1 — La progression

Depuis le lancement de l’invasion russe en février 2022, le président ukrainien Volodymyr Zelensky n’a jamais caché son objectif de reprendre chaque kilomètre carré de territoire ukrainien sous contrôle militaire russe. Celui-ci couvre les oblasts de Kherson et de Zaporijia au sud, les régions de Donetsk et de Lougansk à l’est ainsi que la péninsule de Crimée, annexée de facto par la Russie depuis mars 2014.

La progression en vue de cet objectif a connu plusieurs phases. Dans les deux premiers mois ayant suivi le lancement de l’invasion, l’armée ukrainienne repoussait les forces russes dans le nord et le nord-est du pays. La deuxième victoire majeure de Kiev s’est produite au cours du mois de septembre 2022, avec la libération de plus de 12 000 kilomètres carrés de territoire ukrainien dans l’oblast de Kharkiv, à l’est. Depuis, si le terrain s’est profondément transformé — notamment avec la construction d’un important réseau défensif russe —, la ligne de front n’a que relativement peu bougé à l’échelle du pays.

Avant le lancement de l’invasion, la Russie contrôlait 7,04 % du territoire ukrainien, soit plus de 42 000 km². À la fin du mois de septembre 2023, le contrôle militaire russe s’établissait sur 17,48 % de l’Ukraine, soit plus de 100 000 km². En dépit de victoires ukrainiennes majeures, notamment la libération de Kherson en novembre 2022, l’emprise russe s’est donc accentuée au cours des dix-neuf derniers mois. 

La percée de Robotyne — un village de quelques centaines d’habitants avant la guerre — à la fin de l’été 2023 pourrait inverser la tendance et mettre fin à « l’enlisement » global observé sur le front ces derniers mois. En avançant de quelques dizaines de kilomètres en profondeur dans la ligne de défense russe, l’Ukraine a montré que cette succession de fortifications réputée quasi-impénétrable pouvait être — du moins partiellement — percée. Cependant, passé l’effet de surprise des premières semaines, il semble que la défense russe tienne bon. Si l’Ukraine continue d’avancer, la progression ne se mesure parfois qu’en quelques centaines de mètres par jour. L’objectif consistant à couper en deux le territoire occupé par les forces russes dans le sud du pays et à atteindre la mer d’Azov semble désormais incertain à court et moyen terme. 

Un soldat de la 3e brigade d’assaut séparée de l’Ukraine saute dans une tranchée sous les bombardements près de Bakhmout en Ukraine, lundi 4 septembre 2023. © AP Photo/Libkos

2 — La météo

Les conditions météorologiques constituent un facteur déterminant dans tout conflit armé, aussi bien pour les hommes et femmes sur le terrain que pour les véhicules mécanisés, chenillés ou non, les opérations de maintenance et de ravitaillement. Dans le cas de l’Ukraine, cette constante est d’autant plus attendue et mal comprise que l’arrivée des pluies automnales a un impact direct sur les sols. Ce phénomène porte un nom : la raspoutitsa. Cette « saison de la boue », que l’on connaît par des images impressionnantes, ne mettra pas fin aux opérations militaires mais ralentira très certainement le rythme de ces dernières pour les deux camps.

En septembre, le directeur du renseignement militaire ukrainien Kyrylo Boudanov signalait d’ailleurs que « les actions de combat se poursuivront d’une manière ou d’une autre. Dans le froid, l’humidité et la boue, il est plus difficile de se battre. Les combats se poursuivront. La contre-offensive se poursuivra ». L’un des principaux risques de l’automne pour Kiev est qu’une baisse en intensité des combats ne donne l’occasion à Moscou de reconstituer une partie de ses forces épuisées par la guerre d’attrition et les conditions de vie sur le front.

L’un des principaux risques de l’automne pour Kiev est qu’une baisse en intensité des combats ne donne l’occasion à Moscou de reconstituer une partie de ses forces épuisées par la guerre d’attrition et les conditions de vie sur le front.

