Depuis deux mois, Le Grand Continent publie chaque semaine le compte-rendu d’un ouvrage de littérature paru récemment dans une aire linguistique européenne. Alors que les années dix du XXIe siècle s’achèvent, nous avons demandé à nos correspondants1 dans chacun de ces pays de donner, au terme d’un sondage, les trois livres qui leur semblaient les plus “importants” de la décennie pour chacune de ces langues. Que faut-il entendre par là ? Il s’agit à chaque fois de sélections personnelles, qui ne prétendent pas à une objectivité, de toute manière illusoire, mais cherchent plutôt à décrire des œuvres qui ont su le mieux capter et révéler au public l’imaginaire politique, esthétique et symbolique qui caractérise la tranche de l’histoire humaine que représente une décennie.Un constat s’impose : trop peu d’entre eux ont été traduits dans d’autres langues européennes. À titre d’exemple, sur les 27 livres non-français de notre sélection, 8 seulement ont été traduits et publiés en France, soit moins d’un tiers. L’activité éditoriale et littéraire européenne, plus foisonnante que jamais, exige de nous un regain d’intérêt pour les littératures qui nous entourent et contribuent, de façon parfois silencieuse, à la poursuite du vieil idéal de la République des Lettres.
Après vous avoir livré ce panorama de la littérature à l’échelle pertinente, le Grand Continent prolongera en 2020 et dans la décennie à venir son engagement pour la refondation de ce rêve d’un dialogue littéraire à l’échelle européenne.
Bonne année et bonne lecture !
Allemand
Herta Müller, Immer derselbe Schnee und immer derselbe Onkel [Toujours la même neige et toujours le même oncle], Hanser, 2011
Dans ce récit à la fois intime et mémoriel, la Prix Nobel de littérature 2009 propose une immersion aussi fine et précise que déroutante dans son enfance et sa jeunesse dans la Roumanie de Ceaușescu. Le travail littéraire de Herta Müller se partage entre la prose et les recueils de “collages”, ces derniers constituants à la fois des poèmes (des assemblages de mots) et des objets tabulaires, semblables à des cartes postales. Son parcours, d’un petit village roumain à la poésie germanophone et à la scène littéraire européenne et mondiale, place dans les pas de Paul Celan. Ce récit en prose se fonde sur la description minutieuse d’un quotidien morne sous l’œil du régime et de la police, dans une époque désormais abolie. Il donne en quelque sorte une clef de lecture pour aborder dans toute son ampleur l’œuvre incroyablement riche de Müller, tout en alliant, dans un geste commun à de nombreux contextes littéraires européens au fil de la décennie qui vient de s’écouler : celui de réverbérer, au travers d’une histoire personnelle, l’histoire et les tensions de toute une société et de toute époque révolues.
Elfriede Jelinek, Schatten (Eurydike sagt), Rowohlt Theater Verlag, 2013 [Traduction française : Ombre. Eurydice parle, trad. Sophie André Herr, L’Arche, 2018]
L’ombre de ce long monologue théâtral écrit par l’Autrichienne Elfriede Jelinek, Prix Nobel de littérature 2004, est celle d’une Eurydice des temps modernes, dont la voix déroutante s’affirme au fil des pages. Telle Winnie, l’héroïne de Beckett, Eurydice rappelle dans les Enfers les objets qui l’entourent – en particulier ses vêtements, étoffes d’apparat et vestiges d’une féminité brimée par la présence d’un Orphée qui lui vole sa lumière. Car dans le mythe, Eurydice est l’éternelle silencieuse face à un Orphée qui charme le monde. Jelinek offre à cette ombre un espace littéraire pour que sa parole se déploie à contre courant du mythe, dans cet entre-deux que constitue le voyage aux Enfers.
Robert Seethaler, Eine Ganzes Leben, Hanser Berlin, 2014 [Traduction française : Une Vie entière, trad. Élisabeth Landes, Sabine Wespieser éditeur, 2015]
Le récit minimaliste de l’Autrichien Robert Seethaler décrit l’existence simple, solitaire, faite d’épreuves et de douleurs acceptées la tête haute, d’un homme que la dureté de la société rurale, la splendeur des montagnes autrichiennes, l’expérience de la guerre puis la transformation des vallées en stations de ski balloteront, et recouvrirons finalement, sans donner de destin ni de mémoire particulières à cette vie minuscule. Jouant à la fois de la pudeur empathique d’un Pierre Michon et de l’esthétique dépouillée des peintures de la vie rurale du Suisse Jacques Chessex, l’écriture de Seethaler dans Une Vie entière se dote d’une charge empathique, éthique et narrative, sans céder ni au misérabilisme ni à la froideur désincarnée, deux écueils fréquemment empruntés par la littérature de notre époque.
