Princeton, NJ, 4 novembre 2024
Désinhibition : le vrai danger Trump
À vingt-quatre heures du jour de l’élection, les sondages continuent de montrer que la course est incroyablement serrée et les données restent très difficiles à interpréter. Selon le New York Times 1, les Républicains blancs seraient plus réticents à répondre aux sondeurs que les Démocrates blancs — faut-il y voir le signe d’un avantage caché de Trump ? Mais au niveau de la participation, les femmes ont jusqu’à présent dépassé les hommes dans les isoloirs 2 et elles soutiennent largement Kamala Harris. Ce week-end, un sondage de l’État de l’Iowa, habituellement fiable, donnait l’avantage à Harris dans cet État rouge supposé sûr 3. Les Républicains ont quant à eux évoqué la possibilité de renverser le New Hampshire — un État traditionnellement bleu 4. L’un ou l’autre de ces scénarios est-il possible ? Nous le saurons bientôt.
En tout état de cause, le bruit et la fureur de la politique américaine ne semblent pas prêt de retomber en intensité après le vote : quels que soient les résultats, les États-Unis entrent très probablement dans une période d’instabilité prolongée, voire dangereuse. Si Harris gagne — ou si les résultats des élections restent réellement incertains, ne serait-ce que pendant quelques jours — Donald Trump et ses alliés accuseront tous azimuts les Démocrates d’avoir triché — ils ont d’ailleurs déjà commencé à le faire 5. Il y aura des manifestations, peut-être des émeutes, et de nombreuses tentatives — à la fois à l’intérieur du cadre judiciaire et en dehors — de renverser les résultats. Il n’est pas impossible que nous assistions à des violences de l’ampleur de celles du 6 janvier 2021 — voire pires — et ce même si les démocrates contrôlent désormais le gouvernement fédéral et qu’une nouvelle loi sur le décompte électoral a rendu plus difficile l’ingérence dans le processus 6.
Si Trump gagne, il n’y aura pas de contestation. Harris concèdera sa défaite. Que Trump tente ou non de punir immédiatement ses ennemis, comme il l’a promis, il est presque certain qu’il dessinera assez vite la forme radicale et disruptive de sa seconde présidence. Chargera-t-il l’antivax Robert Kennedy Jr. de la santé 7 ? Kennedy promettra-t-il alors d’interdire tous les vaccins pour enfants qu’il considère comme dangereux, notamment ceux contre la polio, la rougeole, la diphtérie, l’hépatite et la varicelle ? Trump menacera-t-il Volodymyr Zelensky de retirer l’aide américaine à l’Ukraine si Kiev ne cède pas face à la Russie de Poutine ? Réitérera-t-il ses promesses d’expulser des dizaines de millions de migrants et d’imposer des tarifs douaniers massifs et destructeurs pour l’économie américaine ? Tout cela est possible et pourrait avoir des conséquences profondément déstabilisantes bien avant l’inauguration du 20 janvier.
De nombreux représentants de la gauche américaine considèrent qu’une victoire de Trump pourrait ouvrir la voie à un scénario encore plus sombre : la fin de la démocratie américaine. Depuis l’élection de 2016, d’éminents universitaires affirment que Trump veut instaurer une dictature fasciste. Timothy Snyder, par exemple, professeur à Yale, avait fait grand bruit en 2017 avec son livre On Tyranny. Il avait déclaré dans un entretien qu’il était « à peu près inévitable » que Trump suive l’exemple d’Adolf Hitler en déclarant l’état d’urgence et en organisant un coup d’État. Ruth Ben-Ghiat, de l’université de New York, avait quant à elle publié un article intitulé « Donald Trump and Steve Bannon’s Coup in the Making », suivi d’un livre qui plaçait Trump aux côtés d’Hitler, de Mussolini, de Pinochet, de Kadhafi et d’Idi Amin Dada 8. Tous deux ont continué à tirer la sonnette d’alarme depuis lors — et ils ne sont pas les seuls. Mais de nombreux autres universitaires ne sont pas d’accord. Cette controverse a déclenché un « débat sur le fascisme » qui s’éternise jusqu’à aujourd’hui. Lors d’une conférence à l’université de Princeton au printemps dernier, le désaccord est devenu si vif qu’un philosophe a comparé un politiste à un « kapo » des camps de concentration pour avoir osé critiquer « l’analogie du fascisme ». Dans les dernières étapes de la campagne présidentielle, Kamala Harris elle-même a utilisé ce mot — the f… word — à propos de Trump, comme beaucoup d’autres — y compris son propre ancien chef de cabinet à la Maison Blanche, John Kelly.
En tant qu’historien de l’Europe, j’ai toujours considéré que l’étiquette « fasciste » était inappropriée pour les États-Unis du XXIe siècle.
Certes, Trump utilise souvent un langage que l’on pourrait qualifier de fasciste. Il parle de « l’ennemi intérieur », des « ennemis de l’État », qualifie ses opposants de « vermine », « d’animaux » ou « d’ordures », menace la presse et a même promis — en prenant soin de rester toujours dans un entre-deux spectaculaire entre le premier et le second degré — d’être un « dictateur dès le premier jour ». Mais la rhétorique ne suffit pas à faire de quelqu’un un fasciste — ni même un événement comme le 6 janvier, aussi horrible et criminel qu’il ait été. Malgré le terrible spectacle de manifestants violents envahissant et souillant le Capitole, l’émeute n’a pas atteint le niveau d’une tentative de coup d’État organisée. Le mouvement a été arrêté en quelques heures. Ce n’était pas la Marche sur Rome, ni le putsch de la Brasserie.
Car les mouvements fascistes qui ont prospéré en Europe dans l’entre-deux-guerres se sont construits autour de mouvements de masse fortement enrégimentés. Ces mouvements visaient à provoquer des transformations révolutionnaires de la société, vénéraient des chefs tout-puissants, plaçaient une foi aveugle dans le pouvoir de la violence, méprisaient l’état de droit et étaient attachés à un culte racialisé de la nation fondé sur des fantasmes d’un passé mythique. Ils s’appuyaient également sur de puissants auxiliaires paramilitaires — les SA pour les nazis et les chemises noires de Mussolini. Le Parti républicain, malgré sa transformation en véhicule personnel à la gloire de Donald Trump, et malgré certaines similitudes avec ces partis fascistes réels, ne correspond pas à ce modèle — du moins, pas encore. Il est loin d’être aussi discipliné, loin d’être aussi unanimement engagé dans les cultes de la violence et du racialisme, loin d’être aussi prêt à rompre avec les lois américaines fondamentales, et il ne possède pas d’auxiliaire paramilitaire qu’il pourrait arraisonner. Les institutions et les traditions démocratiques américaines, enfin, sont bien plus solides que celles de l’Europe continentale de l’entre-deux-guerres.
On pourrait même affirmer que les mises en garde contre le « fascisme » ont en fait nui à Kamala Harris et aux Démocrates. Les 74 millions d’Américains qui ont voté pour Donald Trump en 2020 s’offusquent à juste titre de l’idée qu’ils auraient soutenu un Hitler américain et qu’ils mériteraient du même coup peut-être eux-mêmes l’étiquette de « fasciste ». Malgré le 6 janvier 2021, le premier mandat de Trump n’a manifestement pas importé le fascisme en Amérique, ce qui conduit beaucoup à considérer les avertissements de Snyder et des autres comme une réaction excessive. Les commentateurs de la gauche progressiste, qui considèrent le populisme trumpiste comme un mouvement de protestation mal dirigé mais compréhensible contre l’inégalité néolibérale et l’implication des États-Unis dans des « guerres sans fin » à l’étranger, rejettent « l’analogie avec le fascisme » comme une tentative de détourner l’attention des problèmes plus graves du pays.
À bien plus court terme, selon moi, qualifier Trump de fasciste détourne surtout l’attention du véritable danger qu’il représente.
Le principal danger n’est pas qu’il soit un fasciste déterminé à imposer un ordre nazi à la société américaine, c’est qu’il combine des niveaux stratosphériques de confiance en soi narcissique avec des niveaux tout aussi stratosphériques d’immaturité, d’incompétence, de caprices et d’ignorance pure et simple. Qu’il réponde ou non cliniquement aux critères de la folie, il semble souvent faire tout son possible pour y parvenir. C’est ce qui a conduit à une véritable catastrophe au cours de sa première présidence : la gestion désastreuse de l’épidémie de Covid-19, qui a inutilement coûté la vie à des centaines de milliers d’Américains. Si aucune autre catastrophe de cette ampleur n’a eu lieu au cours de son premier mandat, c’est grâce à une heureuse combinaison de chance, de « garde-fous » maintenus par un ensemble de personnes relativement compétentes, et du fait qu’un Trump plus jeune conservait au moins un niveau minimal de réalisme et d’inhibition. Dans un second mandat de Trump — ou dans une période où un Trump complètement désinhibé contesterait l’élection de Kamala Harris — il faut faire l’hypothèse qu’aucun de ces facteurs ne tiendra.
Demain, nous aurons donc : soit Trump dans toute sa laideur ; soit une nouvelle tentative dangereuse de priver un Démocrate de la présidence.
En d’autres termes, le jour d’après ne nous laissera aucun répit.
Princeton, NJ, 28 octobre 2024
La trumpisation de la politique américaine
Tout tourne autour de lui — cela a toujours été le cas. Mais gagnera-t-il ? À une semaine de l’élection, Trump et Harris mènent tous deux une campagne acharnée, et les sondages continuent de montrer que l’élection se jouera sur le fil du rasoir. La frustration vient de ce que nous ne savons pas à quel point ces prédictions pointilleuses sont exactes. Le vote anticipé a commencé dans de nombreux États. Dans certains des États clefs (swing states), on sait que les Républicains ont été beaucoup plus nombreux à voter que les Démocrates — mais quelle importance cela a-t-il vraiment ? En 2016 et en 2020, les sondages avaient sous-estimé le vote Trump — cela se reproduira-t-il ? Reste-t-il vraiment des électeurs indécis ? Le fait qu’un humoriste ait qualifié Porto Rico « d’île de déchets » et se soit moqué des juifs comme assoiffés d’argent, ou qu’un autre orateur du dernier meeting du candidat républicain au Madison Square Garden ait proclamé que Kamala Harris était « l’antéchrist », fera-t-il du tort à Donald Trump ? Impossible d’avoir la réponse à ces questions.
Malheureusement pour nous, les sondages aux États-Unis étaient beaucoup plus fiables il y a un demi-siècle qu’ils ne le sont aujourd’hui.
Comme l’a fait remarquer l’historien David Stebenne 9, dans les années 1970, la plupart des ménages disposaient d’un téléphone fixe et inscrivaient leur nom dans les annuaires téléphoniques. Le filtrage des appels n’existait pas et un pourcentage élevé de la population répondait effectivement aux questions des sondeurs. Aujourd’hui, la plupart des Américains n’ont que des téléphones portables — pour lesquels il n’existe pas d’annuaires fiables. L’explosion du télémarketing et des escroqueries téléphoniques, combinée à la possibilité de filtrer les appels et de bloquer des numéros ont conduit à ce que de moins en moins de personnes répondent à un appel provenant d’un numéro inconnu — et encore moins de prendre le temps de répondre à la personne à l’autre bout du fil. Les sondeurs ont essayé de développer des algorithmes plus sophistiqués pour tenir compte de ces facteurs d’incertitude, mais avec des résultats mitigés 10. Si les sondages actuels se trompent de plus de deux ou trois points, il est effectivement possible que l’un ou l’autre des candidats remportera la plupart ou même la totalité des sept swing states.
Les bookmakers et de nombreux Démocrates toujours pessimistes pensent que ce sera Trump 11. En effet, l’incapacité de Kamala Harris à fortement devancer Trump dans les tendances — malgré les crimes, les scandales, la personnalité et l’émergence d’une possible démence sénile de celui-ci — a conduit certains groupes qui ne l’ont soutenue qu’à contrecœur à anticiper des autopsie de sa campagne avant même qu’elle ne s’achève. L’aile progressiste du parti démocrate lui reproche de rechercher le soutien des Républicains, de ne pas proposer un programme « populiste de gauche » ambitieux et de soutenir Israël dans la guerre de Gaza 12. L’aile centriste, quant à elle, l’accuse de ne pas rompre suffisamment avec l’orthodoxie libérale et de donner l’impression d’être faible 13. Toutes deux la tournent en dérision en la qualifiant de « creuse ».
Cette étiquette est injuste. Sur le plan politique, Kamala Harris est une démocrate traditionnelle dont les tendances centristes découlent de son expérience et de son image de procureure « sévère » (tough on crime). En tant que présidente, elle poursuivrait largement les politiques de Joe Biden. Mais pour de nombreux électeurs, son profil reste flou. Elle a dû opérer un virage à gauche pour remporter l’investiture démocrate au Sénat de Californie, puis pour concourir à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle de 2020 — une course qu’elle avait assez vite abandonnée. Ces campagnes lui ont permis d’afficher un bilan sur les questions culturelles — par exemple en soutenant l’accès aux soins de santé spécifiques pour les personnes transgenres (transgender health care) — que Donald Trump a durement critiqué 14. Elle est également confrontée au même problème que tous les vice-présidents en exercice qui cherchent à obtenir une promotion : comment se présenter comme indépendante sans avoir l’air déloyale ? Enfin, conformément à sa longue carrière de procureure, elle est bien plus douée pour attaquer ses adversaires que pour présenter ses propres idées. Lorsqu’on l’a poussée, lors d’entretiens et d’un récent « town hall » sur CNN, à exposer sa vision des États-Unis, elle s’est rabattue sur des platitudes et s’est parfois emmêlée les pinceaux de manière embarrassante. Il n’est pas surprenant qu’au cours des dernières semaines, sa campagne soit revenue presque entièrement à un point de discussion fondamental : l’horreur de Donald Trump.
Ce virage était inévitable.
Aussi difficile que cela puisse être à admettre pour ceux qui le méprisent, Trump est l’une des trois figures politiques américaines les plus transformatrices des cent dernières années avec Franklin Roosevelt et Ronald Reagan. Il a achevé la transformation du parti républicain en un parti isolationniste, xénophobe et populiste des classes moyennes et ouvrières blanches rancunières — et d’une poignée d’oligarques du monde des affaires. Il a fait plus qu’aucun autre homme politique dans l’histoire des États-Unis pour transformer un parti politique en un véhicule personnel, porté par une base fanatiquement loyale. Et il a fait plus que tout autre homme politique dans l’histoire des États-Unis pour saper et menacer les fondements démocratiques du pays et l’État de droit. Qu’on le veuille ou non, ce chapitre de l’histoire américaine pourrait bien être considéré comme l’ère Trump.
Cette semaine, le multi-milliardaire Jeff Bezos, fondateur d’Amazon et propriétaire du Washington Post, aurait — c’est du moins ce que prétendent certains de ses journalistes — demandé à son journal de ne soutenir aucun candidat à la présidence, à onze jours du scrutin et alors que son comité éditorial avait déjà préparé un soutien à Kamala Harris. Les profits d’Amazon dépendent en grande partie des contrats gouvernementaux, notamment dans le domaine des services de stockage sur le web, et Bezos pourrait objectivement craindre que Trump, s’il était élu, ne mette à exécution ses menaces de punir financièrement les entreprises qui se sont opposées à lui. Le milliardaire Patrick Soon-Shiong, propriétaire du Los Angeles Times, a fait un coup similaire avec son journal, également pour s’attirer les faveurs de Trump — dont il a tenté de rejoindre l’administration en 2017. Viktor Orbán peut être fier : son admirateur Trump a manifestement appris du manuel du maître.
Compte tenu de cette trumpisation de la politique américaine, il est difficile de voir comment la campagne aurait pu, en fin de compte, porter sur autre chose que sur lui. Malgré tous les appels lancés à Kamala Harris par des partisans frustrés pour qu’elle présente un programme audacieux et original, il n’y a pas grand-chose qu’elle aurait pu proposer de manière réaliste pour détourner l’attention de Donald Trump sans perdre un soutien essentiel dans ses propres rangs. La classe ouvrière et la classe moyenne blanches restent très méfiantes à l’égard des initiatives gouvernementales à grande échelle — que des décennies de propagande républicaine ont efficacement, bien que de manière mensongère, présentées comme un transfert de richesse d’elles vers des minorités non méritantes. Quant aux électeurs qui pensent que le libéralisme modéré de Harris, sa complaisance passée pour les militants progressistes et sa supposée « faiblesse » font d’elle un danger aussi grand que Trump, il est difficile de savoir ce qu’elle aurait pu faire dans sa courte campagne pour les rassurer. S’ils ne voient pas Trump comme une menace existentielle plus importante aujourd’hui, rien de ce que Harris pourra dire ne les persuadera de le faire.
Les choses sont en fin de compte assez simple : qu’on le veuille ou non, l’enjeu de loin le plus important de cette élection présidentielle est Donald Trump et la menace qu’il fait peser sur la démocratie américaine. L’élection dépendra, plus que tout autre facteur, de la façon dont les électeurs américains le jugeront. Les attaques de Kamala Harris — y compris le fait qu’elle ait désormais adopté l’étiquette de « fasciste » pour qualifier Trump — ne convaincront probablement pas de nombreux électeurs indécis de la soutenir. Elles pourraient toutefois augmenter suffisamment son taux de participation pour lui permettre de remporter la victoire mardi prochain. Nous verrons.
Princeton, NJ, 21 octobre 2024
Un président des États-Unis ne pourrait pas faire ça
À deux semaines de l’élection présidentielle, les sondages ne pourraient pas être plus serrés. Peu de choses ont changé au cours des sept derniers jours, et il y a eu peu de vraies nouvelles. Kamala Harris s’est aventurée dans la fosse aux lions de Fox News pour un entretien que ses partisans ont — comme on pouvait s’y attendre — considéré comme un triomphe, et que les partisans de Trump ont — comme on pouvait s’y attendre — qualifié de désastre.
Si l’on croyait cela impossible, les apparitions publiques de Trump sont devenues encore plus étranges qu’auparavant. Il divague de manière incohérente d’un sujet à l’autre, s’arrête parfois pour se balancer d’avant en arrière sur un thème musical, ne retient plus aucune expression obscène dans ses prises de parole — en comparaison, le fameux « casse-toi pauv’ con » de Nicolas Sarkozy semble d’une certaine délicatesse — et fait ouvertement part de ses réflexions sur la taille du pénis d’un golfeur célèbre…
Tandis que les Démocrates accusent un Trump vieilli et épuisé de succomber à la démence, les Républicains se réjouissent de cette bizarrerie qui prouve une fois de plus que leur champion refuse de respecter les règles d’un système véreux et « truqué ». En Pennsylvanie, où il est devenu impossible d’échapper à l’assaut des publicités télévisées, des panneaux d’affichage, des pancartes et des bénévoles qui s’activent en pratiquant le porte-à-porte, presque aucun électeur ne semble avoir changé d’avis depuis 2020 15.
Face à cette impasse, il est peut-être temps de s’interroger sur ce que les deux candidats feraient réellement en tant que président.
Trump, bien sûr, prévient que Harris « détruira le pays », alors que lui-même, s’il est élu, résoudra comme par magie tous les problèmes des Américains en quelques mois. Harris, bien que plus mesurée et raisonnable, prédit toujours le pire si elle perd — tout en promettant une foultitude d’améliorations si elle gagne.
Ces promesses et ces prédictions ont-elles un quelconque rapport avec la réalité ?
À l’approche d’un scrutin historique, il est utile de rappeler une chose simple : un président américain ne peut, en général, pas accomplir grand-chose — du moins sur un certain nombre d’aspects.
Tout d’abord, il n’a qu’un contrôle limité sur la situation économique — une réalité trop vaste et trop complexe pour être subsumée par un ensemble de politiques publiques. Le président peut détruire l’économie — par exemple en imposant des droits de douane absurdement exagérés sur les produits étrangers ou en faisant exploser complètement la dette nationale — comme Trump menace de le faire. Mais il y a beaucoup moins de choses qu’il puisse faire pour améliorer l’économie. Si la conjoncture est favorable, les présidents sont récompensés. Si la situation se dégrade, ils sont blâmés. La plupart du temps, ils ne sont responsables directement ni de l’un, ni de l’autre. Le récent épisode d’inflation aux États-Unis n’avait pas grand-chose à voir avec les politiques de l’administration Biden. Il s’inscrivait dans un contexte mondial lié à la pandémie. Les États-Unis ont certes fait mieux que la plupart des autres pays en ramenant rapidement le taux d’inflation à la baisse. Mais si Joe Biden en peut en partie s’en targuer, c’est surtout aussi pour des raisons qui ne tiennent pas qu’à la volonté d’un seul individu.
Un président ne peut pas non plus se contenter de mettre en œuvre de nouveaux programmes très ambitieux. Si l’opposition contrôle une partie du Congrès, le président peut avoir des difficultés à faire passer une loi ; il peut alors réaliser un certain nombre de choses par le biais d’un décret. Mais même dans ce cas, il y aura des poursuites judiciaires, une foule de juges fédéraux désireux de contrecarrer pratiquement toute initiative de l’exécutif, ainsi qu’une dernière étape ennuyeuse — la Cour suprême.