Marin Saillofest

Au-delà de l’automne, il est probable que l’arrivée de l’hiver et le gel des sols offrent une place plus importante à la guerre mécanisée, et notamment aux chars d’assaut. Lors d’un débat qui s’était tenu en décembre 2022, l’ancien chef d’état-major américain Mark Milley déclarait que l’hiver créerait des « possibilités d’action offensive de part et d’autre des deux camps au cœur de l’hiver »1. Ces propos divergeaient alors par rapport à ceux tenus quelques jours auparavant par la directrice du renseignement national Avril Haines, qui constatait déjà un « ralentissement du conflit »2.

L’utilisation des drones et autres aéronefs est déjà et sera elle aussi impactée au cours des prochains mois, notamment en raison des vents et du brouillard qui nuisent à la visibilité ainsi qu’à la manœuvrabilité. Les drones de reconnaissance étant en partie utilisés pour fournir des cibles à l’artillerie, il faut également s’attendre à ce que la fréquence et l’intensité des frappes diminuent.

3 — La mer Noire

Comme sur terre, la guerre en mer a elle aussi significativement évolué depuis le début de l’invasion russe. Le 14 avril 2022, Kiev coulait le croiseur lance-missiles Moskva, le navire amiral de la flotte russe de la mer Noire. Avec plus de 12 000 tonnes, c’est le navire de guerre le plus important coulé au combat depuis la Seconde Guerre mondiale. Dès la fin du mois de juin 2022, l’armée ukrainienne forçait Moscou à évacuer la stratégique Île des Serpents, située à 45 kilomètres à l’est du delta du Danube, militairement occupée par l’armée russe dès le premier jour de l’invasion. En octobre 2022, Kiev conduisait sa première attaque majeure contre Sébastopol. Depuis, la principale base navale russe en mer Noire fait régulièrement l’objet de frappes de missiles et d’attaques de drones.

L’Ukraine a progressivement limité les capacités russes à opérer librement en mer Noire. Cela fait maintenant plus d’un an que les navires de guerre russes ne circulent plus dans le nord-ouest de cette zone en raison de la menace représentée par les missiles anti-navires ukrainiens, et la pression maintenue par Kiev a permis la reprise partielle du trafic maritime par une autre route longeant les côtes roumaine et bulgare, deux pays membres de l’OTAN. Selon les données de suivi maritime de Bloomberg, les exportations ukrainiennes via la mer Noire reprennent lentement mais resteront probablement largement inférieures à la période antérieure à la guerre en raison des risques majeurs qui subsistent pour les navires de transport3. En août, un navire de guerre russe tirait plusieurs coups de semonce à l’attention d’un cargo naviguant en mer Noire sous pavillon des Palaos4. Des renseignements ukrainiens indiquent désormais que Moscou aurait l’intention d’attaquer des navires civils afin de « perturber la nouvelle route d’exportations »5.

La situation est également préoccupante pour la flotte russe de la mer Noire, basée à Sébastopol. Au cours des dernières semaines, plusieurs images satellites ont révélé que Moscou transférait un certain nombre de ses bâtiments vers d’autres ports. Selon les images Planet Labs, la majeure partie de ces navires ont été déplacés à Novorossiisk, dans le kraï de Krasnodar. Il faut toutefois ici se montrer prudent dans l’interprétation, car l’armée russe a plusieurs fois transféré certains de ses navires vers d’autres bases en mer Noire au cours des derniers mois, particulièrement à la suite d’attaques ukrainiennes. Bien que ces annonces constituent une défaite symbolique pour le régime russe, elles ne devraient pas avoir un impact décisif sur le plan opérationnel étant donné que les missiles Kalibr tirés à partir de ces bâtiments ont une portée suffisante pour frapper des cibles en Ukraine depuis Novorossiisk, ou bien encore plus au sud le long de la côte russe. Les dégâts portés aux cales sèches de Sébastopol pourraient, quant à eux, avoir un impact significatif sur les capacités de maintenance et de réparation de la marine russe6.

