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La guerre d’Israël contre le Hamas, l’invasion russe en Ukraine, les tensions entre la Chine et les États-Unis ont chassé des gros titres un autre foyer de conflit : le Sahel. C’est là, pourtant, que la prochaine catastrophe géopolitique semble imminente. Pour les géographes allemands, le Sahel regroupe généralement les anciennes colonies françaises du Mali, du Niger, du Burkina Faso, certaines parties du Cameroun, du Sénégal et du Tchad. La terreur djihadiste ne cesse de s’y propager, en particulier dans trois États où des juntes militaires sont au pouvoir depuis deux ans. Au Niger, plus de 200 personnes ont été tuées par des attaques terroristes djihadistes depuis la prise de pouvoir des militaires fin juillet ; 4.000 personnes sont mortes au Burkina Faso depuis le putsch de septembre 2021 et 5.000 au Mali depuis mai 2021.

Au cours des dix dernières années, des dizaines de milliers de personnes ont été tuées dans ces trois pays — et des centaines de milliers sont en fuite. La situation continue de s’aggraver. D’autant plus que ni l’ONU, ni les Européens et en premier lieu la France, ancienne puissance coloniale, n’ont encore une influence politique ou une présence militaire sur place. Si les Français avaient été salués comme des libérateurs en 2013 après avoir sauvé la légendaire ville de Tombouctou des griffes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et des milices alliées lors de l’opération Serval, ils sont aujourd’hui persona non grata.

C’est au Sahel que la prochaine catastrophe géopolitique semble imminente. 

Asiem El-Difraoui

L’opération à grande échelle qui a suivi Serval, baptisée Barkane (2014-2022), a échoué pour de nombreuses raisons : l’absence d’objectifs clairs, d’aide à la construction de la société civile comme base d’une stabilisation et surtout l’attitude néocoloniale des généraux et du gouvernement français. Lorsqu’en 2020, par exemple, le président malien de l’époque, Ibrahim Boubacar Keita, a annoncé qu’il négociait avec les dirigeants d’AQMI pour trouver une solution politique, l’initiative a été bloquée par la France dans une « violation flagrante de la souveraineté malienne » pour reprendre les mots du spécialiste de la région Wassim Nasr. Les tentatives françaises pour imposer une structure de sécurité à la région comme le G5 Sahel — une coopération entre le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad — ont également échoué : le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont quitté le groupe. L’une des plus grandes missions de maintien de la paix de l’ONU, la MINUSMA, qui comptait plus de 11 000 soldats de 61 pays, dont l’Allemagne, a été expulsée du pays au milieu de l’année 2022 après avoir critiqué l’armée malienne pour ses violations des droits de l’Homme. Les derniers soldats de la Bundeswehr se sont retirés en décembre. La CEDEAO, la principale organisation régionale regroupant 15 pays d’Afrique de l’Ouest, est également impuissante. Les trois États du Sahel ont été suspendus et sanctionnés après les coups d’État militaires, mais les juntes ne se sont pas laissées impressionner. Au lieu de cela, elles ont créé leur propre organisation, l’Alliance des États du Sahel (AES).

Un autre acteur a pris la place des Français, de l’Union et des États africains : la Russie. 

Le ministre de la Défense du Niger vient d’annoncer à Moscou une extension de la coopération militaire : des mercenaires russes seraient déjà arrivés au Burkina Faso. La Russie est présente au Mali depuis longtemps avec le groupe Wagner, et désormais avec son successeur encore plus directement contrôlé par Moscou, l’« Afrika Korps ». D’habiles campagnes de désinformation russes à grande échelle ont porté leurs fruits contre les Européens, et en particulier contre les Français qui sont décrits comme des colonisateurs corrompus et des pilleurs de matières premières. Le sentiment anti-occidental est entré en ébullition.

Si les Russes remplacent les Français dans la lutte contre les djihadistes, force est de constater qu’ils ne sont pas efficaces — ils sont même contre-productifs. Les mercenaires ne disposent guère de moyens de reconnaissance aérienne et de frappes ciblées, mais ils misent sur une brutalité extrême, y compris contre la population civile. Selon l’organisation non gouvernementale ACLED, qui collecte également pour l’ONU des données sur les zones de conflit, les mercenaires au Mali pérpètrent « des crimes de masse, de la torture, des exécutions arbitraires, des pillages et des pièges explosifs ». Les crimes qu’ils commettent contre la population civile sont bien plus importants que ceux de l’armée malienne et des djihadistes, pourtant connus pour leur cruauté.

Wassim Nassr estime par exemple qu’à l’heure actuelle, les juntes militaires et leurs troupes russes représentent de plus grands dangers que les djihadistes. Le Niger, le Burkina Faso et le Mali pourraient devenir des modèles pour de nombreux autres États et y entraîner de nouvelles spirales de violence. Les Russes ne proposent pas d’aide au développement ou à la société civile, mais ils promettent de garantir ce qui importe le plus aux dictatures : les maintenir au pouvoir. Et ce sans respecter les conditions contraignantes que sont le respect des droits de l’Homme, des femmes et des minorités ethniques, et encore moins de la démocratie. Cette situation offre un modèle pour les dictatures futures, dont la violence pourrait pousser des dizaines de milliers voire des centaines de milliers de personnes à fuir ou à tomber entre les mains des djihadistes. La branche de Daesh dans le Grand Sahara (EIGS), et le GSIM, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans issu d’Al-Qaida au Maghreb islamique, se livrent certes à une lutte fratricide et sanglante, mais leurs effectifs ne cessent de croître.