De même, un président ne peut pas simplement « fermer la frontière » et mettre fin à l’immigration clandestine d’un claquement de doigts. Une grande partie des migrants qui se trouvent illégalement aux États-Unis sont entrés avec des visas valides : ils n’ont simplement pas quitté le pays à la fin de leur séjour. Aucun mur frontalier — aussi haut et imposant soit-il — n’aurait pu les arrêter. En outre, les frontières des États-Unis avec le Mexique et le Canada s’étendent sur presque 13 000 kilomètres — dont une grande partie, il est vrai, se trouve en Alaska — et il n’est pas évident de les clôturer toutes et de les patrouiller. C’est essentiellement pour cela que la construction du fameux « mur » de Donald Trump — que le Mexique était censé payer — n’a pas dans les faits pas avancé.
Enfin — et même si c’est souvent une chose choquante à admettre pour les citoyens américains — le président des États-Unis ne peut généralement pas dicter ce que font les pays étrangers, qui ont bien souvent leurs propres raisons d’agir. Les présidents peuvent faire de l’esbroufe et menacer, mais là encore, ils sont confrontés à des limites. Peuvent-ils par exemple simplement « couper l’aide » à un pays dont ils désapprouvent la politique ? C’est possible, mais le Congrès a aussi son mot à dire en la matière. Barack Obama avait ainsi rétabli les relations diplomatiques avec Cuba tout en étant absolument incapable de lever l’embargo absurde et cruel sur le commerce avec Cuba, vieux de soixante ans, parce que cela relevait de la compétence du Congrès.
L’exemple de la présidence de Donald Trump illustre assez bien tout ce qui précède.
Comme chacun sait, le président Trump passait une grande partie de ses journées à regarder la télévision. Il a beaucoup joué au golf. Il a passé beaucoup moins de temps que la plupart des présidents à participer à des réunions de fond, et pratiquement aucun à lire des documents d’information ou à apprendre quoi que ce soit d’essentiel sur les questions dont il s’occupait. Dans une très large mesure, son action en tant que président a consisté à faire des déclarations publiques grandiloquentes et à publier des tweets enragés. Il a fait passer très peu de choses importantes au Congrès, à l’exception des réductions d’impôts massives souhaitées par le parti républicain et ses riches partisans, et des nominations à la Cour suprême et à d’autres postes qui lui ont été suggérées par divers groupes de pression conservateurs. Ces nominations ont eu de l’importance — beaucoup d’importance. C’est sans doute elles qui constituent son héritage le plus important. Il a également participé à sceller les Accords d’Abraham entre Israël et plusieurs États arabes — même si les pays en question étaient déjà en train de se diriger vers un tel processus. Pour le reste, Donald Trump s’est contenté de s’attribuer les mérites des choses positives qui se sont produites sous sa présidence, tout en rejetant la responsabilité des mauvaises sur les autres — ce que, pour être tout à fait juste, tous les présidents ont tendance à faire.
Lors de la plus grande crise de son administration, la pandémie de Covid-19, il a certes pris la décision évidente de soutenir une opération d’urgence visant à concevoir et à produire des vaccins le plus rapidement possible. Mais il a par ailleurs eu une gestion scandaleuse de l’urgence, au prix de centaines de milliers de vies américaines.
Si Kamala Harris est élue, il est malheureux de constater qu’elle n’accomplira probablement pas grand-chose non plus.
Il est possible que les Démocrates conservent le contrôle du Sénat ou reprennent celui de la Chambre des représentants. La probabilité qu’ils fassent les deux semble toutefois très faible. Et tant que les Républicains contrôleront au moins l’une des deux chambres — en plus, dans les faits, de la Cour suprême — les chances de voir Harris adopter des avancées législatives significatives sont minces, voire nulles. L’histoire de son administration serait probablement la même que celle de Biden depuis 2022 : impasses constantes, menace répétée de shutdown, enquêtes interminables du Congrès sur les prétendus « scandales » démocrates, executive orders bloqués par les tribunaux…
Si Trump gagne, les possibilités d’actions conséquentes, voire désastreuses, sont plus nombreuses, surtout si les Républicains prennent le contrôle total du Congrès — ce qui est plus probable que les Démocrates. On peut s’attendre à une nouvelle série de réductions d’impôts massives pour les plus riches, ce qui augmentera encore le déficit fédéral. Les Républicains demanderont alors très probablement des réductions importantes des dépenses dans les programmes sociaux américains, même si de telles coupes dans le passé ne leur ont pas beaucoup réussi : trop nombreux sont ceux parmi leurs propres électeurs qui dépendent de la sécurité sociale et de Medicare. Trump peut imposer des droits de douane punitifs sur les importations étrangères sans l’autorisation du Congrès — mais prendrait-il le risque de la hausse considérable des prix qui s’ensuivrait presque immanquablement ? Étant donné que Trump se soucie de sa popularité plus que de toute autre chose, il est permis d’en douter.
Aux prédictions les plus terribles d’une nouvelle présidence Trump — dont le gradient va de la lente érosion de la démocratie américaine façon Hongrie de Viktor Orbán à une dictature fasciste totale — il faut opposer la réalité paresseuse et terne de la première présidence de Trump.
Il est vrai que cette fois-ci, Trump est beaucoup plus vindicatif que la fois précédente, qu’il a des conseillers engagés dans des actions radicales et qu’il est moins susceptible de s’entourer de républicains classiques qui essaieront de le contenir. Malgré cela, il y a des raisons de penser que Trump aura du mal à mettre en œuvre des changements véritablement radicaux, à supposer qu’il en fasse l’effort. Il est également plus âgé et semble souvent épuisé et confus.
La promesse de Trump d’utiliser l’Alien Act, adopté sous la présidence de John Adams, pour faciliter l’expulsion massive de millions de migrants — y compris même des migrants légaux considérés comme une menace pour la sécurité nationale — est effrayante. Mais une opération de cette ampleur serait extrêmement difficile et coûteuse à organiser et se heurterait certainement à de sérieuses difficultés devant les tribunaux. Il est important de rappeler que la tentative beaucoup plus limitée de Trump d’interdire l’entrée des visiteurs de cinq pays musulmans (Muslim Ban) en 2017 avait finalement été bloquée par les tribunaux. Les camps d’expulsion de Trump resteront très probablement dans la même zone de son imagination délirante que le mur frontalier jamais construit que le Mexique n’a pas payé.
Le plan dit « Project 2025 », conçu par les partisans de Trump au sein de la très conservatrice Heritage Foundation, qui appelle, entre autres, à une purge du gouvernement fédéral — où les fonctionnaires de carrière seraient remplacés par des apparatchiks trumpiens — est tout aussi effrayant. Ses auteurs ont beaucoup plus réfléchi que les conseillers de Trump ne l’ont fait au cours de sa première administration à la manière de faire échouer d’éventuelles contestations judiciaires. Mais dans la capitale des procès — Washington D.C — ces défis juridiques surviendraient de toute façon. L’impact de Trump sur le gouvernement fédéral est plus susceptible de se révéler chaotique que purement et simplement destructeur. Cela n’enlève rien au fait que le chaos en lui-même est déjà assez grave — sans parler du renversement des politiques de Biden sur la lutte contre le changement climatique.
Trump pourrait bien essayer, en représailles aux multiples poursuites engagées contre lui, d’enquêter et de poursuivre ses ennemis politiques. Bien sûr, il avait promis la même chose en 2016 contre Hillary Clinton — on se souvient du « lock her up ! » — sans jamais mettre sa menace à exécution. Même s’il fait cet effort en 2025, il aura du mal — pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer — à plier le ministère de la Justice à sa volonté, quelle que soit la loyauté de son procureur général. Et même s’il parvenait à engager des poursuites contre Harris, Biden et d’autres démocrates de premier plan, l’intention de poursuivre ne garantit pas de mises en accusation, encore moins a fortiori des condamnations. Bien qu’ils aient affirmé à maintes reprises avoir découvert des preuves accablantes (« smoking guns ») de l’immense corruption de la « famille criminelle des Biden » et malgré le contrôle de leur parti sur la Chambre des représentants, les Républicains n’ont pas réussi à présenter une résolution de mise en accusation (impeachment) de Joe Biden à la Chambre, et encore moins à l’adopter.
Trump essaiera certainement de faire passer des mesures visant à priver les électeurs démocrates de leur droit de vote, très probablement en exigeant des preuves rigoureuses d’éligibilité au vote qui cibleraient de manière inégale les électeurs pauvres issus des minorités. Il essaiera de faire pression sur les médias traditionnels et sur les réseaux sociaux pour qu’ils accordent une place disproportionnée à sa propagande, au nom de la « liberté d’expression ». Son fervent soutien Elon Musk l’y aidera. Mais une fois de plus, ces mesures ne seront pas sans se heurter à de sérieuses difficultés devant les tribunaux.
La politique étrangère est un domaine beaucoup plus préoccupant.
Après bientôt trois ans de guerre, la plupart des Américains ont cessé de prêter attention à l’Ukraine, et Donald Trump pourrait très probablement réduire le soutien des États-Unis à Kiev sans que cela ne lui coûte sérieusement sur le plan politique. Il pourrait bien forcer l’Ukraine à accepter un accord de paix désastreux avec la Russie, qui la priverait d’un territoire considérable, la rapprocherait de la sphère d’influence russe et encouragerait Vladimir Poutine à prendre de nouvelles mesures expansionnistes. Trump reviendra sans doute aussi à la vieille antienne selon laquelle tant que les alliés de l’OTAN n’auront pas « payé leur part », il ne considérera pas que les États-Unis sont tenus par le traité de les défendre. Si l’effondrement complet de l’Alliance semble encore une possibilité relativement lointaine, son affaiblissement significatif ne l’est pas. Comme Trump l’a démontré de manière trop concluante lors de sa première présidence : il ne se soucie pas du tout des droits de l’Homme et considère les affaires internationales comme un pur rapport de force, tout en restant lui-même très perméable aux flatteries des dictateurs étrangers.
Mais le plus inquiétant est la perspective renouvelée d’avoir un homme âgé, ignorant, narcissique, déséquilibré et probablement sénile à la tête du pays le plus puissant de la planète. Un homme que son premier secrétaire d’État a qualifié de « crétin », que le chef de cabinet de la Maison-Blanche a traité « d’idiot » et de « déséquilibré », que le secrétaire à la Défense a déclaré avoir la compréhension d’un « collégien », que le conseiller à la sécurité nationale a jugé « inapte » et que le président de l’état-major interarmées qualifie aujourd’hui de « fasciste ». Qu’un tel homme soit en charge d’un camion de ramassage d’ordures ne serait déjà pas souhaitable — alors d’un arsenal nucléaire massif en cas d’urgence…
Princeton, NJ, 14 octobre 2024
La peur dévore l’âme
Pour une fois, très peu de choses ont changé dans la course à la présidence au cours de la semaine écoulée. Les sondages dans les sept États clefs du champ de bataille restent terriblement serrés et la dynamique politique de l’élection semble, pour l’instant, figée. Si Kamala Harris multiplie désormais les entretiens, elle éprouve toujours des difficultés à faire parler d’elle. Lestée par sa fonction de vice-présidente en exercice, elle a encore du mal à se définir comme une candidate « du changement » et doit en conséquence se contenter du positionnement de candidate « anti-Trump », comme l’avait fait Hillary Clinton en 2016 et Joe Biden en 2020.
Cela suffira-t-il ?
Les deux facteurs « joker » les plus importants de la course restent également ce qu’ils sont depuis un certain temps déjà. D’une part, les démocrates disposent d’une organisation plus efficace sur le terrain pour faire sortir le vote dans les États clefs. D’autre part, un nombre inconnu d’électeurs ayant l’intention de voter pour Trump ne l’avoueront pas aux sondeurs. Il pourrait s’agir d’un nombre important d’électeurs hispaniques, qui ne se sont pas entièrement ralliés à Harris 16 malgré la diabolisation des migrants hispaniques par Trump. Un autre facteur est que les électeurs musulmans pourraient faire basculer le Michigan vers Trump 17 par colère contre le soutien de l’administration Biden-Harris à Israël : soit en ne participant pas à l’élection, soit en votant pour la candidate d’extrême gauche Jill Stein — d’un autre côté, de trop fortes critiques à l’encontre d’Israël aliéneraient probablement de nombreux autres électeurs. Sur cette question, Harris est forcément perdante.
Mais il n’y a pas que la dynamique de la course qui semble figée. Il en va de même pour les dynamiques sociales et culturelles qui la sous-tendent. Une nouvelle enquête très intéressante menée en Pennsylvanie 18 donne des indications supplémentaires à ce sujet et contribue à expliquer le succès surprenant de Trump parmi les Hispaniques — et peut-être aussi parmi les Noirs. Elle suggère que la classe sociale joue un rôle de plus en plus important dans la formation des divisions politiques américaines. Parmi les travailleurs manuels de Pennsylvanie, Trump détient une avance de vingt points (56 % contre 36 %). Il est même en tête dans la catégorie traditionnellement démocrate des travailleurs syndiqués. Les travailleurs qui affirment avoir été injustement licenciés soutiennent massivement Trump (53 % contre 37 %), tout comme, plus fortement encore, ceux qui considèrent leur emploi comme « très ou assez précaire » (58 % contre 33 %). Parallèlement, Kamala Harris détient une solide avance parmi les employés de bureau et les travailleurs des services, ainsi qu’une large avance parmi les habitants de Pennsylvanie titulaires d’un diplôme universitaire de quatre ans (51 % contre 40 %). Ces chiffres reflètent le clivage entre le secteur manufacturier et le secteur de la connaissance et des services, ainsi que l’éclipse du premier — décrite il y a un demi-siècle par mon père, le sociologue Daniel Bell, dans son ouvrage The Coming of Post-Industrial Society (L’avènement de la société post-industrielle). Une dimension supplémentaire toutefois, qu’il n’avait pas anticipée, est l’essor de « l’économie des petits boulots » (gig economy), qui a privé de nombreux travailleurs du secteur des services d’un emploi stable et d’avantages sociaux. Dans l’ensemble, malgré le dynamisme de l’économie américaine, de nombreux électeurs de Pennsylvanie se sentent encore clairement laissés pour compte ou menacés sur le plan économique. Ils se tournent vers le candidat qui répond à leurs inquiétudes, identifie les responsables de leurs problèmes et promet des mesures décisives contre eux.
Certes, ces électeurs de la classe ouvrière ne sont pas le seul groupe d’électeurs de Donald Trump. Comme le soulignent sans cesse les rapports, il obtient également de très bons résultats parmi les Américains blancs, banlieusards et ruraux relativement aisés qui n’ont pas fréquenté d’universités sélectives — les riches concessionnaires automobiles, par exemple. Ici, les facteurs à l’œuvre sont plus purement culturels : un ressentiment à l’égard des « élites » démocrates, considérées comme antipatriotiques, antireligieuses et déconnectées des « valeurs américaines normales » sur des questions telles que les transitions de genre et la discrimination positive. Ces électeurs ne se sentent pas respectés, malgré leur travail acharné et leur réussite, et se considèrent surtaxés et sur-réglementés. Ils sont réceptifs au candidat qui, selon eux, aurait bâti une fortune colossale en travaillant dur, mais qui serait resté « l’un des leurs » et qui déteste les mêmes personnes qu’ils détestent.
Un facteur malheureux — que peu de commentateurs reconnaissent — est que le niveau d’éducation relativement faible a rendu de nombreux électeurs de Trump particulièrement vulnérables à la propagande et aux théories du complot.
La démocratie américaine, comme toutes les démocraties modernes, est fondée sur la grande idée que le « bon sens » des gens ordinaires compte plus que l’expertise académique pour les équiper en tant que citoyens — on peut lire l’ouvrage essentiel de l’historienne Sophia Rosenfeld à ce sujet 19. Le conservateur William F. Buckley a dit un jour qu’il préférait être gouverné par les deux mille premiers noms de l’annuaire téléphonique de Boston plutôt que par tous les professeurs de Harvard, et il est difficile de ne pas être d’accord avec lui. Mais à l’époque, ces deux mille personnes s’informaient principalement dans les journaux grand public. Leurs homologues d’aujourd’hui s’informent en grande partie par le biais des réseaux sociaux et de médias audiovisuels conservateurs extrêmement partisans. Le niveau atrocement bas de l’éducation civique de base dispensée par la plupart des lycées américains les laisse dangereusement mal préparés à distinguer la réalité de la fiction. Au cours des deux dernières semaines, l’idée absurde selon laquelle les démocrates auraient manipulé les ouragans Helene et Milton pour cibler les régions républicaines a été vue des millions de fois sur les réseaux sociaux 20, tout comme les affirmations mensongères selon lesquelles le gouvernement fédéral aurait failli dans sa réponse aux catastrophes parce qu’il aurait donné tout l’argent aux migrants. Sur le site X d’Elon Musk — anciennement Twitter —, les théories du complot se déchaînent sans frein et sont très peu contrôlées.
En additionnant tous ces facteurs, on obtient Trump.
Ses meetings sont de plus en plus longs, les divagations sont de plus en plus décousues et incompréhensibles, ses affirmations de plus en plus choquantes, ses mensonges encore plus nombreux et extravagants 21. Au cours de la semaine écoulée, il a traité Kamala Harris « d’attardée », a continué d’insister sur le fait que les migrants prédisposés au crime par leurs « gènes » et leur « sang » traversent librement la frontière pour violer et assassiner des Américains innocents, a affirmé que les écoles retirent les enfants à leurs parents pour leur faire subir des opérations de changement de sexe, a promis de réduire de moitié les prix de l’énergie et a demandé que les chaînes de télévision qui accordent des entretiens trop favorables à Kamala Harris se voient retirer leur licence — tout cela de la part d’un délinquant séditieux dont la liste d’infractions et de méfaits dépasse tout ce que l’histoire politique américaine a connu jusqu’à présent.
Mais dans notre environnement politique actuel, ces véritables indignations n’ont tout simplement pas beaucoup d’importance. De manière inquiétante, de nombreux partisans de Trump croient tout ce qu’il dit. D’autres ne prennent tout simplement pas ses déclarations au sérieux et le considèrent comme un homme de spectacle qui met en évidence des problèmes réels d’une manière exagérée et divertissante. Il est l’essence même du ressentiment — et des millions d’Américains traversés par cette émotion l’encouragent parce qu’il ose briser les règles de la politique bien établie et choquer les élites qu’ils accusent d’être responsables de leurs problèmes et de leurs angoisses. Plus les gens comme moi — un professeur de sciences humaines d’une université Ivy League — reculent d’horreur devant lui, plus ils l’apprécient.
Face à Trump, il y a Kamala Harris. Si elle est une femme politique talentueuse et charismatique, qui propose un programme libéral prévisible, raisonnable et modéré, dans la lignée de l’administration Biden, elle n’a pas l’attrait flamboyant d’un Kennedy ou d’un Obama. Son besoin de défendre le statu quo fait qu’elle a du mal à atteindre les électeurs qui ont l’impression que ce statu quo les trahit, ou à enthousiasmer les jeunes Américains. À ce stade, elle ne peut plus faire grand-chose pour influencer le résultat, si ce n’est bombarder les électeurs des swing states de publicités télévisées et continuer à travailler sur le terrain pour faire sortir le vote. Notre question toujours, lancinante, continue de résonner : cela suffira-t-il ?
Le moment Harris est derrière nous
Princeton, NJ, 6 octobre 2024
La campagne de Kamala Harris est-elle au point mort ? Moins d’un mois avant l’élection, l’énergie et l’enthousiasme qui ont entouré la candidate démocrate après son investiture se sont visiblement dissipés. Le débat des candidats à la vice-présidence de la semaine dernière n’a rien arrangé.
Avec le recul, on constate que Harris a brillamment profité des opportunités qui se sont présentées à elle : le retrait de Biden, la Convention, la nomination à la vice-présidence, le débat avec Trump… Elle n’a cependant pas réussi à prendre l’initiative de créer de nouvelles opportunités, ni de générer de l’actualité autour d’elle.
Or c’est là, bien sûr, l’un des grands talents de Donald Trump. Quoi que l’on pense de lui, c’est un showman indéniable. Ses adversaires peuvent rire de son mauvais goût — descendre un escalator doré pour annoncer sa première campagne, par exemple. Ils peuvent fulminer face à ses mensonges, ses exagérations et ses promesses absurdes — expulser des dizaines de millions de migrants, imposer des droits de douane sur les produits importés qui détruisent l’économie. Mais il sait comment faire les gros titres.
