Un an après qu’une réforme de la citoyenneté qualifiée de discriminatoire envers la communauté musulmane a engendré une vague de protestations finalement freinée par la crise du Covid-19, les médias occidentaux se font l’écho de manifestations aux portes de New Delhi d’agriculteurs, la plupart de confession sikhe et venus du Pendjab. Même le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, qui doit composer avec une importante communauté sikhe à laquelle appartient notamment son ministre de la Défense, Harjit Sajjan, a exprimé sa préoccupation, suscitant en retour l’agacement du gouvernement indien. 

Trois projets se trouvent à l’origine du mouvement de protestation, présentés à la mi-septembre 2020 par le gouvernement de Narendra Modi, devenus lois en un temps record (moins de quinze jours) après avoir franchi les différentes étapes institutionnelles requises1. Toutefois, les dirigeants des États de l’Union indienne n’ont pas été consultés, malgré le fait que l’agriculture soit constitutionnellement un domaine qui leur est réservé, fait révélateur d’une approche de plus en plus centralisatrice des affaires du pays. Ces lois visent à œuvrer à la dérégulation de la vente de produits agricoles en ouvrant plus largement la porte à des acteurs de l’agrobusiness, et à encadrer légalement l’agriculture contractuelle qui en résulterait. Le désengagement de l’État est aussi acté par la décision de ne plus réguler, sauf circonstances exceptionnelles, l’approvisionnement et la distribution de plusieurs produits agricoles (céréales, oléagineux, légumineuses, etc.), hormis les stocks nécessaires au système de distribution publique. Pour les agriculteurs mécontents, ces réformes introduisent une absence de visibilité quant à la vente de leurs récoltes à un prix décent leur permettant de faire vivre leur famille et de pouvoir engager les dépenses pour la mise en culture des terres. Les premiers touchés sont les producteurs de céréales : 80 % des achats gouvernementaux concernent le blé et le riz, le reste étant des oléagineux et des légumineuses.

Il faut remonter plus d’un demi-siècle en arrière pour comprendre la logique d’un système qui a vu le gouvernement s’engager à acheter des céréales à un prix garanti (minimum support price) les protégeant des fluctuations du marché. Au milieu des années 1960, pour éviter une famine le pays est placé dans une humiliante dépendance aux importations de surplus céréaliers américains dans le cadre de la Public Law 480. Le remède passe par l’utilisation de nouvelles variétés de semences, la généralisation des engrais et la mécanisation. L’autosuffisance alimentaire est atteinte dans les années 1970. Aujourd’hui le volume de céréales entre les mains de la Food Corporation of India est plus du double du stock de sécurité. Les surplus dégagés ont permis d’alimenter le PDS (Public Distribution System) qui offre des produits agricoles subventionnés à deux-tiers de la population indienne. Le moteur de cette révolution verte a été le Pendjab où la quasi-totalité des terres sont irriguées (contre seulement 50 % en moyenne nationale) et l’État voisin de l’Haryana, où la plus grande partie des terres sont consacrées à la culture du blé au printemps et du riz à l’automne. L’accroissement des récoltes a aussi été rendu possible par des subventions à l’achat d’intrants et une électricité bon marché pour faire fonctionner les pompes hydrauliques. Dans un pays où la moyenne de la propriété terrienne est à peine supérieure à 1 hectare, elle est au Pendjab est 3,6 hectares. 

Ce sont ces exploitants agricoles qui constituent aujourd’hui le fer de lance de la révolte et les premiers bénéficiaires d’un système qui leur permet de pouvoir livrer leur récolte à un prix garanti sur les mandis (marchés agricoles) où le gouvernement s’approvisionne. Au niveau national, en 2019-20, ce sont près de 40 % de la production de riz et un tiers de la production de blé qui furent achetées par des agences publiques. Il en est ainsi pour près de 90 % de la production de riz et 70 % de la production de blé au Pendjab et en Haryana. Dans d’autres États producteurs de riz, comme l’Andhra Pradesh, le Telengana ou l’Odisha, c’est moins de la moitié de la production qui est acquise par l’État. Cette part tombe à moins de 25 % dans des provinces productrices de blé, telles le Madhya Pradesh et l’Uttar Pradesh. Au total, le Pendjab et l’Haryana représentent quelques 60 % des approvisionnements gouvernementaux à l’échelle du pays en blé et pour plus d’un tiers de ceux en riz. Les revenus des agriculteurs de ces deux États de l’Union indienne sont les plus élevés du pays, une aisance cependant toute relative qui leur permet d’appartenir à une classe moyenne rurale.

Carte qui répresente la croissance du PIB en Inde par térritoire (en %)

Avec les réformes, c’est le principe d’achats et de prix garantis qui paraît être à terme remis en cause, même si le gouvernement indien s’en défend en invoquant la volonté d’offrir plus d’options de vente aux producteurs, à l’intérieur et à l’extérieur des limites des États de l’Union. Alors que Modi avait promis un doublement des revenus des agriculteurs d’ici 2022, la possibilité de pouvoir obtenir une meilleure rémunération à l’extérieur des mandis en traitant avec des acteurs privés est accueillie avec scepticisme au regard de ce qui se passe dans plusieurs États de l’Union où est mis en pratique une agriculture contractuelle (par exemple, au Bihar, où les mandis ont été abolis en 2006). Les petits possédants (85 % des agriculteurs ont moins de deux hectares) redoutent particulièrement de se retrouver dans un rapport de force éminemment défavorable face à des entreprises agro-alimentaires. Une situation implicitement reconnue par le gouvernement puisqu’il veut inciter ces petits possédants à se regrouper pour aboutir à des surfaces cultivées permettant l’introduction de technologies modernes d’exploitation qui rendrait celles-ci plus profitables.

Outre faire l’économie de l’accumulation de stocks de céréales, l’objectif du gouvernement central est d’amener les agriculteurs à s’adapter à la demande des consommateurs dont l’alimentation est plus variée qu’auparavant, et donc s’orienter vers une diversification de la production, dont l’horticulture et l’élevage, supposés offrir de meilleurs revenus. Les surfaces horticoles ont plus que doublé au cours des deux dernières décennies. Le gouvernement lorgne vers l’accroissement des exportations de produits agricoles et la réduction des importations d’huiles comestibles, dont l’Inde est le premier importateur mondial. Les exploitants préfèrent souvent continuer à cultiver des céréales qui ne sont pas soumises aux cours instables du marché et moins fragiles à écouler que des marchandises périssables en l’absence d’installations réfrigérées.

L’inquiétude des agriculteurs résulte aussi du ralentissement de l’économie et du manque d’alternatives vers des emplois non-agricoles. Elle souligne aussi le manque d’investissements des pouvoirs publics dans un secteur agricole qui est aussi confronté à des drames humains, tel le suicide des exploitants surendettés, et environnementaux (baisse du niveau des eaux souterraines,  appauvrissement des sols, etc.).  Enfin, le rapport 2019 sur l’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde publié par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture a rappelé que 38 % des enfants de moins de 5 ans présentent, du fait de carences alimentaires, des retards de croissance. La production et la vente de denrées agricoles ne doivent pas faire oublier la question de la capacité financière des individus à acquérir ces marchandises.

Sources
  1. SINGH Pritam, « Les agriculteurs contre l’agenda agro-industriel de Modi », Le Grand Continent, 22 décembre 2020.