Un soldat ukrainien tire un mortier en direction des positions russes près de Bakhmout, dans la région de Donetsk, en Ukraine, le samedi 2 septembre 2023. © AP Photo/Libkos

4 — L’opinion publique en Occident

Tous les sondages indiquent que le soutien des Européens à l’Ukraine reste fort depuis le début du conflit, avec quelques disparités régionales. Les habitants d’Europe de l’est et du nord — ainsi que l’Espagne et le Portugal — demeurent majoritairement en faveur du soutien militaire apporté par l’Union et les États-membres à Kiev, selon l’Eurobaromètre flash conduit fin août7. En Europe occidentale, seulement la moitié de la population est en faveur du financement d’achat d’équipements militaires, un chiffre en baisse d’environ 10 points pour la France, l’Allemagne et l’Italie depuis le premier trimestre 2022. Les habitants d’Europe centrale et des Balkans sont quant à eux les plus réticents vis-à-vis de cette forme de soutien. Après Chypre (28 % en faveur du soutien militaire), la Hongrie est l’État-membre dont la population est la plus réticente, avec seulement 34 % en faveur.

La situation est similaire aux États-Unis, le principal contributeur à l’assistance militaire à l’Ukraine, avec toutefois des lignes de fracture partisanes plus apparentes. Le Chicago Council observe une baisse de 17 points d’opinion favorable au soutien militaire à l’Ukraine entre mars 2022 et septembre 2023, passant de 79 à 63 % dans la population dans son ensemble. Si les électeurs démocrates demeurent très majoritairement en faveur de celui-ci à 77 %, le soutien républicain s’est quant à lui effondré de 30 points depuis l’invasion russe. Aujourd’hui, seulement un électeur sur deux du Parti républicain considère qu’il faut continuer à fournir des armes à l’Ukraine8.

En Europe, l’attitude face à la guerre en Ukraine traduit également le rapport des populations vis-à-vis de la construction européenne. Tandis que les pays où l’opinion est majoritairement pro-Européenne ont tendance à plus désapprouver la politique d’assistance à Kiev, une corrélation existe également dans les États-membres ayant une image plus négative de l’Union. À celle-ci s’ajoutent les conséquences économiques liées à l’invasion russe, le niveau de vie initial moyen ainsi que les liens spécifiques qui unissent le pays à la Russie, et dans une certaine mesure aux États-Unis.

Tous les sondages indiquent que le soutien des Européens à l’Ukraine reste fort depuis le début du conflit, avec quelques disparités régionales.

Marin Saillofest

5 — Que pense le monde non-Occidental ?

Peu de sondages fiables reflètent ce que le monde non-occidental pense de l’invasion russe de l’Ukraine 600 jours après son déclenchement. Au premier trimestre 2023, « la moitié du monde » considérait que les États-Unis, l’Union européenne et l’OTAN ont fait ce qu’il fallait en matière d’assistance militaire à l’Ukraine, selon le Democracy Perception Index 2023. La Chine est quant à elle le seul pays où plus de personnes considèrent que ces acteurs ont « trop fait » plutôt que « pas assez »9.

Une étude publiée par l’ECFR un an après le début de l’invasion russe suggérait quant à elle que 45 % des Chinois sondés considèrent que le soutien américain à l’Ukraine vise à « défendre la domination occidentale », soit 7 points de plus que parmi la population russe10.