Kamala Harris, en revanche, a joué une partition très prudente — trop prudente. Elle fait moins d’apparitions que Trump dans les swing states et donne beaucoup moins d’entretiens. Elle est également très prudente dans ses déclarations, de peur qu’une déclaration trop forte ne lui aliène un groupe essentiel d’électeurs ou qu’une erreur verbale ne génère une vidéo virale et un bad buzz. Hormis le discours de la Convention et le débat avec Trump, elle n’a pratiquement rien « dit » de mémorable au cours des deux derniers mois. Elle a essayé de s’appuyer sur de « bonnes vibrations » et sur une politique des sentiments, pour franchir la ligne d’arrivée.
Cela pourrait ne pas suffire.
Certes, elle est en quelque sorte piégée par sa position singulière : elle est quasiment en fonction. Si elle propose une nouvelle initiative, Trump et Vance réagiront immédiatement : « Joe Biden et vous êtes au pouvoir depuis près de quatre ans. Pourquoi ne l’avez-vous pas déjà fait ? » Elle hésite ainsi à vanter les mérites de l’économie — y compris les chiffres remarquablement positifs de l’emploi publiés le 4 octobre — parce que les sondages continuent de dire que l’économie est un sujet qu’elle perd. Depuis qu’elle a choisi un colistier de gauche, dans sa quête de l’insaisissable « swing voter », elle s’est activement rapprochée du centre sur l’immigration et les frontières, sur la politique étrangère — en particulier sur l’Ukraine et sur le conflit israélo-palestinien — et sur la politique énergétique — en particulier le fracking, sans presque jamais mentionner le changement climatique. Elle est allée jusqu’à faire campagne avec l’ancienne députée républicaine Liz Cheney et à exprimer sa gratitude envers le père de Cheney, Dick, l’ancien vice-président et stratège républicain que les démocrates continuent toujours d’appeler le « prince des ténèbres ». Ces gestes ont peut-être contribué à rassurer certains électeurs, mais ils ont fait baisser l’enthousiasme dans ses propres rangs. De plus, elles sont à deux doigts de la faire passer aux yeux de certains pour une version light de Trump — qui suivrait ses indications sur les questions de fond.
En conséquence, elle a été contrainte, pour l’essentiel, de se présenter avec un motto unique de campagne, une seule justification à son élection : elle n’est pas Donald Trump.
Elle ne sera pas incompétente, erratique, corrompue et destructrice de la démocratie — ce qui est plus que suffisant, en ce qui me concerne, mais je ne suis pas un électeur de Pennsylvanie. Comme le dit son principal slogan de campagne : We are not going back — « Nous ne reviendrons pas en arrière ». Ne-pas-être-Trump avait fonctionné pour Joe Biden il y a quatre ans, juste après des années de chaos trumpien et le désastre de la pandémie. Cela n’avait pas suffi à Hillary Clinton il y a huit ans. Et cela pourrait ne pas fonctionner pour Kamala Harris cette fois-ci.
D’une part, cette stratégie laisse de facto à Trump la maîtrise de l’agenda de la campagne, Harris réagissant principalement à ce qu’il dit et à ce qu’il fait. D’autre part, le fait même que le pays soit encore debout suggère à de nombreux électeurs que Trump n’a pas pu être aussi mauvais que le prétendent les démocrates. N’oublions pas par ailleurs que certains des électeurs américains hésiteront encore avant de remettre leur destin entre les mains d’une femme noire.
Le débat de la semaine dernière entre Tim Walz et J. D. Vance aurait pu être l’occasion de revigorer la campagne démocrate — ou au moins de renforcer puissamment le message anti-Trump. Avant le débat, les commentateurs considéraient largement le choix de Vance comme un désastre. Il était apparu comme arrogant, prétentieux et hypocrite, et très affaibli par ses propres remarques offensantes sur les femmes. Tim Walz, en revanche, avait impressionné les faiseurs d’opinion avec son personnage rassurant de père du Midwest et son abord très ordinaire par rapport à ce qu’il a appelé de manière tranchante les républicains « bizarres » (weird). Mais lors du débat, Vance, avocat formé à Yale, est apparu intelligent, éloquent et calme, voire rassurant. Certes, il n’a pu rassurer qu’en mentant comme un arracheur de dents sur les positions, les antécédents et le caractère de son colistier. Mais à plusieurs reprises, Walz a trébuché, perdu le fil de sa pensée et n’a finalement pas réussi à dénoncer les affabulations de Vance. Ce n’est qu’à la fin du débat que Walz a marqué un point en demandant directement à Vance si Trump avait perdu l’élection de 2020. Lorsque Vance, esquivant la question, a essayé de pivoter pour parler de « l’avenir », il l’a interrompu avec cette phrase : « c’est une non-réponse accablante ».
Grâce à ce dernier moment, on peut dire que le débat s’est soldé par une victoire de justesse de Vance, plutôt que par une victoire haut-la-main. Et comme l’ont fait remarquer de nombreux observateurs, les débats de colistiers n’ont finalement que très peu d’importance. De fait, les candidatures à la vice-présidence n’ont que peu d’importance. Se souvient-on du nom du colistier d’Hillary Clinton, de John Kerry, ou de Mitt Romney ? Tim Kaine, John Edwards, Paul Ryan — pour mémoire. Mais les démocrates avaient besoin d’un triomphe clair et qui fasse les gros titres pour obtenir une couverture médiatique favorable. Force est de constater qu’ils n’ont pas réussi à l’obtenir.
Pourtant, malgré la perte d’élan de Kamala Harris, la course reste terriblement serrée.
La plupart des sondages montrent que les candidats se situent à moins de deux points l’un de l’autre dans les sept États clefs. De plus, de nombreux éléments d’incertitude subsistent. Certains électeurs refusent-ils d’avouer aux sondeurs leur intention de voter pour Trump, comme ce fut le cas en 2016 ? Le fait que la campagne de Trump n’ait pas réussi à égaler les efforts des démocrates pour tenter renforcer la participation — en termes de ressources financières ou humaines investies — va-t-il peser sur le soutien dont il bénéficie ? Les diatribes de plus en plus désordonnées de Trump deviendront-elles finalement si mauvaises qu’elles éloigneront les électeurs de lui et les pousseront à voter pour Harris en grand nombre ? À un mois du vote, l’élection reste encore totalement ouverte.
La campagne se resserre
Princeton, NJ, 26 septembre 2024
Depuis ma dernière chronique, la campagne présidentielle a étonnamment peu évolué. La plupart des observateurs s’accordent à dire que Kamala Harris a clairement battu Donald Trump lors du débat du 10 septembre — Trump, fidèle à lui-même, a prétendu avoir gagné en s’appuyant sur des sondages fictifs. Depuis, la popularité de Kamala Harris n’a cessé de croître. Cependant, les données des sondages suggèrent que la course reste extrêmement serrée 22.
Harris est en tête dans les États du « mur bleu », comme le Michigan et le Wisconsin, tandis que Trump a pris de l’avance en Arizona et en Géorgie. La Caroline du Nord et le Nevada restent trop disputés pour que l’on puisse se prononcer. En Pennsylvanie, certains sondages placent les deux candidats à égalité, tandis que d’autres montrent une légère avance de Harris 23. Si cette dernière remporte le Michigan, le Wisconsin et la Pennsylvanie, et perd les autres États, elle atteindrait 270 voix de grands électeurs : exactement le nombre dont elle a besoin pour remporter cette élection.
Cette semaine, les républicains ont échoué à obtenir du Nebraska une modification de son mode d’attribution des voix de grands électeurs, qui aurait réduit le nombre de grands électeurs soutenant Harris à 269 — un résultat qui aurait conduit à une égalité, et donc à une victoire probable de Trump, étant donné que la Chambre des représentants aurait tranché, chaque délégation d’État disposant d’une voix.
Il reste peu d’événements prévus ou prévisibles susceptibles d’influer sur le résultat. Le président républicain de la Chambre des représentants, Mike Johnson, a réussi à empêcher 24 le blocage du gouvernement que Trump espérait 25 — ce dernier étant généralement favorable au plus grand chaos possible. Toutefois, une telle situation aurait probablement été reprochée au GOP par les électeurs. Le débat du 1er octobre entre les candidats à la vice-présidence — J.D. Vance et Tim Walz — pourrait avoir un certain impact, bien que probablement limité. Trump, quant à lui, a exclu tout autre débat avec Harris.
Les événements exceptionnels survenus en Caroline du Nord cette semaine pourraient faire pencher la balance en faveur de Harris dans cet État, ce qui lui offrirait un avantage décisif. Le 19 septembre, CNN a en effet révélé que le lieutenant-gouverneur républicain et actuel candidat au poste de gouverneur, Mark Robinson, avait publié des messages offensants sur un forum pornographique 26. Même pour un parti habitué à l’outrage et aux propos déplacés par près d’une décennie de Trump non-stop, un candidat noir se qualifiant de nazi, professant son désir de rejoindre le Ku Klux Klan et son soutien au rétablissement de l’esclavage dépasse apparemment les limites de l’acceptable.
Si l’équipe de Robinson a démissionné en masse 27, lui-même a nié les accusations, pourtant irréfutables, et reste dans la course. De manière consternante, mais prévisible, Trump et d’autres dirigeants républicains ont omis de le désavouer. Son adversaire démocrate, Josh Stein, bénéficie désormais de dix points d’avance 28, et l’abstention de certains républicains pourrait permettre à Harris de remporter le vote de la Caroline du Nord.
Quelles sont donc les forces et les faiblesses des deux campagnes, à moins de six semaines du scrutin ?
Harris continue de profiter de l’élan et de la couverture médiatique favorable depuis que Biden s’est retiré de la course en juillet. Sa popularité grandissante suggère que plus le public la voit, plus il l’apprécie. Elle a particulièrement séduit les jeunes électeurs 29 et les femmes 30, obtenant une avance considérable dans ces deux groupes. Cet écart entre les genres inquiète manifestement Trump, qui tente de séduire l’électorat féminin avec des déclarations maladroites 31, évoquant moins un homme se préoccupant réellement des femmes qu’un prédateur dans un film original de Lifetime 32. « Les femmes », affirme-t-il, sont « en moins bonne santé qu’il y a quatre ans… moins en sécurité… plus stressées, déprimées et malheureuses… Je vais régler tout cela, et vite » ; « LEUR VIE SERA HEUREUSE, BELLE ET GRANDE À NOUVEAU ! ».
Cependant, malgré une campagne pratiquement sans faux pas, Harris n’a pas assez fait pour que les électeurs apprennent à la connaître. Je ne veux pas dire par là qu’elle n’a pas publié suffisamment de déclarations politiques — de nombreux commentateurs ont porté cette accusation, mais peu d’électeurs souhaitent lire de longues notes d’information sur les tranches d’imposition ou les subventions aux énergies alternatives. Outre la mobilisation de ses propres partisans, Harris doit également séduire les électeurs blancs des États pivots qui soutenaient auparavant Barack Obama et Joe Biden.
Or ce groupe s’est considérablement réduit depuis 2008, lorsque Barack Obama pouvait encore remporter des États comme l’Ohio et l’Indiana. Chaque année, la polarisation se poursuit et les clivages politiques américains se figent un peu plus, mais ce groupe existe toujours, et Harris doit gagner la confiance des hommes et des femmes qui éprouvent une méfiance instinctive à l’égard des candidats qu’ils perçoivent comme des « élites », une catégorie qui inclut Obama et Harris — mais pas Biden. Le racisme et la misogynie jouent également en sa défaveur auprès de ces électeurs.
Obama avait réussi à les séduire grâce à sa rhétorique enflammée et sa promesse de rompre avec une administration défaillante qui avait entraîné le pays dans une guerre désastreuse et un quasi-effondrement de l’économie. Harris ne peut pas faire la même promesse, et elle ne possède pas les talents oratoires d’Obama. Elle a cependant une capacité remarquable à séduire les électeurs, à les écouter et à leur montrer qu’elle se soucie réellement d’eux. Toutefois, il semblerait qu’elle n’ait pas organisé suffisamment d’événements pour faire ressortir cette facette d’elle-même. Elle a notamment évité les « assemblées générales » (town halls), au cours desquelles elle pourrait répondre directement aux questions des citoyens, probablement par crainte de commettre les erreurs verbales auxquelles elle a été sujette dans le passé et qui, rediffusées à l’infini sur les réseaux sociaux et dans des publicités à charge, pourraient nuire à sa popularité.
Pour espérer conquérir ces électeurs, c’est toutefois un risque dont elle ne peut faire l’économie.
Trump, quant à lui, peut compter sur la dévotion de ses plus fervents partisans et sur la tendance naturelle des électeurs à le choisir plutôt que de faire confiance à un rival inconnu — mieux vaut un diable qu’on connaît qu’un ange qu’on ne connaît pas. Il reste incapable de se maîtriser : au lieu de se présenter comme un candidat fiable et expérimenté pour reconquérir les électeurs qui l’ont déserté en 2020, son moyen de campagne favori reste la provocation — et souvent l’incohérence — devant des foules de partisans fidèles qui l’adorent. Par ailleurs, comme l’a souligné Chris Lehmann, de The Nation 33, le « jeu de terrain » (ground game) de Trump reste très faible par rapport à celui de Harris. Là où Harris déploie des centaines d’employés rémunérés pour sillonner les swing states, Trump a — de manière assez typique pour un homme d’affaires conservateur — externalisé le travail à des comités d’action politique inexpérimentés. En outre, à cause de son obsession pour la fraude électorale supposée des démocrates, il a investi une grande partie de ses fonds vers la surveillance des bureaux de vote, ce qui ne fera rien pour inciter ses propres électeurs à se rendre aux urnes — bien qu’il soit concevable que cela affecte le vote en faveur de Harris.
Y aura-t-il une « surprise d’octobre » ? Une crise majeure ou un scandale autour de l’un des candidats ? Il est peu probable que Trump soit affecté par un scandale qui n’atteindrait pas le niveau de Mark Robinson. Comme il l’a prouvé à maintes reprises, il est à l’abri des scandales : plus son comportement et sa conduite choquent, plus ses partisans les plus dévoués l’admirent, voyant en lui quelqu’un qui n’a pas peur d’enfreindre les règles d’un « système » qu’ils jugent corrompu et oppressif. Un scandale autour de Kamala Harris, en revanche, pourrait anéantir le fragile degré de confiance que les électeurs sont actuellement prêts à lui accorder. Jusqu’à présent, aucun scandale de ce type n’a éclaté. Trump en est réduit à affirmer que Harris a menti lorsqu’elle a déclaré avoir travaillé chez McDonald’s à l’université 34 — et « ces journalistes de FAKE news ne le mentionneront jamais », s’est-il exclamé. « Ils ne veulent pas en parler parce qu’ils sont FAUX ! Ils sont faux ! Ils ne veulent pas en parler ».
Il est peu probable que le McDonald’s-Gate soit le facteur décisif de l’élection de 2024. Il n’a pas exactement le même poids que l’affaire des courriels, qui a contribué à affaiblir Hillary Clinton. D’un autre côté, il est possible que des agents républicains fabriquent un scandale de toute pièce, en publient les détails la semaine précédant l’élection et espèrent que cela réduise le soutien dont bénéficie Harris avant qu’elle n’ait l’occasion de réfuter l’histoire. Pour un parti qui refuse de se séparer de Mark Robinson — le « nazi noir » selon ses propres termes —, ce n’est pas tout à fait impossible à imaginer.
Le débat : triomphe de Harris et débâcle de Trump
Princeton, NJ, 11 septembre 2024
Un massacre. C’est ce que fut le débat télévisé d’hier soir — quel que soit le critère retenu. Dans l’ensemble, Kamala Harris, sous une pression énorme, s’en est brillamment sortie. Elle s’est exprimée avec lucidité, fluidité, conviction et éloquence et ne s’est pas laissée déstabiliser par Donald Trump. Alors qu’il déversait son flot habituel d’insultes, de mensonges et de fanfaronnades incohérentes, elle a répliqué — et avec force. « Vous êtes une honte », lui a-t-elle asséné à plusieurs reprises. Elle a cité des membres de sa propre administration, notamment son Secrétaire à la Défense et son conseiller à la sécurité nationale, qui l’ont qualifié de danger pour la démocratie et la sécurité américaines. Elle l’a dénoncé pour ses affirmations ridicules, notamment l’idée absurde selon laquelle elle serait favorable à « l’exécution » des nouveau-nés et que les migrants haïtiens de l’Ohio tuent des chiens et des chats pour se nourrir — un mème viral sur les réseaux sociaux avait fait enfler cette rumeur ces derniers jours, rapidement démenti. Harris s’est moquée de Trump et a réussi à le piéger sur son terrain : « Allez à ses rassemblements », a-t-elle lancé, en choisissant délibérément le sujet sur lequel il est le plus sensible. « Vous verrez les gens commencer à partir… par épuisement et par ennui ».
Opération réussie : la voix de Trump s’est élevée, s’est amplifiée, et il est passé d’un sujet à l’autre de manière erratique. Encore et encore, il est revenu sur les immigrés qui « détruisent notre pays » et sur le fait que sous Harris et Biden « nous sommes une nation qui échoue ». Hier soir, Trump ressemblait plus que jamais à l’oncle fou de la fête de famille, fulminant de manière incohérente. Il était candidat à l’élection de la présidence MAGA sur Twitter — pas à celle de président des États-Unis. Kamala Harris et les modérateurs ont insisté sur le fait que cela fait neuf ans qu’il promet de remplacer la réforme de l’assurance maladie de Barack Obama par quelque chose de mieux. « Après neuf ans, avez-vous un plan ? » lui a-t-on demandé. « J’ai des concepts de plan », a-t-il répondu mollement. Ressenti du public : dévastateur.
La prestation de Kamala Harris n’a pas été parfaite. Elle a commencé son discours sur l’économie de manière incertaine, avec des hésitations verbales qui donnaient à sa voix naturellement haute et nasale un air fragile. Au-delà de la demande d’un crédit d’impôt de 50 000 dollars pour les petites entreprises, elle a donné très peu de détails sur le sujet — en fait, tout au long du débat, elle a eu tendance à s’étendre sur la création d’une « économie de l’opportunité » mais sans expliquer ce que cette expression signifiait ni comment elle en créerait réellement les conditions. Elle n’a par ailleurs pas fait un travail particulièrement convaincant pour prendre ses distances d’avec Joe Biden ou défendre son bilan.
Pourtant, lorsque la question de l’avortement a été abordée à la fin du premier quart d’heure, elle a trouvé son rythme de croisière — dénonçant la fin du droit à l’avortement décidée par la Cour suprême et décrivant avec passion le sort des victimes d’inceste de douze ans contraintes de porter un bébé à terme, et des femmes frôlant la mort parce que leur médecin hésite à pratiquer certaines interventions après une fausse couche par crainte de poursuites judiciaires. Dès lors, elle a pris le contrôle de la situation. Elle a reproché à Trump son penchant pour les dictateurs étrangers et son incapacité à leur résister parce qu’il est sensible à leurs flatteries. De manière improbable, il n’a rien trouvé de mieux pour lui répondre que de citer une déclaration de soutien de… Viktor Orbán.
D’une manière générale, Harris a adopté une ligne internationaliste faucon sur les questions de politique étrangère, insistant sur la nécessité de soutenir l’Ukraine contre la Russie, de défendre Israël contre l’Iran, de disposer de l’armée « la plus meurtrière » du monde et de maintenir des alliances solides. Ce pivot décevra ses partisans les plus progressistes, et conduira probablement quelques voix vers les candidats d’extrême gauche Jill Stein et Cornel West. Mais il était nécessaire pour convaincre les centristes les plus nombreux qui doutaient de sa capacité à incarner le rôle de commander in chief.
Tout au long de son discours, elle est revenue à son leitmotiv : aller de l’avant plutôt que de revenir à un passé fatigué, unir le pays plutôt que le diviser, travailler pour tous les Américains plutôt que de travailler pour un seul homme. C’était banal, mais une grande partie de la politique démocratique est banale par nature : délivrer des platitudes avec conviction est une compétence que toutes les personnalités politiques qui réussissent en démocratie doivent maîtriser — et Kamala Harris l’a fait avec aplomb.
La performance de la vice-présidente était d’autant plus impressionnante qu’elle était sous pression : des centaines de millions de téléspectateurs la regardant se faire interroger sur la façon dont elle avait changé de position sur des questions clefs ; un tyran sans vergogne sur la scène ; des adversaires prêts à transformer chaque petite erreur ou hésitation en un mème viral. Garder son sang-froid sous cette pression n’a pas été une mince affaire. Le faire tout en produisant des réponses fluides et convaincantes, en s’appuyant sur des faits, et en livrant avec panache des lignes d’attaque bien répétées, a été encore plus difficile. Mais elle y est parvenue et — ce qui est tout aussi important — a fortement déstabilisé Trump. Il a fallu attendre la toute fin du débat pour qu’il sorte ce qui aurait dû être son argument le plus fort depuis le début, en demandant pourquoi l’administration Biden-Harris n’avait pas déjà mis en œuvre les politiques qu’elle appelle maintenant de ses vœux.
