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Pourriez-vous revenir sur les chiffres clefs de votre étude prémonitoire parue quelques jours avant la tentative d’assassinat contre Trump ?

Dans cette étude conduite avec le Chicago Project on Security & Threats, nous avons constaté qu’environ 10 % des adultes américains, soit l’équivalent de 26 millions de personnes soutiennent l’utilisation de la force pour empêcher Donald Trump de devenir président.

Nous avons également constaté que 7 % des adultes américains, soit l’équivalent de 18 millions de personnes, soutiennent l’utilisation de la force pour rétablir Donald Trump à la présidence. 

Le constat est clair : aux États-Unis, il existe d’importantes minorités déterminées dans les différents camps. C’est une donnée très importante : la frontière entre l’implicite et l’explicite est de plus en plus fine. Ce soutien exprimé dans l’opinion à la violence politique donne une légitimité aux loups solitaires pour passer à l’acte, à l’étape suivante et devenir effectivement violents.

C’est malheureusement la raison pour laquelle j’étais très inquiet d’une éventuelle tentative d’assassinat contre Donald Trump et que j’avais briefé les services et les forces de l’ordre des conclusions de notre étude la semaine dernière — sans doute trop tard.

Ce soutien exprimé dans l’opinion à la violence politique donne une légitimité aux loups solitaires pour passer à l’acte, à l’étape suivante et devenir effectivement violents.

Robert Pape

Vous montrez aussi que ce sentiment dans l’opinion est corrélé à une autre exception américaine : la détention d’armes.

D’un côté, on a un groupe de personnes qui pensent que si Donald Trump arrive à la Maison Blanche, ce sera la fin de la démocratie américaine. De l’autre, un groupe qui  pense que la démocratie a déjà été subvertie — à travers, selon eux, le « vol » de l’élection de 2020. En parallèle de cet antagonisme, on assiste à l’émergence d’un sentiment diffus selon lequel les électeurs ne pourraient plus influencer le changement politique par les urnes, que des forces occultes seraient à l’œuvre pour empêcher la tenue d’élections libres et équitables. Or on sait que lorsque les gens ont le sentiment de ne pas pouvoir prise sur le cours des choses ou sur leur vie par les urnes, ils commencent à chercher désespérément d’autres moyens pour faire advenir le changement. 

Le problème c’est que, dans l’ensemble, ce sont exactement ces personnes-là qui possèdent des armes à feu.

Cette culture de l’arme à feu fait partie du fossé culturel : le camp MAGA de Donald Trump est largement réfractaire à toute forme de contrôle sur les armes semi-automatiques comme le AR-15 — le fusil le plus populaire des États-Unis, celui-là même qui a été utilisé pour tirer sur Donald Trump samedi.

Selon vos estimations nous aurions d’un côté 26 millions, de l’autre 18 millions d’adultes américains qui soutiennent la violence politique aux États-Unis. Plus de 40 millions de personnes, en bonne partie armées ou avec un accès aisé à des armes. La magnitude de ces chiffres nous oblige à poser naïvement une question vertigineuse : qu’est-ce qui différencie concrètement cette situation de la réunion des conditions d’une guerre civile ?

La période que nous traversons est sans doute mieux décrite comme un conflit que comme une guerre civile.

Ce conflit civil a lieu depuis des années : 7 à 10 % des manifestations contre George Floyd se sont transformées en émeutes au cours de l’été 2020. Moins d’un an plus tard, sur les 100 000 personnes qui se sont rendues à Washington D.C le 6 janvier, plusieurs milliers ont déclenché une émeute violente et attaqué le Capitole. Dans les deux cas, leurs défenseurs ont déclaré qu’il s’agissait essentiellement de manifestations pacifiques.

Mais le propre de la violence politique est d’être d’abord violente avant d’être politique. Autrement dit : on ne peut pas vraiment mesurer la violence d’un mouvement ou d’un événement seulement en fonction de la fraction violente par rapport à la fraction non violente. Ce qui s’est passé l’année dernière aux États-Unis est similaire : dans les manifestations en soutien à la cause palestinienne, un grand nombre ont fini par prendre d’assaut des bâtiments, jeter des briques dans les fenêtres, se battre sur de très nombreux campus universitaires. C’est ce qui s’est produit à l’automne 2023 puis à nouveau au printemps 2024. On a également constaté une augmentation des attaques de loups solitaires au cours des dernières années, ainsi qu’une augmentation des menaces tangibles à l’encontre des membres du Congrès — qu’ils soient républicains ou démocrates.