6 — Le personnel militaire

La population de la Russie est trois fois plus importante que celle de l’Ukraine. Selon l’International Institute for Strategic Studies, la taille de l’armée russe s’élevait avant l’invasion à 900 000 hommes, contre 196 600 pour l’Ukraine. Au début de l’année 2022, le chiffre réel serait toutefois plus proche de 750 00011. La Russie disposait en plus d’une réserve de 2 millions d’hommes ayant réalisé leur service militaire dans les cinq années précédentes, contre 900 000 pour l’Ukraine12. Ces chiffres sont toutefois largement surévalués, les critères d’entraînement et de préparation au combat étant bien moins élevés que dans la plupart des pays occidentaux. Selon l’Institute for the Study of War, seulement 10 % des réservistes russes seraient ainsi réellement aptes au combat13.

Un policier ukrainien de l’unité spéciale de la police sur la ligne de front, près de Kreminna, dans la région de Luhansk, en Ukraine, le vendredi 7 juillet 2023. © AP Photo/Libkos

Après vingt mois de guerre de haute intensité, l’évaluation du rapport de force sur le terrain est plus délicate. Le Secrétaire d’État britannique à la Défense Ben Wallace annonçait en février dernier que « 97 % de l’armée russe se trouve en Ukraine »14. En septembre, le directeur adjoint des services de renseignement militaire ukrainiens Vadym Skibitsky déclarait que la force russe « dans les territoires ukrainiens occupés » était constituée de 420 000 hommes15. La mobilisation décrétée par Volodymyr Zelensky le 24 février 2022 a conduit à une augmentation substantielle du nombre de soldats affectés à la défense du pays. Aujourd’hui, cette force serait d’environ un million d’hommes16.

Au sein des deux armées, 500 000 hommes auraient été blessés ou tués au combat selon des responsables américains. L’armée russe aurait subi les pertes les plus lourdes avec 120 000 morts et 170 000 à 180 000 blessés, contre 70 000 morts pour l’Ukraine et 100 000 à 120 000 blessés. Cet été, Mediazone et Meduza publiaient une étude rigoureuse reposant sur l’étude des nécrologies et de la surmortalité. Celle-ci concluait qu’au moins 47 000 soldats russes avaient été tués en Ukraine17. En ajoutant le nombre de blessés graves (calculé avec une certitude moindre), le nombre total d’individus « en perte irrécupérable » s’élèverait à 125 000 hommes, soit les deux-tiers de la taille de la force russe d’invasion initiale18.

Le ministère de la Défense ukrainien, qui publie quotidiennement des chiffres sur les pertes matérielles et humaines russes, communique quant à lui sur le chiffre de 287 770 soldats russes tués ou gravement blessés en Ukraine au 15 octobre depuis le début de l’invasion, soit une moyenne de 480 par jour — un chiffre certainement surestimé.

Ces chiffres fournissent peu d’informations sur un autre facteur déterminant pour la suite du conflit et la capacité au combat des troupes : le moral. Les faisceaux d’information dont nous disposons ne permettent pas d’offrir une image d’ensemble du moral des soldats russes et ukrainiens. Cependant, le manque de sens associé au conflit, la faible qualité de l’entraînement et de l’équipement d’une partie de l’armée russe envoyée en Ukraine ainsi que l’apparente faiblesse structurelle du service de santé militaire russe — des sources russes indiquent que l’extrême majorité des morts au combat seraient dûes à des saignements, et non à des blessures mortelles — touchent davantage le camp de Moscou19. En conséquence, le nombre de désertions est en forte hausse depuis mai selon le porte-parole d’une des associations aidant les soldats russes à éviter la mobilisation, Ivan Chuvilyaev20. L’étude de conversations téléphoniques de soldats russes interceptées par les services de renseignement ukrainiens en juillet suggère quant à elle que ces derniers sont particulièrement affectés par les lourdes pertes subies dans leurs rangs21.

7 — L’équipement

Le conflit a connu plusieurs phases en termes d’équipement dont dispose l’armée ukrainienne depuis le lancement de l’invasion. Successivement, toutes les « lignes rouges » ont été franchies par les pays apportant une assistance militaire à Kiev : l’Allemagne et les États-Unis annonçaient en janvier livrer des chars d’assaut modernes occidentaux à l’Ukraine, en mai la Grande-Bretagne livraient les premiers missiles longue portée Storm Shadow et enfin, en août, Washington autorisait le Danemark et les Pays-Bas à fournir des avions de chasse F-16 à l’Ukraine22.

