« On doit plus aimer son pays qu’haïr son ennemi », Hajó a ködben, un roman de Pál Závada

Dans ce roman historique l’auteur hongrois à succès Pál Závada, sociologue de formation mais présent sur la scène littéraire hongroise depuis les années 1990, part de la société hongroise de l’entre-deux-guerres afin d’explorer la vie personnelle et familiale des Weiss, propriétaires du plus grand conglomérat industriel hongrois d’alors, et à travers eux l’histoire et les griefs de la Hongrie.

Pál Závada, Hajó a ködben, Budapest, Magvető, 2019, 417 pages, ISBN 978 963 14 38

Au printemps 1944, dans la Hongrie occupée par l’Allemagne nazie, une famille juive hongroise signe un accord avec l’officier SS Kurt Becher pour le compte de Heinrich Himmler. En échange de leurs biens, immeubles, objets et surtout de leur usine sidérurgique, les membres de la famille de Manfred Weiss (une quarantaine de personnes), sont raccompagnées par les SS vers un avion qui les transportera dans des zones non-occupées, en Suisse et au Portugal. Pour certains, nous avons là l’histoire d’une collaboration avec les nazis, un pacte conclu avec Satan et la trahison de son propre pays ; d’autres y reconnaissent le symptôme de l’instinct de survie qui nous pousse à échapper au cataclysme. Mais l’histoire de la famille de l’industriel Manfred Weiss est bien trop complexe pour que l’on puisse trancher simplement la question, et elle laisse perplexe jusqu’aux historiens. Que peut alors faire ou ajouter un roman qui transpose les événements historiques dans un cadre fictif ?

Le nouveau roman de Pál Závada (né en 1954), Hajó a ködben (qu’on peut traduire par Bateau dans le brouillard), ne va pas à la recherche des faits historiques qu’on ne connaissait pas avant. Il part de ce que l’on sait déjà pour mettre en scène la famille Weiss, propriétaire du plus grand conglomérat industriel hongrois de l’entre-deux-guerres. C’est la vie personnelle et familiale des Weiss que les pages du livre explorent. L’auteur laisse entièrement la parole à ses personnages qui se rencontrent et se quittent, discutent entre eux, racontent leurs journées, leurs petits tracas quotidiens, les problèmes qui les occupent et leurs souvenirs. Ces discussions dessinent la figure de Manfred Weiss, de confession juive, fondateur de la fortune familiale, père respecté et repère moral pour ses enfants ainsi que leurs conjoints. En l’espace de vingt ans, d’une petite fabrique de conserves, il réussit à construire une grande entreprise produisant, dès la fin du XIXe siècle, du matériel de guerre. Très engagé dans le bénévolat, il fit aussi construire des habitations, des écoles, des hôpitaux.

Après son décès en 1922, son héritage est repris par ses enfants et la Société Manfred Weiss est alors gérée par ses gendres. Parmi ces derniers, on trouve Ferenc Chorin, propriétaire d’une société de mines, président de la Société Nationale des Industriels Hongrois. Juif converti, sénateur, « ami de longue date » de l’amiral Horthy, régent de Hongrie, il se sent chez lui dans l’élite politique hongroise, il reçoit ses amis politiques, des ministres et des hauts fonctionnaires aux fêtes familiales. En 1939, lors du débat de la deuxième loi anti-juive au Sénat, il rappelle d’une part que la limitation de l’accès des juifs à certaines fonctions de la vie publique et économique aurait des conséquences plus graves que dans les autres pays où le rôle économique des juifs n’est pas étroitement lié à la réalité sociale. Il y fait aussi entendre que « l’anticapitalisme qu’on ressent de plus en plus » se double de fait « d’une aversion montante envers les juifs ». Lorsque la loi est votée, il envoie encore un message à ses compatriotes juifs en les demandant de « faire leur devoir » malgré l’amertume et l’humiliation qu’il doivent subir puisque « on doit davantage aimer son pays que haïr son ennemi ». Cinq ans plus tard, dans la Hongrie occupée par l’Allemagne, la SS le fait revenir du camp de Mauthausen pour lui proposer de laisser partir librement toute la famille Weiss en échange de l’entreprise familiale et de tous leurs biens. La scène de la rencontre de l’officier SS Kurt Becher avec Chorin, dans le bureau de sa villa confisquée par les Allemands, forme un chef d’œuvre dramatique miniature dans le corps du roman.