Le conflit civil pourrait s’intensifier — à des niveaux bien plus violents que ce que  connus jusqu’à présent.

Robert Pape

Il me paraît donc assez clair que nous sommes entrés dans une ère de conflit civil. Lorsque les gens pensent à la guerre civile, ils pensent à des bandes armées organisées, peut-être à des armées, mais certainement à des bandes armées organisées. Et nous n’en sommes pas vraiment là. Aujourd’hui, nous avons des milices, certes, mais il faut relativiser leur importance : elles sont relativement faibles et certaines des plus célèbres ont été mises hors d’état de nuire ces dernières années.

Si l’on est un citoyen américain ordinaire, on peut certes penser et avoir l’impression que nous sommes sur le bord de la guerre civile. Ce n’est pas mon cas : je pense que c’est aller trop loin. 

Cela étant dit, le conflit civil pourrait s’intensifier — à des niveaux bien plus violents que ce que  connus jusqu’à présent.

Dans quel sens ?

La situation pourrait empirer au cours des prochains mois.

Si Donald Trump avait été assassiné — et il a manqué de l’être seulement de quelques millimètres — je déteste penser à ce qui aurait pu se passer et au genre de chaos qui aurait pu éclater dans le pays. 

Autrement dit : ce n’est pas parce que nous ne sommes pas en guerre civile que la tentative d’assassinat de Butler serait un incident mineur et que tout se passe comme si de rien n’était.

Les États-Unis n’ont pas connu cette intensité de conflits depuis les années 1960. Et la vague à laquelle nous assistons a vraiment commencé à l’été 2020.

Quels sont les principaux moteurs économiques et sociaux corrélés à cette propension à la violence dans votre enquête ? Qui sont les répondants qui se disent prêts à utiliser la force ?

Il faut toujours un certain temps pour découvrir les véritables causes d’un phénomène.

Beaucoup de gens pointent du doigt les réseaux sociaux comme une cause possible. Le problème, c’est que dans nos enquêtes, la partie du public qui soutient la violence n’utilise pas les réseaux sociaux comme première source d’information, ni même d’ailleurs comme source secondaire. Ce n’est le cas que pour une petite fraction de cette partie violente.

Les répondants enclins à défendre l’usage de la force s’informent en fait essentiel par les médias traditionnels, les journaux, les principales chaînes câblées et publiques comme NPR, etc. Il faut aussi noter qu’au cours des dernières années, Trump a été banni de Twitter pendant une longue période et que cela n’a de fait pas eu d’impact. De même, Tucker Carlson a été renvoyé de Fox News mais il a pu continuer ailleurs — en l’occurence sur X, le nouveau Twitter. L’idée que cette poussée de violences découlerait de notre usage des nouveaux médias est clairement à nuancer ; il s’agit selon moi à la limite d’une cause secondaire, qui a bien sûr son importance.

Ce n’est pas parce que nous ne sommes pas en guerre civile que la tentative d’assassinat de Butler serait un incident mineur et que tout se passe comme si de rien n’était.

Robert Pape

Où se situe alors le clivage qui produit la réaction violente ?

Il a selon moi des racines plus profondes. 

Les États-Unis traversent une période de transition démographique profonde et étalée dans le temps — en l’occurrence le passage d’une majorité blanche à une démocratie à minorité blanche. Cette transition s’opère de différentes manières depuis de nombreuses décennies, mais elle s’est particulièrement accélérée au cours des quinze dernières années. C’est ce qui explique en grande partie l’ascension de Donald Trump. L’on sait qu’elle se poursuivra au moins au cours des dix prochaines années environ1.