Successivement, toutes les « lignes rouges » ont été franchies par les pays apportant une assistance militaire à Kiev

Marin Saillofest

Tandis que les chars d’assaut occidentaux et les missiles longue portée sont déjà utilisés par l’armée ukrainienne, le calendrier demeure flou pour les F-16. À ce jour, 11 pays se sont engagés à contribuer à la formation des pilotes ukrainiens — et des mécaniciens —, qui devrait prendre au moins trois mois23. C’est seulement après avoir complété cette formation et s’être assuré que Kiev dispose des capacités à opérer ces avions que les livraisons commenceront, probablement au printemps 2024 au plus tôt.

En l’absence de données fiables sur la production et le rythme de remise en service des véhicules endommagés, il est difficile de tirer des conclusions sur l’équilibre des forces entre les deux armées. Le site d’information Oryx, le plus complet et fiable sur le sujet, a recensé la mise hors-service de près de 2 400 chars d’assaut russes, 1 000 véhicules blindés de combat ou 2 900 véhicules de combat d’infanterie à la mi-octobre. Les pertes ukrainiennes sont quant à elles trois à quatre fois moins élevées, voire plus selon le type d’équipement. Malgré ce ratio, la Russie dispose encore d’un nombre conséquent de véhicules blindés datant de l’époque soviétique. En août, une enquête du Moscow Times révélait que 40 % des chars et autres blindés entreposés à Vagzhanovo, l’un des principaux sites de stockage russe, avaient été retirés depuis le début de la guerre24.

8 — Les drones

Sur ce sujet aussi, la guerre d’Ukraine ouvre une nouvelle ère : jamais les drones n’avaient été aussi massivement utilisés lors d’un conflit armé. S’ils ont déjà été présents sur les champs de bataille, leur omniprésence en Ukraine est telle que le RUSI estime que 25 à 50 aéronefs survolent en permanence une zone de 10km². Ils disposent de l’avantage d’être peu chers à produire, relativement précis et d’être assemblables en grand nombre en un temps limité — particulièrement par rapport à des missiles.

Le recours massif aux drones par Kiev répond à des lacunes capacitaires en matière de frappe à longue portée — partiellement comblées par l’assistance militaire étrangère. Celui-ci est également permis par la vitalité du secteur technologique ukrainien en dépit de l’état de guerre. La stratégie de développement de partenariats public-privé et de transformation de drones civils en aéronefs militaires semble d’ailleurs si efficace qu’elle pourrait faire de l’industrie ukrainienne des drones « un acteur international important une fois la guerre terminée, capable d’exporter des systèmes qui ont fait leurs preuves au combat »25. Au-delà de l’efficacité concrète des drones sur le terrain, Kiev s’en sert également comme d’une arme psychologique visant à amener la guerre à la population russe, notamment celle « de la Russie préservée, urbaine et bourgeoise de Moscovie ». Cette « opération Moscou » décrite par Michel Goya contribue également à l’élargissement du front recherché par Kiev pour diviser la répartition des ressources russes.

Par la voie du Vice-Premier ministre Mykhailo Fedorov, l’Ukraine dévoile une nouvelle technologie de défense  : la «  cape d’invisibilité  », conçue pour contrecarrer les caméras thermiques russes et les drones équipés de caméras thermiques, offrant ainsi une protection accrue aux combattants ukrainiens. © Mykhailo Fedorov/Cover Images

