Key Points
  • Jusqu’au 29 avril, 180 millions d’Indiens sont appelés aux urnes, notamment au Bengale occidental, quatrième État le plus peuplé du pays.
  • Largement transformé par la domination communiste durant les années 1970 et 1980, le Bengale occidental s’est peu à peu tourné vers le « progressisme autoritaire » de Mamata Banerjee.
  • Aujourd’hui, face à la montée du BJP, l’État est le théâtre d’un affrontement entre identité hindoue et identité bengalaise.

Depuis le 27 mars et jusqu’au 29 avril, plus de 180 millions d’Indiens sont appelés aux urnes dans la plus importante série de scrutins depuis la reconduction triomphale du Bharatiya Janata Party (BJP, nationaliste hindou) du Premier ministre Narendra Modi en avril-mai 20191. À cette occasion, les électeurs de cinq États et Territoires de l’Union2 renouvellent leurs Assemblées législatives locales, lesquelles désigneront ensuite les Chief Ministers3 de chacun de des États. 

Ces scrutins sont importants à plus d’un titre. En matière de politique publique, et malgré le tour de vis dans le fédéralisme depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi4, les États disposent de larges compétences en matière de développement économique, d’aide sociale, d’infrastructures, de justice et de sécurité ainsi que d’éducation. Surtout, ces scrutins dans des États culturellement et politiquement hétérogènes permettront de constater mesurer si l’implantation électorale du BJP se renforce après deux années d’avancées considérables dans la mise en place de son programme5.

De ce point de vue, le scrutin le plus suivi est celui qui se tient au Bengale occidental. Une importance liée à la taille de l’État – 91 millions d’habitants, soit le quatrième le plus peuplé du pays – mais aussi et surtout à ses dynamiques politiques propres. S’il est le berceau de l’Hindutva, l’idéologie nationaliste hindoue qui inspire Narendra Modi et ses partisans, le Bengale n’a pourtant longtemps connu qu’une présence électorale marginale de cette tendance politique. Toutefois, la percée que le BJP y effectue depuis plusieurs années est telle que sa victoire est désormais jugée possible. Un tel succès confirmerait l’emprise du nationalisme hindou sur l’Inde, l’opposition désunie restant alors cantonnée à quelques États culturellement singuliers, essentiellement dans le Sud dravidien6.

Une longue domination communiste qui a profondément transformé le Bengale

Longtemps considéré comme un «  problem State7 » miné par la pauvreté et le sous-développement, le Bengale occidental a été dirigé par le parti du Congrès du Premier ministre Jawaharlal Nehru pendant deux décennies après l’indépendance de 1947. Mais, dès les années 1960, le manque de volontarisme des dirigeants locaux pour mener à bien les réformes nécessaire au développement économique de l’État conduit à une progression régulière de l’opposition, dominée par les communistes.

Après une première expérience chaotique du pouvoir entre 1967 et 1971, la gauche accède aux responsabilités en 1977 dans un contexte national de rejet du parti du Congrès après deux ans d’un état d’urgence marqué par l’autoritarisme de la Première ministre Indira Gandhi et la corruption et le népotisme de ses proches. Le Left Front, une coalition de partis de gauche dominée par le CPI(M) – Communist Party of India (Marxist) – recueille alors 46 % des voix, soit 231 sièges sur les 294 de l’Assemblée législative et s’installe au pouvoir pour 34 ans.

Ministre-en-chef de l’État jusqu’en 2000, le leader du CPI(M) Jyoti Basu met rapidement en place une politique visant à accélérer le développement économique de l’État, à améliorer les conditions de vie des ruraux et à restaurer les libertés publiques après la période de l’état d’urgence. Ce programme s’articule autour de deux mesures phares. La première – Operation Barga – consiste à recenser les paysans sans terre afin de permettre l’application effective de la réforme agraire de 1955 qui leur accordait non seulement le droit permanent et exclusif de cultiver les terres louées, mais aussi celui de les passer en héritage à leurs enfants. C’est un succès qui permet à 1,5 million de paysans de faire valoir leurs droits en quelques années. Plus largement, combinée avec la redistribution de terres publiques et avec la diffusion à grande échelle de nouvelles techniques agricoles, l’opération permet à un Bengale jusqu’alors très en retard de dépasser la moyenne indienne sur la plupart des indicateurs économiques et sociaux : explosion des rendements agricoles, recul rapide de la pauvreté, progrès en matière d’éducation, d’espérance de vie et de santé, etc.8

