Pourriez-vous nous livrer votre analyse des raisons profondes de ce qui se joue à Niamey et au Niger depuis le 26 juillet ?

Dans la lignée de la méthode de l’École des Annales, je voudrais commencer par prendre en compte le contexte et la situation objective avant d’aller directement dans la lecture immédiate, et donc nécessairement tronquée, des événements particuliers qui se sont passés au Niger le 26 juillet 2023. Car lorsqu’on raconte un fait, l’on se place d’emblée dans une narration, une fiction, une représentation, qui peut donner une interprétation partielle, partiale, incomplète, ou pire produire un effet de sens qui occulte la vérité du fait. Pour éviter ce biais cognitif, il faut corréler les faits à d’autres grands événements, à une autre chronologie, à une autre territorialité sémantique que celle d’un narratif isolé, pour pouvoir comprendre ce qu’est le Niger, ce qu’il était devenu, avant le putsch du 26 juillet 2023, et saisir la logique de l’événement pour le qualifier ensuite dans ce moment de son histoire. Dans un second temps seulement, nous pourrons alors nous interroger sur son devenir et son avenir.

Le Niger est un pays de plus de 25 millions d’habitants, qui s’étend sur 1 300 000 kilomètres carrés. C’est un pays enclavé, semi-désertique avec une bande fertile mais extrêmement fragile du fait du réchauffement climatique et du stress hydrique le long de la frontière du Nigéria. Le taux de fécondité est de sept enfants par femme, ce qui nous donne une croissance démographique d’environ 3,5 % par an. 50 % de la population a moins de quinze ans et le PIB par habitant est d’environ deux dollars. Si 80 % de la population est rurale, il y a des densités urbaines très fortes, notamment à Niamey, Zinder, Agadez, Konni, Doutchi, mais aussi à Aguié, Tanout, Maradi, Myrriah, Matamé, et dans les toutes les autres capitales régionales… Le Niger est bordé par le Tchad, la Centrafrique, le Nigeria, la zone des trois frontières, le Bénin, le Burkina Faso, le Mali et l’Algérie avec laquelle le Niger partage plus de 1000 kilomètres de frontières. D’où le rôle important qu’elle joue dans les négociations actuelles, les exemples libyens et syriens étant tout à fait édifiants pour la politique algérienne, outre la question épineuse de l’immigration subsaharienne. Le Niger fait partie d’une aire économique ayant une unité économique et monétaire (UEMOA), et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) qui joue un rôle important notamment dans les actuelles sanctions économiques, techniques, financières et peut-être militaires, à l’encontre de la junte nigérienne. La CEDEAO vient d’ailleurs d’exclure le Niger de son board.

Au-delà de ces données, quels sont les points aveugles à prendre en compte ?

Un élément essentiel passe souvent sous les radars : le taux d’analphabétisme considérable au Niger. C’est une donnée très importante pour comprendre la manière dont les populations reçoivent les événements. Je ne parle jamais d’« élite » politique parce que c’est un terme dangereux, ambigu, polysémique, mais, disons que les personnes alphabétisées et diplômées — à l’époque coloniale, on les indexait comme étant « évoluées », ce qui en dit long sur l’ethnocentrisme occidental — vivent des relations népotistes avec, sociologiquement, les populations des régions dont elles sont issues — qu’on a coutume d’appeler « ethnies ». Le terme d’ethnie, qui est maladroit, vient de l’anthropologie des années 1950, de Lévy-Bruhl, reprise par les disciples de Mauss et Durkheim, et il est historiquement marqué du sceau d’une science coloniale, d’une « bibliothèque coloniale », comme disent certains quand ils veulent faire savant, qui avait tendance à découper les populations selon des naturalités ou des essences qui seraient celles du Peuhl, de l’Haoussa, du Songhaï, du Kanouri, etc. Or au Niger, il n’y a jamais vraiment eu de conflits ethniques — confondus avec les conflits de fonctions surdéterminés par des cultures identitaires — du fait des particularités des mariages croisés et des cousinages à plaisanterie dont je vous épargne ici les logiques de composition extrêmement complexes. Les cousinages à plaisanterie permettent de convertir des conflits guerriers en moqueries plus ou moins sardoniques qui subliment les polémiques et les rapports de force entre chefferies, villages, familles, etc. 

Je serai très nominaliste : le putsch au Niger n’est pas un coup d’État. 

Salim Mokaddem

Les conflits ethniques, quand ils sont là, masquent souvent d’autres causes moins « essentialistes ». Il y a en effet des conflits territoriaux entre nomades et agriculteurs, concernant la répartition de l’eau, la répartition des pâturages, des chemins de passages, mais tout aussi bien du budget de l’État, de la distribution des biens, comme l’installation territoriale des infrastructures, la construction des routes ou d’écoles, les communautés administratives locales… La question de la distribution des biens publics dans la République nigérienne était souvent à l’origine des rébellions des irrédentismes Touaregs dans les années 1990. Car les populations nomades, pastorales, vivent souvent en zone désertique, zone complexe, surdéterminée par l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS), mise en place par de Gaulle au sortir de la deuxième Guerre mondiale, et structurée encore actuellement par des codes juridiques, des codes territoriaux de déplacement des populations et des cheptels qui suivent, selon les moussons, selon la saison des pluies, les pâturages. Aussi, les nomades, nécessairement, avaient-ils des accords traditionnels avec les éleveurs sédentaires puisque les pâturages leurs donnaient de ce fait des engrais naturels. Mais de plus en plus, les cultures irriguées, les plantations, l’emportent sur les passages des nomades et de leurs troupeaux camelins, bovins, ovins, caprins.

De ce point de vue, économique, social et culturel, au sens fort du terme, il y a donc des facteurs de peuplement historique, des facteurs géographiques et des facteurs politiques à prendre en compte de façon très détaillée si l’on veut comprendre les réalités de la vie concrète, quotidienne, des populations sahéliennes. Celles-ci viennent d’une certaine manière exprimer tous ceux-là d’une façon ou d’une autre, plus ou moins cohérente, plus ou moins conflictuelle  : des déterminations rationnelles qui expliquent les conflits entre nomades et agriculteurs, entre les membres organiques de la société civile. 

Sur cette réalité plurielle et composite, comment survient l’événement du 26 juillet 2023 ?

Je serai ici très nominaliste : le putsch au Niger n’est pas un coup d’État. 

Il n’y a aucun programme politique, aucune idéologie réclamée, pas de définition constitutionnelle revendiquée, aucune revendication politique sur les terres, la santé, la production, l’éducation, la sécurité, l’urbanisme, etc. Pour l’instant, à l’heure où nous parlons, il n’y a qu’un Président séquestré, avec sa famille, par sa Garde présidentielle, censée le protéger de toute agression. La situation est celle-ci : nous sommes dans une suspension de constitutionnalité, dans un empêchement de la continuité républicaine, du fait d’une prise de pouvoir par les forces de défense et de sécurité mobilisées par la Garde présidentielle. Aussi sommes-nous dans l’anomie. C’est d’ailleurs ce que disent les chancelleries d’un commun accord, même si elles n’ont pas les mêmes politiques de résolution de la situation.

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Qu’y a-t-il de fondamentalement nouveau dans cette situation ?

Au Niger, il y a eu cinq coups d’État auparavant dans un environnement où la Guinée-Bissau, le Burkina-Faso et le Mali ont aussi produit des coups d’État à répétition en 2020, 2021 et 2022

Mais il ne faudrait pas ici tomber dans le piège de la facilité des mots. Chaque réalité — la réalité malienne, la réalité burkinabée — est différente. C’est pour cette raison qu’il est très difficile de suivre l’événement et de vouloir en donner tout de suite toute la vérité. Cela nous pose au fond la question de savoir si l’on peut avoir un regard métalinguistique ou épistémique sur l’événement qu’on regarde et si l’on peut parler en prétendant se placer à hauteur de la fameuse neutralité axiologique du sociologue Max Weber.

