D’aujourd’hui au 1er juin, la démocratie la plus peuplée au monde va voter. Comment le pouvoir autoritaire de Modi compte-t-il rester en place à la tête d’une puissance qui devient l’une des plus disputées au monde ? Pour suivre ce scrutin et ses implications, nous avons fait appel au spécialiste Christophe Jaffrelot pour nous aider à coordonner une série de publications ce printemps. Pour les suivre, pensez à vous abonner au Grand Continent

En Inde, le scrutin se déroule sur une période aussi longue pour des raisons logistiques et sécuritaires. La loi électorale indienne dispose qu’aucun citoyen ne doit habiter à plus de deux kilomètres d’un bureau de vote. Des immenses agglomérations, des plaines du Gange jusqu’aux zones montagneuses de l’Himalaya en passant par les îlots de l’océan Indien et les déserts du Rajasthan, la préparation d’1,1 million de bureaux et de 5,5 millions de machines de vote électroniques exige le travail d’un nombre colossal d’assesseurs et de techniciens. Ce séquençage s’explique également par la mobilisation de forces de sécurité déployées dans les régions encore concernées par la rébellion naxalite1 et dans les États où la violence politique est endémique. Au total, pas moins de 15 millions de personnes seront mobilisées au cours de ce mois et demi de scrutin pour assurer le bon déroulement des opérations électorales.

Au-delà du volet organisationnel, l’enjeu politique est évidemment majeur. Pour le Premier ministre sortant, le nationaliste hindou Narendra Modi, il s’agit de renforcer l’emprise de son parti, le BJP (Bharatiya Janata Party)2, et de son idéologie, l’Hindutva, sur le pays. De fait, après ses succès électoraux de 2014 et de 2019, Narendra Modi s’est publiquement fixé comme objectif d’obtenir 370 élus pour le BJP et 400 pour sa coalition sur les 543 sièges de la Lok Sabha, la chambre basse du Parlement3. Face à lui, l’opposition formée du vieux parti du Congrès (Indian National Congress, INC) de la dynastie Nehru-Gandhi et d’une multitude de partis régionaux a bâti une vaste coalition destinée à freiner la dynamique du BJP. Opportunément dénommée INDIA (Indian National Developmental Inclusive Alliance), elle espère limiter l’avance du BJP mais souffre d’une absence de cohésion interne et d’un déficit d’incarnation.

Un officier de police donne des instructions à ses collègues dans un lieu de distribution de machines de vote électronique (MVE) à la veille du premier tour de scrutin de l’élection nationale qui dure depuis six semaines à Chennai, en Inde, le jeudi 18 avril 2024. © Altaf Qadri/AP/SIPA

Si en 2019 le bilan économique décevant de Narendra Modi avait donné à de nombreux observateurs le sentiment que le scrutin était réellement indécis, l’atmosphère est cette année très différente. La plupart des analystes anticipent une reconduction aisée de la coalition gouvernementale, l’incertitude résidant essentiellement dans le fait de savoir si elle progressera encore davantage. Toutefois, les élections indiennes peuvent être l’occasion de surprises majeures, et l’ombre du scrutin de 2004 plane sur le BJP. Sollicitant un troisième mandat, dans la foulée d’élections régionales facilement remportées, le Premier ministre BJP sortant d’alors, Atal Bihari Vajpayee, semblait destiné à remporter la victoire sans grande difficulté. Les indicateurs économiques favorables à l’origine de cet enthousiasme se reflétaient dans le slogan de la campagne du BJP, India Shining. Mais c’était sans compter le mécontentement de centaines de millions d’Indiens ruraux se sentant exclus de la croissance et oubliés par le pouvoir en place. Le jour du dépouillement le BJP ne s’était pas maintenu au pouvoir, et il a finalement laissé la place pour huit ans au parti du Congrès.

Si une certaine incertitude pèse donc sur les résultats du scrutin, il est important de saisir les éléments qui influenceront la décision des électeurs. Nous analyserons dans cet article 10 dimensions politiques, économiques, culturelles et géographiques qui permettront de comprendre, au moment du dépouillement des bulletins de vote le 4 juin, comment les Indiens ont fait leur choix.

1 — La polarisation religieuse, véhicule électoral de l’Hindutva

La stratégie à long terme d’instrumentalisation des tensions religieuses entre la majorité hindoue et la minorité musulmane4 mise en place par le BJP et par les multiples organisations affiliées au Rashtriya Swayamsevak Sangh5 (RSS, Organisation nationale des volontaires) est à l’origine de la percée électorale du nationalisme hindou à partir de la fin des années 1980. Cette stratégie se déploie sur un double registre, en nationalisant certains enjeux identitaires et en politisant les tensions communautaires du quotidien.