Le deuxième objectif du CPI(M) est celui d’une «  décentralisation démocratique  » du Bengale occidental. Elle passe notamment par l’organisation, pour la première fois depuis 14 ans, des élections pour les panchayats, les assemblées locales des villages en juin 19789. Ces scrutins locaux sont par la suite systématiquement reconduits tous les cinq ans quelle que soit la situation politique, alors qu’ils étaient souvent repoussés indéfiniment par les précédents gouvernements du Bengale – une attitude que l’on retrouvait, jusqu’à l’adoption du 73ème amendement constitutionnel de 1992, dans bien des États de la Fédération indienne. 

Ces mesures s’imbriquent étroitement et contribuent à leur succès mutuel  : les panchayats informent la population des réformes en cours et aident à leur application concrète au niveau local, et l’amélioration progressive des conditions de vie de la petite paysannerie favorise son implication dans la vie politique des villages. Peu à peu, se met en place dans les zones rurales – qui représentent 73,5 % de la population de l’État dans le recensement de 1981 – ce qui a été qualifié de «  Party society10  »  : une gestion par le CPI(M) de l’ensemble des aspects de la vie des habitants, jusqu’aux plus personnels (mariage ou divorce, héritage, délimitation des terres, etc.), par l’entremise d’acteurs locaux proches du parti au pouvoir et respectés par la population, notamment les enseignants. 

Si cette dynamique permet au Left Front de se maintenir durablement au pouvoir, elle commence toutefois à s’épuiser dans les années 1990. L’emprise du parti sur l’ensemble des facettes de la vie des individus, la généralisation du clientélisme au détriment de certaines couches de la population, l’autoritarisme voire la brutalité des cadres locaux face aux oppositions et une certaine autosatisfaction conduisant à l’immobilisme suscitent une montée des contestations au sein de la population.  

Le progressisme autoritaire de Mamata Banerjee

Toutefois, ce sont les enjeux économiques qui, indirectement, portent un coup fatal à l’emprise communiste sur le Bengale occidental. En 1991, le tournant libéral décidé par le gouvernement central de Delhi11 prend les dirigeants communistes de court. Un temps indécis, le Chief Minister Jyoti Basu décide finalement d’accompagner cette évolution et la politique économique de l’État est profondément modifiée à partir de 1994 pour donner la priorité au développement industriel au détriment de l’agriculture. Ces efforts ne sont toutefois guère couronnés de succès et la situation économique et sociale du Bengale se dégrade tout au long de la décennie.

Le changement de Chief Minister avec le remplacement de Jyoti Basu par Buddhadeb Bhattacharya en 2000 semble un temps redonner du souffle au Left Front qui triomphe à nouveau lors des élections législatives de 2004 et des élections à l’Assemblée législative de l’Etat de 2006 avec pour slogan «  L’agriculture est notre pilier, mais notre futur repose sur l’industrie  ». Croyant son orientation confortée, Buddhadeb Bhattacharya amplifie la politique d’industrialisation de son prédécesseur. Toutefois, cette ligne se heurte brutalement à la résistance farouche des fermiers des régions de Nandigram et de Singur, où le gouvernement souhaite libérer de vastes terrains agricoles pour implanter des zones industrielles. Les affrontements entre les habitants et la police durent plusieurs mois en 2007 et font des dizaines de morts avant que les entreprises concernées ne finissent par jeter l’éponge.  

Si ces mouvements sociaux illustrent l’éloignement grandissant entre le pouvoir communiste et sa base rurale, ils favorisent surtout l’émergence sur la scène politique de Mamata Banerjee, qui incarne désormais l’opposition au Left Front. Impliquée dans la vie politique locale au sein du parti du Congrès depuis les années 1980, elle le quitte en 1997 pour former le All India Trinamool Congress, jugeant le Congrès trop accommodant avec les communistes12. Opiniâtre et faisant preuve d’un indéniable courage physique, celle que l’on surnomme «  Didi  » (grande sœur) en bengali surfe sur le rejet croissant de l’ingénierie politico-sociale des dirigeants communistes et sur la soif de «  poriborton  » (changement) de la population. Après une nette victoire lors des élections fédérales de 2009, l’AITC obtient une large majorité aux élections à l’Assemblée législative locale en 2011, permettant à Mamata Banerjee, qui devient Chief Minister, de mettre fin à 34 ans de pouvoir communiste. 