Danois
Josefine Klougart, Stigninger og fald [Pentes et rampes], Rosinante, 2010
C’est le paysage de l’enfance, mais aussi la cadence de sa prose poétique, qui ont donné le titre au premier roman de Josefine Klougart qui a vite gagné l’épithète de ”la Virginia Woolf de la Scandinavie”. À travers la perception d’une jeune fille et par de longues chaines de métaphores originales, mais jamais maniéristes, le roman nous donne une peinture d’un paysage, d’une famille, de la chute d’une mère, des rêves déçus de l’enfant et de la naissance d’une conscience poétique.
Kim Leine, Profeterne i Evighedsfjorden [Les prophètes du Fjord de l’Éternité], Gyldendal, 2012
Ce roman historique monumentale nous mène au Groenland à la fin du 18ème siècle. À travers son protagoniste, le pasteur humaniste et rousseauiste Morten Falck, nous comprenons l’absurdité du projet de la colonisation. La grande force de Leine est sa façon naturaliste de suggérer l’existence corporelle de ses personnages historiques : les pulsions, les liquides, les organes, les sensations qui hantent les corps humains, les perruques poudrées qui grouillent de puces.
Helle Helle, De [Elles], Oktober, 2018
Helle Helle est la reine de la prose minimaliste en Scandinavie. Sa prose subtile est une célébration de la poésie du banal. Son roman le plus récent, et peut-être le plus excellent, est l’histoire d’une mère et une fille qui vont se séparer, la fille pour entrer dans la vie adulte, la mère pour mourir. Rien n’est dit et tout et dit. Le chagrin et l’humour s’accompagnent et sont aussi discrets l’un que l’autre
Espagnol
Rafael Chirbes, En la orilla, Anagrama, 2013 [Traduction française : Sur le rivage, Éditions Rivages, 2015]
Le roman s’ouvre sur la découverte d’un corps dans le marais d’Olba. Le protagoniste, Esteban, a été obligé de fermer l’atelier de menuiserie qu’il possédait, laissant au chômage ceux qui travaillaient pour lui. Tout en prenant soin de son père en phase terminale, Esteban enquête sur les raisons de la ruine qu’il assume dans son double rôle de victime et de bourreau, et parmi les décombres duquel on trouve les valeurs qui ont régi tout une société, un monde et une époque. Le roman nous oblige à regarder cet espace boueux qui a toujours été là, bien que pendant des années personne n’ait semblé vouloir l’occuper, à la fois lieu d’utilisation et abîme où les crimes ont été cachés et les consciences privées et publiques ont été emportées. Héritier de Vásquez Montalbán et de la meilleure tradition du réalisme noir, le style de Chirbes est soutenu par un langage direct et un ton obsessionnel qui accroche le lecteur dès la première ligne en faisant de lui un complice.
Aixa de la Cruz, Cambiar de idea [Changer d’avis], Caballo de Troya, 2019
Cambiar de idea raconte l’entrée d’une femme dans la trentaine, et sa lutte profonde avec sa condition de mortelle et avec ses frustrations. D’un récit de soi fondé sur une expérience assez commune de désillusion post-adolescente, Aixa de la Cruz fait une exploration sincère des désirs et des peurs qui traversent les femmes, la société, les idéologies, la famille, l’amour. Moins qu’une autofiction, il s’agit là d’une exhortation, profondément ancrée dans notre époque, à célébrer la vie comme conflit et comme changement.
Marta Sanz, Daniela Astor y la caja negra [Daniela Astor et la boîte noire], Anagrama, 2015
Le dernier ouvrage de Marta Sanz est un roman qui, en alternant la narration à la première personne et le faux ton de documentaire, questionne les limites de l’intimité, de la pudeur et du sens de libération du corps féminin. On y explore la façon dont la réalité et ses représentations sont liées, et ces représentations semblant souvent écrites dans une langue étrangère que, dans ce livre, Marta Sanz fait sienne grâce à un puissant mélange de violence et de tendresse, d’humour et de sens critique. Daniela Astory y la caja negra parle des métamorphoses, de l’héritage et de la mémoire du corps. De rivalité et de solidarité. C’est un roman sur la transition qui choisit un point de vue avec lequel elle n’avait pas encore été racontée : celui des questions que se posent les femmes, de leur agitation et de leurs belles images.