Le premier volet de cette stratégie s’illustre par le serpent de mer de la politique indienne que représente la reconstruction du temple du dieu Ram à Ayodhya. Construite par les Moghols en 1528 sur l’emplacement supposé du lieu de naissance de Ram, la mosquée Babri, occupée par les hindous depuis 1949 avec l’accord des autorités locales, a cristallisé les tensions religieuses. La volonté des nationalistes hindous de construire un temple en lieu et place de la mosquée a de plus en plus été mise en avant par le BJP et ses alliés du RSS dans les années 1980, une stratégie qui culmine avec le Ram Rath Yatra du leader du parti L. K. Advani —une longue tournée de mobilisation et d’agitation dans le nord de l’Inde en 1990.

En décembre 1992, la mosquée est détruite à l’occasion d’un rassemblement politique du BJP qui dégénère et des émeutes se répandent dans le pays, provoquant plusieurs milliers de morts. Le statu quo qui régnait depuis cette destruction a été rompu peu après la réélection de Narendra Modi en 2019, la Cour suprême ayant décidé qu’un temple hindou pouvait être construit à sa place suite à des fouilles controversées indiquant que la mosquée avait été construite sur une « structure » pré-islamique. L’inauguration en grande pompe du temple par le Premier ministre le 22 janvier dernier — évènement marquant le lancement officieux de la campagne électorale du BJP — incarne la nationalisation des enjeux identitaires. De fait, le sondage pré-électoral de Lokniti-CSDS indique que la reconstruction du temple d’Ayodhya est de loin l’élément du bilan du gouvernement de Narendra Modi le plus admiré par les Indiens (23 %) — loin devant ses réussites économiques6.

Le Premier ministre indien, Narendra Modi, arrive pour l’ouverture d’un temple dédié au Seigneur Ram de l’hindouisme à Ayodhya, en Inde, lundi 22 janvier 2024. Le temple se trouve à l’emplacement d’une mosquée du XVIe siècle qui a été détruite par une foule hindoue en décembre 1992, déclenchant des violences massives entre hindous et musulmans. © Rajesh Kumar Singh/AP/SIPA

Par ailleurs, le BJP utilise aussi une stratégie de politisation des tensions religieuses. C’est cette dynamique qui lui avait permis de connaître ses premiers grands succès électoraux dans la Hindi Belt à partir de la fin des années 19807. Le RSS et le BJP cherchent à exploiter les nombreux incidents entre hindous et musulmans dans une société où le religieux occupe une place centrale au quotidien. Ce lent processus de politisation de la religion conduit peu à peu à transformer les tensions interreligieuses en des affrontements communautaires structurés et profonds, alimentés de surcroît par les difficultés économiques endémiques des zones rurales8.

L’inauguration en grande pompe du temple du dieu Ram à Ayodhya par Narendra Modi incarne la nationalisation des enjeux identitaires.

Mathieu Gallard

Cette double dynamique de nationalisation des enjeux identitaires et de politisation des tensions religieuses du quotidien a peu à peu permis au BJP d’ancrer l’Hindutva — le socle idéologique du nationalisme hindou — au sein de la population indienne, et notamment chez les basses castes et les Dalits (les « intouchables ») qui y étaient auparavant peu sensibles. Ce processus de polarisation religieuse explique en grande partie les succès électoraux du BJP depuis 2014  : alors que le vote des musulmans en faveur du BJP est logiquement resté marginal (8 % en 2019), le vote des hindous a fortement progressé, passant de 22 % en 2009 à 36 % en 2014 et 44 % en 2019. L’écart entre les deux communautés n’a jamais été aussi important. 

2 — Dans une situation économique dégradée, le BJP joue sur la centralisation de la distribution des aides sociales

Face à la polarisation religieuse qui joue en faveur du BJP, c’est en revanche son bilan économique et social qui constitue son principal handicap. Si l’Inde est un pays qui bénéficie d’une économie en pleine croissance9, son développement s’appuie sur des secteurs peu productifs10. Les difficultés liées à l’accès à l’emploi suscitent de profondes récriminations au sein de la jeunesse urbaine, et les conditions de vie difficiles suscitent le mécontentement des habitants des zones rurales. Ainsi, le secteur agricole, qui emploie encore environ 45 % de la population active, ne génère que 16 % de la valeur produite11. Et si le niveau de l’inflation s’est réduit au cours des derniers mois, il reste élevé sur un poste aussi essentiel que l’alimentation (8,5 % en mars)12.