À l’issue de la prestation, personne ne donnait l’avantage à Donald Trump. Mêmes certains commentateurs conservateurs très honnêtes, comme Erick Erickson et Ron Dreher, reconnaissent qu’il s’est très mal débrouillé. Les moins honnêtes, ainsi que la famille de Trump et ses nombreux propagandistes fidèles, ont consacré leur énergie à accuser les modérateurs du débat d’ABC News, David Muir et Linsey Davis, de partialité. Il est vrai que les deux ont corrigé Trump plus souvent qu’ils n’ont corrigé Harris, mais si Harris a déformé la vérité plus d’une fois, ce n’était rien comparé aux mensonges que Trump vomissait à flots continus.
Mais la vraie question demeure, même après ce débat : tout cela aura-t-il une quelconque importance ? Le débat ne changera certainement pas grand-chose pour les fidèles radicalisés MAGA — qui diront simultanément que Trump a gagné et accuseront les modérateurs de l’avoir fait perdre. Le débat ne va pas coûter à Trump les votes électoraux du Mississippi ou de l’Alabama — et probablement pas non plus ceux de l’Ohio ou de la Floride. Avant la confrontation d’hier soir, l’élection était sur le fil du rasoir, Harris faisant la course en tête avec une très courte avance dans la plupart des sondages. Aujourd’hui, même si elle gagne quelques points, cela ne suffira peut-être pas à lui faire remporter le collège électoral. Le précédent de 2016 est alarmant à cet égard : presque tous les commentateurs avaient déclaré Hillary Clinton gagnante des débats présidentiels et elle a ensuite remporté une majorité convaincante du vote populaire. Cela n’a rien changé.
Pour autant, il y a aujourd’hui quatre raisons de penser que le débat pourrait en fait être suffisamment important pour faire basculer les choses en faveur de Kamala Harris.
Premièrement, sa performance a été bien meilleure que celle de Clinton en 2016, qui avait démoli Trump sur des questions de fond mais beaucoup moins bien réussi en termes de style à convaincre les électeurs qu’elle était quelqu’un à qui l’on pouvait confier la présidence.
Deuxièmement, la prestation de Trump a été particulièrement mauvaise, probablement la deuxième plus mauvaise dans l’histoire des débats présidentiels américains après celle de Biden en juin.
Troisièmement, la prestation de Kamala Harris va enflammer une base démocrate déjà impressionnée par sa prise en charge pratiquement sans faille de l’investiture du parti et son orchestration de la convention du mois d’août. Plus personne au sein du parti ne peut désormais douter que c’était une bonne idée de remplacer Biden sur le ticket.
Quatrièmement, et c’est probablement le point le plus important, Kamala Harris a réussi l’exploit très difficile de rester concentrée, même au milieu d’un débat chaotique et difficile, sur les questions qui compteront le plus pour les petits segments d’électeurs indécis dans les « swing states » qui pourraient décider du vainqueur : les opportunités économiques, une défense forte, le droit à l’avortement.
Comme si tout cela ne suffisait pas, juste après le débat, 284 millions d’utilisateurs d’Instagram ont reçu une cerise sur le gâteau : un long post soutenant avec enthousiasme Kamala Harris, signé par une « femme à chats sans enfant » autoproclamée : Taylor Swift.
À quitte ou double
Princeton, NJ, 5 septembre 2024
Où en sommes-nous ? Après certains des événements les plus dramatiques de l’histoire américaine récente — le débat Biden-Trump, la tentative d’assassinat, la sortie de Biden de la course, et la convention démocrate triomphante de Kamala Harris —, il semblerait que nous soyons à peu près de retour à la case départ. Ou tout au moins là où nous étions au début de l’année 2024. Les sondages montrent que la course est de fait à égalité 35. Si Kamala Harris fait la course en tête dans l’ensemble, là où cela compte vraiment — c’est-à-dire dans la poignée d’États qui décideront très probablement de l’élection — les choses sont encore trop serrées pour que l’on puisse dire ce qu’il en est. La conclusion semble claire. Les débuts impressionnants de Kamala Harris lui ont surtout permis de reconquérir des électeurs qui avaient abandonné les démocrates en raison des inquiétudes suscitées par l’âge et l’état mental de Joe Biden. Mais elle n’a pas pour l’instant réussi à grignoter le soutien antérieur de Trump.
Cet échec relatif n’est pas surprenant. Les divisions politiques américaines restent plus que jamais figées, et chaque année qui passe ne fait que confirmer la plupart des électeurs dans leurs opinions existantes. La carte électorale n’a pratiquement pas changé depuis 2012, au moment de la victoire de Barack Obama sur Mitt Romney. Depuis, l’Iowa, la Floride et l’Ohio, qui étaient autrefois des swing states, sont devenus fermement républicains, tandis que l’Arizona et la Géorgie ont pris la direction opposée. La situation économique a, quant à elle, fortement évolué. Mais malgré la facilité d’accès aux statistiques, la perception de l’économie par les électeurs dépend fortement de leurs tendances politiques 36. Après quatre années de croissance solide, la plupart des républicains pensent que nous sommes soit en récession, soit au bord de la récession.
Donald Trump va-t-il « enfin » aller trop loin et imploser ? Notons qu’il continue de dire et de faire des choses scandaleuses — que ce soit en essayant de tourner une publicité politique au cimetière militaire d’Arlington 37 ou en affirmant que Kamala Harris soutient le meurtre des nouveau-nés 38. L’un ou l’autre de ces exemples aurait certainement réduit à néant les chances de candidats « normaux » à la présidence. Pas Donald Trump. Les électeurs qui restent prêts à voter pour lui — après ses mensonges incessants, son racisme et sa misogynie flagrants, sa mauvaise gestion de la pandémie, sa tentative de retourner le résultat d’une élection légitime, ses appels à l’insurrection, ses deux procédures en destitution, sa mauvaise gestion de documents liés à la sécurité nationale, les procès contre lui pour viol et fraude, ses multiples inculpations criminelles et ses condamnations criminelles — ont très peu de chances de changer d’avis, même avec de nouvelles preuves toujours plus accablantes de sa décrépitude morale. Pour quelqu’un d’aussi ambivalent en matière de vaccinations 39, Trump a réussi un exploit : il est vacciné avec une efficacité remarquable contre le scandale et le discrédit.
Depuis de nombreuses années, les analystes de l’actualité n’ont de cesse de répéter que le charme de Trump serait « enfin » rompu. À chaque fois, ils se sont trompés. Un commentateur de MSNBC a écrit cette semaine qu’il était « incompréhensible » que Trump continue à parler de l’incident du cimetière d’Arlington, qui lui a semblé si manifestement préjudiciable 40. Mais en continuant à insister, effrontément, sur le fait que le vrai problème était la responsabilité supposée de Harris dans la mort de 13 Américains tués dans un attentat suicide lors du retrait chaotique des États-Unis de Kaboul, Trump a transformé un scandale en « controverse » — obligeant les médias à rendre compte des deux côtés, et a atténué les dégâts. C’est une stratégie qu’il a déjà utilisée à maintes reprises et qui, en général, continue à fonctionner.
Il ne reste plus que deux mois avant l’élection, et les candidats auront relativement peu d’occasions de créer un appel d’air pour sortir de l’impasse actuelle. La plus évidente sera le débat entre Donald Trump et Kamala Harris du 10 septembre.
Pour les raisons que je viens d’évoquer, la performance de Trump ne fera probablement pas changer d’avis grand monde. Comme lors du débat contre Biden en juin, il débitera des mensonges et des insultes, fera de l’esbroufe, se moquera et se mettra en colère. Il ne prendra pas la peine de se préparer car, après tout, il est plus facile d’inventer des choses à la volée que de s’épuiser à mémoriser des faits.
La plus grande variable du débat est Kamala Harris. Si elle se montre confiante, compétente et sincèrement déterminée à être au service des gens — en un mot, « présidentielle » —, elle s’aidera elle-même. Mais probablement pas suffisamment pour faire basculer les choses en sa faveur de manière décisive. Si elle semble ébranlée par Trump, incertaine, vacillante ou, pire encore, déconnectée des « Américains ordinaires », elle se fera du tort. Dans ce cas, la gauche se déchaînera contre les « médias » qui les jugent, elle et Trump, selon des critères totalement différents. Mais, en vérité, ce sont moins les médias que l’électorat désespérément divisé qui a depuis longtemps jugé Trump d’une manière différente : le New York Times et d’autres grands journaux pourraient publier des rapports sur le débat qui ne feraient qu’exposer les mensonges de Trump, cela ne changerait pas grand-chose à l’issue de l’élection.
Après le débat, l’autre événement préélectoral majeur du calendrier serait un potentiel shutdown du gouvernement à la fin du mois de septembre.
Donald Trump pousse ses alliés de la Chambre des représentants, sous la houlette du speaker Mike Johnson, à s’opposer aux tentatives des démocrates de trouver un compromis pour faire fonctionner le gouvernement jusqu’à l’élection — dans l’espoir que les électeurs reprocheront à Kamala Harris la confusion et les conséquences économiques qui en résulteront 41. Cette tactique pourrait fonctionner. Les médias devront rendre compte des justifications des républicains pour le shutdown du gouvernement — quel que soit le degré d’hypocrisie de celles-ci — mais ce que les électeurs percevront sera surtout une controverse de plus.
Sauf événement majeur imprévu qui viendrait tout bouleverser, l’élection dépendra en grande partie de la façon dont les électeurs américains percevront Kamala Harris. Pour le débat et au-delà, si elle peut projeter une image de compétence, de confiance et de bonne volonté authentique — si, en un mot, elle peut inspirer suffisamment de confiance —, elle a une chance. Si Trump parvient à la définir comme une radicale dépassée ou à la pousser sur la défensive, ses chances seront bien moindres.
À l’heure actuelle, les analystes semblent s’accorder sur le fait que l’élection est à quitte ou double. Mais il ne faut pas oublier que l’élection ne se terminera pas avec le vote du 5 novembre : si Kamala Harris l’emporte, il fait peu de doute que Trump en contestera le résultat. Et même si les changements apportés à la loi électorale 42 et la présence d’un démocrate à la Maison-Blanche rendront beaucoup plus difficile pour les républicains de contester la certification finale d’une victoire de Harris, la prise de contrôle des bureaux électoraux locaux par des loyalistes de Trump dans les swing states pourrait potentiellement annuler la victoire de Kamala Harris à ce niveau 43. La route est encore longue.
Harris est en tête, mais pour combien de temps ?
Princeton, NJ, 23 août 2024
Depuis le retrait de Joe Biden de la course à la présidence, le renouveau du Parti démocrate a défié pratiquement toutes les attentes. La vice-présidente Kamala Harris a rapidement et habilement rassemblé les démocrates derrière elle, évitant ainsi une lutte intestine lors de la convention et écartant l’idée d’un « coup d’État » contre le président en exercice. Son choix de Tim Walz comme candidat à la vice-présidence a été populaire, surtout en comparaison de la décision de Donald Trump de se présenter aux côtés du « guerrier culturel » maussade et hypocrite notoire J.D. Vance (qui, il n’y a pas si longtemps, qualifiait son nouveau patron d’« Hitler de l’Amérique »). Les craintes que des manifestations anti-guerre ne viennent entacher la convention démocrate de Chicago, comme cela s’était produit en 1968, se sont révélées infondées. Les manifestations prévues n’ont pas eu lieu.
La convention elle-même a été un succès remarquable, les orateurs ayant fortement insisté sur les thèmes de la « joie » et de la « liberté », soulignant la nécessité d’améliorer le quotidien des Américains ordinaires et de tenir le gouvernement à l’écart du corps des femmes après l’annulation de Roe v. Wade par la Cour suprême conservatrice, qui garantissait le droit à l’avortement. Joe Biden avait entièrement axé sa campagne de réélection sur le thème du « sauvetage de la démocratie », ce qui n’était guère attrayant pour ceux qui n’étaient pas déjà dans son camp. Dans son discours de remerciement, Kamala Harris a clairement et vigoureusement souligné la menace que Trump fait peser sur la démocratie américaine. Même si « Donald Trump n’est pas un homme sérieux », a-t-elle souligné, le péril qu’il incarne doit être pris au sérieux.
Mais cette mise en garde est intervenue entre une description émouvante de sa propre éducation et des ferventes expressions de patriotisme. Oui, le discours était décousu et peu précis, à l’instar de la plupart des discours oratoires américains contemporains. Il n’a pas eu la puissance, que ce soit dans son contenu ou dans sa prononciation, des performances incandescentes réalisées deux soirs plus tôt par Michelle et Barack Obama (Barack, soit dit en passant, ne doit plus être considéré que comme le deuxième meilleur orateur américain portant le nom Obama). Mais, d’un point de vue purement politique, cela n’a guère d’importance. Harris sait très bien que la plupart des électeurs ne voient pas les discours politiques en direct, dans leur intégralité, mais plutôt sous forme de courts extraits à la télévision ou sur les médias sociaux. Le discours a été rédigé en conséquence, avec des extraits sonores qui soulignent efficacement les liens de Kamala Harris avec les Américains ordinaires, sa force personnelle et son amour du pays. Dans l’ensemble, la convention devrait lui donner un nouveau coup de pouce dans les sondages.
Harris s’efforce toujours de mettre sur pied une équipe et un programme de campagne (et n’a pas encore donné d’entretiens ou de conférences de presse), mais son entrée très tardive dans la course lui confère également un étrange avantage. Comme elle n’a pas eu à mener de campagne pour les primaires, elle n’a pas eu à passer de longs mois à essayer de plaire à la base progressiste du Parti démocrate, ce qui expose généralement les candidats démocrates à l’accusation d’être excessivement libéraux. Néanmoins, Kamala Harris sait très bien qu’en tant que femme de couleur originaire de Californie, de nombreux Américains la verront malgré tout sous cet angle (et son choix de Walz comme colistier, un favori de la gauche, n’a pas aidé à cet égard). Ainsi, son discours lors de la convention a également représenté un pivot déterminé et stratégiquement judicieux vers le centre, non seulement dans ses expressions répétées de patriotisme, mais aussi dans ses promesses de sécurisation de la frontière sud et de poursuite d’une politique étrangère forte.
Pendant ce temps, la campagne de Trump semble battre de l’aile. Lors des rassemblements et des conférences de presse, le candidat semble être sous sédatif. Ses monologues décousus, répétitifs et souvent incohérents, composés essentiellement d’insultes grossières (il traite Harris de « tricheuse », de « communiste », de « folle », « d’idiote » et de « pro-crime ») laissent son public visiblement ennuyé. Trump continue de se plaindre de manière idiote du « coup d’État » de Harris, comme si les délégués à la convention nationale d’un parti ne pouvaient pas choisir le candidat qu’ils veulent. Sa tentative de live-tweet des commentaires sur le discours d’acceptation de Harris a été très embarrassante (« WHERE’S HUNTER ? », a-t-il posté à un moment donné).
Trump ne supporte pas l’idée que Harris puisse être en tête dans les sondages ou attirer des foules plus importantes, alors il cite sans cesse des chiffres de sondages peu fiables le donnant en tête et se vante du nombre de personnes venues l’écouter (Barack Obama s’est impitoyablement moqué de l’« obsession bizarre » de Trump pour la taille des foules, laissant entendre avec ses mains que Trump s’inquiétait en réalité de la taille d’autre chose). C’est une mauvaise stratégie. Trump ferait mieux d’admettre qu’il est dans un combat difficile afin de pousser ses partisans à venir le soutenir. Il continue également, comme par le passé, à mener une campagne presque entièrement basée sur la peur et la haine. Les démocrates de Chicago l’ont attaqué, mais ont aussi parlé de manière émouvante de la nécessité de l’unité nationale. Ce n’est pas un langage que Trump sait tenir. Il adresse son message à ceux qu’il considère comme de « vrais Américains » et ne promet rien d’autre que des représailles et de la souffrance pour tous les autres.
Cette dynamique favorable pour Kamala Harris et Tim Walz continuera-t-elle jusqu’au 5 novembre ? Cela dépendra de trois choses.
Tout d’abord, l’économie, qui envoie des signaux d’alarme. Les chiffres du chômage sont en hausse et les créations d’emplois au cours du premier semestre ont été beaucoup plus faibles que ce qui avait été annoncé. Le marché boursier a chuté précipitamment au début du mois (ce qui a conduit Trump à parler d’un « krach Kamala ») et, bien qu’il se soit redressé, il reste fragile. L’inflation post-pandémique continue, en particulier la hausse massive des coûts du logement (Harris fait judicieusement de la construction de logements abordables un élément central de sa campagne). Plus les électeurs de la classe moyenne et de la classe ouvrière des États pivots comme la Pennsylvanie craindront les mauvais jours, plus ils seront sensibles au message de colère de Trump.
Deuxièmement, le débat du 10 septembre. Il ne sera certainement pas aussi décisif que celui entre Trump et Biden en juillet — le plus important de l’histoire des États-Unis, qui a conduit au retrait de Biden. Mais il pourrait encore faire évoluer la campagne dans de nouvelles directions. Harris est une ancienne procureure qui est redoutable lors des débats. Nombre de mes collègues et amis pensent qu’elle ne va faire qu’une bouchée de Trump. Mais ce dernier, comme toute brute qui refuse de suivre les règles et invente des faits à la volée, est un adversaire dangereux. Il va tempêter, se mettre en colère, proférer des insultes et faire tout ce qu’il peut pour décourager Harris. Cette stratégie pourrait se retourner contre elle, mais il pourrait aussi réussir à la faire paraître faible et hésitante. Pour une candidate noire qui doit déjà surmonter les préjugés pour remporter l’élection, un tel scénario pourrait lui porter un préjudice considérable.
Enfin, le Parti républicain peut-il trouver une ligne d’attaque efficace à utiliser contre Harris ? Il convient de noter que Ronald Reagan a été le dernier candidat républicain à remporter une élection présidentielle principalement sur des questions de fond : il a battu Jimmy Carter en 1980 en répétant la simple question suivante : « Êtes-vous mieux loti aujourd’hui que vous ne l’étiez hier ? Êtes-vous mieux loti aujourd’hui qu’il y a quatre ans ? ». En 1988, George H.W. Bush a diffusé la fameuse publicité « Willy Horton », reprochant à Michael Dukakis, le gouverneur du Massachusetts, d’être à l’origine d’un programme de permission de sortie de prison ayant permis de libérer un criminel noir qui a ensuite assassiné une femme blanche. En 2000, avec un peu moins d’efficacité, George W. Bush a cloué au pilori le vice-président Al Gore, le qualifiant de menteur et d’imposteur qui aurait prétendu avoir « inventé l’internet ». Gore a tout de même remporté le vote populaire et n’a perdu le collège électoral qu’en raison d’une décision très douteuse de la Cour suprême. En 2004, Bush a réussi à nuire plus gravement à John Kerry pour avoir prétendument exagéré ses états de service au Vietnam en tant que commandant d’un « swift boat ». Dans le contexte des attentats du 11 septembre et des premiers jours de la guerre en Irak, l’attaque s’est avérée fatale. En 2016, Trump a exploité sans pitié le faux scandale des courriels d’Hillary Clinton pour renforcer l’image déjà populaire d’une femme indigne de confiance et antipatriotique. Dans chaque cas, l’efficacité de la ligne a également dépendu du fait que les médias grand public ont pris le problème au sérieux, ce qui a eu pour effet de nuire à l’élan du démocrate et de le pousser sur la défensive.
Jusqu’à présent, le GOP n’a pas trouvé de ligne d’attaque aussi efficace contre Harris. Ils ont essayé de « swift boat » son colistier Tim Walz, qui aurait quitté la Garde nationale pour éviter de servir en Irak, mais étant donné ses 24 années de service dans la Garde cette critique a peu de chances de tenir (et, de toute façon, il n’est pas le candidat à la présidence). Cette semaine, Trump a tenté une version de Willy Horton, affirmant qu’un immigrant illégal qui avait évité la prison pour une première inculpation de drogue, grâce à un programme que Harris avait défendu lorsqu’il était procureur à San Francisco, avait ensuite grièvement blessé une jeune femme blanche lors d’une tentative de cambriolage. Mais à l’époque, Kamala Harris avait rapidement annoncé que le programme n’était pas destiné aux immigrés clandestins. Sa réputation bien méritée de procureur sévère pourrait la protéger contre d’autres attaques de ce type.
Mais les républicains continueront d’essayer. Comme le dit la métaphore familière, ils continueront de jeter des spaghettis contre le réfrigérateur dans l’espoir de trouver quelque chose qui colle. S’ils y parviennent — et si les grands médias coopèrent en mettant en lumière le « scandale » Harris qui en résulte plus que les habituels scandales Trump —, la dynamique de la course pourrait basculer. Toutefois, pour l’instant, d’une manière assez surprenante en comparaison de la dynamique d’il y a cinq semaines, Kamala Harris semble avoir le plus de chance d’être élue à la présidence des États-Unis. Attachez vos ceintures et restez à l’écoute.