Français
Emmanuel Carrère, Le Royaume, P.O.L., 2014
Les années dix de notre siècle ont été marquées par un retour, aussi bien dans l’actualité la plus tragique que dans la réflexion littéraire et philosophique, à la question du religieux, à sa prégnance, à son acceptation, à sa radicalité parfois, à sa visibilité dans notre espace public. Cette toile de fond de la décennie n’est pas sans rapport avec le geste d’écriture de Carrère dans Le Royaume, qui pourtant la déplace et la transcende largement. La genèse de ce récit tient dans une double trajectoire : celle d’un immense saut — d’une parabole — à la fois esthétique, philosophique, historique et éthique vers les dernières décennies du Ier siècle après Jésus-Christ, sur les pas des premiers chrétiens, Paul, Jacques, Luc ; et celle d’un retour réflexif sur une période de trois ans pendant laquelle, au début des années 1990, Carrère, désormais agnostique, a pratiqué avec ferveur le culte catholique. Le récit joue aussi bien sur l’érudition que sur l’humour pour nous replonger dans cet horizon historique et religieux si lointain, à l’aube de notre ère, acquérant par là une profondeur intuitive et empathique magistrale.
Annie Ernaux, Mémoire de fille, Gallimard, 2016
Annie Ernaux remonte le fil de son passé : elle n’est pas encore La Femme gelée (paru en 1981) mais une jeune adolescente, déjà ardente lectrice et monitrice d’une colonie de vacances à ses étés perdus. C’est le récit d’une « première fois », des fausses vanités masculines et de la détresse féminine perdue entre les deux écueils sociétaux qui la menacent : la « salope » et la « coincée ». D’une amourette au grand amour, l’écriture d’Ernaux sonde avec compassion, avec humour et parfois avec mépris, les états de l’âme mais surtout du corps de celle qu’elle était alors. Cette première fois déçue, comme elles le sont souvent, a vocation à porter un projet de vie et un projet d’écriture : ce n’est ainsi plus « il était une fois » mais « il y aura une fois », pour reprendre la formule d’André Breton. Ce n’est plus tant l’histoire d’un jeune homme qui « n’était pas son genre » que celle d’une œuvre à venir, marquée par la conscience viscérale de son propre corps.
Virginie Despentes, Vernon Subutex, Grasset, 2015-2017
Cycle romanesque trépidant, la saga de ce disquaire mis à la rue est un des phénomènes littéraires de la décennie. Virginie Despentes hypnotise ses lecteurs par son style incisif et un regard profondément juste et sans pitié sur la société contemporaine : des producteurs
des beaux quartiers aux marginaux des Buttes-Chaumont, toute une bande hétéroclite se constitue autour du pouvoir magnétique de Subutex, dernier dépositaire d’un enregistrement inédit de la star du rock Alex Bleach. Dans un Paris où l’anonymat est menacé par les rencontres fortuites et les réapparitions de personnages fascinés par le mal, Despentes est à la croisée entre le cynisme d’un Bret Easton Ellis et l’impertinence d’un Jean Genet.
Hongrois
Szilárd Borbély (1964-2014), Nincstelenek : már elment a Mesijás ?, Kalligram, 2013 [Traduction française : La miséricorde des coeurs, trad. Agnès Járfás, Christian Bourgois, 2015]
Symbole d’une tendance récente de la littérature hongroise à interroger la mémoire des décennies sombres de la guerre et de l’après-guerre, l’unique roman du poète Szilárd Borbély nous plonge dans les confins ruraux de la Hongrie, douze ans après la répression des insurrections de 1956. Mêlant un style chirurgical et un regard impitoyable sur les réalités sociales et humaines douloureuses, ce roman devient également, à travers les différents personnages de la famille qu’il met en scène (le père fils du seul survivant juif du village, la mère fille d’un koulak), une fresque réflexive sur toute l’histoire du XXe siècle en Hongrie.
Nádas Péter, Világló részletek : emléklapok egy elbeszélő életéből [Détails glorieux : souvenirs d’un narrateur], Budapest, Jelenkor, 2017
En analysant ses propres souvenirs, des images qui lui restent ou des histoires qu’on lui a racontées, le narrateur part à la recherche de leurs sources. Il les décompose pour les nettoyer de toutes défigurations et puis les recomposer et remettre à leur place dans sa vie personnelle et dans la vie de son monde. Des descriptions et des histoires poignantes, une investigation des correspondances cachées se croisent dans l’oeuvre monumentale d’un des plus grands écrivains hongrois contemporains, Péter Nádas (né en 1942).
