Solder l’héritage des espions ? La fin controversée du Bureau des Légendes

Une analyse du final de la série culte.

Eric Rochant, Le Bureau des Légendes, Canal+, 2020

ATTENTION : Ce texte contient des éléments de l’intrigue. Si vous n’avez pas encore vu les derniers épisodes, nous vous conseillons de le lire après le visionnage.

La fin du Bureau des Légendes (ou BDL pour les intimes) a divisé les spectateurs. Après une saison 5 de la série phare de Canal+ globalement saluée par la critique et ses fidèles, les épisodes 9 et 10 ont été largement attaqués. Comment le maître de l’intrigue Eric Rochant a-t-il liquidé son chef d’oeuvre ? 

Seul un bref rappel des ingrédients du succès de la série, qui a connu un grand succès en France à l’étranger, permet de comprendre ce qui a dérangé dans le final de cette cinquième et ultime saison. Rochant a adopté dès la première saison en 2015 un credo réaliste à l’encontre des codes visuels des films d’espionnage grand public. L’intrigue est centrée sur le renseignement et non sur l’action. On cherchera en vain des fusillades et des explosions à chaque épisode. Les quelques brèves scènes d’action (qu’il s’agisse de l’élimination d’un ennemi ou de la libération d’un otage) sont toujours le produit d’une saison entière de préparation. 

Un des principaux atouts du Bureau des légendes était aussi son multilinguisme. Contrairement aux fictions anglo-saxonnes ou la convention veut que deux méchants russes conversent entre eux en anglais, Le Bureau des Légendes a fait le choix de la version originale sous titrée, et gagne infiniment en réalisme. On entend pratiquement dans chaque épisode successivement l’arabe, le persan, l’anglais et le russe. Une des autres réussites de la série a été de faire un usage des grands conflits contemporains : de la rivalité géostratégique avec la Russie à la lutte contre l’organisation État Islamique en passant par le nucléaire iranien ou les rivalités dans la sphère du cyber, toute la géopolitique des années 2010 se trouvait résumée dans la série. 

Le personnage principal de Guillaume Debailly, alias Paul Lefevre, alias Malotru, incarné par Matthieu Kassovitz, est un mélange d’un maître-espion à la John le Carré et d’un brillant manipulateur. ll vit une histoire d’amour contrariée avec la Syrienne Nadia El-Mansour (Zineb Triki), universitaire rencontrée à Damas dans le cadre d’une mission « sous légende » qui prend fin au début de la première saison. La série a également bâti sa réputation sur l’importance accordée à des personnages secondaires nuancés et envoyés en mission aux quatre coins du globe au service de la France. Il y a les personnages historiques, présents depuis la première saison. Marie-Jeanne (Florence Loiret-Caille), veilleuse chargée de gérer depuis un ordinateur des agents sur le terrain, qui devient progressivement une des têtes dirigeantes du bureau. Raymond Sisteron (Jonathan Zaccaï), collègue bon vivant mais parfois un peu naïf qui apprend de dures leçons sur le terrain. Marina Loiseau (Sara Giraudeau), jeune sismologue envoyée en Iran comme «  clandé  » sous le pseudonyme de Phénomène.

Mais Eric Rochant a su ajouter en cours de série des protagonistes dignes d’intérêt. JJA, chef paranoïaque et antagoniste principal de la saison 4, qui révèle la dernière saison un côté profondément humain et fragile de sa personnalité, incarné avec brio par Mathieu Amalric ; le jeune hacker César (nom de code Pacemaker) infiltré au sein des opérations cyber du FSB ; le nouveau venu Andrea, dit Mille Sabords (Louis Garrel), « clandé » opérant comme faux trafiquant de matériel de guerre électronique au Moyen-Orient, ou encore Jonas, un attachant analyste Proche-Orient (incarné dans une forme réussie de contre emploi par l’humoriste Artus). Dans les deux dernières saisons apparaît aussi un nouvel antagoniste en la personne de Michail Karlov (Alexeï Gorbounov), un haut fonctionnaire du FSB avec qui le personnage de Malotru entre en contact. Les épisodes 7 et 8 de la saison, les derniers de Rochant comme réalisateur et showrunner, avaient été annoncés par lui comme la culmination d’années de travail : « Ce soir les épisodes 7 et 8 de la saison 5 de LBDL. Mes derniers épisodes avant de passer la main à Jacques Audiard pour le grand final. Si vous avez aimé les épisodes précédents, croyez-moi vous allez aimer ceux-là. On y a mis tout ce qu’on avait. J’espère que ça va se voir. »1. Les spectateurs l’ont bien compris, et la réception des derniers épisodes du cru Rochant a été unanimement positive.

Les deux épisodes finaux de la série ont eu à cet égard un effet déroutant. Dirigés par Jacques Audiard, réalisateur et ami d’Eric Rochant, ils font objectivement tache dans l’édifice narratif de la série. La série n’a pas correctement dit « au revoir » à son petit groupe de personnages secondaires. D’un côté de nombreux protagonistes ne sont même pas mentionnés et leur destin demeure un point d’interrogation. Les personnages de Mathieu Amalric et de Louis Garrel, qui semblaient encore avoir assez de potentiel narratif pour porter la série, sont les premiers à faire les frais du changement de réalisateur. Leur destin demeure un mystère complet. 

