1 — La guerre comme menace pour la sécurité, ses conséquences comme poids sur le quotidien

Au début de l’année 2023, 81 % des citoyens européens considèrent l’invasion russe de l’Ukraine comme une menace pour la sécurité de l’Union. Cette proportion, qui n’a quasiment pas évolué par rapport à l’été 2022, est majoritaire dans chacun des États membres. Cependant, elle est plus ou moins fortement partagée selon les pays. 

Si le sentiment d’une menace pesant sur l’Union est quasi unanime en Suède (95 %), l’attaque de l’Ukraine par la Russie n’est considérée comme telle que par un peu moins des deux tiers des Bulgares (63 %). D’autres pays, parmi lesquels la Roumanie (69 %), la Grèce (70 %), la Slovaquie (70 %), l’Autriche (70 %) et Chypre (72 %) affichent ainsi une proportion moindre de leurs citoyens qui estiment que l’Union est menacée par le retour de la guerre sur le sol européen. 

Pour une proportion presque aussi importante d’Européens (76 %), cette même menace concerne aussi leur propre pays. Dans les pays frontaliers des belligérants (Pologne, Lituanie, Lettonie, Estonie), il n’y a pas de différence. La guerre en Ukraine y est perçue comme une menace pour l’Union et pour son propre pays, dans la même proportion. Cela s’applique aussi à ceux des pays frontaliers où la population se sent moins menacée  : en Roumanie et Slovaquie, le niveau de menace perçue, quoique moindre, est identique pour le pays et pour l’Union. Plus éloignés, les Bulgares ressentent une menace pour leur pays dans une proportion bien inférieure (60 %) à la moyenne européenne, mais presque identique à la part des Bulgares qui voient dans la guerre en Ukraine une menace pour l’Union (63 %).

L’impact économique de la guerre n’est d’ores et déjà plus de l’ordre de la menace. Il est ressenti comme entraînant des conséquences sur la situation financière de leur foyer par 63 % des Européens.

Emmanuel Rivière

À l’inverse, les personnes interrogées en Irlande et aux Pays-Bas voient leur pays beaucoup moins menacé que l’Union par cette guerre (la différence est de 15 points dans les deux cas). Comme indiqué plus haut, les Chypriotes sont moins nombreux que la moyenne européenne à voir dans la guerre en Ukraine une menace pour l’Union, et encore moins pour leur propre pays. 51 % sont dans ce cas (soit un écart de 21 points).

L’impact économique de la guerre n’est d’ores et déjà plus de l’ordre de la menace. Il est ressenti comme entraînant des conséquences sur la situation financière de leur foyer par 63 % des Européens, proportion qui elle non plus n’a pas beaucoup évolué depuis l’été 2022. Près d’un quart (22 %) des européens interrogés se disent totalement d’accord avec le constat de graves conséquences, avec d’importantes disparités entre pays. 58 % des habitants de Chypre, 44 % en Grèce, 36 % à Malte et 34 % en Espagne partagent ce constat de graves conséquences personnelles.

L’exposition à ces conséquences dépend aussi naturellement de la situation de chacun. 75 % des répondants qui déclarent appartenir à la «  classe ouvrière  » — ils représentent 21 % de l’échantillon européen — disent ressentir ces conséquences financières, alors que la proportion tombe à 44 % chez les 9 % d’Européens qui se situent parmi les catégories supérieures. La proportion de ceux qui se sentent le plus gravement touchée passe aussi quasiment du simple au double selon que l’on considère les cadres (14 %) ou les ouvriers (26 %).

La proportion de ceux qui se sentent le plus gravement touchée passe aussi quasiment du simple au double selon que l’on considère les cadres (14 %) ou les ouvriers (26 %).

Emmanuel Rivière

2 — Stabilité des perceptions concernant l’aide apportée à l’Ukraine

Bien que l’inflation fût déjà ressentie et propulsée au premier rang de leurs préoccupations à la fin de l’année 2021, les Européens établissent clairement un lien entre la situation en Ukraine et la dégradation de leur situation personnelle. Cependant, et c’est un enseignement majeur des eurobaromètres réalisés un an après le début de la guerre, cela ne se traduit pas par une usure de l’approbation du soutien à l’Ukraine. Le taux de satisfaction à l’égard de la réponse apportée à l’invasion de l’Ukraine par l’Union européenne, qui s’établissait à 59 % au printemps 2022, est mesuré en janvier-février 2023 à un niveau presque équivalent (56 %) — l’insatisfaction n’ayant pour sa part progressé que de 4 points sur la même période (de 34 % à 38 %). 

Le scénario d’une bascule de l’opinion qui réviserait son soutien initial aux initiatives prises en faveur de l’Ukraine au fur et à mesure que leurs conséquences pèseraient sur leur quotidien ne s’est pas produit.