Zsuzsa Takács, A Vak Remény [Aveugle Espérance], Budapest, Magvető, 2018
Zsuzsa Takács (née en 1938) est une poète et écrivaine, lauréate de nombreux prix littéraires. Récompensé par le Prix Aegon en 2019, A Vak Remény est le recueil de ses œuvres poétiques complètes, habité par une voix pure et hésitante qui dévoile la dépendance existentielle et corporelle, la vie et la mort, l’amour et la naissance, les formes de la passion, la vie de la femme. Son poème, Ha van lelkünk [“Si conscience est encore”] était en 2017 le poème le plus lu et commenté sur internet.
Italien
Elena Ferrante, L’amica geniale, Edizioni E/O, 2011-2014 [Traduction française : L’amie prodigieuse I-IV, Gallimard, 2014-2019]
Il existe un paradoxe littéraire italien. Le pays demeure en tête des classements internationaux de l’influence culturelle, pourtant son patrimoine universellement accessible n’a pas de forme littéraire. L’art figuratif, la musique, le design, la mode, la cuisine sont immédiatement capables de capturer des imaginaires et des tendances internationales, alors que la position de la littérature italienne est plus complexe. Elle demeure souvent une littérature mineure, parfois provinciale, incapable d’intégrer les tendances internationales.
On ne devra donc pas s’étonner si le seul phénomène littéraire mondial de la littérature italienne à avoir marqué les années dix, L’Amica geniale, autobiographie à la recherche d’un auteur, présente une meilleure qualité littéraire dans la traduction que dans sa version originale, grâce notamment à son éditrice, Ann Goldstein. Comme avec la musique d’Albano ou de Toto Cotugno, L’Amica geniale installe un régime de réception différent à l’étranger.
Roberto Calasso, L’impronta dell’editore [L’art de l’éditeur], Adelphi, 2013
Le livre de Roberto Calasso n’a pas, en tant que tel, marqué la décennie, mais sa maison d’édition milanaise, Adelphi, paraît être l’entreprise plus impressionnante du panorama éditorial européen — et ce petit livre donne la clef et la généalogie de son geste : un éditeur, c’est l’auteur d’une « forme, qu’il s’agit d’étudier et de juger comme avec un livre, dont chaque livre composerait un paragraphe ».
Antonio Scurati, M. Il figlio del secolo [M. Le fils du siècle], Bompiani, 2019
Objet complexe, situé quelque part entre le travail d’archive et le journalisme à la recherche de correspondances ou d’échos contemporains, le premier tome de cette tétralogie qui entreprend de suivre la carrière de Benito Mussolini de son ascension à sa chute a dérouté les historiens à cause d’une série d’inexplicables erreurs factuelles, mais a frappé l’imaginaire. Peut-être parce qu’après tout le fascisme demeure une de
Norvégien
Karl Ove Knausgård, Min Kamp 6 [Mon Combat, livre 6], Oktober, 2011
Pendant la décennie 2010, le champ littéraire norvégien s’est particulièrement tourné vers la relation entre fiction et non-fiction. La manifestation la plus célèbre de cette tendance est la série Mon Combat de Karl Ove Knausgård, qui a pris une situation où le narrateur serait « fatigué de la fiction » comme point de départ d’un roman autobiographique de 3000 pages, se terminant par un essai de 400 pages sur Hitler (que le titre évoque de façon perturbante) dans le volume final.
Dag Solstad, Det uoppløselige episke element i Telemark i perioden 1591–1896 [L’élément épique et insoluble du Télémark pendant la période 1591-1896], Oktober, 2013
Le Telemark de Dag Solstad a exploré les possibilités du roman non fictionnel sous un angle différent. Le plus important écrivain norvégien depuis les années 1960 y parle de sa famille dont l’histoire a plus de 400 ans, mais assure ne pas imaginer d’arrière-plans psychologiques et de vies intérieures pour ses personnages : « pas d’inventions », proclame Solstad au début du roman.