Cependant, les deux belligérants consomment un tel nombre de drones qu’ils investissent de plus en plus dans le développement de leurs capacités de production domestique. Selon l’Institute for the Study of War, « une entreprise russe aurait transformé un centre commercial à Ijevsk, en République d’Oudmourtie, en centre de recherche et de production de drones », tandis que des entreprises russes auraient également prévu d’ouvrir de nouveaux centres de développement de drones dans les villes de Tomsk, Samara et Saint-Pétersbourg26. Moscou travaille également étroitement avec Téhéran afin de construire une usine en Iran capable de produire jusqu’à 6 000 drones par an d’ici l’été 2025. En échange, le régime iranien souhaite acquérir l’équivalent de milliards de dollars d’équipement militaire russe — avions de combat, hélicoptères, systèmes de défense antiaérienne27

Depuis plusieurs mois, une série de réformes a été engagée par le gouvernement ukrainien pour « transformer » l’industrie nationale de défense, notamment en nommant Herman Smetanin à la tête d’Ukroboronprom, qui regroupe plusieurs entreprises du secteur de la Défense ukrainien. L’inauguration vendredi 29 septembre du Forum International des Industries de Défense s’inscrit également dans cette dynamique visant à accroître la production nationale en modernisant l’industrie ukrainienne et en attirant des investisseurs étrangers.

La première série d’accords conclus durant ce Forum concerne notamment la production en Ukraine de véhicules blindés, de munitions et de drones. Le ministère des Armées français a annoncé que les industriels Thales et Turgis & Gaillard avaient trouvé un accord pour « co-développer des drones, avec l’ambition de les fabriquer localement »28. L’accord avec Thales pourrait concerner le drone de reconnaissance Spy’Ranger, tandis qu’une version plus légère du drone Aarok fait certainement l’objet de l’accord conclu entre Turgis & Gaillard et le constructeur aéronautique ukrainien Antonov29. Dans les deux cas, la mise en place de lignes de production ne devrait pas arriver avant plusieurs mois au moins.

9 — Le soutien américain

La majeure partie de l’aide militaire — que ce soit en termes de matériel ou de renseignements — apportée à l’Ukraine depuis le début de l’invasion russe provient des États-Unis. Depuis 2014, Washington a contribué à la formation, à l’équipement ainsi qu’au conseil de l’armée ukrainienne afin d’en construire « l’épine dorsale ». À partir de 2021, Joe Biden a extensivement fait usage du presidential drawdown, un mécanisme permettant le transfert rapide d’équipements directement depuis les réserves du Pentagone. D’un montant maximal de 100 millions de dollars en termes de valeur d’équipement, le plafond a été relevé par le Congrès à 11 milliards pour l’année fiscale 2022 et 14,5 milliards pour l’année fiscale 2023, qui a pris fin le 1er octobre30.

En juin, le Pentagone annonçait une « erreur de comptabilité » de 6,2 milliards de dollars ayant conduit à la surestimation de la valeur de ce qui avait été transféré à l’Ukraine au cours des deux années précédentes. Au vu du rythme des transferts précédents, ce « surplus » devrait permettre à l’administration démocrate de continuer à soutenir Kiev au rythme actuel pendant au moins trois mois. Ce délai pourrait en réalité être plus court, tandis que le Secrétaire d’État Antony Blinken et le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan ont déclaré en privé à Mitch McConnell, chef de la minorité républicaine au Sénat, fin septembre qu’il serait impossible de soutenir l’Ukraine contre la Russie pendant un mois et demi sans financement supplémentaire31.

Lorsque le Congrès américain a voté une résolution fin septembre permettant de continuer à financer temporairement le gouvernement fédéral pour une durée de 47 jours, aucun budget pour l’Ukraine n’a été conservé dans l’accord final.