Ce préambule posé, il faut tout de même dire une chose : cet événement est anticonstitutionnel et il participe d’une prise de pouvoir anti-démocratique. Il s’agit à l’origine d’une contestation de départ en retraite d’un général, et du contrôle des fonds demandés par le Général Tiani qui semblaient démesurés et infondés aux yeux du Président légitime Mohamed Bazoum. Les États-Unis n’ont d’ailleurs pas qualifié l’événement de « coup d’État » au risque de devoir déménager leurs bases et de cesser toute coopération avec un pays ainsi qualifié d’anti-démocratique. On voit la sophistique d’une telle démarche. 

Car il y a d’abord une séquestration par la Garde Présidentielle, toujours en cours, d’un Président, de son épouse, de leur fils — Président légitime car démocratiquement élu — pour des requêtes concernant des raisons professionnelles. L’intégrité physique du Président est menacée du fait de demandes statutaires non satisfaites, entre autres  ; une bronca corporatiste s’est transformée en prise de pouvoir par une junte.

L’intégrité physique du Président est menacée du fait de demandes statutaires non satisfaites, entre autres  ; une bronca corporatiste s’est transformée en prise de pouvoir par une junte.

Salim Mokaddem

Il y a ensuite une série d’éléments troublants dans la suite des négociations pour la libération de l’otage et du retour à l’ordre constitutionnel : la non réception de la sous-secrétaire d’État américaine, la non réception de la délégation de la CEDEAO et de son Président, le report de l’ultimatum lancé par celle-ci… On a l’impression que personne ne veut nommer, que personne ne veut qualifier ce qui est en train de se passer — soit par crainte, soit par prudence, soit par ignorance ou soit aussi parce qu’il y a un risque de contamination médiatique ou d’affolement des réseaux sociaux. Cet événement pourrait en effet être aliéné ou repris par des tiers dans d’autres discours. Il existe un risque qu’il échappe aux producteurs mêmes de l’action et à ceux qui subissent cette action. Il y a une suspension du temps politique ; d’où l’accélération de la mise en place de façon formelle d’un Gouvernement provisoire, avec un Premier ministre, Lamine Zeine, zindérois venu du Tchad par un avion privé, non officiel, affrété par l’actuel Président du Tchad…

À quoi pensez-vous précisément lorsque vous mentionnez ce risque ?

À la nouvelle réalité qu’institue cet événement dans le paysage nigérien et sahélien : le risque de confiscation ontologique de la réalité politique par la forme technologique que leur donnent les médias du fait qu’ils ont aujourd’hui, dans leur manière de présenter la facticité politique, une herméneutique convenue de ce qui s’est passé et de ce qui se passe. Car les faits sont têtus  : on ne peut pas transformer la force en droit si on ne fabrique pas un mythe de légitimation de la violence originaire. Les militaires ont fait un coup d’État contre un Président démocratiquement élu  : la politique sécuritaire dont ils avaient la charge est de leur fait, et l’état des finances du Niger vient aussi des budgets faramineux et des scandales d’État au sein du ministère de la Défense. 

Est-ce ainsi que vous comprendriez l’attentisme de certains de vos alliés — comme la diplomatie américaine — qui ont surtout mis l’accent sur la demande de libération du Président Bazoum sans parler de coup d’État ?

C’est tout à fait cela. Il faut avoir un nominalisme de principe si on veut avoir un réalisme de compréhension. Et ce nominalisme de principe consiste à essayer de démêler des fils entrelacés de façon très complexe pour les raisons que j’ai évoquées. Mais il y a par ailleurs d’autres paramètres que je n’ai pas mentionnés : les paramètres religieux, terroristes, sociologiques, économiques, socio-historiques, politiques, et ceux liés à la richesse et à la pauvreté des Nations…

Nous vivons une situation absolument inédite. Cela semble difficile à croire puisque des coups d’États se sont aussi produits au Burkina, au Mali, et ce 30 août au Gabon — pour des raisons constitutionnelles liées au troisième mandat voulu par le fils d’Omar Bongo, Ali — ; mais, au Niger, l’intrication des acteurs et les décisions s’internationalisent très rapidement et on voit le risque de collapse juridico-institutionnel persister si la situation ne se normalise pas rapidement. Le temps de crise permet de lire l’événement en fonction des requêtes et des intérêts des acteurs locaux et supranationaux (CEDEAO, UA, UE, USA, Algérie, France). Comment rendre licite, légal, légitime, une prise de pouvoir illicite par séquestration et qui demeure, malgré toutes les circonlocutions verbales, basée sur la négation de la Constitution en vigueur ?

Au Niger, l’intrication des acteurs et les décisions s’internationalisent très rapidement et on voit le risque de collapse juridico-institutionnel persister si la situation ne se normalise pas rapidement.

Salim Mokaddem

Quelle ère ouvre alors selon vous cet événement ?

Une Troisième Guerre mondiale — informationnelle, esthétique, sonore et iconique — est en train de s’inscrire sur le territoire africain, dont l’affolement généralisé se manifestant dans les impuissances officielles est un symptôme. J’ai déjà écrit, presqu’un mois et demi avant le coup d’État, sur cette troisième guerre mondiale et la guerre informationnelle qu’elle induit en s’appuyant sur la communication et la formation de la doxa par des faits de propagande nouveaux — fermes à trolls au Mali, fabrication de fake news. Ce qui aurait été caractérisé auparavant comme une opération de séquestration effectuée par les responsables de la Garde Présidentielle se retournant contre la personne qu’elle est censée protéger, est aujourd’hui pris très au sérieux : la rapide internationalisation du conflit en conflit régional, voir international, et l’immixtion de la guerre OTAN-Russie en Afrique. Le Président Bazoum est brave et courageux. Il ne peut pas signer une lettre de démission parce qu’il s’est engagé devant un peuple souverain, et devant Dieu, à faire respecter la volonté du peuple, la Constitution, l’État de droit et les souverainetés légitimes désignées par le vote et l’installation des grands corps de l’État. Je peux vous assurer qu’il ne signera pas sa démission car il a le sens historique de ses responsabilités et, patriote convaincu, il veut l’essor du Niger et non pas la régression économique et politique qu’occasionne cette séquestration. Son parcours est condensé dans ce refus qui cristallise un parcours et un style éthique de vie politique. 

Des jeunes se rassemblent pour s’inscrire afin de se porter volontaires pour combattre pour le pays, à Niamey, au Niger, le samedi 19 août 2023. © AP Photo/Sam Mednick

Pourquoi parler de « Troisième Guerre mondiale » ? Pouvez-vous revenir sur les attributs que vous lui prêtez ?