Deux éléments caractérisent la politique de Mamata Banerjee. A rebours des réformes profondes mises en place par les communistes après leur arrivée au pouvoir, son action se concentre sur le développement de très nombreux dispositifs d’aide sociale ciblant notamment les femmes, mais aussi les basses castes et les intouchables, les ruraux, les jeunes, etc. Parmi eux : Kanyashree, qui alloue des bourses aux femmes de moins de 18 ans afin de les aider à poursuivre leurs études  ; Khadya Sathi, qui garantit un prix d’achat du riz et du blé très bas aux habitants modestes ; Swasthya Sathi, qui assure une couverture santé à l’ensemble des Bengalais  ; Sabuj Sathi, qui permet à chaque écolier de 14 à 18 ans d’obtenir un vélo gratuitement  ; Yuvasree, qui octroie une assistance financière pour les jeunes chômeurs  ; ainsi que des programmes de développement visant à construire ou rénover routes et écoles. La mise en place de ce qui est parfois qualifié de «  cash-transfer State13  » est saluée aussi bien par la population que par les organismes internationaux et explique le triomphe de l’AITC lors des élections de 2016, où il obtient 211 élus sur les 293 de l’Assemblée du Bengale.

Toutefois, ce progressisme social s’accompagne d’un autoritarisme de plus en plus affirmé. Une fois au pouvoir, l’inflexible Mamata Banerjee, qui a fait ses armes politiques dans un Bengale où le Left Front n’hésitait pas à recourir à l’intimidation voire à la violence face à ses opposants, retourne ces armes contre ses adversaires. Dès son arrivée au pouvoir, les militants de l’AITC aussi bien que les fonctionnaires de l’Etat entravent l’action du parti communiste et de ses militants par tous les moyens. Une tendance qui culmine lors des élections locales pour les panachayats de 2018 : l’administration empêche l’opposition de présenter ses candidats dans de nombreux villages, leurs observateurs ne peuvent surveiller le scrutin et le dépouillement, et les militants de l’AITC attaquent leurs permanences et les bureaux de vote favorables à l’opposition14. Dans ce climat particulièrement tendu, qui se solde par un bilan humain de 34 morts, la domination électorale de l’AITC est écrasante  : le parti au pouvoir remporte près de 80 % des sièges dans les panchayats.

Les nationalistes hindous à l’assaut du Bengale occidental

Si cette violence n’est pas spécifique au Bengale, elle a néanmoins pour conséquence de favoriser la montée du BJP dans l’État. Après avoir tenté une alliance tacite avec l’AITC – sèchement refusée par Mamata Banerjee – lors des élections de 2014, les nationalistes hindous se fixent pour objectif de s’implanter au Bengale occidental, d’où ils étaient quasiment absents électoralement depuis l’indépendance. Le parti investit alors d’importantes ressources financières, humaines et logistiques qui lui permettent de diffuser son message et de quadriller le terrain. Cette lente montée en puissance s’appuie sur un patient travail de terrain en matière d’éducation, de santé, de culture, de sport, etc., mené depuis de longues années par les organisations affiliées au Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, Organisation nationale des volontaires)15 qui, jusqu’alors, ne trouvait pas de débouché électoral dans l’État. 

Surtout, le BJP utilise la stratégie qui lui avait permis de s’implanter dans la Hindi Belt16 dans les années 1990. Si le Bengale est souvent perçu comme relativement épargné par les tensions entre hindous (70 % de la population) et musulmans (27 %), elles n’en sont pas moins une réalité quotidienne qui s’enflamme parfois de manière violente17. En popularisant des traditions religieuses jusqu’alors peu présentes au Bengale18 mais chargées d’un imaginaire idéologique fort19, le BJP a lancé un processus de politisation de la religion qui conduit à transformer les tensions interreligieuses du quotidien en des affrontements communautaires structurés et profonds20.