Emmanuel Rivière

Le scénario redouté — et sans doute espéré par certains — d’une bascule de l’opinion qui réviserait son soutien initial aux initiatives prises en faveur de l’Ukraine au fur et à mesure que leurs conséquences pèseraient sur leur quotidien ne s’est pas produit. Il est vrai que les pays de l’Union ont échappé aux coupures de courant souvent évoquées, quand les Ukrainiens y étaient confrontés en raison des actions délibérées de destruction des infrastructures civiles par l’armée russe. Il est probable aussi que la révélation et la répétition des crimes commis par les armées et le pouvoir russe aient contribué à entretenir la sympathie des peuples d’Europe à l’égard des Ukrainiens.

Cette stabilité des opinions s’applique aussi au jugement porté sur les différentes mesures prises en solidarité avec l’Ukraine, et à leur hiérarchie en termes d’approbation. Celle-ci est presque unanime, sur l’ensemble des habitants des 27 pays, s’agissant de l’apport d’une aide humanitaire aux personnes touchées ou de l’accueil des Ukrainiens fuyant la guerre, qui bénéficient de l’approbation de 9 Européens sur 10. Les trois quarts sont également d’accord avec l’aide financière apportée à l’Ukraine, ainsi qu’avec les sanctions prises à l’encontre du gouvernement, d’entreprises ou de personnalités russes. Deux types de mesures sont davantage controversées. 67 % (contre 24 %) sont d’accord avec l’interdiction faite à certains médias (Russia Today, Sputnik) de diffuser en Europe, et 65 % (contre 29 %) approuvent le financement de l’envoi d’armes à l’Ukraine. Cet aspect crucial de l’aide européenne, visant à équiper en armement un pays en guerre, au risque d’apparaître comme cobelligérants, est celui qui a suscité le plus de controverses au sein des Etats membres, et parfois le plus de tensions entre eux. Il n’est pas étonnant que cette forme de soutien à l’Ukraine soit la moins soutenue par les opinions publiques au niveau européen. Il n’en reste pas moins qu’elle suscite deux fois plus d’approbation que d’opposants, après un an de guerre et à un moment où le front apparaissait figé. 

Il est notable aussi que la moins soutenue des mesures, le financement de l’envoi d’armes, recueille un niveau de réactions positives supérieur de neuf points à la satisfaction concernant la réponse de l’Union (56 %). Cet écart évite un contresens sur ce que signifie ne pas être satisfait de la réaction de l’Union. Ceux qui expriment une insatisfaction ne sont pas tous des opposants à l’idée d’aider l’Ukraine. Une partie d’entre eux en approuvent le principe, mais pas les modalités, estimant par exemple que l’Union n’a pas réagi de la bonne manière, pas assez vite, ou pas assez fermement ; ou encore en considérant que les pays membres ne se sont pas montrés assez solidaires.

Cet aspect crucial de l’aide européenne, visant à équiper en armement un pays en guerre, au risque d’apparaître comme cobelligérants, est celui qui a suscité le plus de controverses au sein des Etats membres, et parfois le plus de tensions entre eux.

Emmanuel Rivière

Cela est confirmé par des résultats fournis par un autre sondage Eurobaromètre, produit à l’automne 2022 pour le Parlement européen. Au moment où ces enquêtes mesuraient à 54 % la satisfaction à l’égard de la réaction de l’Union, 74 % des interviewés approuvaient le soutien de l’Union européenne à l’Ukraine. À l’échelle européenne, ce n’est donc pas le bien-fondé de ce soutien qui est interrogé, mais ses modalités — et une partie des Européens regrettent vraisemblablement que nous n’en fassions pas davantage.

3 — De forts contrastes entres les opinions publiques parmi les 27

Dans leur ensemble, les habitants des 27 sont très majoritairement en accord avec le principe d’un soutien à l’Ukraine, et majoritairement satisfaits de la manière dont s’opère ce soutien. Cependant la moyenne européenne ne doit pas dissimuler les contrastes qui persistent entre les pays, tant du point de vue de l’approbation du principe du soutien à l’Ukraine, que de la satisfaction avec la réaction de l’Union. Sur la première dimension nous pouvons nous référer à la question posée à l’automne 2022 — que nous avons déjà citée  : de façon générale, approuvez-vous ou désapprouvez-vous le fait que l’Union soutienne l’Ukraine à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? L’approbation, de 74 % en moyenne des 27, variait de 48 % (Grèce) à 97 % (Suède), soit un écart de près de 50 points. Dans un tiers des pays membres l’approbation dépassait 80 %, mais dans 5 d’entre eux (en plus de la Grèce, la il s’agit de la Slovaquie, de Chypre, de la Bulgarie et de la Hongrie) cette approbation est inférieure à 60 %.