Par ailleurs, certains personnages tout de même présents dans les deux ultimes épisodes, de Marina à Raymond en passant par Marie-Jeanne, voient leur importance largement réduite, et la vie du « bureau » qui donnait l’impression d’avoir affaire à des individus normaux confrontés à des situations extraordinaires, cède la place à une intrigue morale sur le thème de la damnation de Faust-Malotru.

L’essentiel de l’épilogue est donc une introspection cauchemardesque de Malotru, mis de force au vert dans une maison de campagne du Perche en compagnie d’un psychiatre chargé de l’observer. Le plus chevronné des agents français se prend à espérer une vie normale avec Nadia et sa fille, fête son anniversaire, puis voit son semblant de normalité s’écrouler, rattrapé par ses propres actions. Les flashbacks tournés dans un style onirique à l’esthétisme clair-obscur rappellent les innombrables traumatismes subis par le personnage de Malotru. Au regard de la volonté artistique de confronter le héros aux ténèbres qu’il a semé derrière lui, le pari d’Audiard est réussi.

La dernière scène est un festin funèbre rêvé en forme de nekuia, en compagnie de tous les personnages décédés dans le passé de Malotru, orchestré par Karlov, le dernier à subir ce sort. Alors que Guillaume Debailly est confronté à tous ceux, amis comme ennemis, qui sont morts autour de lui pendant la série, le réalisme est définitivement abandonné pour une sorte de vision fantasmagorique de la destruction définitive de Malotru, alors qu’un événement tragique et bien réel vient briser l’illusion de bonheur qu’il pouvait ressentir jusqu’ici.

Achever le bureau des légendes, dans les deux sens du terme

Paradoxalement, les fins de saison 3 et 4, qui étaient aussi fort sombres, auraient permis à Malotru et à Rochant de partir en beauté en gardant la tonalité réaliste spécifique de la série. Dans ce final que beaucoup considèrent à juste titre comme manqué, on a l’impression que Rochant, au bout du rouleau mais soucieux de sa réputation, s’est défaussé sur Jacques Audiard de la responsabilité de casser son jouet. Le bureau des légendes est son grand-oeuvre, auquel il a consacré six ans de travail. Rochant a fait part à plusieurs reprises d’un épuisement à la fois physique et créatif, et de sa volonté de tirer un trait sur la série, ou éventuellement de la confier à d’autres2.

Eric Rochant est, on l’a vu, un spécialiste des intrigues sophistiquées et des coups de billard à trois bandes à la John le Carré. En laissant faire par un autre le final tant redouté, il part en beauté sur une saison 5 globalement réussie en ce qui le concerne. L’échec, ce sera Audiard. C’est ce qui transparaît dans son tweet du 6 mai en défense de son ami réalisateur qui subit de plein fouet la colère des fans :
« Je n’ai pas demandé à Audiard de poursuivre la série mais de la faire sienne afin de la clore. Son épilogue est un geste artistique fort qui rompt la logique narrative. Déroutant, comme tout vrai geste artistique. Fort comme tout ce que fait Audiard. Le temps jouera pour nous. » 3

Jacques Audiard dont le travail est d’ailleurs très appliqué sur la forme, a livré une interprétation très personnelle, mais complètement hétérodoxe voire hérétique, de la geste de Malotru. Cette fin hallucinée est volontairement hors sujet. On peut voir dans cette étrange sous-traitance de l’épilogue d’une série très populaire une forme de réponse à la fin médiocre de Game of Thrones l’an dernier. Conscient à la fois de l’attente du public et de son épuisement, Rochant a donné son assentiment à un sabordage en règle (disparition des enjeux géopolitiques, des personnages, des missions à l’étranger) qu’il ne pouvait pas accomplir lui-même. 

La figure de Rochant est finalement celle de Karlov, le maître-espion du FSB, que Malotru et les services français ont forcé à trahir et quitter sa patrie, et qui se suicide une fois sa famille à l’abri pour éviter le sort de Sergei Skripal (évoqué par sa femme qui s’inquiète de subir le sort de « cet espion en Angleterre »). Mais Karlov (dont le patronyme rappelle d’ailleurs fortement le personnage russe de Karla chez John le Carré) prévoit quand même d’entraîner Malotru avec lui dans une vengeance posthume. Comme son personnage, Eric Rochant a sauvé l’héritage des espions.

Le Bureau des Légendes fut la fiction géopolitique la plus marquante culturellement des années 2010. Hasard de l’histoire, elle prend fin alors que fait rage la crise mondiale provoquée par la pandémie de Covid-19. La géopolitique des années 2020 sera différente de celle de la décennie que nous venons de quitter, et la fiction à son sujet reste à écrire.

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