Le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy parle à des soldats ukrainiens blessés lors d’une visite à l’hôpital universitaire de Staten Island, à New York, le lundi 18 septembre 2023. © AP Photo/Eduardo Munoz, Pool

Les législateurs américains pourraient encore allouer des financements pour Kiev en votant sur des textes dédiés au cours des prochaines semaines. Cependant, l’opposition des Républicains de la Chambre est aujourd’hui assez conséquente pour qu’une telle loi nécessite un soutien bipartisan pour arriver au Sénat — tandis que c’est ce même travail entre Démocrates et Républicains qui a, en partie, coûté à Kevin McCarthy son poste de speaker

La paralysie actuelle du Congrès, provoquée par la guerre civile du Parti républicain à la Chambre, affecte directement les capacités de l’Ukraine à se défendre contre l’invasion russe. Dans cette perspective, les élections de 2024 aux États-Unis seront déterminantes pour le conflit, si celui-ci se prolonge jusque là.

10 — Quelle paix ?

C’est probablement la principale interrogation qui vient à l’esprit lorsque l’on envisage le conflit dans le temps long. Aujourd’hui, aucun camp n’a signalé être ouvert à des négociations qui n’impliqueraient pas des concessions actuellement impensables pour l’autre : le retour de la souveraineté de Kiev sur l’ensemble du territoire ukrainien, y compris la Crimée, d’un côté et la conservation des territoires occupés de l’autre.

Tout conflit a une fin. Néanmoins, seulement 46 % d’entre eux se terminent par un accord de paix ou bien un cessez-le-feu, tandis qu’à peine 21 % des guerres de la seconde moitié du XXe siècle se sont soldées par une victoire

Marin Saillofest

Depuis plusieurs mois, des négociations sont pourtant à l’œuvre. Au mois de juin, le Danemark accueillait des pourparlers au niveau des conseillers à la sécurité et des ministres des Affaires étrangères. Si aucune information n’avait été communiquée en amont de la rencontre et qu’aucune déclaration n’avait été signée à son issue, les participants auraient notamment discuté du plan de paix en 10 points proposé par le président Zelensky au mois de novembre 2022.

Début août, c’est l’Arabie saoudite qui avait rassemblé à Djeddah les principales forces œuvrant en faveur d’une fin au conflit en Ukraine — ainsi que d’autres acteurs qui avaient jusque-là conservé une certaine distance vis-à-vis de ces initiatives. Si la liste fournie par le directeur du cabinet du président ukrainien, Andryi Yermak, recensait 15 pays représentés à Copenhague, 40 États — ainsi que des représentants de l’Union européenne — ont pris part aux « consultations » portant « sur les principes clefs du rétablissement d’une paix durable et juste pour l’Ukraine » à Djeddah.

Tout conflit a une fin. Néanmoins, seulement 46 % d’entre eux se terminent par un accord de paix ou bien un cessez-le-feu, tandis qu’à peine 21 % des guerres de la seconde moitié du XXe siècle se sont soldées par une victoire, selon une étude du Hague Centre for Strategic Studies32. L’enlisement observé sur le front ces dernières semaines est redouté par les pays apportant une aide à Kiev car le glissement d’une guerre active vers un conflit gelé menacerait à terme la justification de cette politique d’assistance auprès des opinions publiques, du moins dans sa forme actuelle. Pour Poutine, la défaite — ou l’aveu de celle-ci — est impensable car son avenir politique est désormais consubstantiel à celui du conflit, la fin de l’un entraînant celle de l’autre.