Dans leur ensemble, les habitants des 27 sont très majoritairement en accord avec le principe d’un soutien à l’Ukraine, et majoritairement satisfaits de la manière dont s’opère ce soutien.

Emmanuel Rivière

La question portant sur la satisfaction à l’égard de la réaction de l’Union, reposée cet hiver, montre les mêmes contrastes, avec un écart de plus de 40 points entre la Grèce (37 % de satisfaits) et le Portugal (79 %). Les pays dont la population est moins encline à approuver le principe du soutien à l’Ukraine sont logiquement ceux où le taux de satisfaction est le plus faible. Ils sont rejoints par d’autres pays, notamment l’Estonie, mais aussi la France, l’Allemagne ou l’Espagne où le taux d’insatisfaction dépasse 40 %. Dans ces pays où le principe du soutien à l’Ukraine n’est pas contesté par plus de 30 % des habitants, c’est plutôt la manière de mettre en œuvre les actions qui suscitent un doute. Il est à noter qu’en Allemagne, en France, en Espagne et dans la plupart des pays, on relève peu de différence entre l’appréciation de l’aide à l’Ukraine apportée par le pays et celle apportée par l’Union. Ce n’est pas le cas en Estonie. Dans ce pays très engagé auprès de l’Ukraine et très concerné par la guerre qu’y mène son puissant voisin, la satisfaction liée aux réactions du pays (62 %) est supérieure de 20 points à celle concernant l’action de l’Union (42 %) jugée sans doute en deçà des attentes. Avec des écarts moindres, la Lituanie, la Suède et la Finlande présentent des schémas similaires.

4 — Les clivages et les tensions

Dans certains pays où une part significative de la population est sceptique sur l’opportunité d’aider l’Ukraine, c’est l’écart inverse qui est constaté. En Roumanie, la satisfaction à l’égard de la réaction de l’Union (58 %) est supérieure de 12 points à celle portant sur la réaction du pays (46 %). En Bulgarie, l’écart est de 14 points avec des niveaux de satisfaction inférieurs (48 % de satisfaction à l’égard de l’Union, 34 % à l’égard du pays). Il serait tentant d’interpréter au premier coup d’œil la carte ci-dessous en y voyant une Union européenne divisée, au moins en ce qui concerne les opinions publiques, entre une Europe du nord et de l’ouest très encline à aider l’Ukraine, et une Europe du sud-est plus réticente.

Mais prendre en compte les résultats et les clivages à l’échelon national invite à une autre lecture, qui distingue au moins trois types de situations  : celle des pays où le soutien à l’Ukraine relève du consensus, et qui regroupe à la fois les pays autour de la mer Baltique et des pays très éloignés du front (comme le Portugal et l’Irlande)  ; celle des pays, comme l’Allemagne et la France, où plus de 70 % de la population approuvent le principe du soutien à l’Ukraine mais sont perplexes quant aux modalités et au niveau de l’effort fourni  ; celle enfin de toute l’Europe du sud-est, incluant l’Italie, l’Autriche et la Slovaquie — la Croatie et la Slovénie faisant exception — où la population apparaît divisée quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de l’Ukraine, interrogeant notamment les choix les choix de leur propre pays.

Prendre en compte les résultats et les clivages à l’échelon national invite à une autre lecture, qui distingue au moins trois types de situations.

Emmanuel Rivière

Ces divisions créent une double tension à la fois avec le reste de l’Europe, et au sein de chaque pays. Slovaquie, Bulgarie, Chypre et Grèce sont les pays où se trouvait à l’automne 2022 une majorité exprimant son insatisfaction vis-à-vis de la coopération européenne sur les conséquences de la guerre en Ukraine. Dans les mêmes pays, auxquels s’ajoutent la Hongrie, l’Italie et l’Autriche, plus de 40 % de la population estimait au même moment que la guerre en Ukraine avait affaibli l’unité de l’Union. Ce sentiment fait écho aux tensions internes à ces pays. La Slovaquie, la Bulgarie, la Hongrie, la Grèce, Chypre et l’Italie sont aussi parmi les pays affichant le plus haut niveau d’insatisfaction quant à la réaction de leurs propres concitoyens concernant la guerre en Ukraine. Celle-ci crée donc une situation ou des populations sont divisées sur cette question, dans une Europe qui approuve massivement le soutien à l’Ukraine, mais qui est présentée comme désunie dans les pays où cette politique est plus controversée. 