Tim Walz : un populiste des prairies rejoint le ticket de Kamala Harris
Princeton, NJ, 6 août 2024
Cela fait à peine deux semaines et demie que Joe Biden a décidé de mettre un terme à la campagne pour sa réélection, et dans ce laps de temps, la course à la présidence s’est considérablement transformée.
La plupart des démocrates s’inquiétaient du choix de la vice-présidente Kamala Harris, pour les raisons que j’exposais dans ma dernière chronique. Mais force est de constater qu’elle n’a, jusqu’à présent, pas fait de faux pas. En l’espace de quelques jours, elle a décroché l’investiture, obtenu le soutien de toutes les grandes figures du parti et organisé des meetings animés qui ont immédiatement souligné le contraste entre elle et le président chancelant — sans parler de celui entre elle et Donald Trump. Les sondages la placent désormais à égalité avec Trump ou en légère progression 44.
Le 6 août, elle a choisi le gouverneur du Minnesota Tim Walz comme candidat à la vice-présidence, ce qui ouvre un momentum pour un regain d’énergie et d’enthousiasme avant la convention démocrate qui débutera deux semaines plus tard.
De l’avis général, le choix du vice-président se résumait à deux gouverneurs démocrates : Walz et Josh Shapiro de Pennsylvanie. Les différences étaient flagrantes : Shapiro a 51 ans mais fait plus jeune ; il est brillant, dynamique et appartient à l’élite de la côte Est ; c’est un fils de médecin juif de la banlieue de Philadelphie et diplômé en droit de Georgetown. Walz a 60 ans mais fait plus que son âge ; il dégage une bonhomie et une décontraction. Luthérien, ancien enseignant de sciences sociales et entraîneur de football américain, il est issu d’un milieu agricole et a longtemps servi dans la Garde nationale. Bref, c’est un enfant du Midwest — un « populiste des prairies ».
Tous deux ont été des gouverneurs particulièrement habiles et ont des opinions marquées à gauche relativement similaires, quoique Shapiro soit un peu plus conservateur : il est favorable à une réduction de l’impôt sur les sociétés et aux subventions par l’État des frais de scolarité dans les écoles privées. Walz est issu de la longue tradition du parti démocrate-agriculteur-travailliste du Minnesota et a signé des lois codifiant le droit à l’avortement, légalisant le cannabis ou garantissant la gratuité des repas pour les écoliers.
La popularité de Josh Shapiro dans son État-pivot, et très divisé, de Pennsylvanie — avec ses 19 votes cruciaux du collège électoral — en faisait à bien des égards le choix le plus évident.
Le sondeur Nate Silver avait ainsi affirmé qu’un tel choix aurait augmenté les chances d’élection de Kamala Harris plus que n’importe quel autre candidat possible à la vice-présidence 45. Mais l’aile la plus à gauche du parti s’est fortement opposée à lui en raison de son soutien indéfectible à Israël 46 et de ses critiques acerbes à l’égard des étudiants pro-palestiniens qui manifestaient au printemps dernier, allant jusqu’à lui affubler le surnom de « Genocide Josh ». Un choix Shapiro risquait donc de diviser le parti, pouvant causer des protestations perturbatrices lors de la convention. Le journaliste progressiste David Klion, auteur d’un article influent contre Shapiro 47, estime ainsi « le but était de faire comprendre que la gauche considère le sionisme dur (hardcore Zionism) comme un handicap pour la politique démocrate, et vous savez quoi ? Je pense que nous avons réussi » 48. Comme on pouvait s’y attendre, les républicains ont accueilli le choix de Walz en accusant Harris d’avoir cédé à l’antisémitisme 49.
Tim Walz apparaît ainsi comme le choix le plus prudent, même si son bilan libéral, notamment en matière d’immigration, donnera à la campagne de Donald Trump de quoi alimenter ses attaques publicitaires.
Mais ce n’est pas seulement un choix de confort — c’est aussi un choix intelligent.
Tout d’abord, Kamala Harris a raison de ne pas sous-estimer à quel point la colère de l’aile gauche du parti pourrait nuire à sa campagne à ce stade. Si le nombre d’électeurs qui considèrent le conflit au Moyen-Orient comme une question réellement décisive demeure faible, la perception d’un parti divisé et en désarroi à trois mois seulement des élections pourrait venir perturber considérablement l’élan que Kamala Harris a réussi à insuffler.
Autre élément important : pour le moment, Trump lui-même semble en perte de vitesse. Le retrait de Biden et l’ascension rapide de Harris ont brisé le momentum ouvert après son débat avec Biden et la tentative d’assassinat dont il a fait l’objet. Le choix de J. D. Vance, ouvertement hypocrite et impopulaire, comme candidat républicain à la vice-présidence était un redoublement de l’idéologie MAGA dure qui reflétait la confiance démesurée de Trump. Il s’est avéré jusqu’à présent assez désastreux. Les déclarations publiques étranges, décousues et sinistres de Trump sont devenues encore plus étranges, décousues et sinistres. On l’a ainsi vu se présenter devant un groupe de journalistes noirs et mettre en doute le fait que Kamala Harris est noire ou encore déclarer à un groupe de chrétiens qu’avec lui « [ils n’auraient] plus à voter » 50.
Certains insiders au sein du Parti républicain ont même confié à des journalistes être inquiets de ce qu’ils qualifient de « public nervous breakdown » 51 de Donald Trump. Sur les réseaux sociaux, Trump s’en prend à Harris avec le style qu’on lui connaît, la traitant « d’idiote », de « stupide » ou encore de « faible QI ». Les démocrates, quant à eux, attirent l’attention sur le nombre impressionnant de personnes nommées par Trump qui le considèrent comme inapte à exercer ses fonctions 52.
Profitant de cette dynamique, Harris applique à la perfection la maxime napoléonienne : « N’interrompez jamais un adversaire pendant qu’il est en train de commettre une erreur ».
Mais l’élément clef, c’est Walz lui-même.
Il a enthousiasmé les démocrates en leur donnant une ligne d’attaque contre Trump qui a étonnamment bien fonctionné : il a simplement qualifié l’ancien président de « bizarre » (weird). Mais surtout, plus que Shapiro, il est extrêmement sympathique. Il communique facilement avec les électeurs. Il comprend les préoccupations de tous les jours. Dans une interview révélatrice avec Ezra Klein du New York Times, il a souligné la déconnexion de Donald Trump avec les Américains ordinaires de la manière suivante : « Essayez une seconde d’imaginer Donald Trump rentrant chez lui après une journée de travail, ramassant un frisbee et le lançant. Son chien l’attrape, il court vers lui et lui masse le ventre parce que c’est un bon chien ». Dans une photo devenue un meme, Walz pose avec un porcelet. En tant que membre du Congrès, en 2016, il a été réélu dans un district qui a voté pour Trump avec 17 points d’avance.
Toutes ces dimensions sont importantes pour les démocrates. Ce qui motive les électeurs de Trump plus que toute autre chose, c’est le ressentiment et la colère contre les élites américaines : le sentiment que les riches diplômés d’universités prestigieuses, hors de portée, manquant tout autant de patriotisme que de bon sens, inondent délibérément le pays de migrants, envoient des emplois à l’étranger, provoquent une inflation ruineuse et, en général, « détruisent l’Amérique ». Fox News, Newsmax, Sinclair Media, les animateurs des radios conservatrices et les sites web de la nébuleuse MAGA répètent ce message ad nauseam, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et il a manifestement un impact dans les swing states, augmentant le taux de participation des républicains et faisant la différence au moins auprès de certains électeurs indécis. En ce qui concerne les positions politiques réelles, avec son bilan marqué à gauche, Walz est plus facile à caricaturer de cette manière que Shapiro. Mais lorsqu’il s’agit du contexte et de la personnalité, il n’y a pas de contestation possible.
Walz contribuera à rassurer les électeurs qui considèrent que Kamala Harris est déconnectée de la réalité ou qui, en entendant des sifflets racistes, se demandent si elle est une « vraie Américaine ». Ironiquement, ce sont Trump et J. D. Vance — deux riches diplômés de l’Ivy League — qui ont en réalité bien plus de chances d’être associés à cette élite américaine que Harris, qui a fréquenté l’université Howard, historiquement noire, et Walz. Trump a évidemment construit son image et fait carrière en se présentant comme un outsider en colère : le fils du Queens qui s’insurge sans cesse contre les brillants habitants de Manhattan — auprès de qui il a en réalité tenté à cor et à cris de se faire accepter pendant plusieurs décennies, mais peu importe.
Le positionnement à gauche de Walz — qui se sont accentuées après son élection au poste de gouverneur — sont importantes, tout comme le bilan libéral de Harris, qui a grandi dans la politique californienne, après tout. Comme l’a écrit Jonathan Chait, après avoir satisfait la gauche avec le choix de Walz, la candidate démocrate doit maintenant pivoter vers le centre 53. Les républicains l’accuseront bien sûr d’hypocrisie. Mais venant du parti dont le candidat à la vice-présidence a qualifié son colistier « d’Hitler de l’Amérique » et qui se prosterne aujourd’hui à ses pieds en faisant l’éloge d’un livre qui qualifie littéralement les libéraux « d’Unmenschen » 54 — cette accusation ne semblerait pas particulièrement convaincante.
États-Unis : que se passe-t-il maintenant ? Trois prévisions après la décision historique de Biden
Princeton, NJ, 21 juillet 2024
On dit et peut dire beaucoup de choses de la politique américaine, mais on ne peut pas dire qu’elle soit ennuyeuse. En moins de deux mois, nous avons vu : l’ancien Président et candidat républicain se faire condamner pour un crime (30 mai) ; un débat catastrophique au cours duquel l’actuel président, Joe Biden, s’est montré incapable de mener campagne efficacement (27 juin) ; une tentative d’assassinat dont Donald Trump a réchappé de justesse (13 juillet). Aujourd’hui (21 juillet), le Président Biden se retire de la course et soutient sa vice-présidente, Kamala Harris, pour le poste. À ce rythme, il serait très imprudent de faire des prédictions sur l’issue de cette course à la Maison Blanche.
Bien imprudemment, nous nous risquerons néanmoins à en faire trois sur ce qui pourrait se passer au cours des prochaines semaines et à l’approche de la convention nationale du Parti démocrate qui se tiendra à Chicago au mois d’août.
Une relance pour les démocrates ?
Tout d’abord, comme on pouvait déjà le constater sur les réseaux sociaux dans les heures suivant, la réaction immédiate des ténors démocrates à la décision de Joe Biden a été un immense soupir de soulagement et un nouvel élan d’enthousiasme pour les chances du parti en novembre. Les démocrates ont collecté plus de 5 millions de dollars en un peu plus d’une heure après l’annonce du président des États-Unis. Cette réaction est tout à fait raisonnable. Comme je l’ai déjà écrit dans ces pages, avec Biden comme candidat, à moins d’un événement imprévu et catastrophique, les démocrates étaient certains de perdre. Aujourd’hui, beaucoup de choses sont en suspens — ce qui signifie qu’ils ont, au moins, une chance de gagner.
Kamala Harris est perçue comme une personnalité compétente et sérieuse, ancienne procureure et sénatrice. Si elle était élue en novembre, elle deviendrait à la fois la première femme présidente, la deuxième personne noire et le premier président américain d’origine asiatique — sa mère, originaire du Tamil Nadu, avait la nationalité indienne.
Elle présente aussi un immense avantage par rapport à l’actuel président : la question de l’âge, qui faisait si mal à Biden, peut désormais être retournée contre Trump qui, à 78 ans, est la personne la plus âgée jamais nommée candidate à la présidence dans l’histoire des États-Unis. Le discours d’investiture que Trump a prononcé à la convention républicaine à Milwaukee, ce jeudi — sinueux, mensonger et souvent incompréhensible — commence déjà à figurer dans les spots de campagne des démocrates — qui n’ont désormais plus à craindre que les républicains ne contre-attaquent avec des clips d’un Biden vieillissant.
Kamala Harris bénéficiera par ailleurs d’un nouveau boost au moment où elle choisira son candidat à la vice-présidence. Il s’agira très probablement d’un gouverneur populaire — Jay Pritzker dans l’Illinois, Joshua Shapiro en Pennsylvanie, Gretchen Whitmer dans le Michigan ou encore Andy Beshear dans le Kentucky.
Enfin, Joe Biden lui-même est aujourd’hui salué comme un patriote qui a fait passer l’intérêt national avant le sien — le fait qu’il ait été poussé à le faire à cor et à cri est savamment négligé. Les dons au parti démocrate, qui diminuaient à mesure que les chances de Joe Biden s’amenuisaient, ont d’ores et déjà rebondi : cinq millions de dollars ont été récoltés pour le Parti dans l’heure qui a suivi l’annonce de son retrait 55.
L’effet gueule de bois
Cet élan d’enthousiasme sera probablement suivi d’une sorte d’effet gueule de bois marqué par un regain d’incertitude, de doutes et même de regrets de la part des démocrates.
On se souviendra que Kamala Harris, malgré toutes ses qualités personnelles, n’a pas mené une campagne très impressionnante pour l’investiture présidentielle en 2020, et qu’elle s’est retirée de la course assez tôt. On se souviendra aussi que son bilan comme Vice-Présidente n’est pas marquant — ce qui, en soi, n’est pas inhabituel pour un poste sans grandes responsabilités, que le premier colistier de Franklin Roosevelt avait comparé à un « pitcher of warm piss ». On se souviendra également que, jusqu’à présent, elle n’a pas obtenu de bons résultats auprès des électeurs indépendants et des électeurs des swing states ; que les préjugés à l’égard des femmes et des personnes de couleur lui coûteront inévitablement quelques points de pourcentage de soutien en novembre. On soulignera que les électeurs des primaires démocrates ne l’ont pas choisie et il y a des chances que ses adversaires qualifient sa nomination d’antidémocratique — les républicains portent déjà contre elle cette accusation 56.
En outre, Kamala Harris va devoir commencer à se positionner sur des questions majeures et clivantes. Dans certains cas, elle perdra inévitablement des soutiens, comme sur le conflit israélo-palestien qui, de toute évidence, ne peut pas être évoqué aux États-Unis aujourd’hui sans s’attirer de nombreuses condamnations. On peut également anticiper un certain degré de confusion et de retard — peut-être même des contestations juridiques — lorsque les Démocrates se démèneront pour réorganiser leur convention et transférer à Kamala Harris les fonds et l’organisation mis en place pour Biden. Ces doutes iront-ils jusqu’à conduire un autre démocrate à contester sérieusement l’investiture de Harris ? Cela semble peu probable, car ces candidats seraient immédiatement accusés de semer la discorde et de trahir l’héritage de Joe Biden. Même si cela reste possible à ce stade, il faudrait que Harris commette un faux pas majeur pour véritablement susciter une contestation sérieuse.
Face à la contre-attaque trumpiste
Enfin, les Républicains lanceront immédiatement un tir de barrage féroce contre Harris, à grand renfort de sifflets misogynes et racistes.
Il est peu probable que Trump considère que le retrait de Biden serve ses intérêts. Depuis le débat du 27 juin, il surfait sur la vague de la sénilité de son adversaire et menait dans les sondages, tant au niveau national que dans la plupart des États clefs. Toute sa stratégie de campagne reposait sur l’hypothèse qu’il aurait à affronter Biden — il va maintenant devoir se réorganiser. Les Républicains auraient pu profiter du chaos si Biden n’avait pas immédiatement désigné Harris : cette tergiversation aurait conduit à une lutte désordonnée lors de la convention et peut-être à un candidat différent.
Pour autant, Trump préfère probablement faire face à Harris plutôt que d’avoir maille à partir avec un gouverneur démocrate populaire. De toute évidence, il peut facilement lier Harris à l’administration « ratée » de Biden et aux politiques qu’il n’a eu de cesse de déformées avec mauvaise foi avec tout au long de la campagne — comme la prétendue « ouverture » de la frontière sud par Biden ou sa prétendue tolérance à l’égard d’une inflation « incontrôlable ». Les Américains sont d’humeur maussade et ont largement désapprouvé la présidence de Biden — ou plutôt la présidence Biden-Harris comme les Républicains vont désormais l’appeler. Trump et les républicains du Congrès accuseront également Kamala Harris pour avoir prétendument caché l’état de santé du président des États-Unis. Ils pourraient même penser utiliser cet argument comme base à une procédure d’impeachment.
Enfin, on peut s’attendre à ce que des membres du parti républicain commencent à faire circuler de fausses allégations sur l’éligibilité de Kamala Harris à la présidence, comme l’a proposé pour la première fois en 2020 l’avocat de Donald Trump, John Eastman 57 — qui a été inculpé et risque la radiation du barreau pour son rôle dans l’assaut contre le Capitole du 6 janvier 2021. En effet, la Constitution américaine limite l’accès à la présidence aux citoyens « nés naturellement » aux États-Unis — ce qui est généralement interprété comme « personnes nées aux États-Unis », comme c’est le cas de Kamala Harris même si aucun de ses parents n’était citoyen américain à l’époque de sa naissance — son père était jamaïcain, sa mère indienne. Or Eastman a affirmé de manière douteuse que, pour cette raison, elle n’aurait pas dû acquérir automatiquement la citoyenneté américaine. Toute contestation juridique de son éligibilité est susceptible d’échouer devant les tribunaux — même s’il faut s’attendre à tout après la dernière décision de la Cour suprême en faveur de Donald Trump. Mais l’obtention d’une décision de justice, d’une condamnation légale de la candidate n’est pas l’objectif principal des controverses fabriquées par les « birthers » — comme celles qui avaient émergé autour de la naissance de Barack Obama et qui avaient contribué à mettre Donald Trump sur le devant de la scène politique. L’objectif le plus immédiat est de mettre en évidence la dimension prétendument étrangère et non américaine de cette personne. Un parti dont les membres les plus extrémistes attaquent déjà leur propre candidat à la vice-présidence, J.D. Vance, pour avoir épousé une Sikh 58, n’aura guère de scrupules à faire bien pire à Kamala Harris sur ce point.
À ces trois prédictions, il semble naturel d’en ajouter une dernière : quoi qu’il arrive, il faudra s’accrocher. Les prochaines semaines, les prochains mois seront particulièrement turbulents aux États-Unis d’Amérique.
Après Butler : le feu de la campagne et la bataille de la personnalité
Princeton, NJ, 15 juillet 2024
En tant qu’historien, j’aime à penser qu’il est possible d’inscrire le cours des événements humains dans des schémas qu’un observateur attentif pourrait être à même de découvrir et d’expliquer en étudiant leur existence et leur régularité. Certains jours me rappellent, en l’occurrence trop brutalement, que de minuscules hasards peuvent avoir des conséquences massives, explosives et imprévues. Qu’ils peuvent même faire basculer l’histoire dans une nouvelle direction.
Le 13 juillet, ce hasard était la trajectoire d’une balle, déterminée par la précision hésitante d’un jeune tireur instable et par le vent. Si cette trajectoire avait été altérée de quelques millimètres, Donald Trump serait mort aujourd’hui — et les États-Unis seraient peut-être en train de sombrer dans le chaos.
Imaginons un instant. Le parti républicain n’a pas de candidat de repli. Sa convention nationale commence aujourd’hui. Les partisans de Trump imputent l’assassinat aux démocrates. Exigent la démission immédiate de Biden. Le niveau de colère dans le pays augmente de manière exponentielle — faisant planer de manière très concrète la menace d’une violence de masse, à grande échelle. Imaginons encore : des gouverneurs républicains et des assemblées d’État défient l’autorité du gouvernement fédéral pour empêcher la réélection de Joe Biden.
Au lieu de cela, Trump est en vie.
Pour ses partisans, il est plus que jamais un héros. Son attitude remarquable pendant la fusillade a augmenté la probabilité déjà grande de son élection pour un second mandat en novembre. Était-il en état de choc lorsque, le sang ruisselant sur son visage, il s’est levé entouré des membres du Secret Service, a levé le poing en l’air en criant « Fight ! Fight ! USA ! USA ! » ? Peut-être. Mais il était difficile, à ce moment-là, de ne pas éprouver de la sympathie et de l’admiration pour lui. Soyons clairs : je pense toujours que Trump est le pire président que les États-Unis aient connu — doublé d’un narcissique dangereux et de l’incarnation vivante des sept péchés capitaux. Je ne voterai jamais pour lui. Pourtant, même moi, j’ai éprouvé à ce moment-là de la sympathie et de l’admiration pour lui. C’est humain.
La manière dont se sont déroulés les folles heures qui entourent la tentative d’assasinat de Butler profite à Trump à bien des égards. Certains de manière évidente — d’autres moins. Elle suscitera d’abord l’enthousiasme et la mobilisation de ses partisans déjà zélés. Elle amènera ensuite les électeurs indécis à se ranger de son côté. En détournant l’attention des démocrates, il atténuera enfin la pression exercée sur Joe Biden pour qu’il se retire et laisse un autre candidat, plus éligible, se présenter à sa place.