Cette tactique est d’autant plus habile que, si l’AITC au pouvoir s’est montré prompt à empêcher ou perturber les manifestations de l’opposition, il n’a pu agir de même pour les fêtes religieuses, même celles organisées par le BJP ou le RSS. En outre, afin de renforcer cette «  polarisation religieuse  », la droite nationaliste accuse régulièrement Mamata Banerjee de mener une politique «  d’apaisement  » des musulmans à travers des dispositifs gouvernementaux ou des prises de positions (réactions courroucées quand le slogan religieux «  Joy Shree Ram  » est crié sur son passage, déplacements fréquents dans des mosquées, etc.). Le responsable du BJP pour l’Etat Dilip Ghosh est allé jusqu’à accuser la Chief Minister de vouloir transformer le Bengale occidental en «  Bangladesh occidental  », ce pays voisin étant peuplé à 90 % de Bengalis musulmans.Si le BJP a progressé grâce à cette stratégie, passant de 4,1 % des voix en 2011 à 10,2 % en 2016, c’est le déchainement de violence de l’AITC contre le Left Front lors des élections locales de 2018 qui lui a permis de se positionner comme opposant principal à Mamata Banerjee21. Après ce scrutin, de nombreux dirigeants, militants et électeurs communistes, sentant que leur parti était devenu incapable de les défendre contre l’AITC, font le choix pragmatique d’un passage au BJP malgré le gouffre idéologique les séparant : il s’agit pour eux de bénéficier du soutien d’une formation dynamique et protectrice grâce à son contrôle du gouvernement fédéral22.

La conséquence de ces transferts ne s’est pas fait attendre  : lors des élections fédérales de 2019, le BJP progresse de 23,4 points et atteint la deuxième place avec 40,3 % des voix, non loin de l’AITC qui recueille 43,3 % des suffrages. L’objectif du slogan du parti – «  Unishe half, Ekushe saaf  » (Diviser de moitié l’AITC en 2019, l’achever en 2021) – est presque atteint puisque le BJP remporte 18 élus contre 22 à l’AITC. Ce succès est essentiellement dû à l’effondrement du Left Front qui passe quant à lui de 29,6 % des voix à 7,5 %23. La percée du BJP illustre aussi la réussite de sa tactique de polarisation religieuse  : alors que l’AITC avait obtenu des résultats très comparables dans les différentes catégories de la population aux élections fédérales de 2014, il progresse fortement parmi les musulmans (70 % des voix, +30 points) mais recule de 7 à 15 points parmi la population hindoue au sein de laquelle le BJP est devenu nettement majoritaire24. Le vote se fait donc désormais avant tout sur des critères religieux.

Après ce succès du BJP en 2019 grâce aux ralliements venus du Left Front, une deuxième vague d’adhésions venant cette fois de l’AITC s’opère à l’approche du scrutin du printemps 2021. Anticipant un recul voire une défaite du parti au pouvoir et soumis à la pression du gouvernement central qui fait planer sur eux la menace d’enquêtes pour corruption25, plusieurs des lieutenants de la Chief Minister adhèrent au BJP  : Mukul Roy (ancien ministre fédéral des Chemins de fer), Sovan Chatterjee (ancien maire de Calcutta), et surtout Suvendu Adhikari. Leader du mouvement d’opposition à l’installation d’entreprises sur des terres agricoles de Nandigram en 2007 qui avait amorcé le déclin du pouvoir communiste, il est à la fois un organisateur brillant et un dirigeant bien connu du grand public. Afin de témoigner de sa détermination, Mamata Banerjee a fait le choix de quitter sa circonscription de Calcutta pour se présenter face à lui dans le district rural de Nandigram26, dans un duel aussi violent27 que médiatisé. Pourtant, ces nombreux ralliements ne vont pas sans susciter des difficultés pour le BJP  : la plupart des nouveaux venus sont concernés par des affaires de corruption, affaiblissant la portée des attaques du BJP contre l’AITC  ; surtout, de nombreux élus sortants doivent céder leur place aux arrivants, provoquant de vifs remous en interne28.

