La femme-ourse (Björnkvinnan)

Karolina Ramqvist démontre qu'il n'existe pas d'histoire sans ambiguïté et que chaque séquence d’événements est parsemée de doute, appelant des interprétations.

Karolina Ramqvist, Björnkvinnan, Stockholm, Nordsets, 2019, ISBN 978-91-1-3084

En 1542, une jeune femme de la noblesse française française, Marguerite de La Rocque, est emmenée par son parent et tuteur, Jean-François de La Rocque sieur de Roberval, dans une expédition coloniale au Canada. Sur le navire, elle cause un scandale en avouant une liaison avec un des hommes du bord. En guise de punition, elle est abandonnée sur une île déserte avec pour seule compagnie une vieille servante et l’homme en question, un peu de la nourriture et des munitions. Elle parvient à survivre ainsi pendant deux ans, avant d’être ramassée par des pêcheurs et ramenée en France. À ce moment-là, son amant est mort, ainsi que sa servante et le petit bébé qu’elle a mis au monde.

Cette histoire dramatique a été racontée dans des sources contemporaines telles que La Cosmographie Universelle d’André Thevet, puis reprise par Marguerite de Navarre dans L’Heptaméron et enfin par François de Belleforest dans ses Histoires Tragiques.  

Karolina Ramqvist, jeune romancière et essayiste suédoise, est saisie par l’histoire de Marguerite de La Rocque et en fait le thème de son récent roman Björnkvinnan, ou La femme-ourse — le titre faisant référence au fait que Marguerite doit chasser l’ours pour survivre. Le thème du livre est lié à la fascination de l’autrice pour cette histoire spectaculaire et à ses efforts pour écrire sur cette femme qui a (sur)vécu il y a près de cinq cents ans.  

Il n’est pas étrange que cet événement extraordinaire fascine l’écrivain. L’histoire peut être vue dans une tradition narrative féministe sur la survie d’une femme forte contre toute attente. Jusque là, le roman de Karolina Ramqvist n’est pas exceptionnel. Ce qui détonne, c’est plutôt le choix d’adopter le ton de l’autofiction pour décrire son obsession de l’histoire et sa difficulté à la raconter. Le roman, tel qu’il se développe, traite davantage des impossibilités de raconter une histoire et des doutes que l’exercice soulève, que de la mise au jour d’une vérité. Le destin de Marguerite de La Rocque est raconté par un geste d’identification, en particulier à travers les expériences corporelles de la femme, comme les menstruations, la sexualité, la grossesse, l’accouchement et la proximité d’un bébé.

Björnkvinnan peut être rattaché à un courant littéraire très prégnant en Scandinavie, dont Karl-Ove Knausgård serait le représentant principal : son œuvre Min Kamp est un roman de formation en six parties qui dépeint sa vie quotidienne en tant que romancier, père et mari. Ses défauts, voire sa honte, constituent un thème principal de l’œuvre, à l’opposé du succès et de la renommée évidents que ses livres lui apportent.  Or, contrairement à Knausgård, Karolina Ramqvist ne révèle pas sa vie de famille, bien qu’elle écrive sur ses trois enfants et, incidemment, sur son mari. On a presque l’impression qu’elle préfère dissimuler sa vie privée, mais c’est plutôt qu’elle n’écrit sur ses proches que lorsque cela est pertinent au regard de son projet : celui de raconter l’histoire de Marguerite de La Rocque. Cette réticence à observer sa propre famille contraste avec celle de Knausgård et d’autres auteurs d’autofictions, mais la réticence apporte ici un surcroît de signification. Ramqvist montre également comment sa conteuse oppose une résistance lorsqu’elle s’approche de son sujet, comme si elle le privait alors de sa magie.

Il devient cependant évident que le roman traite d’un moment crucial dans la vie du narrateur, mais le comment et le pourquoi ne sont jamais abordés frontalement. L’écrivain garde l’histoire de Marguerite de La Rocque comme une consolation dans cette période troublée.  Elle a besoin de l’histoire, elle a besoin d’en rêver, mais elle ne semble pas encore avoir besoin de trop de faits :

Je l’ai vue sur l’île déserte et dans la grotte obscure, me rapportant les images. Me sentir aussi seule, aussi dépouillée de tout qu’elle l’était à ce moment-là. Les images me parlaient et me réconfortaient. De voir comment elle, avec son corps lourd, se déplaçait dans la montagne à la recherche d’une nouvelle source, la première ayant gelé. Ses mains, brisant la glace avec une pierre, descendent dans l’eau froide, retirant depuis le fond de la boue noire en longs filets. La vue derrière elle, blanche et ouverte sans fin.” (p. 111)

Ces lignes peuvent être considérées comme un exercice de psychotopographie, où le décor imaginaire du conte reflète le régime dépressif de l’écriture.  La boue noire que l’écrivain fait remonter du fond est une image chargée de mélancolie. L’histoire de l’enfant de Marguerite de La Rocque dépeint une souffrance presque incrédule. Pourtant, elle est consolante comme une histoire de survie et l’écrivain s’accroche à cette histoire en rêvassant — comme en des moments répétés, avant de commencer à travailler sur un manuscrit. L’histoire peut être considérée comme une amulette, un talisman magique à conserver et à chérir.  