Si Chorin est au centre des événements et constitue un personnage-clé de l’histoire, il n’en est pas pour autant le protagoniste principal. L’auteur agrandit la famille Weiss en y plaçant, à côté de deux frères et de quatre sœurs bien réels, une cinquième sœur (Helén Weiss) et son mari (Artúr Kohner), un industriel influent, directeur d’entreprise qui aimerait jouir du même respect que Chorin. Ancien ami des deux autres gendres de Manfred Weiss, Móric Kornfeld (banquier) et Alfred Mauthner (directeur d’une grande maison de commerce de grains), il entretient une relation amoureuse avec Lola, la belle-fille d’Elza, sœur aînée des Weiss. Lola, qui a perdu son mari jeune, se confie à Judit, la seule des sœurs demeurée célibataire. Judit, la « conscience sociale » de la famille, est aussi un symbole de pureté morale. Elle consacre sa vie à l’hôpital et aux malades, et va voir de ses yeux en août 1941 des camps d’internements sur lesquels elle écrit un rapport.

« Jusqu’à quel point l’individu peut-il et doit-il se soumettre à la politique qui contourne sa vie si cette politique contredit toutes ses valeurs personnelles ? Autant de questions qui interpellent également le lecteur hongrois contemporain. »

Si les personnages fictifs sont insérés dans le récit, c’est pour permettre au lecteur d’entrer de plain-pied dans cette famille juive, convertie, assimilée et hongroise, de les accompagner sur les chemins incertains de leur temps, dans la société de l’entre-deux-guerres puis dans celle de la guerre, de croiser des représentants de la vie politique, économique et intellectuelle hongroise. Avec la famille Weiss, le lecteur est immergé dans les grands enjeux personnels, sociétaux et politiques de l’époque, dans un monde qui ne permet pas à l’individu de se former une morale sûre et cohérente, mais l’oblige à revoir sa position à chaque moment . À qui ou à quoi peut-on être fidèle, en qui peut-on avoir confiance si, par exemple, la seule personne qui tient sa parole est un officier nazi ? Que signifient les valeurs chrétiennes dans un monde qui n’en respecte aucune ? Comment opèrent les traditions qu’on respecte mais que l’on ne fait plus vivre ? Jusqu’à quel point l’individu peut-il et doit-il se soumettre à la politique qui contourne sa vie si cette politique contredit toutes ses valeurs personnelles ? Autant de questions qui interpellent également le lecteur hongrois contemporain. Mais l’auteur entretient un jeu cruel en ne donnant aucun indice qui eût permis de sortir de ce brouillard. Il se contente de noter, comme un enregistreur mécanique, des propos racontés à la première personne, avec un je pour chacun des membres de la famille et un nous lorsqu’ils parlent, comme ils le font souvent, au nom de la famille. Par leurs bouches, on entend à la fois ce qui habite chacun et ce qui anime leurs discussions, faites de propos qui se contredisent souvent et jettent à chaque fois une lumière différente sur toutes ces questions.

L’auteur est présent à tout moment comme véhicule de la parole sans jamais se révéler nettement, au travers d’un narrateur ou d’un discours porté de l’extérieur sur la fiction. Il y réserve une grande place aux documents, aux mémoires et aux témoignages de l’époque sans marquer les limites ou les frontières entre fait historique et histoire fictive. On peut, certes, appeler fictif tout ce que ces documents n’ont pas le moyen de retenir. Mais imaginer signifie ici suivre une investigation, celle de l’aspect humain bien réel des choses. C’est ce travail de mémoire que le lecteur transformé en témoin de l’histoire est amené à faire en lisant le roman de Pál Závada.

Ce roman historique trouve facilement ses repères dans le champ littéraire hongrois contemporain, où les traumatismes sociaux et historiques du siècle dernier sont le sujet de nombreux ouvrages. En outre, l’entre-deux-guerres et l’époque Horthy, très controversée, forment un terrain d’enquête majeur pour les historiens. La responsabilité de Miklós Horthy dans la défaite de la Hongrie lors de la Seconde Guerre mondiale et dans les déportations sont des sujets très débattus, par tous les bords politiques, notamment depuis la polémique soulevée en 2017 lorsque Viktor Orbán avait qualifié Horthy d’ « homme d’État exceptionnel »1. Par un autre aspect, ce roman de Závada rappelle aussi les témoignages des déportés (journaux, correspondances, entretiens, etc.), dont beaucoup sont parus ces dernières années, et dont plus d’un concerne directement l’histoire de la famille Weiss. Derrière la multiplicité des approches, une demande réelle se manifeste pour un autre type de discours et pour un point de vue différent.

Comme le raconte l’auteur dans ses entretiens, ce sujet l’a occupé pendant longtemps. Il avait déjà effectué de nombreuses recherches lorsque le réalisateur de cinéma János Rózsa vint le contacter avec l’idée d’en faire un film. Le film n’est pas encore sorti mais la pièce de théâtre que Závada a composée sur la même histoire avant la publication du livre a été mise sur scène en 2018 au Théâtre national de Szeged.

Sources
  1. Voir : https://courrierdeuropecentrale.fr/orban-qualifie-horthy-un-homme-etat-exceptionnel
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