Sources
  1. Jim Garamone, U.S., U.K. Military Chiefs Discuss Ukraine, China, U.S. Department of Defense, 7 décembre 2022.
  2. « The war in Ukraine is set to slow this winter, according to U.S. intelligence », NPR, 4 décembre 2022.
  3. Aine Quinn, « Ukraine Ships Food, Metal to Europe and Asia via New Route », Bloomberg, 10 octobre 2023.
  4. Guy Faulconbridge, « Russian warship fires warning shots at cargo ship in Black Sea », Reuters, 13 août 2023.
  5. « The war in Ukraine is threatening to wash across the Black Sea », The Economist, 5 octobre 2023.
  6. Cédric Pietralunga, « Guerre en Ukraine : dans la mer Noire, Kiev tente de ménager un autre couloir de circulation des céréales », Le Monde, 14 septembre 2023.
  7. EU challenges and priorities in 2023, Commission européenne, septembre 2023.
  8. Dina Smeltz et Lama El Baz, « American Public Support for Assistance to Ukraine Has Waned, But Still Considerable », The Chicago Council on Global Affairs, 4 octobre 2023.
  9. Democracy Perception Index 2023, Latana.
  10. Timothy Garton Ash, Ivan Krastev et Mark Leonard, United West, divided from the rest : Global public opinion one year into Russia’s war on Ukraine, ECFR, 22 février 2023.
  11. Pavel Luzin, Russia’s Military Manpower Crunch Will Worsen, CEPA, 21 septembre 2022.
  12. IISS Military Balance 2022.
  13. Kateryna Stepanenko, Frederick W. Kagan et Brian Babcock-Lumish, Explainer On Russian Conscription, Reserve, And Mobilization, 5 mars 2022.
  14. By Isabel Coles et David Luhnow, « Russia Has Deployed 97 % of Army in Ukraine but Is Struggling to Advance, U.K. Says », The Wall Street Journal, 15 février 2023.
  15. Asami Terajima, « Military intelligence : More than 420,000 Russian soldiers deployed across occupied territories », The Kyiv Independant, 10 septembre 2023.
  16. Olena Harmash, « Ukraine plans to move to professional army after war ends, prime minister says », Reuters, 6 juillet 2023.
  17. « At least 47,000 Russian soldiers killed in Ukraine. A data investigation by Mediazona and Meduza », Mediazona, 10 juillet 2023.
  18. Mark F. Cancian, Russian Casualties in Ukraine : Reaching the Tipping Point, CSIS, 31 mars 2022.
  19. Thread Twitter de @ChrisO_wiki, 8 octobre 2023.
  20. « « Из отпусков они не возвращаются ». Иван Чувиляев из « Идите лесом » – о россиянах, которые пытаются вернуться с фронта или дезертировать », Настоящее Время, 8 octobre 2023.
  21. Tom Balmforth et Filipp Lebedev, « Ukrainian intercepts show Russian soldiers’ anger at losses, disarray », Reuters, 5 septembre 2023.
  22. Claire Mills, Military assistance to Ukraine since the Russian invasion, House of Commons Library, 4 octobre 2023.
  23. Tara Copp et Lolita C. Baldor, « Ukrainian pilots could be flying F-16s in three months, Air National Guard head says », Associated Press, 12 septembre 2023.
  24. « Россия наполовину опустошила крупнейший склад советской бронетехники », The Moscow Times, 7 août 2023.
  25. Ulrike Franke, Drones in Ukraine and beyond : Everything you need to know, ECFR, 11 août 2023.
  26. Riley Bailey, Nicole Wolkov, Grace Mappes, Christina Harward et Frederick W. Kagan, Russian Offensive Campaign Assessment, September 14, 2023, Institute for the Study of War.
  27. Joby Warrick, « Iran seeks ‘billions’ worth of Russian aircraft and weapons in exchange for drones, U.S. says », The Washington Post, 9 juin 2023.
  28. Soutien à l’Ukraine : 16 accords industriels pour une aide directe et durable, Ministère des Armées français, 2 octobre 2023.
  29. Laurent Lagneau, « Une version « légère » du drone français Aarok pourrait être produite par Antonov en Ukraine », Opex360, 3 octobre 2023.
  30. U.S. Security Assistance to Ukraine, U.S. Congressional Research Service, 5 octobre 2023.
  31. Special Edition : How Congress averted a shutdown, Punchbowl News, 30 septembre 2023.
  32. Tim Sweijs et Mattia Bertolini, How wars end War. terminations : insights for the Russia-Ukraine War, The Hague Centre for Strategic Studies, mai 2022.