Si le BJP hésite à s’en prendre systématiquement à Mamata Banerjee du fait de sa grande popularité, c’est l’AITC, dont l’image est nettement moins solide, qui est prioritairement ciblé. A son arrivée au pouvoir en 2011, le parti s’est en effet glissé dans le mode de gouvernance mis en place par les communistes, sans toutefois disposer du même réseau de cadres bien formés idéologiquement. La gestion de l’AITC repose donc sur des dirigeants locaux impliqués dans la distribution des aides sociales mais tentés par le clientélisme et la corruption. Le BJP a profité de la colère d’une partie de la population contre l’attribution – réelle ou supposée – de ces aides sur une base politique (les électeurs de l’AITC) ou religieuse (les musulmans). Par ailleurs, l’incapacité du gouvernement régional à répondre aux attentes des habitants des localités touchées par les ravages du cyclone Amphan de mai 2020 a aussi provoqué des plaintes liées à l’inefficacité de l’AITC et du gouvernement de l’Etat. Enfin, les aspirations à un emploi stable de la jeunesse des classes moyennes, mal prises en compte par la politique essentiellement centrée sur des dispositifs de redistribution de Mamata Banerjee, conduit aussi à une montée des critiques dans l’électorat traditionnel du parti au pouvoir29. La Chief Minister a tenté de répondre à ces récriminations en écartant certains cadres locaux corrompus, en mettant en place des dispositifs permettant de faire remonter rapidement les réclamations des habitants et en faisant des propositions portant sur le développement et l’industrialisation du Bengale  ; néanmoins, le scepticisme d’une partie grandissante de la population envers l’AITC reste un puissant moteur pour le BJP.

«  Joy Shree Ram  » contre «  Joy Bengla  »  : identité hindoue contre identité bengalaise

Face à l’offensive du BJP visant à accentuer les tensions interreligieuses, Mamata Banerjee n’est pas restée inactive. Pour contrer la polarisation croissante entre hindous et musulmans, elle s’est appuyée sur la fierté ethno-régionaliste des Bengalais, laquelle tourne parfois au ressentiment contre la Hindi Belt. La population locale vit en effet parfois difficilement le déclin progressif tout au long du XXème siècle de l’Etat, qui était dominant économiquement, politiquement et culturellement au temps du Raj britannique.

Cette fierté s’appuie notamment sur la défense de la langue bengali, parfois décrite par des activistes locaux comme menacée par l’influence de l’hindi – une menace toute relative puisque, selon le recensement de 2011, 86 % des habitants de l’Etat parlent le bengali, contre 7 % l’hindi. Cela n’a pas empêché la Chief Minister d’utiliser cet enjeu en liant langue bengali et identité bengalaise, affirmant que les habitants de l’État devaient maîtriser l’idiome local30.

Plus largement, Mamata Banerjee a fréquemment accusé durant ses meetings les militants et les dirigeants du BJP d’être des «  bohiragotos  » (étrangers) venus de la Hindi Belt. Elle a été aidée en cela par le fait que ses opposants, faute de disposer d’un candidat au poste de Chief Minister susceptible de la concurrencer en popularité, s’appuient essentiellement sur le Premier ministre Narendra Modi et le ministre de l’Intérieur Amit Shah pour faire campagne. Or, tous deux sont originaires du lointain État du Gujarat et ne parlent pas le bengali. Le slogan de campagne de l’AITC – «  Bangla Nijer Meyekei Chaye  » (Le Bengale veut sa propre fille) – vise donc à illustrer cette différence entre une sortante proche physiquement et culturellement de ses électeurs et des concurrents venus de l’extérieur et qui cherchent à imposer leurs traditions aux Bengalais. Mamata Banerjee peut d’ailleurs s’appuyer sur un précédent prometteur  : lors de la campagne de 2019, l’indignation de la population après que des sympathisants du BJP avaient dégradé une statue de Ishwar Chandra Vidyasagar, un écrivain et réformateur social important du XIXème siècle, avait eu un impact palpable sur les résultats du parti nationaliste.

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Si la percée du BJP dans un État d’où il était quasiment absent il y a une décennie est remarquable, la popularité de Mamata Banerjee et son bilan social rendent le scrutin très incertain. Et si cette élection est évidemment décisive pour l’avenir du Bengale occidentale, ses conséquences pourraient profondément influencer l’avenir politique de l’ensemble de l’Inde. Alors que Narendra Modi fait pour la première fois depuis 2014 face à des défis qu’il ne semble pas parvenir à gérer (un mouvement social prolongé des fermiers contre la libéralisation du secteur agricole et une deuxième vague incontrôlable et meurtrière de Covid-19), une victoire pourrait lui permettre de se relancer. Surtout, un succès du BJP confirmerait la domination du nationalisme hindou sur l’Inde du Nord et lui indiquerait la marche à suivre pour s’implanter dans les États culturellement très spécifiques du Sud où il est aujourd’hui faible voire inexistant.