Vigdis Hjorth, Arv og miljø [Héritage et testament], Cappelen Damm, 2016
Le Testament de Vigdis Hjorth a également été lu dans le paradigme de la « littérature du réel » ou « littérature de la réalité » (« virkelighetslitteratur » en norvégien). Le roman de Hjorth sur les suites complexes de la mort d’un père a fait place à un débat sur la relation entre la littérature et les modèles vivants qui a fait la une des journaux pendant des mois et qui a suscité sa propre réponse sous la forme d’un roman écrit par la sœur de Hjorth.
Au cours de la décennie 2010-2019, la littérature norvégienne s’est exportée et a été traduite à un degré sans précédent. Knausgaard, Hjorth et Solstad ont tous été traduits en plusieurs langues et ont été salués par la critique internationale. Et bien que le Telemark lui-même n’ait pas été traduit, son rayonnement à l’étranger a été incontestable : l’américaine Lydia Davis, maîtresse du genre de la nouvelle et lauréate du Man Booker Prize a appris elle-même le norvégien en utilisant uniquement le livre de Solstad comme guide.
Polonais
Joanna Bator, Ciemno, prawie noc [Il fait noir, presque nuit], WAB, 2012
Récompensé par le prix littéraire Nike et appuyé par la Prix Nobel de littérature 2018 Olga Tukarczuk, le roman de Joanna Bator, marquée par sa formation de philosophe et par sa connaissance intime du Japon, s’inscrit dans une démarche qui semble fréquente dans le champ littéraire polonais des années 10 du XXIe siècle : lier un épisode personnel à une immersion dans un passé à la fois personnel et collectif. En effet, l’enquête initiale, celle d’une journaliste revenue dans son village d’enfance pour écrire un reportage sur des enlèvements d’enfants, bascule dans une méditation sur sa propre vie, et bientôt sur une réflexion collective sur une société polonaise traversée par des peurs et des questionnements spirituels, linguistiques, éthiques et politiques.
Weronika Murek, Uprawa roślin południowych metodą Miczurina [La culture des plantes méridionales par la méthode Michurin], Czarne, 2015
L’ouvrage de Weronika Murek rejoint des préoccupations communes de la littérature polonaise et des anciens pays du bloc soviétique — la recherche d’identité, la peinture du passage du temps, la quête d’une reconnaissance de soi dans un paysage où les signes ne font plus sens —, tout interdisant toute forme de reconnaissance par une surcharge d’imagination radicale. En construisant une fresque fourmillante de personnages, de lieux, de situations incongrues, elle parvient à reproduire à l’échelle d’une vaste fantaisie littéraire ce que Freud nomme l’inquiétante étrangeté (Das Unheimlich), subtil et troublant mélange entre le familier et l’inconnu.
Karol Modzelewski, Zajeździmy kobyłę historii. Wyznania poobijanego jeźdźca, Wydawnictwo Iskry, 2013 [Traduction française : Nous avons fait galoper l’histoire : confessions d’un cavalier usé, Maison des Sciences de l’Homme, 2018]
Dans le sillage d’un mouvement très prégnant dans la Pologne de nos années dix, qui consiste à faire retour sur la période communiste et à entrelacer l’histoire collective et l’aventure individuelle pour chercher des repères dans le temps présent, une place particulière doit être faite à l’autobiographie du militant communiste puis dissident Karol Modzelewski. Ce vieux cavalier de l’opposition au régime socialiste, qui a participé à la fondation de Solidarność avec Lech Wałęsa, retrace dans le détail son expérience de l’histoire politique de la Pologne, des années 1940 à aujourd’hui. Par ses réflexions sur son cheminement propre, il s’intègre au mouvement plus large de renouvellement des approches historiographique qui a lieu en Pologne depuis une vingtaine d’années et contribue à le nourrir.
Roumain
Mircea Cărtărescu, Solenoid, Editura Humanitas, 2015 [Traduction française : Solénoïde, Éditions Noir sur Blanc, 2019]
La littérature roumaine des années dix semble se caractériser par un trait principal : elle accompagne et même dépasse les autres arts (notamment les arts du spectacle) dans la tentative de donner un sens et une meilleure compréhension aux presque cinq décennies de régime communiste.
Le livre de Mircea Cărtărescu, Solenoid (dernière sélection Prix Médicis 2019), certainement celui qui a le plus marqué la décennie, fut à la fois acclamé et critiqué. Roman postmoderniste, syncrétique, il a comme toile de fond l’univers scolaire du communisme des années 1980. Dans les mots de Ioana Pârvulescu, c’est un portrait de l’artiste en homme mûr, le plus incroyable roman roumain des vingt-cinq dernières années. Considéré comme le plus grand écrivain roumain contemporain, le nom de Mircea Cărtărescu a été plusieurs fois évoqué pour le prix Nobel de littérature.