D’autres menaces mortelles se superposent aux conflits déjà existants et s’en nourrissent : les régimes impitoyables et les djihadistes ont pris pied dans tous les pays du Sahel.

Asiem El-Difraoui

Trop souvent, nous nous focalisons sur les anciennes colonies françaises que sont le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. Mais de manière générale, la région du Sahel devrait être considérée dans son ensemble : Sahel signifie « côte » ou « rivage » en arabe. Une belle expression pour cette bande de 600 kilomètres de large qui s’étend sur 6 500 kilomètres de l’Atlantique à la mer Rouge et à l’océan Indien. Cette zone semi-aride doit son nom à des commerçants arabes qui traversaient le Sahara de la Méditerranée vers le sud et qui, après des centaines de kilomètres, apercevaient à nouveau de la verdure à l’horizon. Onze à treize pays, selon la manière dont on les compte, font partie de cette région qui est à peu près aussi grande que tous les États de l’Union Européenne réunis : à partir de l’Atlantique, la Mauritanie, le Sénégal suivi du Mali, du nord du Burkina Faso et du grand sud de l’Algérie, du Niger, du nord du Nigeria, du Tchad au centre et enfin du Soudan et de l’Érythrée ainsi que de l’Éthiopie sur la mer Rouge. Certains géographes y ajoutent Djibouti et une partie de la Somalie. Plus d’un demi-milliard de personnes vivent dans ces États, 150 à 200 millions dans le Sahel lui-même. Ces pays immenses — le Tchad est aussi grand que l’Allemagne, la France et l’Italie réunies — font presque tous partie des États les plus pauvres de la planète. Nombre d’entre eux sont des « États faillis » qui n’offrent guère de services sociaux et sanitaires, et souvent même pas de sécurité aux personnes vivant en dehors des capitales. Les gouvernements sont dans l’impossibilité de contrôler leurs vastes territoires. Les frontières ont pour la plupart été tracées à la règle par les puissances coloniales, sans tenir compte des peuples qui y vivent, les Touaregs, les Fulbe, les Haoussa, les Kanuri, les Arabes et les Somalis. Au fil des siècles, les années de sécheresse ont causé des victimes de la famine et provoqué des bandes de maraudeurs, des conflits entre les agriculteurs sédentaires et les nomades éleveurs de bétail.

Depuis des années, les trafics de drogue, d’armes et d’êtres humains sont en augmentation. Aujourd’hui, d’autres menaces mortelles se superposent aux conflits déjà existants et s’en nourrissent : les régimes impitoyables et les djihadistes ont pris pied dans tous les pays du Sahel. Comme en Irak ou en Afghanistan, des émirats djihadistes pourraient voir le jour presque à l’insu de tous et plonger toute la région dans un chaos encore plus grand. Le djihadisme s’étend également plus au sud, par exemple au Mozambique, riche en pétrole. Au nord, les pays méditerranéens, principalement arabes, pourraient être à nouveau déstabilisés. 

Si le danger djihadiste n’est pas écarté, des millions de personnes pourraient être contraints de fuir et nombre d’entre elles pourraient tenter de rejoindre l’Europe. Ne serait-ce que pour cette raison, mais aussi pour éviter de grandes souffrances en Afrique, l’Europe doit se tourner vers le Sahel.

Si le danger djihadiste n’est pas écarté, des millions de personnes pourraient être contraints de fuir et nombre d’entre elles pourraient tenter de rejoindre l’Europe. 

Asiem El-Difraoui

« Nous sommes très inquiets de la situation », m’a confié un diplomate allemand de haut rang, mais malheureusement, il n’y a pas « d’attitude formulée ni de position solide » de l’Union concernant le Sahel. Même au sein des États membres, les points de vue sont contradictoires. Les militaires français regrettent de ne pas avoir immédiatement maintenu le président élu au pouvoir avec leurs propres troupes lors du coup d’État au Niger. Le président français avait alors décidé de ne pas le faire. Dans le même temps, la France a suspendu une grande partie de son aide à la société civile et à un moment donné elle n’a même plus délivré de visas aux intellectuels et artistes nigériens. La position allemande est différente. Le diplomate allemand souligne qu’« on ne peut pas repousser les Russes si on s’enfuit. » Selon lui, il faut continuer à soutenir la société civile afin de pouvoir exercer une influence sur les pays. « Les appels moraux ne servent à rien, il faut une aide transactionnelle concrète pour la construction de l’État et de l’économie, qui comprennent une réforme des forces de sécurité ».

C’est exactement ce qu’il faut mettre en place dans les États qui ne sont pas encore des dictatures militaires, mais cela nécessiterait une politique européenne cohérente. En coulisses, les Français ont demandé à l’Allemagne de s’engager davantage. Cette demande est une chance pour Berlin qui pourrait prendre la tête d’une politique européenne du Sahel. Car sur ce sujet aussi, nous avons urgemment besoin d’une politique étrangère et de sécurité commune de l’Union ainsi que de l’autonomie stratégique si souvent évoquée. L’Europe sera la première touchée si le Sahel s’embrase.