Autant d’éléments qui affectent directement la population  : dans le sondage pré-électoral Lokniti-CSDS13, 62 % des Indiens estiment qu’accéder à un emploi est devenu plus difficile qu’il y a cinq ans (contre 12 % qui estiment que c’est devenu plus facile), et 71 % jugent que les prix ont augmenté en cinq ans. Par ailleurs, les premières préoccupations des électeurs sont de nature économique  : chômage (27 %) et hausse des prix (23 %) arrivent nettement en tête. Dans ce contexte, les principaux partis ont rivalisé de promesses visant à distribuer des aides sociales ou à garantir des emplois aux électeurs14.

Le BJP mise plutôt sur son bilan en matière de développement pour contrer les attaques de l’opposition. Depuis 2014, le parti a en effet multiplié les programmes d’aides sociales visant à soutenir les ménages, que ce soit en termes d’équipements de base ou d’aide financière. L’accès à l’électricité ou aux combustibles de cuisson propres (hors charbon, bois…) a fortement progressé depuis l’arrivée au pouvoir du BJP. Cette politique d’aide sociale s’est accompagnée d’une politique de redistribution ambitieuse, les transferts financiers de l’État central étant passé de 1,2 milliards de dollars et 108 millions de bénéficiaires en 2013-2014 à 34 milliards de dollars et 700 millions de bénéficiaires en 2019-2020 — une tendance qui s’est encore accrue lors de la pandémie de Covid-1915. Cette centralisation progressive de la distribution de l’aide sociale, qui se faisait auparavant davantage au niveau des États, permet à Modi de pouvoir en tirer les bénéfices politiques16.

3 — L’émergence de l’Inde comme acteur majeur sur la scène internationale

La politique étrangère a souvent été citée comme un facteur important dans le choix des électeurs indiens, notamment durant les périodes de conflits avec ses voisins  : défaite du Congrès en 1989 liée à l’enlisement de l’Indian Peace Keeping Force au Sri Lanka, reconduction du BJP en 1999 attribuée à ses succès dans le conflit de Kargil contre le Pakistan et à l’entrée de l’Inde dans le cercle des puissances nucléaires, réélection de Narendra Modi en 2019 dans un contexte de vives tensions frontalières indo-pakistanaises… Toutefois, l’impact des tensions militaires sur le vote a aussi été relativisé par la recherche17.

Il n’en reste pas moins que le poids grandissant de l’Inde sur la scène internationale pourrait jouer un rôle dans le scrutin qui s’ouvre. Cette dimension a largement été utilisée par Narendra Modi, notamment en amont du sommet du G20 de septembre dernier, quand des affiches à l’effigie du Premier ministre vantant son action ont été déployées pendant des mois dans tout le pays. Les organisateurs avaient d’ailleurs remplacé sur les documents officiels le nom de l’Inde par « Bharat », le nom sanskrit du pays renvoyant à un roi légendaire de la littérature jaïn et hindoue.

L’importance croissante de l’Inde en tant qu’acteur diplomatique au niveau régional et global, les succès du pays dans des domaines allant du sport18 à la conquête spatiale19 et le fait que sa population a dépassé celle de la Chine20 sont autant de dimensions utilisées par le BJP pour démontrer aux électeurs ses succès et relier la fierté hindoue à l’orgueil d’appartenir à une grande puissance. Aux yeux des nationalistes hindous, seul Modi a été capable de sortir l’Inde des « douze siècles d’esclavage »21 liés aux périodes de domination musulmane puis britannique.

Ce renforcement du poids de l’Inde, habilement exploité par le Premier ministre, semble avoir un impact direct sur l’opinion publique. Une enquête du Pew Research Center réalisée au printemps 202322 indique que pour près de sept Indiens sur dix, l’influence de leur pays dans le monde a progressé au cours des dernières années. Si cette opinion était sans surprise massivement partagée par les électeurs des partis soutenant le gouvernement, elle rencontrait aussi un très fort écho parmi les électeurs de l’opposition. Même si la dimension internationale est sans doute secondaire par rapport aux enjeux identitaires, économiques et sociaux, elle participe au succès de Narendra Modi.

Même si la dimension internationale est sans doute secondaire par rapport aux enjeux identitaires, économiques et sociaux, elle participe au succès de Narendra Modi.