De telles transitions ne se produisent pas d’un seul coup, c’est un phénomène lent et qui, en l’occurrence, explique pourquoi l’immigration est soudainement devenue la ligne de clivage de la politique américaine. Certes, il y a eu une pandémie, une inflation galopante — autant de sujet qui ont un temps mis le débat sur l’immigration sous le tapis. Mais le fait — et c’est inédit — que l’immigration est le grand sujet de la politique américaine depuis maintenant près d’une décennie. Elle est devenue un clivage structurant de la vie politique américaine : une grande partie du pays souhaite arrêter à 100 % l’immigration. Pour ces Américains, il serait possible de mettre un coup d’arrêt à la transition démographique, la geler pour qu’elle ne se produise pas. Dans le même temps, une autre partie du pays souhaite que ce changement se poursuive, que l’immigration continue, voire qu’elle s’accélère. En d’autres termes, ils veulent que la transition démographique pour passer d’une démocratie à majorité blanche à une démocratie multiraciale soit encore plus rapide.

Ce clivage sous-tend selon une grande partie de la politique américaine et les principales sources de violence politique à travers les États-Unis.

Avez-vous des données pour étayer ce lien ?

On peut prendre quelques data points de notre dernière enquête : parmi les 10 % du public qui soutiennent l’usage de la violence et de la force pour empêcher Trump de devenir président, plus de la moitié pense que les États-Unis sont un pays systémiquement raciste — au sens du racisme envers les minorités non blanches.

En revanche, si l’on considère les 7 % qui soutiennent le recours à la violence pour rétablir Donald Trump à la présidence, environ les trois quarts de ce groupe pensent que le Parti démocrate chercher délibérément à remplacer l’électorat blanc par des populations du tiers-monde.

C’est de fait la principale opposition, frontale, entre ces deux groupes.

Pensez-vous que la tentative d’assassinat de Butler risque d’accroître encore la violence politique ou aura-t-elle l’effet inverse ?

Je ne voudrais pas faire de prédiction pour l’avenir dans cette période de grande incertitude mais je crains que cela n’aggrave les choses au lieu de les améliorer.

Il est possible que les choses s’améliorent si nos élites politiques s’unissent. Ce sera très difficile, car nous sommes au cœur de l’élection la plus importante de la vie de la plupart des Américains. Si le message d’unité parmi les élites des deux camps passe et infuse, cela pourrait améliorer les choses — mais il est tout à fait possible que les pressions que je viens de mentionner continuent à nous éloigner les uns des autres.

Une fois passé l’effet de choc et de sidération consécutif à Butler, il est probable que nous replongerons ensuite dans l’agressivité déchaînée d’une campagne permanente.

Dans votre étude, vous avez aussi interrogé vos sondés sur le 6 janvier 2021. Vos données historiques montrent-elles que cet événement aurait eu un impact sur le climat de menaces et de violence politique ?

Il est vraiment difficile d’établir un lien direct. Ce que nous avons pu montrer, en étudiant spécifiquement les menaces visant les membres du Congrès — et ce seul domaine bien défini — entre 2001 et aujourd’hui, c’est une augmentation impressionnante du risque.

L’avantage de ces données, non encore publiées, est qu’elles s’appuient sur des critères objectivables. Nous définissons comme une menace envers les membres du Congrès toute menace qui a effectivement fait l’objet de poursuites judiciaires envers donnant lieu à inculpation.

Une fois passé l’effet de choc et de sidération consécutif à Butler, il est probable que nous replongerons ensuite dans l’agressivité déchaînée d’une campagne permanente.

Robert Pape

En appliquant ce critère scientifique, nous avons constaté que les menaces contre les membres du Congrès ont été multipliées par cinq à partir de la première année de l’administration Trump, en 2017. Et cela s’est poursuivi tout au long de l’administration Biden, avec une augmentation annuelle. Ainsi, sur la période allant de 2017 à 2023, le nombre de ces menaces documentées  a été multiplié par cinq par rapport à la période 2001-2016. 

Fait notable : cette augmentation de la menace est répartie équitablement sur les membres démocrates et républicains du Congrès.

Ce test n’est évidemment pas parfait, car il exclut beaucoup d’autres facteurs, mais c’est le moyen scientifique le plus efficace dont nous disposons actuellement pour constater factuellement cette évolution de la menace.

Sources
  1. La date généralement admise pour le « minority-majority shift » aux États-Unis est 2044. On estime qu’à partir de cette date, le groupe ethnique des « blancs non-hispaniques » représentera moins de la moitié de la population américaine. Voir l’étude du Census Bureau des États-Unis (U.S. Department of Commerce) à ce sujet