Cette semaine, la Convention républicaine se tient à Milwaukee. Avant l’assassinat manqué, la couverture médiatique se serait probablement concentrée sur la radicalité du parti et sa fidélité malsaine à son leader incontesté. L’événement aurait donné aux démocrates l’occasion de détourner l’attention de la faiblesse de leur propre candidat pour braquer les projecteurs sur les défauts de l’autre. Aujourd’hui, la Convention républicaine sera largement perçue comme le triomphe personnel de Trump, et les inquiétudes concernant son extrémisme seront contrebalancées par la question de savoir si les avertissements apocalyptiques concernant Trump venant de l’autre camp — on pense, par exemple, à la récente une de New Republic qui le dépeint littéralement en Hitler — ont contribué à la tentative d’assassinat.
Plus important encore, l’attitude héroïque de Trump face aux balles pourrait renverser la vapeur sur son plus grand point faible actuellement : sa personnalité.
Jusqu’à présent, même nombre de ses partisans les plus inconditionnels reconnaissaient que l’ancien président n’est en aucun cas a good man. Certains ont même eu recours à des comparaisons bibliques improbables pour le présenter comme un « instrument imparfait » du plan de Dieu 59. Imparfait, c’est le moins que l’on puisse dire. Or rien ne lave plus rapidement la réputation d’un monstre moral que les images de victimisation et d’héroïsme comme celles qui dominent actuellement les écrans de télévision, les unes des journaux et à peu près n’importe quelle page Internet sur les réseaux sociaux. C’est cette ligne-là que le parti républicain poussera de toutes ses forces d’ici novembre.
Il est certes possible que la fusillade change finalement moins de choses qu’on ne le pense ou qu’on ne l’anticipe. Il faut toujours garder à l’esprit que les divisions politiques aux États-Unis ne sont pas seulement gigantesques — elles sont aussi complètement pétrifiées. Quel que soit le cours des événements, la plupart des électeurs ne changeront pas d’avis à ce stade. Politiquement, nous vivons encore dans un monde où l’élection présidentielle dépendra probablement du taux de participation et des choix d’une petite minorité d’électeurs en Arizona, au Nevada, au Wisconsin, au Michigan, en Géorgie, en Caroline du Nord et en Pennsylvanie. D’ici novembre, le flot continu de mensonges et de menaces scandaleuses que Trump profèrera chaque fois qu’il ouvrira la bouche pourrait éclipser le souvenir de la tentative d’assassinat de Butler et la performance désastreuse de Joe Biden lors du débat d’il y a deux semaines. Cette constante, cette inertie a réconforté et donné des munitions rhétoriques aux démocrates qui ont insisté au cours des deux dernières semaines sur le fait que Joe Biden pouvait encore gagner et qu’il serait dangereux une erreur de le remplacer.
C’est un pari. Car en fin de compte, ces arguments ne convainquent pas. Les votes ne sont pas entièrement prédéterminés : il reste toujours au moins une marge de manœuvre pour le changement. Même avant le débat, les sondages donnaient Biden, au mieux, dans une situation d’égalité avec Trump, au pire, avec plusieurs points de retard dans les États clefs du champ de bataille. Le débat, puis l’image de Trump face aux balles, ont-ils incité qui que ce soit à voter pour Biden ? De toute évidence, non. Dans l’état actuel des choses, à moins d’un nouvel événement catastrophique et imprévu, si Biden reste le candidat démocrate, il est pratiquement certain de perdre. Il serait logique que les démocrates le remplacent.
Un autre candidat — très probablement la vice-présidente Kamala Harris — perdrait aussi, probablement. Mais en bouleversant la course et en introduisant un nouveau degré d’incertitude dans une campagne déjà sous très haute tension, ce candidat pourrait au moins avoir une chance 60. Les sondages actuels n’offrent pas de véritable indication sur les résultats qu’il ou elle pourrait obtenir en novembre, car la donne changera de fait énormément si Joe Biden se retire. Mais le fait est que Biden lui-même semble déterminé à rester dans la course. Bercé d’illusions, il pense être le seul à pouvoir sauver les États-Unis d’une deuxième avènement de Trump — développant lui aussi son propre narcissisme.
La perception de ce narcissisme par le public ne pourra que nuire davantage à Biden. Entre les inquiétudes malheureusement fondées quant à sa force et à ses capacités mentales, il est en train de perdre sur le terrain sur lequel il avait l’avantage — la personnalité. L’image qu’il est en train d’acquérir — celle d’un vieillard bourru et obstiné, accroché à son élection comme Harpagon à sa cassette et qui mène son parti dans le mur — semble se refermer désormais sur lui. Au même moment, c’est par sa personnalité que Donald Trump force le respect et prend l’avantage. Grâce à la trajectoire d’une balle.
Le débat de la débâcle
Princeton, NJ, 29 juin 2024
Pendant des mois, la course à la présidence des États-Unis a semblé presque figée, les deux candidats ayant déjà été choisis et la plupart des événements clefs se déroulant dans l’enceinte des tribunaux plutôt que dans les meetings de campagne. Mais ce jeudi, tout a basculé. La première rencontre télévisée entre Joe Biden et Donald Trump est rapidement devenue le débat présidentiel le plus important depuis le face-à-face de Kennedy contre Nixon en 1960 — peut-être même le plus important de tous les temps. Contrairement à 1960, ce fut une débâcle pour le démocrate. Balbutiant, hésitant, parfois confus et inintelligible, le président Biden n’a pas seulement eu l’air douloureusement vieux : il a été totalement incapable de contrer efficacement le flot d’insultes et d’affabulations de Donald Trump — qui l’a bien mené.
Dans le dernier épisode de cette chronique, j’écrivais qu’après sa condamnation pénale à New York, Trump avait l’air ébranlé et qu’il semblait encore moins de bon sens que d’habitude. J’avais même émis l’hypothèse que, des deux vieillards qui s’affrontent pour la présidence, Trump pourrait bien être le premier à plier sous la pression d’une campagne présidentielle.
Manifestement, c’était un vœu pieu.
Il est vrai qu’il y a à peine trois mois et demi, Joe Biden prononçait un discours énergique sur l’état de l’Union qui réussissait, pour un temps, à apaiser les inquiétudes concernant son âge avancé. Trump et ses alliés ont alors même prétendu que le président avait pris des médicaments pour améliorer sa performance. Mais le vieillissement n’est pas toujours un processus régulier et progressif. Il est tout à fait possible qu’entre le Biden enflammé du discours de mars et le Biden confus et fragile du débat de juin, un sérieux ralentissement se soit produit.
Même si cela ne changera rien à la crise politique à laquelle les démocrates sont désormais confrontés, Joe Biden n’a en réalité donné aucun signe de sénilité jeudi. De nombreuses personnes âgées conservent des capacités mentales essentielles, même si elles deviennent plus lentes et plus hésitantes, plus sujettes aux erreurs verbales et aux trous de mémoire, en particulier sous pression. En fait, si l’on met de côté la performance et que l’on juge le débat uniquement sur la valeur des arguments et l’exactitude des faits présentés, Biden l’a facilement emporté. Mais en politique, comme dans la plupart des domaines, la performance occupe une large place dans l’équation. Le Biden qui s’est présenté jeudi soir face aux Américains n’était plus un candidat efficace. Il est fort possible qu’il ne soit plus un président efficace.
Comme j’aurais également dû le noter, les pressions exercées sur Biden ont été beaucoup plus fortes que celles exercées sur Trump. Après tout, Biden prend son travail de président au sérieux — notamment en essayant de gérer les deux crises massives et insolubles de politique étrangère que sont l’Ukraine et Gaza. Il prend également sa campagne au sérieux. Trump, quant à lui, passe beaucoup moins de temps à faire quoi que ce soit qu’une personne ordinaire considérerait comme du travail. Contrairement à Biden, il n’a manifestement pas pris la peine de se préparer pour le débat de jeudi soir — il est plus facile, c’est vrai, d’inventer des choses que de s’informer sur un sujet et de mémoriser des faits. La prestation de Trump lors du débat s’est résumée à de la mendicité et de la fabulation d’un bout à l’autre. Ses affirmations selon lesquelles les États-Unis étaient un paradis sous sa présidence et sont immédiatement devenus un enfer sous celle de Biden étaient absurdes à première vue et faciles à démystifier. Biden a tenté d’interpeller Trump en répétant à plusieurs reprises qu’il mentait. Mais ce dernier n’a eu qu’à lui renvoyer l’accusation : le menteur, c’est vous. Et comme on pouvait s’y attendre, l’échange s’est rapidement transformé en quelque chose qui ressemblait davantage à une bataille de nourriture dans une cantine d’école maternelle plutôt qu’à un débat.
Trump, quant à lui, a fait preuve d’une certaine cohérence consternante. Les critiques ont trop insisté sur le fait qu’il divague souvent de manière incohérente pendant ses meetings. Contrairement à Biden, qui tente d’appréhender la complexité du monde, la vision de Trump est unidimensionnelle. Il juge tout selon le seul critère de l’avantage et du plaisir immédiat qu’il en retire. C’est une créature amorale, un pur « ça » sans moi ni surmoi — le seul succès tangible de Biden jeudi a d’ailleurs été sa petite phrase sur le fait que Trump avait la morale d’un « chat de gouttière » (alley cat). Si Trump peut divaguer dans ses monologues, dès lors qu’il est contraint de répondre à des questions — comme lors d’un débat — ses réponses sont en fait assez prévisibles et invariables. Elles sont, pourrait-on dire, non seulement constamment mensongères, mais aussi monstrueusement cohérentes.
Face à l’ampleur du désastre de jeudi, peut-on sauver les États-Unis d’une seconde présidence Trump ? À moins d’une crise de santé pour l’ancien président, ou d’un rétablissement miraculeux pour Biden, il semble peu probable que l’actuel porte-drapeau démocrate puisse l’emporter en novembre. Il ne peut pas compter sur une aide supplémentaire de l’économie, qui se porte déjà très bien. Il ne peut compter sur aucune amélioration de la situation internationale.
Biden pourrait-il se retirer ? De nombreux commentateurs américains lui demandent déjà de le faire, même si — fait notable — aucun des principaux responsables démocrates ne l’a fait — Barack Obama lui ayant même renouvelé son soutien. En tout état de cause, les moyens par lesquels le parti pourrait le remplacer ne sont pas du tout clairs. Michael Tomasky, rédacteur en chef du New Republic, l’un des meilleurs commentateurs libéraux actuels de la politique, a étudié la question en profondeur : pour qu’un candidat démocrate apparaisse sur les bulletins de vote des cinquante États, le parti devrait officiellement le désigner avant le début du mois d’août — il reste donc deux semaines avant la convention qui est le seul lieu possible pour le choix d’un remplaçant. Rien n’indique que l’impopulaire vice-présidente Kamala Harris ferait mieux face à Trump que Biden. Dans le même temps, si le parti la laisse tomber, une partie des Afro-Américains — en particulier les femmes afro-américaines — pourraient refuser avec colère de voter en novembre. Et les gouverneurs démocrates qui auraient pu avoir une chance de battre Trump s’ils avaient obtenu l’investiture lors d’une campagne primaire normale — Gretchen Whitmer (Michigan), Gavin Newsom (Californie), Jay Pritzker (Illinois) ou Joshua Shapiro (Pennsylvanie) — restent largement inconnus du grand public.
Le lendemain du débat désastreux, Biden, s’exprimant à partir d’un discours préparé sur un téléprompteur, semblait beaucoup plus confiant et énergique que la veille.
À mon humble avis, les dirigeants du parti démocrate, ne sachant pas comment le remplacer, encouragés par cette performance et espérant contre toute attente qu’en novembre, le souvenir du débat se sera estompé, feront ce qui leur vient trop naturellement à l’esprit : rien. Bien sûr, un événement imprévu peut encore bouleverser cette étrange campagne présidentielle. Mais pour l’instant, dans la sidération, il semble que la campagne de Biden ait pris un coup fatal.
La politique américaine à l’ère de la post-condamnation
Princeton, NJ, 2 juin 2024
S’il fallait encore une preuve de la bizarrerie totale de la politique américaine en 2024, la voici : un candidat politique soudoie une star du porno pour qu’elle taise leur liaison adultère, puis falsifie des documents commerciaux pour dissimuler la transaction. Ce délit lui vaut une condamnation pénale. Un parti politique normal désavouerait cet homme politique aussi rapidement et aussi bruyamment que possible. Un électorat normal ne serait pas à une année lumière de le réélire. Pourtant, Donald Trump reste le héros et le leader incontesté du parti républicain — et il conserve de fortes chances de remporter l’élection de 2024.
Il est encore trop tôt pour déterminer les retombées électorales de la condamnation de Trump.
Dans l’immédiat, elle a attisé l’indignation sincère des fidèles du Make America Great Again (MAGA) et l’indignation — le plus souvent feinte — des élus républicains, qui ont uniformément dénoncé la condamnation de l’ancien président par un jury populaire comme un sinistre complot contre l’Amérique. Dans de nombreuses régions des États-Unis, les voyageurs verront cette semaine des drapeaux flottant à l’envers cette semaine : un signal de détresse que la Heritage Foundation et les partisans MAGA ont adopté pour montrer leur rejet du verdict et, plus largement, du gouvernement démocratiquement élu de Joe Biden.
Certains sondages prédisent que la condamnation retournera au moins quelques électeurs contre Trump, tandis que d’autres disent le contraire 61. Les partisans convaincus ont pris leur décision il y a longtemps, bien sûr, mais les électeurs qui commencent à s’intéresser à l’élection présidentielle — il doit bien y en avoir quelque part — pourraient peut-être réfléchir à deux fois avant de voter pour un délinquant condamné. D’un autre côté, si les événements qui bouleversent le monde continuent à se produire au rythme des deux dernières années, et si Trump continue à tenir de nouveaux propos scandaleux chaque jour, cette condamnation pourrait, en novembre, sembler être un lointain souvenir pour la plupart des Américains.
Comme cela a été le cas tout au long de la dernière décennie, Donald Trump espère survivre et même tirer profit de ce dernier développement scandaleux grâce à son seul, grand et étrange talent. Ce que Picasso était à l’art, Donald Trump l’est à l’impudeur. Il ne reconnaît jamais ses torts, n’assume jamais ses responsabilités, n’exprime jamais le moindre doute, n’essaie même pas de dire la vérité et renvoie chaque critique et chaque attaque à son adversaire — il traitait ainsi Hillary Clinton de « marionnette », Joe Biden de « dictateur » et les États-Unis de ce dernier « d’État fasciste ». L’expression « fake news » a peut-être été lancée dans le débat par les démocrates contre Trump en 2016 — mais ce dernier l’a faite sienne de manière bien plus efficace. Tout ce qu’il fait et dit est « parfait » et « merveilleux ». Tout ce que font et disent ses adversaires est « méchant », « corrompu » — « une honte ». Ces pitreries ont peut-être la grâce et la sophistication d’une bataille de nourriture d’école maternelle — mais elles fonctionnent.
Elles fonctionnent tout d’abord parce que la transgression joyeuse des normes politiques par Trump ravit cette immense partie de la population qui éprouve un intense ressentiment à l’égard des élites éduquées. Ces hommes et ces femmes, en grande partie blancs et sans diplôme universitaire, estiment que les élites ont fait preuve de condescendance à leur égard, ont nui à leurs moyens de subsistance et ont adopté des politiques dangereuses, ridicules et offensantes — « frontières ouvertes », droits des personnes trans, « critical race theory »… Ils ne croient pas nécessairement tout ce que Trump dit, mais ils aiment pour sa pugnacité et sa grossièreté — « dire les choses telles qu’elles sont ». Et l’énorme réseau de propagande trumpiste qui s’étend à la télévision, à la radio, à la presse écrite et surtout aux réseaux sociaux maintient avec maestria leur ressentiment et leur indignation à un niveau élevé. En quelques années, ils sont devenus ce qu’il faut désormais considérer comme l’un des mouvements politiques les plus puissants de l’histoire récente des États-Unis.
Grâce à ce mouvement, les responsables et commentateurs républicains — dont beaucoup appartiennent eux-mêmes aux élites éduquées — n’ont d’autre choix que de répéter la ligne du parti avec une ferveur et une fausse sincérité qui n’a rien à envier à celles des apparatchiks staliniens vers 1937. Je doute que beaucoup d’éminents politiciens ou hommes de médias conservateurs croient honnêtement que Trump ait été un époux fidèle et un homme d’affaires honnête. Ils savent qu’il a couché avec Stormy Daniels et qu’il a délibérément falsifié ses documents commerciaux. Ils savent également qu’il a perdu les élections de 2020 ; qu’il a conspiré pour renverser cette élection et qu’il a fait preuve d’une négligence criminelle à l’égard de pièces à conviction hautement secrètes relatives à la sécurité nationale.
Mais ils savent également que le fait de dire tout cela à voix haute mettrait fin à leur carrière.
Peut-être ont-ils réussi à se convaincre eux-mêmes que seul Trump pouvait sauver les États-Unis des méchants démocrates, et qu’ils devaient donc le soutenir avec toutes ses imperfections. Peut-être sont-ils simplement cyniques. Quoi qu’il en soit, il est leur idole, leur Kim Jong-Un. Ceux qui aspirent à devenir son vice-président tentent même de le surpasser. « Notre président actuel est un homme dément soutenu par des gens méchants et dérangés prêts à détruire notre pays pour rester au pouvoir » a récemment tweeté le sénateur Marco Rubio, qui, il y a huit ans, dénonçait Trump comme un « escroc » lâche.
J’ai le sentiment que si la condamnation de Trump peut influencer l’élection, ce sera davantage en raison de son effet sur Trump lui-même que de son effet sur les quelques poignées d’électeurs indécis qui restent.
Rubio n’avait pas tort lorsqu’il a qualifié Trump de lâche. L’ancien président a la peau très fine : il n’est pas impossible qu’il ait décidé de se présenter à l’élection présidentielle seulement après que Barack Obama, en réponse à la polémique sur son lieu de naissance, eut publiquement celui qui n’était alors qu’un homme d’affaires lors du dîner des correspondants de la Maison-Blanche de 2011. Selon la plupart des journalistes, le verdict annoncé jeudi a bel et bien ébranlé Trump. Le lendemain, son discours était encore plus confus et incohérent que d’habitude 62. Il n’a pas dû non plus se réjouir que sa femme, Melania, qu’il a trahi, soit restée totalement absente durant le procès et qu’elle n’ait jusqu’à maintenant fait aucune déclaration pour le soutenir.
Même si Trump aime se donner une image de force, il reste un homme colérique de 77 ans qui tente de faire face à de multiples inculpations pénales et à des jugements civils en masse à son encontre au milieu d’une campagne électorale qui, par nature, est punitive et intense. Sera-t-il capable de résister à la pression ? Joe Biden, de quatre ans l’aîné de Trump, a l’air bien plus frêle et est à longueur de journée qualifié de sénile, sénescent, dément, faible, infirme… Trump répète régulièrement que Biden aurait eu besoin de cocaïne pour prononcer son discours enflammé sur l’état de l’Union en mars… Or malgré l’instabilité que l’on pourrait attendre d’un homme de 81 ans, Biden semble en bien meilleure forme que Trump — et les pressions qu’il subit sont d’ordre politique et non personnel. Si je devais parier sur laquelle de ces deux personnes âgées court le plus le risque de s’effondrer de manière spectaculaire avant l’élection, je miserais sur Trump.
Split screen : les campus et les tribunaux
Princeton, NJ, 13 mai 2024
Depuis quelques semaines, l’élection présidentielle se déroule par drames interposés : les deux candidats se retrouvent impliqués malgré eux dans des affaires dont l’issue est dans les deux cas largement indépendante de leur volonté. Pour Donald Trump, il s’agit de son procès pénal à New York. Pour Joe Biden, c’est la guerre à Gaza et l’agitation qui en résulte sur les campus américains.
Dans le premier cas, le drame est circonscrit et les acteurs sont connus. Depuis deux semaines, Trump est inconfortablement assis sur le banc des accusés et écoute jour après jour les procureurs présenter son dossier de falsification de documents commerciaux et les témoins relater les détails sordides de sa liaison avec l’actrice pornographique Stormy Daniels. L’ancien président publie chaque jour des messages sur son procès 63 — qui varient de la colère à l’auto-apitoiement. Trump joue également un jeu dangereux avec le juge Juan Merchan : il a violé à plusieurs reprises ses intimations au silence, accumulé les amendes et mis au défi ce juriste expérimenté de l’emprisonner pour outrage à magistrat. Âgé de 78 ans, il n’a manifestement aucune envie de passer du temps dans une cellule de prison. Mais des images de lui en garde à vue pourraient enflammer sa base qui s’est déjà désintéressée du procès — à en juger par la poignée de partisans 64 qui se rassemblent chaque jour devant le tribunal —, de sorte que cette option semble manifestement le tenter. Ces jours-ci, l’accusation appelle à la barre son principal témoin, l’ancien avocat de Trump Michael Cohen, et le procès doit encore durer plusieurs semaines. Il semble également de plus en plus certain qu’il s’agit de la seule affaire criminelle 65 contre Trump qui pourrait voir son dénouement — ou même son commencement — avant l’élection.
