La narratrice morte

À la veille des fêtes de fin d’année, notre tour d’Europe de la littérature contemporaine vous emmène en Suède pour découvrir une histoire d’amour et de ténèbres nimbée d’un froid polaire.

Sara Stridsberg, L’Antarctique de l’amour [Kärlekens Antarktis], Albert Bonniers Förlag, 2018, 313 pages, ISBN 9789100177140

Ça y est, je suis convaincue : la littérature, c’est Jésus le Christ. Elle souffre avec celles et ceux qui souffrent. Même dans la plus grande douleur tu n’es jamais seule, car la littérature est avec toi. Dans son roman L’Antarctique de l’amour, l’écrivaine suédoise Sara Stridsberg suit les traces d’une femme assassinée et coupée en morceaux jusque dans la mort. Et au-delà.Tout commence dans la forêt : un soir de juin, la pluie, une lumière brunâtre, un lac argenté, les racines sombres des arbres et les gouttes tombant de leurs branches penchées, des mouches noires, des libellules étincelantes et le son de la musique classique qui s’élève de la voiture de l’assassin. Nous voyons cela à travers le regard de la femme qui est en train d’être tuée, narratrice à la première personne : « C’était trop tard pour crier au secours, trop tard pour les prières, le temps était irrévocablement écoulé […] Et maintenant il coupe ce qui reste de mon corps en sept parties et met les restes dans deux valises blanches. »

Dès les premières pages, je suis là où je n’ose pas du tout être, dans ce à quoi je n’ai jamais osé penser, ce dont je détourne toujours mon regard et à quoi je me bouche les oreilles quand je le rencontre dans les journaux ou à la télévision. C’est d’ailleurs pour cela que je n’ai jamais lu les romans policiers. Je ne veux pas, je n’ose pas, je ne supporte pas être avec la femme qui est violée, assassinée, défigurée. Mais Stridsberg le veut, Stridsberg l’ose, et sa langue parvient à porter l’insupportable, à s’étaler comme un tapis doux qui nous mène dans le pire et même au-delà.

Au fil du roman, il nous faut encore et encore retourner au lac argenté dans la forêt mouillée par la pluie du crépuscule, encore et encore s’entendre raconter les racines des arbres et le ciel et le miroir de l’eau et les gouttes géantes de la pluie et les mains de l’homme et son visage et le sang et la boue qui sort de la bouche de la narratrice à la place des mots. Encore et encore la même scène : la même lumière, les mêmes couleurs, la même atmosphère, la même mort, mais approchés par de nouveaux mots, de nouveaux angles. Jusqu’à la phrase impossible : « Je mourus. »

La narratrice impossible est en effet la narratrice morte. Mais peut-être est-ce au contraire cela qui la rend possible ? Je me souviens d’une conversation sur scène avec Sara Stridsberg, dans laquelle elle parlait de son aversion pour le narrateur omniscient, figure problématique qui dirige ses personnages et les adapte à sa volonté. Pour Stridsberg, que l’auteur adopte un point de vue et une voix omniscients pose un problème éthique. Mais, dans L’Antarctique de l’amour, l’omniscience n’est pas celle d’un narrateur patriarche tout-puissant, au contraire : la narratrice est omnisciente parce qu’elle est une victime impuissante, d’une mort. Elle devient une voix et un regard incorporels, capables de voyager dans le temps et l’espace entre les scènes et les personnes de sa vie avant et après la mort.

La morte nous raconte son histoire par fragments entrelacés avec la scène répétée de sa mort. Elle nous parle de son enfance dans la maison sur la rivière où s’est noyé son petit frère ; de la vague argentée de l’héroïne qui est comme une compensation céleste pour le frère mort ; de l’amour et de la drogue ; de l’enlacement de l’homme aimé et des enfants aimés qui ont poussé dans son utérus, mais pour qui on a trouvé d’autres parents ; de la culpabilité maternelle ; de la Rue Herkules à Stockholm où elle attend les clients avec les autres filles, surtout Nanna qui a les cheveux blancs, porte de grandes lunettes et lit des livres sur la neige, toujours la neige.
La narratrice est — ou était — prostituée, droguée, traumatisée par la mort de son petit-frère et mère d’un garçon retiré de sa garde et d’une fille qu’elle a fait adopter, mais Stridsberg ne la décrirait jamais avec ce genre de mots. En revanche, elle lui donne une voix. Cette voix parle de tout ce qui est argenté, de Blanche-Neige, des anges-brutes, des enfants qui sentent l’eau salée et les temps anciens, de la terre, de la chair et de la matière des étoiles, de la voix ruisselante de son amour, de la naissance et de la mort dans le sang et dans l’eau.

Stridsberg fait une narratrice omnisciente de la victime la plus humiliée. Là encore, nous approchons de l’image de Jésus Christ. Car c’est bien cela qu’incarne le Christ dans le conte chrétien : Dieu tout-puissant qui s’est fait homme en devenant une victime, un souffrant. D’ailleurs, vers la fin du roman, Jésus Christ fait son apparition : la narratrice morte le voit sur la croix quand elle regarde dans la petite chapelle, près de la rivière de son enfance. Elle se souvient de son regard comme de seul qu’enfant, elle n’avait pas peur de croiser : « les choses n’étaient pas réussies pour lui non plus, et son père était fâché avec lui aussi, puisqu’il le laissait suspendu là, saignant et misérable. »

Le titre du roman, l’Antarctique de l’amour, est une formule aussi belle et glaciale que la vague argentée de l’héroïne. Ce titre apparaît dans le roman quand la narratrice nous raconte l’enterrement de son petit frère : « le petit cortège habillé en noir marche contre le vent avec un cercueil blanc lumineux dans tout le gris. » La seule qui ne pleure pas, c’est notre héroïne, « car il y a en moi quelque chose qui a gelé ». Et finalement : « Une déception si profonde, si complète, c’est le point de congélation du sang, c’est l’Antarctique ultime de l’amour. »

L’Antarctique de l’amour, c’est donc le point où l’amour congèle parce qu’il rencontre la mort. C’est là que l’on perd celui qu’on aime. Mais cela ne signifie pas la fin de l’amour ; comme formule suspendue au-dessus de toutes les images du roman, « l’Antarctique de l’amour » en vient à signifier plusieurs choses. Comme si l’amour cachait en lui-même un noyau de glace, un endroit où l’on est si près l’un de l’autre que la promiscuité devient une nudité glaciale, les os contre les os. Ou, à l’inverse, comme si le meurtre de sang-froid cachait en lui-même un noyau d’amour ; ce qui résonne au moment où l’assassin souffle à sa victime : « Je voulais simplement être près de toi. »

Sara Stridsberg excelle dans l’art de nous faire voir des parentés secrètes là nous voyons normalement des contradictions radicales. Le meurtre et l’amour, la nature marécageuse et l’être humain, la mort et la naissance, la lumière et les ténèbres. La narratrice est victime, mais elle est aussi coupable, pas de sa mort, mais devant ses enfants qu’elle a abandonnés, même si elle l’a fait dans l’espoir de leur faire le meilleur don possible : celui d’une vie sans elle.

L’écriture de Stridsberg nous mène au-delà de la vie humaine. Non seulement au-delà de la vie d’une humaine, qui dès le début s´éteint, mais au-delà de la vie humaine, dans la nature marécageuse, sombre, dégoulinante, saignante, liquide. Notre narratrice trouve un certain soulagement dans l’idée de la fin de l’humanité. Mais chez Stridsberg, c’est comme si l’amour vivait ou se mêlait surtout dans la boue et le sang. Comme si l’amour survivait à tout, même à l’être humain.

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