Mathieu Gallard

4 — La popularité de Narendra Modi, un « Premier ministre téflon »

Comme dans la plupart des démocraties parlementaires, une tendance à la personnalisation a caractérisé l’évolution des campagnes électorales en Inde au cours des dernières années. Les partis ont tendance à donner de plus en plus d’importance aux personnalités officiellement ou officieusement appelées à occuper le poste de Premier ministre en cas de victoire. Cette évolution est désormais un atout majeur pour le BJP tant la personnalité de Narendra Modi reste populaire en Inde.

L’étude post-électorale réalisée par le Lokniti-CSDS en 2019 indiquait que 78 % des personnes interrogées appréciaient le Premier ministre, soit 24 points de plus que pour le dirigeant du parti du Congrès Rahul Gandhi. Plus important encore, un tiers des électeurs du BJP (32 %) affirmaient que si Narendra Modi n’avait pas été le candidat du parti au poste de Premier ministre, leur choix aurait été différent23. Malgré les mauvais résultats économiques, Modi bénéficie de son image d’homme fort, représentant à l’extérieur une Inde de plus en plus puissante et à l’intérieur un dirigeant capable de mettre en place les principales demandes des nationalistes hindous depuis des décennies  : construction du temple d’Ayodhya, révocation du statut spécial du Jammu-et-Cachemire pour l’intégrer pleinement à l’Inde, amendement de la loi sur la citoyenneté pour empêcher les réfugiés musulmans d’obtenir la nationalité indienne…

Le Premier ministre Narendra Modi salue la diaspora indienne réunie à Paris, le jeudi 13 juillet 2023, lors d’une visite en France à l’occasion du défilé du 14 juillet auquel Modi a été invité par Emmanuel Macron. © AP/SIPA

Autant d’éléments qui permettent au Premier ministre d’aborder le scrutin qui s’ouvre en position de force. Narendra Modi reste aujourd’hui nettement plus crédible que son principal adversaire, Rahul Gandhi, aux yeux des électeurs. Dans l’enquête pré-électorale Lokniti-CSDS24, il est spontanément cité par 48 % des répondants comme leur premier choix pour le poste de prochain Premier ministre, lorsque 27 % lui préfèreraient le dirigeant du parti du Congrès. Dix ans après son arrivée au pouvoir, la capacité de Narendra Modi à présenter à ses concitoyens des perspectives grandioses reste un contrepoids puissant aux conditions de vie difficiles des électeurs.

5 — Les difficultés de l’opposition à mettre en place un front uni et cohérent

La division de l’opposition est un élément central pour comprendre les victoires successives du BJP et de ses alliés, qui avaient obtenu 38 % des voix en 2014 et 45 % en 2019 — soit une minorité d’électeurs. Le mode de scrutin uninominal à un tour hérité du colonisateur britannique pénalise de fait une opposition divisée entre le parti du Congrès et ses alliés (27 % des suffrages en 2019) et les partis régionaux ou ethniques non-affiliés à une des deux alliances (28 % des voix en 2019).

Initialement, le parti du Congrès avait pourtant réussi à rassembler autour de lui une alliance (Indian National Developmental Inclusive Alliance, INDIA) plus large que celle formée en 2019. Elle comporte notamment l’Aam Aadmi Party (mouvement anti-corruption), le Shiv Sena (UBT, nationaliste hindou hostile au BJP), la plupart des partis d’obédience communiste ainsi que de puissants partis régionaux comme le Rashtriya Janata Dal (RJD, Bihar), le Samajwadi Parti (SP, Uttar Pradesh) ou le Dravida Munnetra Kazhagam (DMK, Tamil Nadu). Toutefois, le BJP est parvenu à éloigner de l’INDIA certains partis importants comme le Janata Dal (United) du Ministre-en-Chef du Bihar Nitish Kumar ou le Rashtriya Lok Dal (RLD), bien implanté parmi la caste des Jats, incontournable dans l’ouest de l’Uttar Pradesh.

Cette large alliance souffre toutefois d’une faiblesse évidente  : il est difficile pour un assemblage aussi hétéroclite, à la fois en termes idéologiques et d’électeurs de formuler un programme clair et une vision cohérente. Comme en 2019, c’est le BJP qui est parvenu à imposer les thèmes de campagne, le parti du Congrès et ses alliés étant le plus souvent condamnés à lui répondre. Si certains sujets comme la mise en place d’un nouveau recensement des castes ont été mis en avant avec succès par l’opposition, c’est un enjeu qui reste à double-tranchant.

Comme en 2019, c’est le BJP qui est parvenu à imposer les thèmes de campagne, le parti du Congrès et ses alliés étant le plus souvent condamnés à lui répondre.