Une défaite lui serait en revanche dommageable à double titre. Tout d’abord, elle pourrait modifier les rapports de force au sein d’une opposition actuellement très affaiblie par ses divisions. Alors que le parti du Congrès reste miné par l’incapacité de son leader Rahul Gandhi à formuler un projet et un discours efficaces face à Narendra Modi, Mamata Banerjee serait en bonne position pour fédérer les formations hostiles au Premier ministre dans la perspective des élections législatives de 2024. La perspective de faire face à une adversaire aussi farouche et déterminée serait, pour Narendra Modi, autrement plus inquiétante que celle d’une répétition des scrutins de 2014 et 2019 à l’occasion desquels il avait facilement balayé Rahul Gandhi.

Surtout, une victoire de Mamata Banerjee pourrait donner à l’opposition une idée plus précise du type de campagne permettant de mettre en échec Narendra Modi. Si la fibre ethno-régionaliste n’est pas transposable dans tous les États, la mise en place d’un programme social à la fois populiste, de par l’importance des aides accordées, et progressiste, du fait du ciblage de ces aides auprès de groupes traditionnellement dominés, est le principal atout de l’AITC. Le Premier ministre l’a d’ailleurs bien senti  : la volonté du gouvernement du Bengale occidental de faire défiler à Delhi un char mettant en scène une écolière équipée d’un ordinateur portable – à rebours des chars proposés par les autres Etats représentant des scènes traditionnelles ou religieuses – à l’occasion du Jour de la République a suscité de vives tensions entre les autorités fédérales et Calcutta31. Reste à attendre le 2 mai pour savoir si le modèle original mis en œuvre par Mamata Banerjee s’enracinera au Bengale occidental avant de pouvoir s’étendre au reste de l’Inde.

