de nos faiblesses.

Même si vous n’êtes pas un spécialiste du sujet, en prolongement de la question européenne se déroule un débat sur la dissuasion nucléaire. Le propre de la crédibilité de la dissuasion nucléaire ne réside-t-il pas précisément dans le fait que celle-ci repose dans les mains d’un seul homme/d’une seule femme ?

Croyons-nous rester «  souverains  » encore longtemps et continuer, comme le fait la France, à investir des milliards dans une force de dissuasion nucléaire dont plus personne n’ose se poser la question de sa pertinence  ? C’est devenu un héritage : nous avons plus peur de la quitter que de raisons de la conserver, parce que nous savons que c’est un système très long et coûteux à mettre au point, et qui requiert une expérience importante. 

Mais quel sens a cette arme nucléaire ? Si nous remettons cette arme à la décision d’une Union européenne qui devrait statuer à l’unanimité, nous pouvons la démanteler tout de suite. Mais nous pouvons réfléchir à ce qui pourrait être dissuasif dans notre environnement actuel. Je ne suis pas certain qu’à notre ère, les armes nucléaires soient réellement dissuasives. C’est en tout cas une réflexion qu’il faut ouvrir plutôt que d’affirmer que c’est trop sensible et qu’il ne faut pas en parler. 

Ce sujet exige une réflexion partagée au niveau européen. La France pourrait-elle croire qu’elle survivrait seule à une menace nucléaire contre l’Europe ? Cela n’a aucun sens. Si, demain, l’Allemagne était attaquée par des armes nucléaires, imagine-t-on la France dire que cela ne traversera pas la frontière et que nous ne serions pas concernés, comme pour Tchernobyl  ? C’est ridicule. 

Je ne suis pas certain qu’à notre ère, les armes nucléaires soient réellement dissuasives.

GUILLAUME ANCEL

Aujourd’hui, notre sort est lié à celui de l’Union européenne. Ces raisonnements, qui dataient de la guerre froide, sont obsolètes. Et nous en revenons au sujet du débat de société sur les questions de défense. Nous devrions nous y intéresser beaucoup plus, moins écouter les émissions dramatiques sur la montée de l’islamisme, et réfléchir un peu plus en termes de sécurité globale. Nous oublions trop souvent que nous n’avons jamais bénéficié en Europe d’un tel niveau de sécurité, contrairement à ce que prétendent certains polémistes qui vivent d’ailleurs dans des environnements surprotégés. Et ce niveau de sécurité est tel qu’il est encore plus difficile à préserver. 

Pour conclure à propos de l’architecture de cette politique de défense dont l’OTAN est un pilier important, que certains regrettent mais qui, dans d’autres pays européens, est perçu comme identitaire. Comment voyez-vous l’évolution et l’interaction entre la création d’une architecture de défense et de sécurité européennes avec l’évolution de l’OTAN ? Et surtout, que peut-on imaginer que les Américains souhaitent faire de l’OTAN, puisque nous ne sommes pas les seules parties prenantes dans ce débat ?

L’OTAN est en fait l’illustration du morcellement de l’Europe  : c’est une organisation qui fonctionne, elle est plutôt bien rodée aujourd’hui parce qu’elle a des décennies d’expérience de la coopération militaire entre – je schématise – l’Amérique du Nord (États-Unis et Canada) et les pays européens. Cependant, les pays européens sont en rangs dispersés au sein de l’OTAN, et une multitude de voix isolées comptant peu, les États-Unis peuvent imposer leur pilotage car ils ont de fait une majorité incontestable.

L’évolution de l’OTAN est souhaitable pour capitaliser sur son expérience plutôt que la défaire  : si l’Union européenne siégeait avec les États-Unis, cela renverserait complètement le type de gouvernance qui existe actuellement. Nous ne serions plus alors dans une situation de 1 face à 21 mais autour de quelques membres seulement, et les décisions de l’OTAN seraient radicalement différentes.

Il faut se souvenir que tous les 10 ans, nous avons cru que l’OTAN allait disparaître car elle n’avait plus de raison d’être, et tous les 10 ans nous lui avons trouvé des raisons de continuer car de nouvelles menaces apparaissaient. En fait, l’OTAN est un outil. Ce qui manque en réalité, c’est une politique européenne globale de sécurité. 

A l’inverse, peut-on imaginer ériger une grande muraille autour de l’Union européenne qui nous garantirait de ne pas être touchés par les conflits qui nous entourent et leurs conséquences ? Nous le voyons bien, dès que nous laissons une situation devenir conflictuelle – je pense à la Libye et à la Syrie en particulier, mais ces situations sont nombreuses –, les effets sur les pays voisins et sur nous sont immédiats : nous ne vivons pas sur une île. Nous avons intérêt à nous mobiliser et nous organiser collectivement pour stabiliser notre environnement car personne ne le fera à notre place. 

Le Grand Continent logo