5 — L’attitude à l’égard de l’Ukraine est fortement corrélée au rapport à l’Europe

Il est donc essentiel de comprendre ce qui fait clivage au sein de ces États membres qui affichent une opinion divisée sur la question ukrainienne. 

Cela est d’autant plus important que ce clivage apparaît fortement corrélé à la représentation de l’Union européenne elle-même. Comme nous l’avons rappelé plus haut, l’inquiétude initiale concernait la possibilité que des populations européennes confrontées aux conséquences économiques de la guerre cessent de se montrer solidaires avec l’Ukraine attaquée. De fait, à l’échelle de l’Union, les populations les plus fragiles économiquement — identifiable dans les eurobaromètres comme ayant régulièrement des difficultés à payer leurs factures — se montrent moins convaincues que celles n’ayant pas de difficultés quant au bien-fondé du soutien à l’Ukraine.

Plus on a une image positive de l’Union, plus on approuve le principe de l’aide à l’Ukraine, et inversement.

Emmanuel Rivière

Cependant, si l’on croise la question de principe de ce soutien avec une autre question structurante, l’image de l’Union européenne, il apparaît qu’il y a un lien beaucoup plus fort entre la perception de l’enjeu ukrainien et le rapport à l’Europe qu’il n’y en a avec la situation économique du répondant et son exposition à l’inflation. Autrement dit, plus on a une image positive de l’Union, plus on approuve le principe de l’aide à l’Ukraine, et inversement.

Cette corrélation entre le soutien à l’Ukraine et l’image de l’Union se vérifie dans tous les pays qui affichent les plus forts doutes et les plus forts clivages concernant l’attitude à adopter vis-à-vis de l’Ukraine. En Hongrie et en Slovaquie, il semble ainsi que la guerre ait affecté l’image de l’UE, qui se dégrade entre début 2022 et début 2023. Dans les autres pays, cette image est stable, et la corrélation s’applique également, suggérant que la perception de la guerre en Ukraine est façonnée par les mêmes considérations structurantes, d’ordre géopolitique, que celles qui construisent le rapport à l’Union.

Différentes rhétoriques ont été développées par les opposants à l’aide européenne à l’Ukraine. L’une, économique, insistait sur le poids des sanctions et du soutien financier. Elle semble avoir eu peu d’effets. L’autre consistait à questionner les notions d’agresseur et d’agressé dans le cas ukrainien, en remettant en cause le rôle de « l’Occident collectif » — comme il est nommé dans la rhétorique poutinienne — au cours des dernières décennies. Le lien fort entre soutien à l’Ukraine et image de l’Union montre que les représentations, dans ces pays divisés, offrent une certaine porosité à cette lecture de l’histoire et des rapports est-ouest. Là où elle s’exprime, la prise de distance avec les positions adoptées par l’Union sur la guerre en Ukraine semble plus structurelle que conjoncturelle, et fortement enracinée dans des représentations historiques. L’Allemagne est à cet égard particulièrement emblématique  : au début de l’année 2023, 56 % des personnes vivant dans les Länder de l’Ouest se déclaraient satisfaits de la réponse apportée à l’invasion russe de l’Ukraine par l’Union européenne, alors qu’ils n’étaient que 30 % dans les Länder correspondant à l’ancienne RDA.

Là où elle s’exprime, la prise de distance avec les positions adoptées par l’Union sur la guerre en Ukraine semble plus structurelle que conjoncturelle, et fortement enracinée dans des représentations historiques.

Emmanuel Rivière

Si l’Europe se révèle dans les crises, c’est aussi dans ces moments qu’elle se définit, et c’est sans aucun doute une partie de son histoire qui est en train de se graver dans le marbre. Au regard de l’histoire il est à la fois facile de comprendre ce qui, en Grèce, en Bulgarie, en Hongrie, en Autriche explique les ambiguïtés d’une partie de l’opinion sur la question ukrainienne et l’engagement de leur pays, et de constater que dans chacun de ces États membres l’histoire est particulière. Sans qu’ils ne soient identiques, la plupart de ces pays ont des liens spécifiques, historiques, culturels, géopolitiques avec la Russie. Il en va de même de la vision que ces populations peuvent avoir des États-Unis.  

C’est tout le défi qui se pose aujourd’hui à l’Union : la majorité de ses habitants souhaitent soutenir l’Ukraine mais, dans un certain nombre de pays, cette aide pose question — et ces questions clivantes y interrogent le projet européen lui-même. Y répondre reviendrait à démontrer que l’aide à l’Ukraine correspond à la vocation historique de l’Union, sans que cette vision ne vienne attiser les clivages autour des lectures de l’histoire que révèlent les enquêtes au sein de plusieurs de ses États membres : ceux-ci sont autant de facteurs de divisions qui minent les sociétés occidentales.