Mathieu Gallard

6 — Le choix des basses castes 

Alors qu’au moment de sa percée à la fin des années 1980 le BJP restait avant tout un parti des hautes castes, sa capacité à élargir sa base électorale explique ses succès depuis dix ans. Les basses castes (Other Backward Classes, OBCs) représentent ainsi le groupe social le plus important en Inde, regroupant environ 44 % de la population25. Traditionnellement peu intégrées au jeu politique par un parti du Congrès qui s’appuyait dans les décennies post-indépendance sur une coalition formée des hautes castes, des musulmans et des Dalits (les « intouchables »), l’affirmation de ces castes inférieures dans le jeu politique s’est progressivement faite dans les années 1970 et 198026. Toutefois, si les partis cherchant spécifiquement à représenter les basses castes ont connu un grand succès dans la Hindi Belt entre les années 1980 et les années 201027, ils connaissent un essoufflement depuis une quinzaine d’années.

C’est le BJP qui en a profité, en exploitant les divisions croissantes à l’intérieur de ces populations  : les segments les plus marginalisés des basses castes se sont peu à peu sentis mal représentés et mal servis par les partis censés leur donner une voix et améliorer leurs conditions de vie. De fait, si le BJP a obtenu 44 % des voix des membres des basses castes lors du scrutin de 2019, il le doit notamment à ces groupes marginalisés — les Lower OBCs — chez qui il a obtenu 48 % des suffrages, et qui sont particulièrement sensibles à son discours alliant polarisation religieuse et promesse de développement. On retrouve une dynamique similaire chez les Dalits28, auprès desquels le BJP est passé de 12 % des voix lors des élections de 2009 à 24 % en 2014 puis 34 % en 2019. Là aussi, l’électorat Dalit le plus ostracisé socialement a fini par se tourner vers le parti nationaliste hindou plutôt que de continuer à voter pour le Bahujan Samaj Party (BSP), de plus en plus associé aux sous-groupes Dalits dominants.

Du fait de leur poids démographique, le choix des électeurs issus des basses castes et des Dalits sera décisif dans le résultat du scrutin. Les partis s’appuyant traditionnellement sur leur vote ont tenté de les retenir, notamment en demandant un nouveau recensement par castes afin de mettre en avant la nécessité d’augmenter la part d’emplois publics leur revenant29. Un sujet qui pourrait toutefois s’avérer à double tranchant  : ces groupes sociaux sont divisés en sous-groupes aux situations sociales divergentes, et l’insistance sur le sujet des castes pourrait aller à l’encontre des aspirations des classes moyennes émergentes. 

7 — Uttar Pradesh  : quelle ampleur de la vague BJP dans la Hindi Belt  ?

Par bien des aspects, l’Uttar Pradesh occupe une place spécifique en Inde. Comptant plus de 230 millions d’habitants30, il est de très loin l’État le plus peuplé de l’Union indienne. Surtout, l’Uttar Pradesh constitue le cœur de la Hindi Belt31, la région culturellement dominante en lnde. Une importance encore renforcée par son poids religieux : il compte en son sein les lieux les plus saints de l’hindouisme, parmi lesquels Varanasi (lieu de résidence de Shiva), Mathura (lieu de naissance de Krishna), Ayodhya (lieu de naissance de Ram) ou encore le Triveni Sangam32, et occupe une place symbolique et historique majeure pour les Musulmans indiens.

Théâtre d’un affrontement quadripolaire depuis les années 1980 entre le parti du Congrès, le BJP, le Samajwadi Party (parti ancré chez les Yadavs, groupe dominant dans les basses castes) et le Bahujan Samaj Party (parti ancré chez les Jatavs, groupe dominant parmi les Dalits), l’Uttar Pradesh est devenu depuis quelques années un bastion du BJP. Le parti et ses alliés locaux ont obtenus 44 % des voix et 73 sièges sur 80 lors des élections législatives de 2014, puis 51 % des voix et 64 sièges lors du scrutin de 201933. L’État est par ailleurs dirigé depuis 2017 par le moine bouddhiste Yogi Adityanath, triomphalement réélu en 2022, qui en a fait un laboratoire de l’interprétation la plus radicale de l’Hindutva.

Une nouvelle victoire du BJP ne fait guère de doute, car l’opposition est divisée  : si le Samajwadi Party et le parti du Congrès ont formé une alliance, le Bahujan Samaj Party a refusé de l’intégrer. Toutefois, l’enjeu pour l’opposition est de résister au mieux en profitant du marasme économique et des affaires de corruption au sein du gouvernement local afin d’empêcher le « grand chelem » en termes de circonscriptions ambitionné par les hiérarques du BJP.

8 — Bengale occidental  : un modèle alternatif face au BJP  ?

