Le cœur de l’Angleterre

Expliquer l'inexplicable par la fiction : Coe dissèque le Brexit.

Jonathan Coe, Le cœur de l'Angleterre, Paris, Gallimard, «Du monde entier», 2019, 560 pages, ISBN 9782072829529, URL http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Du-monde-entier/Le-coeur-de-l-Angleterre

On tient de Coe lui-même qu’il a voulu écrire sur le Brexit1 ; qu’il a voulu parler de l’Angleterre des années Brexit et de souvenirs d’avant ces années-là ; que ses amis et ses lecteurs lui ont conseillé de poursuivre l’histoire de la famille Trotter, laissée dans Bienvenue au Club, de Benjamin, de Lois, de leur père et de leurs enfants ; et d’une sombre histoire de famille qui ressurgit parfois du passé. Aussitôt fait, les voici un soir de l’an de grâce 2010, à l’enterrement de la mère : disputes silencieuses en famille, BBC 4 en bruit de fond, alcool, maisons de campagne, amis d’enfance. Voilà le décor psychologique posé, avant même le germe d’une histoire.

Cette ouverture n’est pas trompeuse : pas d’autre intrigue que cette vie des personnages entre 2010 et 2018, singulièrement orientée autour de la figure de Benjamin Trotter, ermite écrivain – peut-être, ou peut-être pas, avatar de Coe lui-même. Et pas d’autre morceau de bravoure que ces deux prouesses : parler du Brexit, et en parler à partir d’intimités individuelles.

Historiographe, Coe invente d’abord, ou plutôt impose, une chronologie du Brexit, il qualifie une période, il arrête le temps et l’appelle Brexit. Tout ce qu’on lit est encadré dans une période chronologique donnée ; chaque détail a son importance calendaire, même si l’attention n’est pas centrée autour du temps. Coe ne fait pas la chronique du Brexit, mais il écrit sur le négatif de cette chronique.

Le destin de ses personnages suit les changements politiques. En cela c’est un roman politique, où le politique fait irruption, en disant ou en taisant son nom, avec plus ou moins de fracas, mais, et c’est essentiel, dans l’intimité des personnages. Le trait n’est jamais trop gros ; ou lorsqu’on croit qu’il l’est, c’est Coe qui nous amuse avec ces figures de farce, ces caricatures grossières, comme le communiquant Nigel, qui ignore le terme de Brexit – et ne connaît que le Brixit – ou encore Lionel Hampshire, figure de l’écrivain populaire qui fréquente les croisières. Coe n’a pas les ambitions d’Hugo : il ne fait pas la fiction de l’Histoire, il est plus discret que cela. Le politique arrive dans la vie de Ian avec un passage à tabac et un séjour à l’hôpital, il arrive dans la vie de Sophie par des conversations avec sa belle-mère ; le politique, au fond, n’a jamais quitté les Trotter, il les poursuit depuis longtemps. Même Benjamin, même l’ermite, finira par recueillir chez lui Charlie le clown, victime collatérale du Brexit. Dans la vie de ce Benjamin Trotter, personnage houellebecquien au début du roman, la grande histoire s’introduit d’ailleurs dans la petite. Lorsque Houellebecq parle de la société à travers une tragédie personnelle, il ne se fie jamais à la trame des événements réels de l’histoire ; chez Coe, et à la loupe du personnage de Benjamin, émerge la possibilité d’expliquer une époque car il y a le sentiment diffus que, dans l’Angleterre des années Brexit, il est en train de se passer quelque chose.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’art de la narration de Jonathan Coe, et sa maîtrise de la construction des personnages, mais allons à l’essentiel : le Brexit n’est pas le thème de Middle England. Le thème central du livre est la nostalgie. Leitmotiv touchant et poétique, la voix aiguë et désuète de Shirley Collins fredonnant Adieu To Old England résonne dans « le moulin », retraite tranquille où Benjamin Trotter peut recevoir, songer au passé ou écrire un roman fleuve au bord d’une rivière tranquille. Adieu To Old England est cette ritournelle essentielle, semble-t-il, à l’écrivain, pour imprimer sur ses personnages la marque du passage du temps. Certains personnages du roman ont quarante ans de plus que les protagonistes d’Expo 58 ou de Bienvenue au Club. L’âge comme personnage : on voit vite comment Coe peut mettre à profit cette figure dans l’écriture du Brexit – il n’y manque pas. Dans le temps biographique de la famille, la séquence « Brexit » est encadrée par la mort des parents.