Le sujet du roman est donc le suivant : comment un écrivain se trouve captivé par un sujet, et comment cette fascination peut se maintenir tout au long du processus de l’écriture. Comment un écrivain peut-il conserver la qualité séduisante et mystérieuse du sujet, comment le dévoiler sans détruire ses qualités de talisman ? Or, ce dilemme est rarement décrit dans un processus créatif. Ici, l’autrice résiste à l’envie de s’approcher de son sujet, de peur que l’éclat magique ne s’estompe. Comment dès lors maintenir l’intrigue dans cet état d’objet convoité, alors qu’elle alimente le récit et justifie le pouvoir de métamorphose de l’art ?

Pour que son histoire reste magique, l’écrivain effectue des rites magiques sous le nom de recherche. Elle se rend en France pour voir la tour de Roberval, pour s’approcher d’un lieu où Marguerite de La Rocque et lui ont séjourné, pour sentir la présence de l’histoire, de ces individualités qui l’ont traversée. Elle va même plus loin en voulant emporter un morceau de la brique dont la tour est construite. Est-ce un souvenir ? C’est bien plus que cela.

En effet, sa fille l’accompagne dans ce voyage. Ramqvist lui fait part de son désir d’emporter une brique, mais sa fille s’y oppose aussi fortement, pour des raisons évidentes : on ne vandalise pas un tel endroit, si tout le monde le faisait, la tour serait détruite, etc. Cependant, la tour n’est pas vraiment un aimant à touristes. Et l’autrice, elle, a besoin de ce petit morceau de brique pour écrire, elle ne sait pourquoi.

Finalement, c’est sa fille qui, dans un geste d’amour, arrache pour elle un morceau de la tour. Leur relation est pourtant un peu tendue, comme c’est souvent le cas entre les adolescents et leur mère. Mais au fond d’elle-même, sa fille sait de quoi il s’agit. Sa mère a besoin de la pierre magique pour continuer. Le talisman de l’histoire, métamorphosé en un petit morceau de brique solide. C’est un symbole excessivement concret du conte. Il indique que l’espoir et le réconfort de l’histoire sont réels et substantiels. C’est un signe du lien profond entre la réalité de sa propre vie et la jeune femme noble de 1542. Elles auront vécu le même endroit, indépendamment du temps.

Dans ce qui suit, l’écrivain aborde son histoire non pas en traitant des faits, mais plutôt en méditant sur une gravure faite sur l’histoire. Cette image a un caractère onirique et lui permet de rester dans sa zone de création, par delà les faits réels. Après avoir franchi cette étape, elle commence à raconter son histoire de manière plus franche et plus directe, bien que beaucoup de questions demeurent à jamais sans réponse. Y a-t-il eu une histoire d’amour entre la jeune femme et l’homme anonyme sur le bateau ? Est-il possible qu’elle ait été violée ? Pourquoi l’homme a-t-il accompagné la femme sur l’île ? A-t-il été accueilli ? Était-il un intrus ? Aurait-elle mieux agi sans lui ? L’histoire de la femme-ourse est-elle un conte d’amour et de passion, comme Tristan et Iseult ? Ou s’agit-il d’une histoire de viol et de cruauté ? Ou encore, ces deux versions de l’histoire sont-elles entremêlées  ?  

Karolina Ramqvist démontre qu’il n’existe pas d’histoire sans ambiguïté et que chaque séquence d’événements est parsemée de doute, appelant des interprétations. Ce récit sur la sexualité et la passion se divise en plusieurs histoires, laissant voir des zones grises de la sexualité humaine, qui prennent tout leur relief dans le climat contemporain. Cependant, le thème principal demeure, à mon avis, métapoétique : comment se fait-il qu’un écrivain soit fortement fasciné par un thème, et comment l’impulsion créative fonctionne-t-elle pour maintenir l’enchantement, à la fois pour l’écrivain et pour le lecteur ?

Dans les derniers chapitres, Ramqvist raconte les moments cruciaux de la naissance et de la mort de l’enfant de Marguerite de La Rocque, en se fondant surtout sur sa propre expérience de l’accouchement, en creusant la douleur et la beauté mêlées d’un tel moment.  Elle parle de ses propres enfants en bas âge, chargeant le roman de profondeur et de tendresse. La prose subtile et à voix basse de Ramqvist écarte toute trace de sentimentalité. En combinant la tendance à l’autofiction adaptée selon cette manière très personnelle avec un récit sur la créativité de l’écriture, elle nous livre un chef-d’œuvre d’essai. Karolina Ramqvist a ainsi transformé l’histoire unique de Marguerite de La Rocque en une œuvre d’art, aussi solide qu’une brique — tout aussi tangible, tout aussi durable.

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