Si le drame de Trump a un côté comique — avec les révélations 66 sur son pyjama en satin et son penchant pour la fessée —, celui de Biden est tout à fait sérieux. La guerre de Gaza, avec ses plusieurs dizaines de milliers de morts palestiniens, a provoqué les plus grandes manifestations étudiantes aux États-Unis depuis les années 1960. Les manifestants eux-mêmes ont été accusés d’antisémitisme, divisant les campus et exerçant une pression sans précédent sur les administrations pour qu’elles appliquent des mesures disciplinaires strictes. Dans plusieurs établissements — l’université de Columbia 67 en étant l’exemple le plus visible — la police est intervenue pour démanteler les « campements » de protestataires, expulser les étudiants des bâtiments occupés et procéder à des arrestations. Ces actions, à leur tour, ont suscité une intense colère de la part des étudiants. Une grande partie de cette colère s’est répercutée sur les élections, les étudiants condamnant « genocide Joe » pour l’aide américaine à Israël et pour avoir pris le parti des administrateurs de l’université au nom de la lutte contre une « montée féroce de l’antisémitisme » 68 sur le campus.
Cette colère aura-t-elle un effet sur l’élection ? C’est tout à fait possible.
Certes, les sondages continuent de montrer 69 que la plupart des étudiants ne comptent pas la guerre parmi leurs principales préoccupations. Mais le parti démocrate a besoin d’étudiants militants non seulement pour voter pour Biden, mais aussi pour faire campagne pour lui et mobiliser les votes en novembre. Or à ce stade, Biden ne suscite pas beaucoup d’enthousiasme sur les campus — c’est le moins que l’on puisse dire.
Une telle situation a un précédent. En 2000, la campagne progressiste indépendante de Ralph Nader, qui avait réussi à attirer de nombreux étudiants activistes, avait coûté la présidence à Al Gore et conduit aux huit années désastreuses de l’administration Bush. Seize ans plus tard, la campagne encore plus extravagante de Jill Stein a probablement eu des conséquences cruciales dans plusieurs États clefs, contribuant à porter Donald Trump au pouvoir. Les quatre années de présidence Trump ont choqué la gauche progressiste, qui s’est rassemblée derrière Biden en 2020. Mais les gens ont la mémoire courte — et l’ambiance sur les campus est assez tendue.
À gauche, une nouvelle vision politique est en train de se former, qui considère les libéraux comme Biden non pas comme des alliés trop prudents et pusillanimes dans la lutte pour la justice sociale, mais comme des adversaires « néolibéraux » à part entière. Un article récent de Jacobin 70, par exemple, se moque d’eux parce qu’ils voient dans le trumpisme une résurgence du fascisme. « Pour les libéraux, y lit-on, il est plus facile d’accuser le « fascisme » — ou la « rage rurale blanche » ou les « déplorables » ou les « nationalistes chrétiens » — d’être à l’origine des problèmes de notre pays que le néolibéralisme dérégulateur, financiarisé et militariste de Bill Clinton et Barack Obama. » Un essai paru dans The London Review of Books 71 va plus loin, se demandant s’il y a vraiment une différence entre « un gouvernement libéral supposé progressiste » et Trump. Son auteur poursuit : « Il y a un refus des libéraux d’accepter la responsabilité du monde qu’ils ont créé, à travers leur soutien aux guerres au Moyen-Orient, leur acceptation de l’inégalité et de la pauvreté croissantes, les coupes dans les services publics, l’action climatique réduite au minimum et l’incapacité à créer des emplois stables et porteurs de sens. » L’influent historien Samuel Moyn a fourni une base intellectuelle à cette vision avec une série d’ouvrages — dont le plus récent est Liberalism Against Itself 72 — qui reproche aux libéraux d’avoir abandonné une ancienne foi progressiste plus large et d’avoir accepté à la fois la spirale des inégalités et l’empire américain.
Cette vision nous semble biaisée et trompeuse 73. La plupart des libéraux américains se sont opposés à la guerre en Irak et se sont battus avec acharnement sur la question des services publics et ou celle du changement climatique. Barack Obama a sorti les États-Unis d’Irak et a donné une assurance maladie à des millions de personnes. Joe Biden nous a sortis d’Afghanistan et a fait passer des lois importantes sur les infrastructures et le changement climatique. Mais la gauche progressiste considère ces réalisations très concrètes, accomplies malgré la résistance féroce des républicains dans un pays extrêmement polarisé, comme des demi-mesures sans conséquence — voire comme une complicité effective avec les forces sinistres du néolibéralisme et de l’empire. Ce courant considère également que ces mesures se trouveront éclipsées par le soutien de Joe Biden à Israël et par son approbation apparente du déploiement d’une police « militarisée » sur les campus universitaires. Cette vision trouve un écho chez les manifestants en colère qui trouvent qu’il est trop facile de présenter Biden comme le regrettable jouet des mégadonateurs milliardaires des universités, des fabricants d’armes et de Benjamin Netanyahou : le nœud où le néolibéralisme et l’empire américain se rejoignent. Un professeur d’histoire de l’université de Chicago s’est fait l’interprète de beaucoup en tweetant 74 : « Je ne me réjouis pas d’une autre présidence Trump, mais je dois admettre que mon mépris pour Biden est désormais plus profond que pour Trump, qui n’est qu’un fasciste instinctif sans cervelle — contrairement à Biden, qui décide délibérément d’aligner le libéralisme américain sur l’extrême droite mondiale. » Les personnes qui pensent ainsi ne voteront peut-être pas pour Trump, mais elles ne risquent pas de faire grand-chose pour l’arrêter non plus.
Il est tout à fait possible qu’en novembre, ces manifestations pèsent moins lourd sur l’élection que cela ne semble être le cas aujourd’hui. Si Israël et le Hamas s’accordent sur un cessez-le-feu, si la convention démocrate de Chicago se déroule sans perturbations majeures et si la réalité d’une seconde administration Trump commence à se faire jour, les étudiants pourraient bien oublier leurs slogans de « genocide Joe » et œuvrer pour une victoire démocrate. Si Donald Trump se présente à l’élection comme un criminel condamné, libéré sous caution dans l’attente de sa sentence tandis que ses discours deviennent encore plus délirants et paranoïaques — si c’est encore possible — alors l’élection pourrait basculer en faveur de Biden. Mais à ce stade, tout est encore possible. Les sondages les plus récents 75 indiquent une élection qui pourrait se jouer à pile ou face.
Le seul autre événement électoral notable de ces dernières semaines nous ramène à de la basse comédie : les manœuvres désespérées des Républicains pour devenir le candidat de Trump à la vice-présidence.
Kristi Noem, l’explosive gouverneure du Dakota du Sud, semblait en bonne position dans les sondages, malgré les histoires sur sa liaison adultère 76 avec l’ancien collaborateur de Trump, Corey Lewandowski. Mais elle a probablement coulé ses chances avec la publication de ses mémoires où elle se vante d’avoir abattu un chien de 14 mois difficile à dresser dans une carrière de gravier 77. Le sénateur Tim Scott, qui semble avoir dépassé même son collègue de Caroline du Sud Lindsay Graham dans le concours du « partisan le plus obséquieux de Trump », dit maintenant en substance que l’élection ne sera pas légitime 78 si Trump ne gagne pas. Mais pour l’instant, les paris se tournent vers la représentante de New York, Elise Stefanik, une ancienne modérée (et ancienne élève de Harvard) devenue la Grande Inquisitrice de la Ivy League 79. Si Trump, l’emportait en novembre, elle pourrait bien devenir la première femme présidente des États-Unis.
Pourquoi Trump est dans une dynamique favorable
Princeton, NJ, 8 mars 2024
Ces deux dernières semaines, les chances de voir Donald Trump revenir au pouvoir se sont considérablement renforcées. Trois raisons l’expliquent.
Tout d’abord, Trump vient d’établir sans conteste sa domination absolue sur le Parti républicain. Ses membres le soutiendront avec euphorie en novembre. Sa victoire écrasante aux primaires républicaines lui a permis d’éliminer Nikki Haley dans tous les scrutins à l’exception des circonscriptions plutôt libérales de Washington D.C. et du Vermont. Après ses défaites cuisantes du « Super Tuesday », Nikki Haley a fini par abandonner. Si elle n’a pas encore cédé jusqu’à soutenir Trump, elle n’hésitera pas à le faire une fois que ses attaques acides contre celui qu’elle avait surnommé le « candidat du chaos, mentalement inapte » 80 appartiendront au passé.
Ensuite, Trump a bénéficié de deux décisions très importantes de la Cour suprême. Le 28 février, les juges ont accepté de repousser jusqu’à la dernière date possible de leur mandat, le 25 avril, l’audition qui devrait débattre de son immunité pour sa tentative d’entraver les résultats de l’élection de 2020. S’ils attendent, comme c’est probable, jusqu’à la fin du mois de juin pour rendre leur décision, il sera sans doute impossible d’organiser un procès fédéral pour cette accusation avant l’élection. Puis le 4 mars, les juges ont annulé la décision de la Cour suprême du Colorado d’exclure Trump du scrutin dans cet État — ce que la Cour prétendait légitime, puisque le 14e amendement interdit aux « insurgés » d’occuper des fonctions fédérales.
Sur les quatre affaires dans lesquelles Trump fait l’objet de poursuites pénales, seule la plus faible et la moins nuisible est encore susceptible de se conclure avant l’élection. Il s’agit de la falsification de documents achetant le silence d’une actrice pornographique, Stormy Daniels, avec laquelle Trump a eu une liaison adultère. Le procès qui se tient à New York devrait débuter fin mars. Une autre procédure en Géorgie liée aux tentatives de renversement des élections de 2020 est en suspens en raison des accusations de corruption à l’encontre du procureur général. Aucune date n’a par ailleurs encore été fixée pour le procès portant sur les violations de sécurité liées à des documents présidentiels. La juge chargée de cette affaire, Eileen Cannon, nommée par Trump, a fait jusqu’à présent tout ce qui était en son pouvoir pour retarder l’audience. En bref, la possibilité que Trump se présente devant les électeurs en novembre en ayant été condamné s’est très nettement affaiblie.
La troisième raison, aussi étonnant que cela puisse paraître, est l’économie. Un nouveau sondage de CBS News 81 révèle que 59 % des Américains qualifient la situation économique actuelle de « mauvaise » et seulement 38 % de « bonne ». En revanche, 65 % des Américains considèrent que l’économie sous Trump était « bonne », et seulement 28 % qu’elle était « mauvaise ». Bill Clinton était peut-être un peu schématique lorsqu’il disait que « seule l’économie compte » en 1992. Mais en temps de paix — et les États-Unis sont toujours en temps de paix, malgré l’aide apportée à Israël et à l’Ukraine —, les préoccupations économiques comptent plus que tout autre sujet dans les élections présidentielles.
On peut s’étonner que les Américains considèrent que l’économie va mal, mais ce ressenti repose sur une réalité. Les statistiques sont certes très positives : la croissance du pays est élevée, le taux de chômage faible, le marché boursier connaît des records, et l’inflation s’est ralentie juste au-dessus des 3 %. Sous Trump, en revanche, la pandémie a fait grimper le taux de chômage jusqu’à 15 % et entraîné une baisse temporaire du PIB de 9 %.
Mais à y regarder de plus près, on observe que relativement peu d’Américains ont souffert de la récession économique provoquée par la pandémie grâce aux 6 000 milliards de dollars du fonds de relance, dont plus de 800 milliards de dollars ont été versés directement aux Américains à faibles et moyens revenus, et grâce à une augmentation massive des allocations chômage. Dans les faits, nombre d’entre eux s’en sont étonnamment bien sortis, y compris et surtout les enfants. En 2022, grâce aux prestations liées à la pandémie, le niveau de pauvreté des enfants a atteint le chiffre record de 5,2 % 82. Un an plus tard, après la fin de ces prestations, il s’élevait à 12,4 %. Biden n’est pas responsable de cette situation, mais on comprend facilement comment cette situation peut informer l’opinion.
Pendant ce temps, un élément clef du bien-être — le logement — est devenu presque inabordable pour de nombreux Américains. Comme le rapporte la revue Democracy 83 : « Les prix des logements ont augmenté de près de 45 % depuis 2020, soit plus du double de l’augmentation enregistrée au cours des deux administrations précédentes. Les loyers ont augmenté en moyenne de 22 %. » Ces changements ont touché de plein fouet une partie de la société dont Biden cherche désespérément les voix : les jeunes adultes. Les prix des restaurants ont également augmenté massivement depuis 2020 84. Les Américains ont donc beaucoup plus de mal à joindre les deux bouts que les chiffres optimistes ne le suggèrent — et ils en accusent évidemment l’occupant actuel de la Maison Blanche.
D’autres raisons expliquent bien sûr ces sombres perspectives électorales, notamment l’âge et la fragilité apparente de Biden, ainsi que le mécontentement suscité par sa politique étrangère. Mais ces éléments sont moins importants que la transformation du Parti républicain en un mouvement entièrement au service de Trump, la diminution de ses chances de condamnation, et surtout les perspectives économiques. Les sondages les plus récents placent Trump cinq points au-dessus de Biden au niveau national 85 et en tête dans sept États cruciaux 86. Nous verrons si le discours combatif de Biden sur l’état de l’Union, prononcé le 8 mars, peut changer la dynamique de la course. Il a peut-être fortifié certains démocrates, et rassuré des électeurs incertains sur la santé physique et mentale du président. Mais les discours isolés sont rarement déterminants pour inverser le cours d’une campagne présidentielle. Est-il trop tôt pour paniquer ? Peut-être pas.
Une élection à la merci des avocats et des experts médicaux
Princeton, NJ, 18 février 2024
Comme c’était prévisible, la campagne présidentielle de ces deux dernières semaines a largement investi les tribunaux. Mais elle est aussi en train de passer dans une autre arène plus inhabituelle : la médecine gérontologique.
En théorie, une véritable campagne pour les primaires se déroule encore du côté républicain. Malgré ses défaites face à Donald Trump dans l’Iowa et le New Hampshire, Nikki Haley a refusé de céder à celui qui la traite de « cervelle d’oiseau » et de « Nimbra » — une déformation délibérée de son nom de naissance, Nimarata Nikki Randhawa. Elle a mis tous ses espoirs dans une bonne performance lors de la primaire républicaine du 24 février en Caroline du Sud, son État d’origine.
Selon les sondages, elle y a gagné quelques soutiens au cours des deux dernières semaines, passant d’environ 25 % à 30 %. Malheureusement pour elle, les mêmes sondages voient Trump remporter 65 % des voix dans l’État. À moins d’un développement inattendu, la Caroline du Sud marquera l’enterrement de sa campagne et le couronnement de Trump en tant que candidat républicain incontesté.
Nikki Haley tente désespérément de présenter Donald Trump comme un homme erratique, confus et chaotique. Mais les électeurs républicains ont vu de nombreuses preuves de ces qualités chez Trump depuis de nombreuses années. S’ils ne se sont pas encore détournés de lui, il est peu probable qu’ils le fassent maintenant.
L’attention s’est beaucoup plus portée sur le nombre étonnamment élevé d’affaires judiciaires dans lesquelles Trump est impliqué : le jury qui lui a infligé une amende de 83 millions de dollars pour avoir diffamé E. Jean Carroll, la femme qui l’avait accusé de l’avoir violée dans les années 1990 ; le jugement à New York pour fraude dans des transactions immobilières pour lequel il a été condamné à 355 millions de dollars ; et l’affaire actuellement examinée par la Cour suprême, qui doit déterminer si les États ont le droit — ou peut-être l’obligation — de retirer Trump de leurs bulletins de vote pour l’élection présidentielle parce qu’il s’est livré à une « insurrection ». Cette dernière affaire dépendra de la manière dont la Cour interprétera le quatorzième amendement de la Constitution, initialement rédigé pour empêcher les anciens Confédérés d’exercer des fonctions fédérales.
D’autre part, Donald Trump affirme qu’il bénéficie d’une immunité générale pour les actes qu’il a accomplis en tant que président, ce qui le mettrait à l’abri d’un procès en tant qu’insurrectionniste. Une cour d’appel fédérale a rejeté cette demande, mais cette affaire est elle aussi en passe d’être portée devant la Cour suprême. Il y a également les affaires pénales en cours contre Trump : pour incitation à l’insurrection et tentative de renversement des résultats des élections au niveau national ; pour avoir tenté de faire la même chose en Géorgie ; pour gestion inappropriée de documents classifiés ; pour fraude commerciale lorsqu’il a utilisé des fonds de campagne pour acheter le silence d’une star du porno avec laquelle il avait eu une liaison, etc.
Dans la plupart de ces affaires, Trump utilise la même stratégie qu’il a perfectionnée pendant de nombreuses années en tant que magnat véreux de l’immobilier confronté à des poursuites de la part d’entreprises, de travailleurs et de locataires : retarder, encore retarder, toujours retarder. Il demande à de coûteux avocats d’utiliser toutes les ruses juridiques possibles pour faire traîner les affaires en longueur, jusqu’à ce que la partie adverse finisse par abandonner. Surtout, Trump veut par tous les moyens empêcher les procès d’aboutir — ou, idéalement, de commencer — avant les élections de novembre.
Les États-Unis sont donc confrontés à une situation étrange : le choix de leur prochain président pourrait bien dépendre de pointilleuses questions de procédure très techniques et de la manière dont les avocats de Donald Trump les exploitent. Le pays a déjà connu une situation similaire. En 2000, la décision de la Cour suprême de donner l’élection à George W. Bush dépendait également de questions techniques de droit électoral, de procédure juridique et de la manière de lire de minuscules bulletins de vote en papier dans l’État de Floride. S’il semble que le destin d’une république ne devrait pas dépendre de questions aussi infimes, c’est bel et bien le cas.
Pendant ce temps, le monde politique s’agite autour d’un rapport rédigé par un autre procureur spécial, un avocat nommé Robert K. Hur que le département de la Justice avait chargé d’enquêter sur la gestion de documents classifiés par le président Biden. Alors que Donald Trump fait face à de multiples accusations pour le même délit, Hur a exonéré Biden de toute responsabilité criminelle. Mais il a également décrit le président comme « un homme âgé à la mémoire défaillante », et a affirmé que Biden semblait confus lors de leurs entretiens, ayant du mal à se souvenir de dates importantes, notamment celles de sa propre vice-présidence et de la mort de son fils Beau. Il n’est pas surprenant que les Républicains se soient emparés avec allégresse de ce rapport comme preuve de la sénilité de Joe Biden et de son inaptitude à la fonction, tandis que les commentateurs démocrates et centristes se sont tordus les mains.
Ces accusations de sénilité sont infondées. Joe Biden est un homme de 81 ans dont la mémoire flanche parfois, comme on peut s’y attendre à son âge. Il déjà avait la réputation — bien méritée — de commettre des gaffes et des maladresses verbales avant d’atteindre le troisième âge. Il rencontre des dizaines de personnes par jour, et il est difficile de croire qu’elles sont toutes de connivence pour étouffer la nouvelle d’une grave déficience mentale. Il y a quelques semaines, il a par exemple déjeuné avec un groupe d’historiens, dont plusieurs que je connais personnellement. Ils ont déclaré qu’il écoutait attentivement et posait des questions intelligentes. Mais il a l’air fragile et incertain, et il suffit d’enchaîner trois ou quatre séquences de ses faux pas verbaux et/ou physiques pour qu’il ait l’air tout à fait gaga.
Il a réduit ses apparitions dans la presse pour éviter de fournir davantage de ces clips, ce que ses adversaires ont saisi comme une preuve supplémentaire qu’il serait, en réalité, un vieillard baveux inapte à se présenter en public. Trump commet régulièrement beaucoup plus d’erreurs et de dérapages verbaux que Biden, mais grâce à sa vigueur et à son endurance indéniables, il ne paraît pas du tout aussi vieux — il n’a en fait quatre ans de moins.
Les médias ont couvert ce rapport de manière obsessionnelle, ignorant largement le fait que Hur est proche de candidats républicains et qu’il a été nommé par le procureur général Merrick Garland de manière bipartisane. Ils ont également minimisé le fait le plus important de l’affaire : à savoir que Robert K. Hur n’a trouvé aucune raison d’accuser Biden de mauvaise gestion de documents classifiés, alors que Trump est visé par 37 chefs d’accusation et encourt une peine de 20 ans de prison pour le même délit. La couverture médiatique n’a que trop rappelé le moment où, peu avant les élections de 2016, James Comey, alors directeur du FBI, avait exonéré Hillary Clinton des accusations liées à l’utilisation d’un serveur de messagerie privé pour les affaires officielles du département d’État tout en critiquant vivement son comportement. Les médias s’étaient alors davantage concentrés sur les critiques que sur l’exonération, ce qui a considérablement contribué à la défaite de Clinton.