Pour Narendra Modi et le BJP, l’objectif affiché d’obtenir 370 élus au niveau national passe forcément par un succès au Bengale occidental, un État du nord-est de l’Inde qui résiste électoralement au nationalisme hindou. Longtemps dirigé par le Parti communiste, cet État de 95 millions d’habitants est depuis 2011 le bastion de Mamata Banerjee, une transfuge du parti du Congrès qui a créé son propre parti en 1997, le All India Trinamool Congress.

L’enjeu pour l’opposition est de résister au mieux dans l’Uttar Pradesh en profitant du marasme économique et des affaires de corruption au sein du gouvernement local afin d’empêcher le « grand chelem » en termes de circonscriptions ambitionné par les hiérarques du BJP.

Mathieu Gallard

Malgré les tentatives du BJP de s’imposer au Bengale occidental lors des élections législatives de 2019, puis lors du scrutin local de 2021, l’AITC est parvenu à résister grâce à la stratégie de son inflexible dirigeante. Celle-ci a mis en place de très nombreux programmes d’aide sociale ciblant notamment les femmes, mais aussi les basses castes et les intouchables, valant parfois à son mode de gouvernance le surnom de Cash-transfer State34. Un progressisme social qui s’accompagne d’un autoritarisme féroce, qui avait culminé lors des élections municipales de 2018 avec l’ensemble des moyens de l’État mis à disposition de l’AITC pour assurer sa victoire et l’écrasement des communistes, si besoin par la violence.

Si l’opposition au BJP est fragmentée entre l’AITC de Mamata Banerjee d’une part et une alliance entre les communistes et le parti du Congrès d’autre part, les conséquences de cette division pourraient être moins négatives que prévu  : les relations entre l’AITC et les communistes sont tellement mauvaises qu’une alliance entre les deux formations risquerait de mener au mécontentement des électeurs, les poussant à voter pour le BJP. Si ce dernier mise sur l’ancrage progressif de la polarisation religieuse pour vaincre la résistance de l’AITC, une nette victoire semble peu probable dans un État jusqu’ici relativement rétif.

Des partisans assistent à un meeting électoral de M. K. Stalin, leader du Dravida Munnetra Kazhagam (DMK) et ministre en chef de l’État du Tamil Nadu, avant les élections générales du pays, dans la ville de Chennai, dans le sud de l’Inde, le mercredi 17 avril 2024. © Altaf Qadri/AP/SIPA

9 — Mission South  : le BJP parviendra-t-il à s’établir dans le sud  ?

Pour le BJP, le sud a toujours été une terre de conquête difficilement pénétrable. La culture dravidienne des États, leur niveau de développement élevé et leurs traditions sociales et politiques progressistes35 opposées à celles de la Hindi Belt ont jusqu’ici empêché le nationalisme hindou de s’implanter électoralement dans des États comme le Tamil Nadu, l’Andhra Pradesh, le Kerala ou le Télangana. Ainsi, lors des élections législatives de 2019, le parti n’a obtenu que quatre élus sur les 101 désignés par ces quatre États. Au Karnataka, le seul État du sud où le BJP dispose d’une réelle assise populaire, il a été sèchement battu par le parti du Congrès lors des élections locales de mai 2023.

L’objectif du BJP de remporter 400 élus avec ses alliés passe donc forcément par des progrès dans les États du sud. Narendra Modi y a plusieurs fois fait campagne, notamment pour vanter le développement des infrastructures (transports, santé, nouvelles technologies…) sous son mandat, et le BJP s’est emparé d’enjeux locaux36 pour mieux se connecter avec les électeurs de cette région. Mais contrairement à ses espoirs, l’image très dégradée du BJP dans le sud l’empêche de pouvoir s’allier avec des partis locaux. Ainsi, au Tamil Nadu, où il espère pour la première fois remporter des sièges, le BJP n’est pas parvenu à former une coalition avec le parti local d’opposition All India Anna Dravida Munnetra Kazhagam (AIADMK) de l’iconique dirigeante Jayalalithaa37. L’isolement du parti reste à ce stade un handicap majeur pour lui permettre de percer dans le sud de l’Inde.

10 — Au Maharashtra, quel succès pour l’alliance autour du BJP formée à coups de scissions et de défections  ?