À partir du cas du Niger, on ne peut plus parler, par exemple, de Soft Power et de Hard Power au sens classique des expressions politistes parce que le Soft Power n’est désormais plus un Soft Power qui vise à appuyer ou à affaiblir des positions de confrontations stratégiques. La guerre informationnelle n’est pas celle d’une propagande, d’une campagne idéologique, ou d’une fabrication de l’opinion publique. Nous sommes loin de la théorie classique, cristallisée par exemple dans le livre de Bernays, Propaganda, paru en 1939, ou bien exposée dans la théorie de l’hégémonie de Gramsci. Selon cette formule, par les idées, les langages, les mots et les images choisies, on agit sur la psychè des masses en transformant la conscience individuelle ; on croit ainsi pouvoir transformer la praxis, les actes des individus dans le champ social, en modifiant la façon dont ils interprètent leur être-au-monde. Dans les théories du Soft Power, de manière idéaliste, on pense ainsi que c’est la conscience qui va déterminer et transformer l’action des sujets, des classes sociales, des acteurs socio-professionnels, alors que dans les théories opposées — qui découlent du Hard Power —, on penserait plutôt que c’est la praxis qui produit la forme et la logique de la conscience de leur action. Ce problème philosophique et militaire très important, irrésolu, est aujourd’hui au cœur de la question philosophique de la guerre informationnelle. Les fermes à trolls sont aussi dangereuses que les drones armés du fait qu’elles mobilisent tout de suite, au Niger, et ailleurs, des actions populistes, des mouvements de masses mis en branle dans l’animation d’un nationalisme douteux, presque fasciste, cachant mal l’instrumentalisation de la misère et la création d’un bouc-émissaire de circonstance, en l’occurrence le Président Bazoum, puis, le Parti auquel il appartient, enfin la France, afin de justifier la demande exorbitante de rançon des militaires : trois ans de gouvernance du Niger sans mandat électif et sans légitimité autre que l’auto proclamation de soi par soi.

Une Troisième Guerre mondiale — informationnelle, esthétique, sonore et iconique — est en train de s’inscrire sur le territoire africain, dont l’affolement généralisé se manifestant dans les impuissances officielles est un symptôme.

Salim Mokaddem

Et le cas nigérien serait un poste d’observation privilégiée ?

La population du Niger est aux trois quarts constituée de personnes analphabètes et illettrées mais elle a un accès continu et quotidien aux réseaux sociaux, à Internet, à des sources sonores et iconiques numérisées construites sur le mode du storytelling. Il y a une narrativité esthétique qui travestit les faits du Monde pour des populations dont le seul accès cognitif est oral. Au Niger, comme dans toute la région sahélienne, ceux qui lisent, qui font du croisement critique d’informations ou qui parlent plusieurs langues (non vernaculaires), sont très rares. Pour la majorité de la population, la parole, seule, compte vraiment. Ainsi que l’origine du locuteur, sa fonction sociale, son âge, son sexe, sa respectabilité, et le lieu de la production des discours qualifie la véracité du propos. Il y a une doxa savante qui fait l’opinion publique, au même titre qu’en Europe, mais dans les formes spécifiques de la réception des images et du son propres aux sociétés saharo-sahéliennes.

Il existe par exemple au Niger une tradition très importante qu’on appelle fada1. La fada, c’est une réunion de jeunes qui discutent sur des thèmes choisis  ; les fadas sont des groupes de jeunes, entre quinze, dix-huit, trente ans et plus, qui discutent régulièrement autour de thèmes variés en buvant du thé, de façon plus ou moins formelle, dans un lieu ritualisé qui devient une sorte de club fermé ou non où se produisent des échanges discursifs selon des thématiques et des modalités déterminées par la logique de composition et la qualité des membres de la fada. Chaque fada porte un nom différent, associé au sujet de conversation dominant. On a pu caricaturer péjorativement cette tradition purement africaine en la qualifiant rapidement, de façon « ethnologique » et péjorative de « palabre », c’est-à-dire en induisant, pour mieux la disqualifier, l’idée que c’est un lieu où on parle pour ne rien dire, où on refait oisivement et vainement le monde, où on discute et où il ne se passe rien. Mais au Niger, la fada ne consiste pas simplement à refaire le monde. C’est une sorte d’agora démocratique au sein de laquelle la parole est légitimée par une certaine forme d’auto-validation. Cette logique productrice de réel qu’est la fada est conduite et organisée selon un processus de référentialité appuyée, subtile, continue. Ainsi, les fadas sont productrices de ce qu’on pourrait appeler une doxa savante orale. C’est une chose que nous comprenons difficilement en Occident. La comparaison que je prends souvent est celle du jazz, une musique dont le mode de production et la logique de composition pourraient nous permettre de mieux saisir l’esprit de la fada. Le jazz est en effet une musique populaire savante. J’ai écrit sur cela à propos des savoirs populaires non écrits et savants et de la musique non écrite pourtant fortement codée comme l’est le Malouf au Maghreb ou le jazz aux États-Unis. En effet, au Niger, les fadas constituent des débats populaires, savants, instruits, dans l’ordre de la parole, mais non indexés sur l’écrit comme référence et garant de la vérité des propos. C’est même l’inverse  : l’écrit n’a de sens que parce que quelqu’un parle, qu’il porte et incarne sa parole, selon son importance, son rôle social, son statut, sa caste, sa fonction, sa moralité, son influence sociale, sa popularité.

Au Niger, les fadas constituent des débats populaires, savants, instruits, dans l’ordre de la parole, mais non indexés sur l’écrit comme référence et garant de la vérité des propos.

Salim Mokaddem

Les réseaux sociaux sont aussi un espace de construction de l’opinion : comment cela se matérialise-t-il dans la réalité nigérienne ?

Au fond des villages, quand on reçoit des images sur Internet, sur Tiktok, sur Instagram, ou sur toute autre application ou réseau social disponible, les seuls éléments de référence sont la vue, le son et l’oral. C’est très important. On décrypte alors tout de façon visuelle, phonique et orale, parce qu’il n’y a pas d’autres modes d’accès au réel que l’icône, le son et le récit mis en forme, souvent dans une petite histoire narrative, une capsule de sons et de sens intriqués dans une courte séquence vidéo.

Il y a également autre chose sur laquelle je dois insister. Lorsque l’on analyse le contenu des vidéos ou des « réels » diffusés, on remarque que les orateurs répètent plusieurs fois les choses, les pondèrent par le rituel de la scansion à la façon d’un mantra ou d’un rituel religieux. La répétition vaut valeur de vérité parce que plus c’est dit, plus c’est amplifié, plus c’est diffusé, répété, plus c’est vrai. Au Niger, nous sommes dans une épistémè où celui qui parle donne la teneur de vérité de la chose. Il y a des «  maîtres de vérité  » selon l’expression de Marcel Detienne. Par le véhicule de l’ampliation, de la récitation pléonasmée et de la répétition, l’effet de vérité de la parole est renforcé. La parole répétée prend force de vérité du fait de son ampliation. En outre, dans la fada, l’effet collectif produit un effet de subjectivation du collectif : répéter la chose, c’est ainsi s’assurer de la vérité de la chose, un peu à la manière d’un mantra qui aura pour fonction d’agir et de transformer ontologiquement le monde du fait d’une liturgie de la répétition garantissant la véracité de la chose du fait de cette scansion itérative. Vous comprenez alors, in fine, que cette institution discursive orale n’est pas simplement rhétorique mais qu’elle produit de facto des effets socio-politiques aléthurgiques et des performatifs sociaux très importants dans le quotidien et dans le vécu des populations.

Comment les putschistes utilisent-ils ce contexte de structuration des imaginaires politiques et des pratiques sociales au Niger ?

La mise en scène symbolique est très importante.  Au Niger, l’apparition verbale a presque une fonction prophétique : celle de faire advenir la réalité. D’où la mise en scène de l’adresse à la Nation, du communiqué solennisé, du collectif ritualisé et de l’uniforme comme vêtement de l’urgence esthétisée par l’habit de combat qui induit un effet de sérieux et d’anonymat de la personne. Il faudrait aussi analyser les lieux de l’énonciation : le stade de football, surtout si c’est le stade emblématique et historique de la mémoire collective, devient la métaphore agoraïque de la place du village et du rassemblement solennel mythique ou archétypique dans le fonds culturel rural et urbain sahélien. Il faut substituer à une réalité démocratique escamotée une autre réalité dictatoriale imposée de façon illégitime et donc passer d’un régime discursif institutionnel, républicain, fondé juridiquement, à un autre régime discursif faisant accepter la violence et la force comme manifestation d’une nécessité outrepassant le droit formel et le contrat social. Il faut donc modifier et structurer l’espace phonique, iconique, discursif par une mise en scène des faits de violence qui les fasse apparaître autres qu’ils ne sont en instituant un autre rapport au logos, une autre narration du monde, une autre mythologie du réel, une hétéro-histoire du politique et de la Nation, une autre économie du sens et des signes. Il y a alors comme une sociurgie ou une transformation du sens des choses vécues par l’incantation politique martelée dans le rituel d’une mise en scène d’un soutien populaire artificiellement reproduit. Il s’agit de faire accroire à un référendum populaire spontané en amassant des jeunes désoeuvrés dans un stade et de filmer le rassemblement afin de mimer la naissance d’une Nation dans la ferveur et le plébiscite produit par le lieu, le nombre, les slogans, la ritualisation du triomphe comme s’il y avait eu une gloire de conquête sur un ennemi et un danger qu’on crée pour la circonstance.