Ioana Pârvulescu (ed.), Și eu am trăit în comunism [Moi aussi j’ai vécu sous le communisme], Humanitas, 2015
Ioana Pârvulescu réussit un exercice hors pair avec le livre Și eu am trăit în comunism. Ce volume collectif, qui pourrait avoir comme fil rouge les vers de Bacovia, Ô triste pays si riche d’humour, réunit 360 petites histoires (souvenirs) écrites par 95 auteurs. Il décrit brillamment l’absurdité de la vie de tous les jours sous le régime communiste roumain : manque de liberté, de nourriture, files d’attente, peur névrotique d’autrui.
Gabriel Liiceanu, Dragul meu turnator [Mon cher cafteur], Humanitas, 2013
Gabriel Liiceanu, figure active dans l’espace publique post-communiste, explore dans Dragul meu turnator, les voix méconnues de la supervision totale qui a caractérisé le régime de Ceaușescu. Que se passe-t-il lorsque le délateur et la personne dénoncée se retrouvent face-à-face, 35 plus tard ? L’auteur présente son livre comme une réponse à la question « Pourquoi la Roumanie est-elle comme elle est depuis 23 ans ? »
Suédois
Beate Grimsrud, En dåre fri [Un fou en liberté], Albert Bonniers Förlag, 2010
Le mot « dåre » signifie idiot, lunatique ou fou. Le roman décrit une jeune femme, Eli, qui souffre d’une psychose sévère : elle a quatre voix masculines dans sa tête — celles d’Espen, Erik, Emil et du Prince Eugen — qui essaient de la contrôler. Bien que régulièrement internée et en lutte permanente contre sa maladie, elle est une écrivaine à succès, qui voyage et donne des conférences. Le style de Grimsrud est tout à fait original, sans effort, drastique et émouvant. Elle est née en Norvège, mais vit et travaille en Suède depuis plusieurs décennies, traduisant elle-même son travail en norvégien, langue dans laquelle elle est également une écrivaine très lue.
Athena Farrokzhad, Vitsvit, Albert Bonniers Förlag, 2013
Farrokzhad est née en Iran en 1983 et a grandi à Göteborg. Sa voix a un poids politique en Suède, notamment par son travail pour l’éducation avec d’autres écrivains à l’école Biskops Arnö. Publié en 2013 chez Albert Bonniers Förlag, Vitsvit est un poème épique narratif, qui raconte l’histoire d’une famille, tout en traitant de la révolution, de la migration, de la violence, du racisme structurel et de la “blancheur”. Traduit en anglais, danois, norvégien, roumain, hongrois, croate, allemand et biélorusse, ce livre a eu un grand impact sur la scène littéraire suédoise. Il a également été adapté pour le théâtre, tant pour la radio que pour la scène.
Sara Stridsberg, Beckomberga, Ode till min familj, Albert Bonniers Förlag, 2014 [Traduction française : Beckomberga, Ode à ma famille, Gallimard, 2016]
Née en 1972, Stridsberg est une romancière de premier plan, dont l’œuvre a inspiré de nombreux nouveaux écrivains, en particulier des femmes. Elle prend souvent pour sujet les personnes défavorisées, pauvres ou marginalisées ou autrement vulnérables, en particulier les jeunes filles comme dans Darling River, inspiré par le roman de Nabokov Lolita, ou L’Antarctique de l’amour, où la narratrice est une jeune femme assassinée. À Beckomberga — nom d’un immense hôpital psychiatrique qui existait auparavant aux alentours de Stockholm —, nous rencontrons une adolescente, Jackie, dont le père est un patient de l’hôpital. Il est très charismatique, suicidaire, et va à des fêtes avec les médecins et d’autres patients. Jackie lui rend visite à l’hôpital et rencontre d’autres patients, que l’autrice dépeint tous avec dignité, humanité et prudence, mais sans sentimentalisme. Le style de Stridsberg est onirique, aérien, fait d’associations libres, d’une grande beauté, mais tout à fait réaliste. L’autrice suédoise Birgitta Trotzig (1929-2011) pourrait être une source d’inspiration dans sa quête existentielle sur le désespoir et la douleur. Marguerite Duras pourrait en être une autre pour ses représentations de la sexualité de la jeune fille.