État de l’ouest comptant près de 120 millions d’habitants et centré sur l’agglomération de Mumbai, le Maharashtra pourrait être un des rares États dans lequel la coalition autour du BJP perdrait des sièges par rapport au scrutin de 2019. Les retournements politiques spectaculaires ont marqué la vie politique du Maharashtra au cours des dernières années, la couleur politique des gouvernements locaux changeant régulièrement au gré des défections et des scissions organisées par le BJP. Pas moins de six partis importants, réunis autour de deux alliances, s’affrontent cette année. Dans le camp de l’INDIA, on compte non seulement le parti du Congrès, mais aussi les branches historiques du Shiv Sena (Shiv Sena, UBT), nationaliste hindou en rupture de ban avec le BJP et du Nationalist Congress Party (NCP, SP centre). Le BJP fait quant à lui campagne avec à ses côté deux partis issus de scissions des deux alliés du Congrès — le Shiv Sena et le NCP — qui ont obtenu en justice le droit de conserver les noms originaux des partis.

L’isolement du BJP reste à ce stade un handicap majeur pour lui permettre de percer dans le sud de l’Inde.

Mathieu Gallard

Le BJP a un double handicap. Tout d’abord, sa volonté hégémonique s’accorde mal avec la nécessité d’accorder un nombre suffisant de circonscriptions à ses alliés dans le cadre d’accords électoraux — une situation qui a suscité des tensions très vives entre le BJP et ses alliés, mais aussi à l’intérieur du BJP local. D’autre part, la plupart des enquêtes d’opinion indiquent que les électorats traditionnels du Shiv Sena comme du NCP sont restés fidèles à leurs leaders traditionnels — Uddhav Thackeray et Sharad Pawar — restés alliés du parti du Congrès. Alors qu’en 2019 l’alliance pro-BJP — qui bénéficiait à l’époque du soutien du Shiv Sena — avait bénéficié d’un raz-de-marée électoral, remportant 51 % des suffrages et 41 sièges sur 48, la situation devrait donc être plus équilibrée cette année.

Jouant sur la polarisation religieuse entre la majorité hindoue et la minorité musulmane, exploitant le poids grandissant de l’Inde sur la scène internationale et bénéficiant des faiblesses d’une opposition chancelante et divisée, Narendra Modi est en position de force pour remporter un troisième mandat, malgré un bilan économique négatif. Si le BJP devait effectivement être reconduit par les électeurs indiens, le basculement de la « plus grande démocratie du monde » dans le camp des démocraties illibérales serait acté. Depuis 2014, le BJP a en effet progressivement sapé les contre-pouvoirs — justice, médias… — tout en façonnant la loi électorale de manière à disposer de réserves financières quasiment illimitées de la part du secteur privé. On mesure combien l’enjeu de ce scrutin est important.