Cela, les Occidentaux ne le perçoivent pas comme tel car ces perceptions sociales et cette phénoménologie sociurgique de l’ordinaire par l’extraordinaire de la nouvelle mise en scène ne relèvent pas d’un contrat écrit ou d’une didactique civique mais d’une culture spécifique de la doxa de la clameur, de l’exhibition publique, de la mise en scène calquée sur des scènes de possession propre à la culture de l’animisme très forte à Niamey. Il y a même eu des sacrifices de poules et de coqs dans le stade Seyni Kountché (du nom d’un officier putschiste qui a renversé en 1974 le régime démocratique d’Hamani Diori) afin que les esprits, les Zimas, soient favorables aux militaires. En fait, cette destruction créatrice du droit pour faire valider l’événement comme licite, pour parler comme Schumpeter, n’est pas si nouvelle que cela, mais il faut faire comme si il y avait une naissance d’une Nation, d’une histoire, comme si il y avait une coupure du monde en deux : l’avant est impur et le maintenant devient pur et consacré, au sens originel du terme, par les parades, les habits militaires, la musique radiodiffusée, la solennité des propos et les déclamations ritualisées dans des séries numériques de communiqués en rafale visant à faire croire qu’il y a désormais un autre monde, une autre axiomatique, une autre Loi, qui régenterait désormais le réel. Ce nouveau monde naîtrait de façon magique, immédiatement, dans la volonté affirmée, affichée de manière tapageuse, de faire du neuf, de purifier la Cité, de refaire une nouvelle histoire du Monde et de changer la face du Monde et de restaurer l’Ordre après le charivari qui a été provoqué par ceux-là mêmes qui se prétendent les sauveurs de la Cité…

Le stade de football, surtout si c’est le stade emblématique et historique de la mémoire collective, devient la métaphore agoraïque de la place du village et du rassemblement solennel mythique ou archétypique dans le fonds culturel rural et urbain sahélien.

Salim Mokaddem

La censure politique, ici et là, aujourd’hui ne consiste plus à faire taire les gens mais bien plutôt à occuper le terrain, à faire parler des gens qui n’ont souvent rien à dire pour faire du bruit, comme on dit communément — créer un buzz médiatique. L’infobésité n’est pas un accroissement ou un cumul, une saturation, d’informations  ; c’est du vide occupé de façon bavarde par des personnes qui répètent les mêmes choses ou, mieux, qui n’ont rien à dire, mais, du fait du bavardage incessant, occupent le terrain perceptif ou le monde empirique phénoménal en captant l’énergie cognitive et les codes en usage pour transformer les mots et les choses dans une rhétorique volontariste du nouveau, en usant d’un lexique spécifique parlant de la morale d’un nouveau monde, d’une Renaissance du politique et d’une refondation de la Cité. Et ce vertige d’accaparement de l’attention provoque alors une perte de repères cognitifs, mémoriels, esthétiques et politiques.  

Dans la zone sahélienne, la communication d’État ou la communication médiatique procède comme une excroissance différentielle des fadas. En règle générale, l’image compte plus que le texte — mais pas pour les mêmes raisons qu’en France. En France, c’est souvent pour des raisons qu’on pourrait dire de facilité, ou de didactique simplificatrice. Au Sahel, c’est parce que le mode cognitif d’appréhension du monde relève d’un dispositif de la parole tout à fait singulier. Il faut parler ; il faut voir. L’économie de l’expérience passe par ces défilés visuels et auditifs, cette logique de la fada, qui innerve la vie sociale et lui confère de fait une cohésion spécifique. 

Des jeunes se rassemblent pour s’inscrire afin de se porter volontaires pour combattre pour le pays, à Niamey, au Niger, le samedi 19 août 2023. © AP Photo/Sam Mednick

Concrètement, comme cela s’incarne-t-il ?

Une anecdote racontée par un ethnopsychiatre parisien, ayant vécu au Bénin, permet de bien saisir cela. Un patient malien va voir ce médecin. Le médecin se présente : « Bonjour, je suis docteur en psychopathologie, docteur en psychiatrie. Je suis directeur d’un centre d’études, j’ai fait ceci, cela je parle telle ou telle langue, etc. ». Le Malien l’écoute puis lui dit : « Monsieur, nous sommes tous des hommes de bonne volonté ». Par-là, il veut lui dire, humblement : « Je suis capable de vous voir tel que vous êtes, de vous écouter ici et maintenant, de dialoguer avec vous, et de me faire mon jugement d’après cela, donc de savoir qui vous êtes exactement, ce que vous valez éthiquement, humainement. Ne vous justifiez pas par vos diplômes, votre CV, car je ne vous juge pas d’après vos apparences, mais d’après la façon avec laquelle vous allez me recevoir, me parler, et, éventuellement, me soigner ». Le rapport à l’autre par la parole et la vision est extrêmement important, et il est toujours corrélé à la parole. Le rapport à l’herméneutique de l’image n’est donc pas le même ici et là — et il est fondamental de le comprendre si l’on veut saisir la spécificité de ce qui se joue très concrètement en ce moment à Niamey et au Niger.

Michel Foucault nous a appris qu’en Occident le pouvoir est lié au savoir mais que le pouvoir se cache souvent sous le chef de la vérité, du savoir, des connaissances formalisées, pour mieux se faire accepter. En Afrique subsaharienne, le pouvoir, pour exister, doit continûment se montrer, s’affirmer, se mettre en scène, s’objectiver, se ritualiser par la monstration, l’hystérisation de son être-au-monde. La mise en scène bruyante, exubérante, vaut validation de l’autorité ; la monstration est démonstration. Les acteurs de ce qui s’est passé le 26 juillet 2023 sont obligés de se montrer et les gens les regardent, les écoutent quand ils parlent car ils décryptent alors ce qu’ils voient, entendent, et interprètent les dits et les vus en fonction de catégories très précises que je ne peux pas développer ici pour des raisons de temps. Les pouvoirs illégitimes voulant se faire accepter par les masses ont une obligation de convaincre tout l’espace de la société par le recours à une logique de l’exhibition permanente. Nous avons aussi vécu cela, différemment, en Europe, aux époques fasciste et nazie ou à l’ère soviétique. Aujourd’hui, de manière prosaïque, cela se vérifie dans le fait que les médias dits mainstream sont astreints à se liquéfier en permanence pour être présents partout et tout le temps. Les grands totalitarismes et les logiques de propagande ont ainsi souvent utilisé les médias pour affermir leur mainmise holistique et ils ont mis en scène leur «  vérité  » pour en faire une doxa et une doctrine affaiblissant les innovations linguistiques et les processus de modulation sociale nécessaire à l’usage du jugement critique.

En Afrique subsaharienne, le pouvoir, pour exister, doit continûment se montrer, s’affirmer, se mettre en scène, s’objectiver, se ritualiser par la monstration, l’hystérisation de son être-au-monde.