Sources
  1. Pour des raisons liées à la logistique requise et aux conditions de sécurité précaires dans certains Etats, les élections sont souvent organisées en plusieurs phases en Inde. Ainsi, les élections législatives de 2019 s’étaient déroulées en 7 phases entre le 11 avril et le 19 mai.
  2. Le Bengale occidental (nord-est, 91 millions d’habitants), le Tamil Nadu (sud, 72 millions d’habitants), le Kerala (sud, 35 millions d’habitants), l’Assam (nord-est, 31 millions d’habitants) et Pondichéry (sud, 1,4 million d’habitants).
  3. Les chefs du gouvernement au niveau des États.
  4. Le dernier exemple étant le passage d’une loi donnant davantage de pouvoirs au Lieutenant Governor du Territoire de Delhi nommé par le Président au détriment du Chief Minister élu.
  5. Modification en août 2019 du statut de l’État du Jammu-et-Cachemire à majorité musulmane, vote en décembre 2019 d’un amendement à la loi sur la citoyenneté discriminant les musulmans, lancement en septembre 2020 de la construction du très symbolique temple d’Ayodhya sur les vestiges d’une mosquée détruite par les nationalistes hindous en 1992, etc.
  6. Du nom du groupe ethnolinguistique majoritaire dans le sud du pays.
  7. Marcus F. Franda, “West Bengal”, in : Myron Weiner, State Politics in India, Princeton University Press, 1968.
  8. Abhaya Indrayan, M. J. Wysocki, A. Chawla, R. Kumar et N. Singh, Three-Decade Trend in Human Development Index in India and Its Major States, Social Indicators Research, vol. 46, n°1, 1999.
  9. Poromesh Acharya, Panchayats and Left Politics in West Bengal, Economic and Political Weekly, vol. 28, n°22, 1993.
  10. Dwaipayan Bhattacharyya, Of Control and Factions : The Changing ‘Party-Society’ in Rural West Bengal, Economic & Political Weekly, vol. 44, n°9, 2009.
  11. Il s’agit alors, pour le Premier ministre P. V. Narasimha Rao et le ministre des Finances Manmohan Singh, d’accepter un plan d’ajustement structurel du FMI afin de faire face à une crise financière massive.
  12. S’il forme à l’époque la principale opposition aux communistes au Bengale occidentale, les deux partis sont alors alliés au niveau national.
  13. Shoaib Daniyal, « Mamata’s cash-transfer state earns her tremendous support – but also generates resentment », Scroll.in, 21 avril 2021, https://scroll.in/article/992601/mamata-s-cash-transfer-state-earns-her-tremendous-support-but-also-generates-resentment
  14. Mukesh Rawat, « Explained : How West Bengal has been fertile land for violence during elections », India Today, 16 mai 2019, https://www.indiatoday.in/elections/lok-sabha-2019/story/west-bengal-election-political-violence-history-trinamool-congress-bjp-left-mamata-banerjee-amit-shah-1526598-2019-05-16
  15. Une très puissante organisation nationaliste hindoue comptant plusieurs millions de membres actifs à travers l’Inde et étroitement liée au BJP.
  16. La zone centrale du nord de l’Inde où la langue majoritaire est l’hindi et la religion majoritaire l’hindouisme. Elle regroupe plus de 40 % de la population du pays et est parfois perçue comme dominante culturellement et politiquement par les habitants des régions périphériques.
  17. Le cas le plus connu est le massacre de Calcutta qui fit environ 4 000 morts le 16 août 1946. Néanmoins, le Bengale est resté nettement moins touché par les tueries interreligieuses durant la Partition de 1947 que les zones de l’actuelle frontière indo-pakistanaise, notamment le Pendjab (environ 12 millions de déplacés et un million de morts).
  18. Comme les célébrations de Rama Navami, une fête commémorant la naissance du dieu guerrier Rāma, ou l’utilisation pour se saluer de la formule « Joy Shree Ram » (Gloire à Ram), célébrant ce même dieu.
  19. Sheldon Pollock, Ramayana and political imagination in India, The Journal of Asian Studies, vol. 52, n° 2, 1993.
  20. Sudha Pai, Sajjan Kumar, Everyday Communalism : Riots in Contemporary Uttar Pradesh, Oxford University Press, 2018.
  21. Shoaib Daniyal, « Not Hindutva, not cut money : Biggest reason for BJP’s rise in Bengal might be rigged panchayat polls », Scroll.in, 17 avril 2021, https://scroll.in/article/992160/not-hindutva-not-cut-money-biggest-reason-for-bjps-rise-in-bengal-might-be-rigged-panchayat-polls
  22. Meghnad Bose, « ‘Aage Ram, Pore Baam’ : Former Leftists form BJP’s backbone in Bengal 2021 », India Today, 11 avril 2021, https://www.indiatoday.in/elections/west-bengal-assembly-polls-2021/story/-aage-ram-pore-baam-former-leftists-form-bjp-s-backbone-in-bengal-2021-1789571-2021-04-11
  23. Jyotiprasad Chatterjee, Suprio Basu, A New Trajectory of Politics in West Bengal, Economic & Political Weekly, vol. 54, n°9, 2009.
  24. Lokniti-CSDS, National Election Studies Post Poll 2019.
  25. Le CBI (Central Bureau of Investigation) fait régulièrement l’objet d’accusations liées à son utilisation à des fins politiques par le gouvernement central.
  26.  Ishadrita Lahiri, «  In Nandigram, Memories, Martyrs & Mir Jafars  », The Quint, 29 mars 2021,  https://www.thequint.com/west-bengal-elections/west-bengal-elections-2021-nandigram-ground-report-martyrs-memories-mir-jafar
  27. Himadri Ghosh, « ‘Mini-Pakistan’ : Closer to Poll Date, BJP’s Nandigram Campaign Turns Openly Anti-Muslim », The Wire, 29 mars 2021, https://thewire.in/communalism/nandigram-west-bengal-election-mini-pakistan-suvendu-adhikari-mamata-muslim
  28. Shoaib Daniyal, « What does the violent chaos in the Bengal BJP mean for its election prospects ? », Scroll.in, 19 mars 2021, https://scroll.in/article/989966/what-does-the-violent-chaos-in-the-bengal-bjp-mean-for-its-election-prospects
  29. Ajoy Ashirwad Mahaprashasta, « In Bankura, Stagnant Incomes, Centralisation of Power Are Driving Disaffection Against TMC », The Wire, 27 mars 2021, https://thewire.in/politics/bankura-west-bengal-elections-tmc-bjp-mamata-banerjee-disaffection-stagnant-incomes
  30. Agence PTI, « Those living in Bengal must speak Bengali : Mamata », The Hindu, 9 juin 2020, https://www.thehindu.com/news/national/other-states/those-living-in-bengal-will-have-to-learn-to-speak-in-bengali-mamata-banerjee/article27926503
  31. Saibal Gupta, « Centre rejects Bengal’s Republic Day Kanyashree tableau proposal », The Times of India, 2 juin 2020, https://timesofindia.indiatimes.com/city/kolkata/centre-rejects-bengals-republic-day-kanyashree-tableau-proposal/articleshow/73065631.cms