Sources
  1. Un mouvement révolutionnaire maoïste en activité depuis la fin des années 1960 et encore puissant dans le «  Red corridor  » (Jharkhand, Odisha, Chhattisgarh, Andhra Pradesh…)
  2. Le Parti du peuple indien.
  3. Nistula Hebbar, «  BJP alone will get at least 370 seats and NDA will cross the 400-seat mark : PM Modi », The Hindu, 5 février 2024. En 2014, le BJP avait obtenu 282 députés et la National Democratic Alliance (NDA) soutenant Narendra Modi totalisait 336 élus. Après les élections législatives de 2019, ces chiffres atteignaient respectivement 303 et 354 députés.
  4. Les hindous représentent environ 80 % de la population indienne, contre environ 15 % pour les musulmans.
  5. Une très puissante organisation nationaliste hindoue comptant plusieurs millions de membres actifs à travers l’Inde et étroitement liée au BJP. Elle dispose d’organisations dans tous les domaines de la vie sociale (éducation, syndicalisme, agriculture, aide sociale, culture…) Le BJP est parfois considéré comme sa branche politique.
  6. « BJP has an edge, but a tough fight is possible », The Hindu, 13 avril 2024.
  7.  La zone centrale du nord de l’Inde où la langue majoritaire est l’hindi et la religion majoritaire l’hindouisme. Elle regroupe plus de 40 % de la population du pays et est parfois perçue comme dominante culturellement et politiquement par les habitants des régions périphériques.
  8. Sudha Pai et Sajjan Kumar, Everyday Communalism : Riots in Contemporary Uttar Pradesh, Oxford University Press, 2018. 
  9. John Reed et Andy Lin,« In charts : how India has changed under Narendra Modi  », Financial Times, 8 janvier 2024.
  10. John Reed, « India’s Narendra Modi has a problem : high economic growth but few jobs », Financial Times, 19 mars 2023.
  11. Nikhil Rampal, « Only half of India’s working-age population works, most still in agriculture, shows ILO report  », The Print, 30 mars 2024.
  12.  « Reactions : India’s March retail inflation eases to five-month low », Reuters, 12 avril 2024.
  13. Sanjay Kumar et Nirmanyu Chouhan, « Issues that are likely to dominate the Lok Sabha election », The Hindu, 11 avril 2024.
  14. Saubhadra Chatterji et Smriti Kak Ramachandran, « Lok Sabha election manifestos : Modi’s Guarantee, Congress’s NYAY », Hindustan Times, 16 avril 2024.
  15. Suyash Rai et Anirudh Burhman, « Welfare Strategy of the BJP », Carnegie India, 24 mai 2022.
  16. Neelanjan Sircar, « The Welfarist Prime Minister : Explaining the National-State Election Gap », Economic & Political Weekly, 6 mars 2021.
  17. Neelanjan Sircar, « The gains for BJP were not uniform across all states after the Kargil war  », Hindustan Times, 14 mars 2019 ; Jamie Hintson et Milan Vaishnav, « Who Rallies Around the Flag ? Nationalist Parties, National Security, and the 2019 Indian election », American Journal of Political Science, 2021.
  18.  L’Inde a obtenu la 4ème place lors de la 19e édition des Jeux asiatiques qui s’est déroulée en Chine en septembre 2023, un record.
  19. L’Inde est devenue le quatrième pays au monde à avoir posé un engin sur la Lune en août 2023 avec le succès de la mission Chandrayaan-3.
  20. Sara Hertog, Patrick Gerland et John Wilmoth, « India overtakes China as the world’s most populous country », UN DESA Population Division, 24 avril 2023.
  21. Debobrat Ghose, « 1,200 years of servitude : PM Modi offers food for thought », Firstpost, 13 juin 2014.
  22. Christine Huang, Moira Fagan et Sneha Gubbula, « Views of India Lean Positive Across 23 Countries Among Indians, Modi and India’s global influence are viewed favorably », Pew Research Center, 29 août 2023.
  23. Sandeep Shastri, « Leadership sweepstakes and the Modi factor », The Hindu, 20 mai 2019. Voir aussi Sandeep Shastri, « The Modi Factor in the 2019 Lok Sabha Election : How Critical Was It to the BJP Victory ? », Studies in Indian Politics, 2019.
  24. Sandeep Shastri, « The leadership factor is the BJP’s trump card », The Hindu, 13 avril 2024.
  25. Stephanie Kramer, « Religious Composition of India », Pew Research Center, 21 septembre 2021.
  26. Christophe Jaffrelot, India’s Silent Revolution, The Rise of the Lower Castes in North India, Columbia University Press, 2003.
  27. Par exemple, le Samajwadi Party représentant notamment la sous-caste des Yadavs, qui a été au pouvoir en Uttar Pradesh en 1993-1995, 2003-2007 et 2012-2017, ou le Janata Dal (United), représentant notamment les sous-castes des Kurmis et des Koeris, qui dirige le Bihar voisin depuis 2005.
  28. Les Scheduled Castes représentent environ 21 % de la population indienne. L’acension du BJP se constate aussi chez les Aborigènes (les Scheduled Tribes, environ 10 % de la population), parmi lesquels le parti nationaliste hindou est passé de 24 % des suffrages en 2009 à 44 % en 2019.
  29. Amitabh Tiwari, « Congress, BJP and Caste Census – Social justice or political ploy to woo OBCs ? », India Today, 10 avril 2024.
  30. « Unique Identification Authority of India », Aadhaar Saturation Report, 30 novembre 2021.
  31. La zone centrale du nord de l’Inde où la langue majoritaire est l’hindi et la religion majoritaire l’hindouisme, qui regroupe plus de 40 % de la population du pays.
  32. Point de confluence du Gange, de la Yamuna et de la rivière mythique de Saraswati.
  33. Un recul en sièges lié à la «  grande alliance  » (Mahagathbandhan) formée par le SP et le BSP pour affronter le BJP.
  34. Shoaib Daniyal, Mamata’s cash-transfer state earns her tremendous support – but also generates resentment, Scroll.in, 21 avril 2021.
  35. A. Kalaiyarasan et M. Vijayabaskar, The Dravidian Model : Interpreting the Political Economy of Tamil Nadu, Cambridge University Press, 2021.
  36. Liz Mathew, Decode Politics : Why Katchatheevu, a speck of an island, is causing a splash in Tamil Nadu poll waters | Political Pulse News – The Indian Express, 2 avril 2024.
  37. En 2019, l’alliance entre le BJP et l’AIADMK avait contribué à couler ce dernier, qui n’avait obtenu qu’un seul élu, contre 37 en 2014.