Salim Mokaddem

Ce n’est qu’une fois ce contexte posé qu’on peut s’intéresser au contenu du discours proféré et répété. L’économie du Niger est essentiellement soutenue par la vente de matières premières (uranium, or, pétrole, charbon, etc.), par des aides budgétaires de la Banque mondiale, de l’Union européenne, des États Unis, de la France par l’intermédiaire de l’Agence française de développement, de bailleurs de fonds publics, privés. Au total, ces aides représentent 60 % du budget national. 

Or l’État est lui-même vecteur de productions économiques. Ce n’est pas simplement un État régulateur, c’est un État-providence, au sens fort du terme. En recrutant des fonctionnaires, il alimente une structure économique réticulaire : le système de la fonction publique est un multiplicateur de richesse pour les populations dans une société de redistribution obligée. Nous ne sommes pas au Sahel, au Niger, dans des paradigmes de vie sociopolitique gouvernée par ce que C. B. Macpherson appelle l’individualisme possessif mais bien plutôt dans des structures collectives de répartition communautaire parce que la structure sociale est conditionnée par la structure familiale de production et de consommation. Un fonctionnaire fait vivre sa famille nucléaire et la famille de sa famille. 

L’État au Niger a également une armée et des forces de sécurité et de défense qui portent avec elles une mission républicaine souveraine  : protéger les populations, en maillant le territoire. Si l’État est déstabilisé — comme c’est le cas ces jours-ci — c’est donc toute la société qui est déstabilisée, insécurisée. Vous voyez donc que les effets des transformations des gouvernances impactent alors très directement la vie des populations.

Si l’État est déstabilisé — comme c’est le cas ces jours-ci — c’est donc toute la société qui est déstabilisée, insécurisée.

Salim Mokaddem

La question commence d’ailleurs à se poser très urgemment alors que la CEDEAO a pris des sanctions.

La CEDEAO prend ces mesures qui sont contradictoirement impopulaires parce qu’elle sait très bien que le Niger est sous perfusion : dans un mois ou deux, qui va payer les salaires et les arriérés des dettes souveraines ? Quel pays sortira du bois pour cela ? Qui va payer les bourses des étudiants ? Comment se fera la rentrée scolaire ? Le Niger est en proie à une inflation spéculative des matières premières de base de 30 % (mil, maïs, riz, sucre, farine, etc.). La spéculation va encore s’accroître et les difficultés socioéconomiques grandir.  Les camions de vivres et de produits frais, entre autres, sont déjà bloqués aux frontières du Bénin, notamment, parce que les frontières aériennes et terrestres sont fermées. Les produits frais n’arrivent plus. Il va y avoir des disettes. Le cours de la dette va se démultiplier. À moyen terme, c’est tout le système économique et social du Niger qui sera impacté. Tous les corps intermédiaires, les commerçants notamment, seront directement affectés par ce blocage des biens et des services. Qui sera tenu responsable de cela ? On voit en quoi la guerre informationnelle joue à plein désormais pour donner la sémantique du narratif sociétal. 

On note déjà une montée de la délinquance et de la criminalité dans les zones rurales qui ont pourtant besoin d’un renforcement de la présence sécuritaire, militaire, policière afin d’être inhibée. Toutes ces forces-là sont mobilisées par la junte et elles ne pourront plus protéger les frontières. Or au Mali, 40 % du territoire est déjà occupé par ce qu’on va appeler des groupes terroristes. Dans ces conditions, comment le Mali pourrait-il protéger le Niger s’il n’est pas capable de protéger ses propres frontières et ses populations ? Comment ces pays, le Burkina Faso, le Mali, vont-ils obtenir les moyens matériels infrastructurels et militaro-pratiques pour défendre leur propre population ? Si les États sont séparés par des frontières, les groupes djihadistes, eux, ne le sont pas. Ils sont transfrontaliers. Tout retrait des forces militaires provoque mécaniquement un amoindrissement de l’État. Des attaques se sont produites sur des armées régulières depuis l’événement du 26 juillet 2023. Acled a renseigné le fait que depuis ce coup d’Etat, il y a eu en proportion plus de crimes sur les civils et les militaires que durant la Présidence en exercice. Un Etat n’est pas une case à habiter mais une structure complexe à faire vivre et à gérer de façon technique, savante, complexe. 

Une donnée assez intéressante est a été mise en avant par l’Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED) sur le fait que, depuis le putsch au Mali, la junte militaire et le groupe Wagner y ont tué plus de civils que les djihadistes. On assisterait en quelque sorte à un renversement de la violence politique que vous décrivez dans cette perspective de l’effondrement de l’État ?

Tout à fait : il y a eu 30 % de plus d’agressions des populations civiles par rapport à la situation d’avant putsch. Le Président Bazoum était parvenu à sécuriser les frontières. Il a formé une armée de 50 000 hommes alors qu’avant ils n’étaient que 15 000. Les militaires savent bien que Bazoum a beaucoup fait pour revaloriser les statuts des forces de Défense et de Sécurité, les armées et les logistiques sécuritaires. D’ailleurs, jusqu’à peu, personne ne reprochait rien à Bazoum  : il a, à mi-mandat, un actif qui est constaté par les bailleurs de fonds, les populations, et les chancelleries. 

Les putschistes veulent inverser cette logique républicaine de protection des frontières et des peuples. Or passer d’une logique militaire à une logique mercenaire, c’est introduire une idéologie de guerrier. Wagner, qui va disparaître — non pas ses missions reprises par l’armée russe mais le Groupe tel qu’il existait jusqu’à présent — depuis le décès de Prigojine, travaille dans un mythe du rapport de force « naturel ». Avec le mercenaire, il n’y a plus d’espace républicain. Le mercenaire a un contrat monétaire, mercantile (c’est ce que signifie le mot de mercenaire). La finalité n’est donc pas la même. Pour le guerrier, ce qui compte, c’est l’exploit, le trophée, le gain. C’est un rapport pulsionnel, animal, immédiat, frontal, face à celui qui prétend être le plus fort. Le soldat républicain a pour mission de mettre fin au conflit, c’est un instrument de protection des sociétés civiles, de pacification, tandis que le guerrier ou le mercenaire ne traitent pas avec une société civile sur la base d’une constitution ou d’une souveraineté juridique mais il contractualise avec un payeur pour des services fournis contre des richesses — en l’occurrence : une junte qui va le payer pour un service rendu. Nous entrons donc dans une économie de type marchand ou libéral : on délègue à des sociétés privées, ce qui relève normalement de la souveraineté d’État. Il y a là un paradoxe parce que les putschistes disaient vouloir reprendre le pouvoir pour sécuriser le territoire, mais c’est en fait pour le donner à des sociétés privées considérées comme plus performantes car les terroristes sont en effet très armés et offensifs. La normalisation officielle de l’aide militaire russe via des directions militaires rattachées au GRU va changer avec la disparition de Wagner au profit d’aide d’officines d’État contrôlées par des militaires officiels. Mais, c’est là un autre problème que nous abordons.

Les putschistes veulent inverser cette logique républicaine de protection des frontières et des peuples. Or passer d’une logique militaire à une logique mercenaire, c’est introduire une idéologie de guerrier.

Salim Mokaddem

Et cette nouvelle forme de violence se couplerait, selon vous, à la violence informationnelle.

Oui, on ne peut plus rester dans une analyse polémologique traditionnelle comme on le fait dans les écoles de guerre : c’est un bouleversement qui est esthético-doxique autant que numérico-juridique. Ce n’est plus un État qui sera alors protégé par des puissances et des forces militaires, policières, sécuritaires, mais les carences de l’État obligeront le recours  à d’autres compétences ou d’autres acteurs extérieurs pour pouvoir se maintenir comme État  : les forces qui veulent la direction politique de l’État seront protégées et entretenues par une société d’aide militaire fonctionnant comme un mercenariat extérieur du fait de l’obligation de les maintenir proche du Centre. C’est encore plus insidieux que le colonialisme car il y a un risque de désétatisation des fonctions régaliennes de sécurisation de l’espace public et privé… Il y a un vrai danger, paradoxalement, de voir le Niger être dépossédé de son propre destin au moment où le patriotisme guerrier est pourtant revendiqué jusques et y compris dans le nom, le label, que se donne la Junte.  