Reprenant les codes du feuilleton, Coe nourrit son lecteur à la becquée, chapitre après chapitre, saynète après saynète : formellement, la geste des Trotter a des airs de Commedia dell’Arte transposée dans l’Angleterre post-industrielle. Des clowns s’y livrent bataille ; on s’y prénomme Coriandre ou Aneeqa ; on y meurt de vieillesse en bateau… Caricatures donc, mais fines. Il faut surtout saluer, outre l’économie narrative parfaitement maîtrisée, la précision dans les dialogues – généralement bien rendue par Josée Kamoun dans le texte français. Des dialogues drôles et si bien menés qu’ils permettent à l’auteur de ne pas s’embarrasser de descriptions physiques ou psychologiques des protagonistes. Comme certains personnages de la Recherche, les habitants du Cœur de l’Angleterre sont essentialisés par leurs paroles, pas par les explications sociologiques de l’auteur.

La force de Coe est de ne pas forcer le Brexit. Il se sert en cela d’une structure extrêmement classique, qui gomme toutes les aspérités formelles et narratives. Chez Coe – comme chez Boris Johnson, connaissance ou fantôme de jeunesse de Benjamin – c’est la virtuosité de cette composition de premier de la classe qui vous prend par surprise. Il faut être classique pour dire (ou faire) ce qui ne l’est pas. Middle England n’est pas un roman élégant ou audacieux, c’est un roman poli, lissé, bien pensé, net comme le fronton d’une maison georgienne et clair comme le parcours du British Museum ; par bien des aspects, c’est un roman facile ; l’assaisonnement y est particulièrement juste. Mais c’est de cette justesse virtuose seule que peut naître la folie, et par suite, l’émotion.

L’idée de base est simple : aligner une succession horizontale d’événements (émeutes de 2011, Jeux Olympiques de Londres en 2012, campagne de 2015) avec un ensemble de personnages entretenant entre eux des liens amicaux ou familiaux. Peu de dépaysement, peu de personnages originaux ; des figures attendues, et dont l’exactitude présente tout l’intérêt. Certaines, comme Ian et sa mère, présentés à travers Sophie – elle a des airs, mais c’est très subjectif, de Sally Rooney –, sont plus complexes. Beaucoup de rire, mais une profondeur tragique, marquée par le passage du temps et le thème de la nostalgie. Le cœur de l’Angleterre ne s’est pas arrêté de battre, mais il résonne depuis une autre époque – laquelle, au juste ? aucun des personnages n’a la réponse. L’une des trames de l’intrigue, peut-être la principale, puisque le suspense y est instillé du début à la fin, donne un condensé du monde de Coe : il s’agit de la rivalité de deux clowns, culminant en combat physique entre l’un d’eux brexiter et l’autre, remainer. Bien sûr les choses ne sont jamais nommées telles quelles. Ce serait prétendre comprendre le Brexit en rangeant les gens dans des colonnes. Coe ne fait pas de sociologie électorale, ni de science politique, il fait de la peinture, il peint les absents du tableau, coloriste d’entre les lignes du Daily Mail ou du Telegraph.

Il faut dire enfin la grande qualité du livre : l’auteur de la fiction y crée un monde, au total assez chaleureux, agréable séjour au lecteur qui n’en connaît pourtant ni trop l’époque, ni trop l’aire. Ce lieu, c’est le cœur de l’Angleterre, cette middle England, c’est-à-dire un endroit de nostalgie : tantôt un café de la station Temple, tantôt un moulin le long d’une rivière, dans la campagne de Birmingham, ou un abri de jardin en plastique dans un immense magasin d’extérieur. Dans ce lieu agréable où Coe, anglais par les manières, russe par la truculence, et grec par l’hospitalité, nous invite à séjourner, le Brexit arrive, sans qu’on s’en rende tout à fait compte. Le Brexit arrive sans qu’on en parle, sans que l’on en rabâche les tenants et les aboutissements. Le Brexit point comme le soleil sur une peinture impressionniste.

Alors en définitive, où nous emmène cet auteur discret, et rieur du coin des lèvres ? Nul doute que, compte tenu de l’amplitude des personnages décrits – dans et hors de la famille Trotter – chaque lecteur pourra s’identifier à des personnages différents. On veut croire que l’auteur est attaché à Benjamin et à Lois, tous deux âgés à la fin du roman. Mais on a particulièrement aimé le traitement de la génération suivante, incarnée par le personnage de Sophie, nièce de Benjamin et figure européenne par excellence – elle travaille sur Dumas, tombe amoureuse à Marseille, réfléchit à sa vie sur une croisière en mer du Nord. On la retrouve à la fin du roman – après le référendum – dans la deuxième retraite Trotter, en Provence cette fois. Le Brexit et les effets diffus des débats politiques dans la société – savamment distillés – lui auront coûté son mariage… On aime voir dans Sophie, comme chez Coriandre – fille d’un éditorialiste désabusé qui déambule dans sa maison de Chelsea, autre symbole de la nouvelle génération, victime collatérale du Brexit en quelque sorte, mais pas pour autant épargnée par Coe – le personnage clef du Cœur de l’Angleterre : sa personnalité, son réseau et son parcours accidenté expliquent l’inexplicable par les détours astucieux de la fiction.

Sources
  1. Voir le Prière d’insérer placé à la fin du roman.
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