Biden a énormément à perdre dans cette affaire. Comme Clinton, et contrairement à Trump, il ne dispose pas d’un noyau dur de partisans fanatiques qui le considèrent comme un sauveur, voire comme un croisement bizarre entre Jésus et Superman. De son côté, les poursuites engagées contre Trump ont en fait contribué à consolider son soutien au sein du Parti républicain, même si elles pourraient encore lui nuire auprès de l’électorat en général, en particulier si un jury le déclare coupable d’un crime avant l’élection.
Mais les rapports sur l’état mental diminué de Joe Biden ne lui sont d’aucun secours. Elles font fuir certains électeurs au profit de son adversaire et en incitent d’autres à ne pas voter du tout. Les dégâts pourraient-ils être suffisamment graves pour obliger Joe Biden à se retirer de la campagne ? Le chroniqueur du New York Times Ross Douthat a suggéré que Joe Biden annonce son retrait juste avant la convention démocrate qui se tiendra cet été à Chicago, ce qui permettrait aux délégués de choisir un candidat plus jeune et plus énergique 87. C’est une perspective tentante, mais le processus électoral américain semble être devenu trop sclérosé, si bien qu’un effet d’inertie rend difficilement crédible cette hypothèse. Malheureusement, à ce stade, la seule chose qui pourrait empêcher les États-Unis d’avoir à choisir entre Donald Trump et Joe Biden en novembre prochain serait une crise médicale majeure — voire pire.
L’élection la plus explosive de l’histoire
Princeton, NJ, 28 janvier 2024
Le plus grand talent de Donald Trump tient à sa capacité inégalée à attirer l’attention sur lui. Celle-ci peut autant être inspirée par la consternation que par l’admiration. Ses victoires dans l’Iowa et le New Hampshire n’ont fait que renforcer la place incontournable qu’il occupe au cœur de la plupart des médias américains. Cette attention est en grande partie justifiée, étant donné l’impact extraordinairement destructeur de Trump sur la politique américaine. Mais elle détourne également l’attention des autres forces en présence dans l’élection de 2024.
Est-ce simplement la faute de Trump que les courses aux nominations présidentielles des deux principaux partis sont quasiment terminées avant même d’avoir véritablement commencé ? L’Iowa et le New Hampshire marquent traditionnellement le début des primaires, non leur terme. Ce n’est pas le cas en 2024. Joe Biden n’a pas eu d’adversaires sérieux. Trump en a eu plusieurs, mais son triomphe dans le New Hampshire, un État du nord modéré où les électeurs indépendants peuvent voter pour le parti républicain, élimine la dernière d’entre eux, Nikki Haley : si elle jure qu’elle est encore dans la course, ce ne sera plus le cas pour très longtemps. Ron DeSantis avait dit la même chose après avoir été humilié par Trump dans l’Iowa — jusqu’au moment où il s’est retiré.
Il n’est pas si inhabituel qu’un président sortant ne trouve pas vraiment d’opposition sur le chemin de la nomination. Mais pourquoi les primaires républicaines se sont-elles arrêtées si tôt ? Pour de nombreux commentateurs américains, l’explication est simple : le parti républicain ne serait plus un parti politique normal, mais une secte fasciste ou fascistoïde. Quoi que dise Donald Trump, quels que soient son bilan erratique en tant que président, les inculpations dont il fait l’objet, ou encore les révélations faites à son sujet, ses « fidèles MAGA » resteront derrière lui. Ils partageront sa soif de vengeance et applaudiront ses pires instincts et ses projets criminels. Certains d’entre eux le considèrent littéralement comme l’oint du Seigneur.
Cette explication est pourtant trop simple. Il est vrai que les hommes et les femmes qui se pressent aux rassemblements de Trump, décorant leurs maisons et leurs voitures de drapeaux à sa gloire, donnent parfois l’impression d’être membres d’une secte. Mais, si elle est importante, seule une minorité d’électeurs de Trump entre dans cette catégorie. Pour les autres, les raisons de leur choix sont plus prosaïques. Ils considèrent que Trump a eu un bilan positif en tant que président et qu’il est le candidat le plus solide pour affronter Joe Biden. Ils ne prennent pas au sérieux sa rhétorique débridée. En ce qui concerne les mises en accusation, les inculpations et les tentatives d’annulation de l’élection de 2020, ils ne souscrivent pas à la version des faits de Trump mais n’acceptent pas non plus celle des grands médias. Fox News, ainsi qu’un grand nombre de chaînes de radio et de sites Internet, ont fini par créer un brouillard électoral fait de désinformation, de fausses pistes et de théories du complot — si bien que de nombreux républicains relativement modérés n’ont aucun mal à rejeter les accusations portées contre Trump, estimant qu’elles ne seraient pas démontrées, ou pensant que les démocrates auraient fait la même chose, voire pire. Bref, ils votent pour Trump pour des raisons relativement « normales ».
Qu’en est-il de la campagne électorale générale qui commence effectivement neuf mois avant l’élection ? Elle risque d’être la plus coûteuse, la plus clivante et tout simplement la plus explosive que les États-Unis aient jamais connue. Peut-on en attribuer la responsabilité à Donald Trump ? En partie, sans aucun doute. Mais pas entièrement. Une autre raison, plus structurelle, est également à l’œuvre : une combinaison fatale du système électoral américain et de l’importance sans cesse croissante des réseaux sociaux.
Pour un Américain qui a grandi avec ce système électoral — ce qui est mon cas —, il est parfois commun d’oublier à quel point il est bizarre et absurde. Les campagnes commencent véritablement près de deux ans avant l’élection, lorsque les candidats forment des comités exploratoires et commencent à collecter des fonds. Mais la plupart des candidats crédibles abandonnent avant même qu’un seul vote n’ait eu lieu, en raison de la médiocrité des sondages et de leur difficulté à collecter des fonds — cette année, un ancien vice-président, Mike Pence, a fait partie de ce groupe. L’attention se porte ensuite sur le New Hampshire, un État du Nord-Est peu représentatif, où moins de la moitié des personnes ayant le droit de voter aux primaires républicaines se rendent effectivement aux urnes. Cette année, la course républicaine a été effectivement décidée après que moins 450 000 personnes ont voté, et ce dans seulement deux États. Au total, c’est bien moins d’1 % des adultes américains s’identifiant comme Républicains qui ont joué d’avance la primaire.
Lors de la campagne pour les élections générales, les deux candidats consacrent une part largement disproportionnée de leur campagne à une poignée d’États. Cette année, ils seront sept : Arizona, Géorgie, Michigan, Nevada, Caroline du Nord, Pennsylvanie et Wisconsin. Ensemble, ils représentent moins de 20 % de la population américaine. Dans la plupart des autres États, l’un ou l’autre parti dispose déjà d’une majorité inébranlable, de sorte que les candidats les ignorent le plus souvent. C’est la rançon du collège électoral : Joe Biden peut gagner la Californie avec une marge d’un ou de 15 millions d’habitants. Dans les deux cas, il obtiendra le même nombre de grands électeurs. Pour cette raison, il est fort possible que Trump remporte à nouveau l’élection tout en perdant le vote populaire.
Tous les quatre ans, les mêmes arguments sont avancés pour défendre ce système absurde. Pour un travail aussi difficile que la présidence, dit-on, la durée de la campagne constitue un test d’endurance nécessaire. L’importance accordée à l’Iowa et au New Hampshire oblige les candidats à établir un contact personnel avec les électeurs et à s’engager dans une forme de politique de proximité. Le collège électoral protégerait les intérêts des petits États. Enfin, les États-Unis ne seraient pas une démocratie, mais une république constitutionnelle.
Aucun de ces arguments ne tient la route. D’autres démocraties se débrouillent parfaitement avec des campagnes plus courtes. Pourquoi le contact direct avec le même petit nombre d’électeurs profondément non représentatifs tous les quatre ans devrait-il peser plus lourd que le fait de donner à tous les autres électeurs la possibilité de s’exprimer ? Pourquoi les intérêts des petits États devraient-ils peser plus lourd que ceux des grands États, beaucoup plus peuplés ? (La Californie compte plus d’habitants que les 22 plus petits États réunis). Si les États-Unis ont effectivement été fondés comme une « démocratie représentative », selon les mots d’Alexander Hamilton et si les fondateurs se méfiaient d’une politique démocratique débridée, ils ont rédigé la Constitution de manière à encourager une forme responsable de règle de la majorité. Or le système que nous connaissons aujourd’hui a non seulement permis à une minorité de remporter deux des six élections organisées au cours de ce siècle, mais il a également exclu la grande majorité des citoyens américains de tout rôle significatif dans le processus électoral.
Dans ce système alambiqué et absurde, la victoire dépend de deux choses : augmenter le taux de participation et persuader les électeurs susceptibles de changer d’avis, principalement dans un petit nombre d’« États clefs » — les battleground states. Dans le premier cas, il s’agit essentiellement de persuader les électeurs déjà enclins à voter pour un candidat de se rendre au bureau de vote. Dans le second cas, il faut atteindre des électeurs qui, pour la plupart, n’ont guère prêté attention à la campagne et ne connaissent probablement pas grand-chose aux questions en jeu. Dans les deux cas, la technique la plus efficace consiste à faire appel aux émotions primaires, en particulier la peur. Si la vérité doit être déformée, tordue, écrasée ou mise en pièces pour susciter la peur plus efficacement, c’est le prix de la victoire.
C’est là que les réseaux sociaux entrent en jeu. Les Américains de moins de 44 ans s’informent aujourd’hui davantage par les réseaux sociaux que par toute autre source. Ceux-ci présentent deux caractéristiques qui ne manqueront pas d’exacerber l’alarmisme démesuré que le système électoral favorise déjà tant. Premièrement, ils mettent toutes les « sources d’information » sur le même plan, ce qui incite les utilisateurs à leur accorder le même degré de crédibilité : un article provenant d’un grand média réputé apparaîtra dans le fil d’actualité entre une vidéo d’un conspirationniste fou et un spot de campagne mensonger. Deuxièmement, les sites sont conçus pour donner aux utilisateurs toujours plus de contenu tiré de ce qu’ils aiment. Pendant que vous êtes en train de regarder un clip de Fox News, le site vous en suggère six autres, chacun d’entre eux renforçant l’idée que Joe Biden serait un dictateur astucieusement maléfique ; mais aussi un idiot sénile — allez savoir. C’est le résultat de la recherche de profit de ces plateformes. Elles ont été ajustées et réajustées pour produire la réponse la plus forte, et elles le font avec une efficacité féroce. L’effet de ces vidéos sensationnalistes et alarmistes, destinées en premier lieu aux électeurs apathiques et indécis des États clefs, ne sera néanmoins pas limité à ces derniers : elles circuleront dans tout le pays, faisant monter la tension politique et creusant encore davantage le fossé entre les partis.
Dans cette compétition fondée sur la peur, Démocrates et Républicains ont chacun avantage. Les Démocrates, pour dire les choses simplement, ont un plus grand degré de vérité de leur côté : Donald Trump constitue réellement une menace pour la république. C’est un narcissique pathologique, un criminel qui ment aussi facilement qu’il respire et qui cherche le pouvoir à tout prix. Les Démocrates n’ont pas besoin d’exagérer le moins du monde pour faire valoir ce point de vue. Les Républicains, en revanche, bénéficient d’un appareil médiatique bien plus habile et puissant, mené par Fox News, qui n’hésite pas à mentir de manière flagrante pour présenter Biden et les Démocrates comme la véritable menace. Les prédictions apocalyptiques accompagnées d’une basse continue sinistre faite d’images de violence et de ruine, fusent déjà des deux côtés. Quel sera le résultat ? Il est encore trop tôt pour le dire. Mais le terme « explosif » est malheureusement un euphémisme pour décrire la situation. Et si Donald Trump a considérablement exacerbé les tensions, il n’est pas le seul responsable. Même lorsqu’il quittera — enfin — la scène, les choses ne reviendront pas à la « normale ».
Dans une démocratie, c’est le peuple qui décide, pas les tribunaux
Princeton, NJ, 14 janvier 2024
Les élections présidentielles sont des moments de drame et d’incertitude. Les candidats peuvent surgir d’un relatif anonymat et se frayer un chemin vers la Maison Blanche, comme Jimmy Carter en 1976 ou Barack Obama en 2008. Les favoris peuvent voir leurs chances s’évaporer sous l’effet de scandales ou de gaffes, comme Gary Hart en 1988 — scandale sexuel — ou Howard Dean en 2004 — pour comportement étrange. Une seule phrase mémorable — par exemple Ronald Reagan disant « I am paying for this microphone » lors du débat des primaires du New Hampshire en 1980 ; ou Walter Mondale demandant « Where’s the beef ? » contre Hart en 1984 —, ou encore une image télévisée désastreuse — Michael Dukakis essayant sans succès de diriger un char d’assaut en 1988 — peuvent faire plus de différence qu’une centaine d’axes programmatiques soigneusement rédigés par des armées de conseillers.
L’élection de 2024 promet d’être tout aussi dramatique que les précédentes, donc. Mais par un rebondissement totalement inédit dans l’histoire des États-Unis, le drame principal des prochains mois se déroulera très probablement dans les tribunaux, et non au fil des meetings de la campagne. De fait, les deux grands partis ont déjà leurs candidats présumés. Lorsque les primaires commenceront lors du caucus de l’Iowa, demain, le 15 janvier — dans un froide presque polaire — le seul drame, très subsidiaire, sera de savoir lequel des seconds couteaux du parti républicain accrochera la seconde position dans la course à l’investiture — loin derrière Donald Trump. Car pour ce qui est des scandales et des gaffes, Donald Trump s’est déjà montré totalement imperméable à leurs effets, du moins parmi ses fidèles partisans MAGA, alors que pratiquement tout ce qu’il dit ou affiche aurait détruit une campagne présidentielle normale. Et comme le président Biden se comporte avec la prudence qui sied à un octogénaire marchant sur la pointe des pieds au bord d’une falaise, les scandales et les gaffes semblent quant à eux peu probables du côté démocrate.
En revanche, les décisions prises par les tribunaux ont la possibilité de modifier profondément la course électorale. Dans quelques mois, la Cour suprême des États-Unis se prononcera probablement sur la décision de la Cour suprême du Colorado interdisant à Trump de participer au scrutin dans l’État en vertu de la disposition du quatorzième amendement relative à l’exclusion des personnes qui « se sont engagées dans une insurrection ». Dès la fin du mois de janvier, une cour d’appel fédérale se prononcera sur une requête des avocats de Trump invoquant l’immunité absolue pour ses actions en tant que président, ce qui annulerait le procès fédéral intenté contre lui par le procureur Jack Smith pour subversion électorale, dont le début est actuellement prévu pour le 4 mars. La décision de la cour d’appel sera probablement portée devant la Cour suprême. L’ancien Président est accusé d’avoir falsifié des documents commerciaux concernant des pots-de-vin versés à la star du porno Stormy Daniels, dans le cadre d’une procédure qui devrait débuter le 25 mars à New York, et d’avoir commis une grave erreur dans la manipulation de documents secrets, dans le cadre d’une procédure fédérale dont l’ouverture est prévue le 20 mai. D’autres poursuites pénales pour subversion électorale, en Géorgie, n’ont pas encore de date de procès. Par ailleurs, Trump doit faire face à des poursuites civiles dans une affaire de diffamation intentée par sa victime présumée de viol, E. Jean Carroll, dans le cadre d’un procès qui débutera le 16 janvier, ainsi qu’à une décision dans une affaire de fraude à New York, dans laquelle le juge Arthur Engoron l’a déjà déclaré, ainsi que ses partenaires, responsables et pourrait leur imposer une amende pouvant atteindre 250 millions de dollars. Il est également possible que le président Biden soit confronté à un autre type de procédure judiciaire : un vote de destitution à la Chambre des représentants, contrôlée par les républicains.
Dans le pire des cas pour Trump, le jour de l’élection, il aura été reconnu coupable de crimes et devra purger une peine de prison ; les affaires civiles auront en grande partie détruit son empire commercial et les États où se déroulent les élections l’auront exclu du scrutin. Dans le meilleur des cas, les affaires pénales n’auront pas encore fait l’objet d’un procès ou se seront soldées par une relaxe, et tandis que les affaires civiles n’auront pas ou peu causé de dommages, la Cour suprême aura annulé la décision du Colorado et assuré sa présence sur les bulletins de vote de tous les états. Quelles qu’elles soient, les décisions des tribunaux seront à la fois extrêmement spectaculaires et lourdes de conséquences.
Que l’on aime ou que l’on déteste Donald Trump, il est difficile de ne pas déplorer la tournure que prennent les événements. Dans une démocratie, c’est le peuple qui décide, pas les tribunaux. Si la Cour suprême confirme la décision du Colorado (ce qui est improbable, mais pas totalement impossible) et que les états où se déroulent les élections excluent Trump, une grande partie de l’électorat considérera l’élection comme fondamentalement illégitime, ce qui n’est en aucun cas sain pour la démocratie américaine. Si une série de condamnations pénales devait, d’une manière ou d’une autre, forcer Trump à quitter la course, le résultat serait en fait le même. Oui, on peut affirmer que face à un candidat aussi nocif, voire potentiellement tyrannique que Donald Trump, des moyens non démocratiques peuvent s’avérer nécessaires pour sauver la démocratie, mais ce recours est en lui-même lourd de périls.
En théorie, le parti républicain a beaucoup moins le droit de se plaindre de l’influence de la justice sur les élections que les démocrates. Il s’agit d’un parti dont les principaux idéologues aiment à affirmer régulièrement que les États-Unis ne sont pas une démocratie, mais une république constitutionnelle, afin de justifier des choses telles que l’attribution de deux sénateurs chacun à la Californie démocrate et au Wyoming républicain, en dépit de la disparité de population de soixante-sept pour un entre les deux états. C’est aussi un parti dont les candidats à la présidence, au cours de ce siècle, ont gagné deux fois les élections tout en perdant le vote populaire, grâce au collège électoral. C’est un parti dont la victoire en 2000 (Bush sur Gore) n’a été possible que grâce à un arrêt de la Cour suprême des États-Unis.
Mais la cohérence n’est pas le point fort de ce parti.
Pour les démocrates, en revanche, il existe d’importantes raisons pratiques et de principe de regretter que le chemin vers la Maison Blanche passe actuellement par les tribunaux. Et ce n’est pas seulement parce que les différentes affaires ont donné une forte dynamique à Trump et à ses partisans et apporté une forme de crédibilité à l’idée que l’État profond et les élites américaines utiliseraient des moyens illégitimes pour l’empêcher de revenir à la présidence. La tournure judiciaire de l’élection envoie également le message — pas si subliminal — qu’un Joe Biden profondément impopulaire ne peut pas être réélu sur la base de ses propres mérites.
Ironiquement, la procédure judiciaire la plus susceptible d’aider Biden est celle qui le viserait lui, plutôt que Trump. Le 13 décembre, la Chambre des représentants a voté, à l’unanimité des partis, en faveur de l’ouverture d’une enquête officielle de destitution à l’encontre du président. Ils n’avaient aucune raison de le faire. Les accusateurs républicains affirment, sans la moindre preuve, que Joe Biden est intervenu comme corrupteur dans diverses affaires alors qu’il était vice-président, entre 2009 et 2017, afin d’aider les entreprises de son fils Hunter. Cependant, même si ses accusateurs parviennent à trouver des preuves qu’ils peuvent utiliser d’une manière ou d’une autre pour l’inculper, certaines personnalités du parti républicain — par exemple, le sénateur Markwayne Mullin de l’Oklahoma — ont déjà averti la Chambre qu’elle ne peut pas légalement mettre en accusation un président pour des infractions commises avant qu’il ne prenne ses fonctions. Quand bien même la commission judiciaire de la Chambre des représentants finissait par recommander la mise en accusation à l’ensemble de la Chambre, les républicains risquent de ne pas obtenir les votes nécessaires, compte tenu de leur faible majorité — de 219 voix contre 213. Et même si la Chambre des représentants devait prononcer la destitution de Biden, le Sénat ne parviendra certainement pas à prononcer sa condamnation par les deux tiers des voix nécessaires. En bref, la mise en accusation ne fera qu’embarrasser les républicains tout en aidant la campagne de Biden. Les Républicains auraient tout intérêt à laisser tomber l’affaire, mais la haine de Biden est telle parmi les fidèles de Trump qu’ils ne peuvent probablement pas abandonner.
D’ici l’été, il est probable que toutes ces questions judiciaires, ou la plupart d’entre elles, auront été résolues d’une manière ou d’une autre, et que pourra finalement avoir lieu une campagne présidentielle pendant laquelle le bilan, les programmes, le comportement et, bien sûr, les répliques des candidats seront au centre de l’attention. Ce ne sera toujours pas, loin s’en faut, une campagne normale, étant donné le rôle de trou noir de la politique américaine que joue Donald Trump, entraînant et détruisant irrésistiblement toute la matière et l’énergie de la politique américaine. Mais, au moins, cette élection sera réellement démocratique.
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