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Dans ce conflit entre deux ordres que vous décrivez — celui des affects contre celui du droit — quelle est aujourd’hui la lecture des événements du Président Bazoum actuellement détenu par les militaires de façon anticonstitutionnelle ?

Je ne binariserai pas ainsi le conflit : l’affect contre la loi juridique. Cependant, il est pédagogique de faire une analyse matérialiste des faits. Nous sommes dans une logique de rapport de forces, de séquestration d’un Président en exercice, élu, reconnu par la Constitution, les grands corps de l’État et la communauté internationale. D’aucun parle même pour le retour à l’ordre constitutionnel demandé par la CEDEAO, les États-Unis, l’Union européenne, la France, la Russie, l’Algérie, d’une simple opération de police à mener, puisqu’on prend en otage le Président et donc l’État tout entier… Ainsi la France et d’autres pays, les États-Unis entre autres, ne reconnaissent pas la légitimité de la junte et ne peuvent pas entrer en dialogue ou en négociation de façon normalisée ou officielles pour ces raisons invoquées de non-constitutionnalité. 

Si on analyse étiologiquement les déterminations qui composent la systématisation de l’enchaînement des faits dans la nature et dans l’histoire, on est obligé de supposer qu’il y a une temporalité entre l’avant et l’après qui donne sens à une chronologie ou à une logique des événements. Ici, au Niger, la rationalité politique est en devenir. On produit alors des raisons adventices pour justifier ce qui n’est plus contrôlé et contrôlable par le droit et la rationalité politique. Donc les putschistes font appel à des acteurs extérieurs pour gérer leur prise de pouvoir : appel au Mali, au Burkina-Faso, à la Guinée-Conakry. On voit aussi que très vite le collapse constitutionnel s’internationalise et que les acteurs directs sont accompagnés par des acteurs internationaux qui donnent maintenant le tempo. La logique de l’événement change : la CEDEAO le cède aux grandes puissances de l’OTAN, qui le cèdent aux États-Unis. J’avais déjà parlé de cela sur mon blog bien avant le putsch2 ; je pointais les nouvelles guerres informationnelles et le recours à l’agent extérieur pour légitimer les absences de fondements ou de rationalité dans les actions politiques. En effet, par le recours plus ou moins imaginaire à des acteurs indirects considérés comme causes des troubles sociopolitiques, on évite de donner un contenu positif et concret à la nouveauté qu’on prétend instituer et faire naître. Le réel est têtu de nouveaux acteurs entrent en jeu.

Par le recours plus ou moins imaginaire à des acteurs indirects considérés comme causes des troubles sociopolitiques, on évite de donner un contenu positif et concret à la nouveauté qu’on prétend instituer et faire naître. 

Salim Mokaddem

Lesquels ?

L’acteur extérieur le plus directement concerné par les troubles au Niger, et qui est intervenu en faisant des propositions de médiation, c’est l’Algérie. Alger a 30 000 hommes à la frontière avec le Niger, et il y a plus de 1 000 kilomètres de frontières avec le Niger. Il existe des accords de coopération, en matière de migration, de sécurité, d’exploitation des ressources, d’infrastructures, avec le Niger. Il y a aussi d’autres acteurs dont on parle peu actuellement du fait de leur taille et de la nouveauté de leur intervention au Sahel : l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, les Émirats arabes unis…

Plusieurs éléments sont inédits dans ce putsch :

  • L’intrication de politiques économiques et sociales nécessitant l’intervention d’autres pays qui sont eux-mêmes fragilisés (Mali, Burkina Faso, etc.) par des attaques djihadistes ;
  • L’externalisation des conflits européens, notamment la guerre OTAN-Russie en zone africaine ;
  • Il y a encore un autre grand acteur invisible dont on ne parle pas beaucoup, c’est la Chine, qui est en train de construire le plus grand pipeline de toute l’Afrique — 2 300 kilomètres d’Agadem jusqu’à Cotonou — et qui risque d’être impactée dans ses projets et ses investissements (la construction du barrage hydroélectrique de Kandadji, sur le fleuve Niger, entre autres, a été interrompue) ;
  • Des populations, des sociétés civiles passées à l’ère numérique, bien qu’illettrées, transforment leur rapport à l’information par les biais cognitifs dont je vous ai entretenus plus haut  ;
  • Les djihadistes présents sur plusieurs territoires et avec une « géographie » et un agenda précis corrélé aux événements militaro-politiques de la région  ;
  • La fragilité de l’ordre mondial actuel bousculé par la « bascule » Capital-Travail d’Ouest en Est. Les sociologues, les démographes, les économistes, les politistes, les industriels, les banques, les assurances, les grandes entreprises de consommation, les grandes entreprises de BTP savent très bien que les gros marchés du siècle sont situés en Afrique et que le Continent est crucial pour l’avenir du Monde.

Avec le début de la guerre en Ukraine, le prix de l’énergie a augmenté un peu partout dans le monde, ce qui a entraîné une hausse du coût du transport et donc des biens de consommation. L’inflation croît avec un risque de surendettement des États. La politique en faveur de l’éducation qu’avait initiée le Président Bazoum était extrêmement judicieuse à tout point de vue. On le sait, plus un individu est formé, plus il est éduqué, plus il se maintient en bonne santé, plus c’est un acteur rationnel du marché, plus il contribue à l’autoproduction du marché en termes purement libéraux. Au Sahel, pour qu’il y ait un développement économique et social, il faut aussi éduquer les populations et qu’elles puissent sortir du monde agraire. Il n’y a pas encore de machines à moteur en nombre suffisant au Sahel. Tout le travail agricole est réalisé à la main dans des conditions difficiles et désastreuses car il dépend des fluctuations des pluies et des moussons. La production de capital humain et celle d’une révolution agro-industrielle vont de pair. 

Pour revenir à une temporalité plus immédiate, quel serait le remède selon vous à cette situation ? Comment sortir de la spirale ?

Le Président Bazoum est dans l’incompréhension de la Junte dans la mesure où il avait mis en place une politique de sécurisation des populations, qu’il a amorcé une économie positive de croissance et de développement qui porte ses fruits  ; de plus, ceci expliquant cela, il est très aimé des populations et même d’une partie de la Garde Présidentielle qui voue un respect pour l’homme aux valeurs humanistes incontestées et à la politique visionnaire que porte son programme politique. Qu’il y ait eu de la corruption lors des précédentes gouvernances, qu’il y ait eu certaines choses pragmatiques qui lui aient échappées — à commencer par le ressentiment de sa Garde Présidentielle — il le reconnaît volontiers. Il est capable de faire cette auto-critique. N’oubliez pas qu’il est philosophe de formation. Il faut cesser d’opposer le politique pragmatique et le politique ingénu, naïf, qui aurait tendance à ne pas être machiavélique. Ces schémas sont des insultes à l’intelligence politique des acteurs. Même si la bêtise a sa place en politique…

Le Président Bazoum est dans l’incompréhension de la Junte.

Salim Mokaddem

Mais ceux-là même qui aujourd’hui sont venus au pouvoir inopinément devraient davantage s’inquiéter pour demain. Comme le disait Rousseau : le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. La dictature ne s’arrête jamais à ce qu’elle produit : elle est obligée de surenchérir par essence pour maintenir son narratif sotériologique. Les grands dictateurs ont toujours été, à un moment donné, débordés, dans l’excès, dans l’hybris, de leur imaginaire, parce qu’il n’y a pas de limites à la logique de la force si elle n’est pas contrôlée, dirigée, orientée par le droit — et plus vous oppressez, plus vous fabriquez de la résistance.

Que souhaite le Président Bazoum ?

Il est évident qu’il souhaite le retour à un ordre constitutionnel de type républicain, avec un souci de développement économique et social pour les populations locales extrêmement pauvres du Niger. C’est le programme politique qu’il a élaboré et sur la base duquel il a été élu. C’est aussi ce que dit la communauté internationale, aussi bien d’ailleurs l’Algérie, la France, la Russie, les États-Unis que la CEDEAO : un retour républicain à la Constitution est nécessaire parce que le Niger ne peut pas vivre dans le stochastique, dans le hasardeux, dans l’aléatoire, dans l’improvisation permanente de la gouvernance. On ne gère pas l’Etat comme on gère une petite entreprise. Car « L’État, c’est Dieu sur terre », disait Hegel en 1821 dans les Principes de la Philosophie du Droit. Cela veut dire que dans le fond, il y a des choses à faire qui sont souveraines et qui ne dépendent pas de l’individu. Ce n’est pas la même chose d’exercer des responsabilités de gouvernance concrète et d’obéir à une logique de prise de pouvoir par la force. L’action politique, ce n’est pas l’action militaire  ; elles n’ont pas les mêmes impératifs, les mêmes nécessités, logiques, principes, contraintes, règles et finalités. Si, comme l’écrit Clausewitz, la guerre est la politique continuée par d’autres moyens, il n’est pas certain que la politique soit la guerre continuée par d’autres biais.

Des jeunes se rassemblent pour s’inscrire afin de se porter volontaires pour combattre pour le pays, à Niamey, au Niger, le samedi 19 août 2023. © AP Photo/Sam Mednick

Quelle est votre lecture de la séquence par rapport à la politique de la France dans la région : comment avez-vous interprété les signaux envoyés par Paris et quels signaux auraient dû être envoyés — ou mieux envoyés — selon vous ?

Je vais m’en tenir aux faits. Ce n’est plus un secret que le Président Macron est très mécontent de la tournure que prennent les choses pour la France en Afrique  ; ses services d’information, qui n’auraient pas été avertis à temps, selon la presse officielle, ne sont pas à remettre en cause. 1500 militaires sont stationnés au Niger. Il semblerait qu’il y ait eu une absence de visibilité sur l’extrême complexité de la situation dans le tissu social africain, d’une part, et que les armées africaines n’aient pas encore bien compris que leur tâche n’était plus de diriger les politiques publiques, comme si elles étaient des armées coloniales, d’autre part. Les autres Chancelleries n’ont rien vu venir, elles non plus, par ailleurs… Le discours aux ambassadeurs et ambassadrices de la France tenu le 29 août à Paris vise à mettre en place une logique symbolique de la reconnaissance de la puissance française en Afrique  ; seulement, le coup d’État au Gabon du jeudi 30 août 2023 est une réponse concrète à Paris  : les sociétés civiles, urbaines et rurales, militaires ou non, africaines, n’ont pas le même logiciel que celui qui a été montré à Montpellier lors du Sommet Afrique-France. On y a vu des élites africaines nourries aux normes occidentalo-centrées parler le même langage que celui de leurs homologues de France, et le choix d’Achille MBembe ne traduit pas nécessairement une bonne connaissance du vécu des sociétés civiles, très jeunes, en Afrique et d’une démocratisation des responsabilités politiques.

De façon générale, il faut peut-être s’interroger sur la manière dont s’organisent les rapports avec les États, avec les populations, avec l’Afrique sociale et civile, et peut-être changer les modalités de dialogues et de coopération entre la France et ses anciennes colonies. Il y a parfois des réflexes ou des actes manqués qui traduisent la prégnance dans l’inconscient institutionnel de la France de modèles hérités d’un autre âge.

Il y a parfois des réflexes ou des actes manqués qui traduisent la prégnance dans l’inconscient institutionnel de la France de modèles hérités d’un autre âge. 

Salim Mokaddem

Le passé colonial de la France ne joue pas en sa faveur. Mais, à la décharge de Paris dont on fait un procès biaisé, il faut dire que tous les jeunes de la région sahélienne n’ont pas connu la France coloniale. Il y a là une grammaire, une stylistique qu’il faut peut-être modifier. Par ailleurs, il faudrait peut-être également s’interroger sur cette valse des Ambassadeurs en Afrique (et ailleurs), qui apparaît un peu, vu d’Afrique, comme du pantouflage de proches des pouvoirs élyséens. Des réformes ont été engagées pour éviter ces effets de nécrose administrative (la suppression de l’ENA, entre autres). La mobilité des agents n’est pas nécessairement la panacée. Je pense qu’il y a une attention à la sociologie des existences et des cultures de la jeunesse africaine à saisir de façon plus fine. Je le dis fortement  : la démocratisation des responsabilités politiques est nécessaire en France (et ailleurs) si l’on veut arrêter ces discrédits massifs et préjudiciables aux acteurs qui pratiquent des discours schizophréniques à géométrie variable. 

Je dirais, humblement, de manière extrêmement prudente, que la complexité des choses étant ce qu’elle est, le logiciel habituel de gouvernance anti-symétrique ne pouvait pas fonctionner de manière non pulsionnelle et cela doit nous interroger sur le mode de recrutement des diplomates, des agents de terrain et des fonctionnaires du Quai d’Orsay ; il y a une coordination à renforcer, des profils de poste à revoir, des redistributions de fonctions officielles à acter. De plus, beaucoup de personnes compétentes ne sont jamais consultées, alors qu’elles devraient l’être par état… Je connais des diplomates qui ont fait toute leur carrière dans le Pré Carré, qui vont et viennent d’Haïti en Côte d’Ivoire et qui refont le parcours de leur jeunesse, en fin de carrière, pour revenir pantoufler dans leur premier poste, avant de partir en « retraite ». D’autres ont passé de trois à six ans dans des pays non francophones sans en connaître ni les langues, ni les cartes administratives et territoriales, ni les linéaments culturels. Ce qui prouve bien que ce n’est pas toujours sur le « bon » terrain que Paris s’informe au mieux. Cela est valable pour toutes les gouvernances qui travaillent de façon autiste ou dans l’entre soi. 

Pourquoi, selon-vous, la menace d’une intervention militaire de la CEDEAO n’est-elle pas dissuasive sur Tchiani et sur les putschistes ? 

Il y a une donnée importante à prendre en compte. Quel est le pays qui peut mobiliser véritablement des troupes militaires expertes sur son territoire, rapidement, avec le risque minimal de dégâts collatéraux ? De plus, aujourd’hui, la forme étatique — qui est un outil efficace dont il ne faut pas se priver — n’est pas toujours la plus adaptée pour être en prise directe avec les besoins particuliers des sociétés. C’est toute la question des forces spéciales et des opérations extérieures qui nécessitent des célérités, des stratégies, des dispositifs, des modes opératoires qui ne peuvent être ceux des États-majors classiques. Il y aurait beaucoup à dire mais ce n’est pas le lieu ou l’espace pour ce faire. 

Nous sommes confrontés à des temporalités très variées, complexes, différenciées. La CEDEAO est bien sûr légitime mais il est tout aussi évident que sa temporalité de mise en mouvement, sa vitesse d’exécution, sa logique administrative, son mode de fonctionnement, sa technostructure, ne conviennent pas du tout aux situations de crises comme celle que nous vivons actuellement.

De plus, les modalités du putsch, les revendications changeantes au gré des circonstances de la junte, la non reconnaissance par elle des règlements régionaux et des lois internationales, les risques d’embrasements aux frontières de fait de la présence de GAT (Groupes armés terroristes) qui se sont avancés à la faveur de ce désordre et du retrait des forces de défense et de sécurité des points nodaux du territoire, les logiques de dissensus civils (du fait de l’absence de programme politique claire et explicite) apparus dernièrement, suivi de rapides repentirs, comme par exemple le renvoi par note verbale en date du 26 août 2023 (la date n’est pas indifférente) des Ambassadeurs français, nord-américain, nigérian, allemand, la mise entre parenthèse de l’exercice régulier de l’État au prétexte de risques sécuritaires que paradoxalement cette anomie produit, les difficultés économiques et sociales accentuées par la carence d’Etat que vivent les populations urbaines et rurales du Niger, la kénose malienne, burkinabé dans la zone dite des trois frontières, les rébellions du Nord se sentant dans l’obligation de se protéger du fait du retournement d’une partie de l’armée contre la République inclusive, tout cela rend l’intervention de la CEDEAO peu probable pour les putschistes.

L’histoire révèle qu’une tentative de renversement d’un pouvoir légitime, surtout en période de guerre, favorise toujours, structurellement, l’ennemi aux frontières.

Salim Mokaddem

En politique, la stratégie de la ruse et de la diversion n’est jamais certaine. Surtout quand la confiance du peuple demeure un coefficient de populisme et de national-ethnicisme ou de chauvinisme à géométrie variable. L’histoire révèle qu’une tentative de renversement d’un pouvoir légitime, surtout en période de guerre, favorise toujours, structurellement, l’ennemi aux frontières. Poutine vient de le vivre avec les humeurs de l’ex-patron de Wagner qui était en sursis depuis sa mutinerie fatale  ; il est encore pertinent de méditer l’adage de Clausewitz, en le renversant  : la guerre est la politique continuée par d’autres moyens. Sans idéologie politique, il sera dur de justifier l’injustifiable à moins de chercher des boucs émissaires permanents, des ennemis de l’intérieur, des causes nationales-chauvines, pour contenter les esprits ombrageux et divertir les masses suivistes et rapidement opportunistes par nécessité. De ce fait, il est logique pour la junte et ses commanditaires d’opérer continuellement des discours dilatoires afin d’escamoter le traitement pragmatique des causes réelles de la misère économique, sociale, et de la pauvreté au Niger. Le retour du refoulé s’avère déjà inéluctable. Ainsi, les Chancelleries, après le coup de force sur le Niger, refusent toujours de reconnaître la légitimité des acteurs de la séquestration du Président Mohamed Bazoum  ; ceux-là réclament comme rançon trois ans de pouvoir incontesté et absolu sur les populations nigériennes. Rappelons que, à la suite des déclarations d’Emmanuel Macron le 28 août 2023 à la Conférence des Ambassadeurs à l’Élysée, l’Union européenne soutient la France dans le maintien de son Ambassadeur à Niamey, signifiant par-là que le putsch est illégitime politiquement et ainsi valide le fait que la junte n’est pas autorisée par le droit international pour entamer des relations normalisées ou officielles avec l’ensemble des pays de l’Union et de la CEDEAO. On assiste donc en Afrique à une remise en question de l’ordre juridique international.

Le jeu du qui perd gagne semble donc être celui auquel nous assistons au Niger dans ce bras de fer entre le Droit et la Force, entre les militaires, soutenus par le Burkina-Faso, le Mali, la Russie et la France soutenue par l’Union et la CEDEAO. Si la junte est une force sans droit et si la CEDEAO réclame justice sans avoir la force de ses exigences, il est clair désormais que le destin du Niger, de fait, échappe maintenant au Niger lui-même. Pour sortir de cette anomie risquée, si elle dure dans le temps, et de ces désordres inquiétants pour les populations et la sécurité régionale à court terme, il est temps que la raison et la justice fassent enfin recours aux authentiques souverainetés à l’œuvre dans cette anomie. Pour cela, un type d’intelligence est requis qui ne relève pas du calcul personnel ou de la ruse opportune  ; car la politique concrète, et non pas la rhétorique des communiqués aussi vides que formels, nécessite de l’intelligence pragmatique, des hommes responsables et à l’esprit informé autant que lucide, et, surtout, le sens de l’exercice de l’État pour mettre en place une éthique de l’action souveraine à destination de l’amélioration du sort des populations concernées et de la paix régionale. L’invective et la haine ne peuvent pas longtemps tenir lieu de projets positifs de construction pour un pays pauvre, rural, enclavé, jeune, et qui a besoin d’écoles, de routes, d’industries, d’hôpitaux, de sécurité, de financements multisectoriels, pour pouvoir sortir au plus vite de la précarité régressive et construire un présent et un futur viables pour le Niger. 

La réponse qui sera apportée au Niger fera école pour la paix dans le monde et l’avenir démocratique en Afrique.

Salim Mokaddem

Le Président Bazoum a amorcé depuis 2021 une politique de lutte contre la corruption et d’éducation de la jeunesse, entre autres choses  : sans cette politique éducative, et ce qu’elle suppose, le destin promis au Niger sera, à n’en pas douter, celui de la guerre, avec son cortège de tragiques désillusions et de régressives destructions. Il est encore temps de ne pas choisir les camps de la pulsion de mort  : celui du jihadisme basé sur la misère, et du national-chauvinisme basé sur une néo-souveraineté panafricaine mythique, ou bien de décider de s’engager dans le chemin de la vie libre, celui de la responsabilité démocratique basée sur le contrat social et le jeu plus ou moins libre des élections dans un espace constitutionnel républicain. Il est important que le droit constitutionnel et institutionnel ne soit pas aléatoire, tel une variable d’ajustement structurel, qui pourrait être ajourné par une violence qui se drape de vertu nationale, voir nationaliste, pour justifier des intérêts extra-politiques relevant plus du calcul privé que de l’intérêt souverain de l’État. Le destin du Monde se joue en Afrique  : laissera-t-on la loi du plus fort s’instituer de façon stochastique dans un moment fragile pour la paix dans le monde, ou laissera-t-on le monopole légitime de la violence physique à l’État de droit considéré comme la façon rationnelle d’harmoniser les conflits dans les sociétés civiles ? On voit que la réponse qui sera apportée au Niger fera école pour la paix dans le monde et l’avenir démocratique en Afrique.

Pour l’heure, si l’on comprend les prudences de la CEDEAO et les intérêts singuliers des uns et des autres, il est nécessaire de rester fidèle à une philosophie politique et éthique de la gouvernance qui soit transcendante à la simple violence des appétits et des intérêts corporatistes ou familiaux d’une partie de la population qui essaie de légiférer pour le tout. Le totalitarisme est justement quand la partie se prend pour le tout au détriment du tout. Ce n’est pas un hasard si la Chine a reconnu la junte  ; elle n’est pas un modèle de démocratie et de respect des droits humains et elle signe juridiquement la possibilité qu’elle soit elle-même victime de la logique qu’elle prône. Car la loi du plus fort n’est valable que pour le plus fort, qui jamais assuré de rester le plus fort s’il ne transforme justement sa force en droit. Et les peuples ne sont pas identiques à des masses sans consciences ou à des foules mobilisées pour un spectacle festif qui ne peut dans le temps perdurer et faire loi, s’il n’y pas un contrat social et une Constitution qui garantissent la souveraineté de la volonté populaire. 

Sources
  1. Sur la fada, voir par exemple : Florence Boyer, « « Faire fada » à Niamey (Niger) : un espace de transgression silencieuse ? », Carnets de géographes [En ligne], 7 | 2014, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 11 août 2023. URL : http://journals.openedition.org/cdg/421 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdg.421
  2. www.salimmokaddem.com