Guerre

La guerre étendue vue de Washington

Une rébellion contre l’ordre mondial. La pax americana a-t-elle pris fin le 24 février 2022 ? Après le choc de l’Ukraine, Fiona Hill appelle la diplomatie des États-Unis à s’inspirer de certains de ses partenaires européens, et à manœuvrer à la manière d'un kayak inuit dans un monde accidenté — plutôt que d’avancer comme un supertanker.

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Le Grand Continent
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© Cory Morse/AP/SIPA

Entre 2017 et 2019, Fiona Hill fut membre du Conseil de sécurité nationale américain, où elle était spécifiquement chargée de l’Europe et de la Russie. Depuis les années 1990, elle s’est imposée comme l’une des meilleures spécialistes du monde post-soviétique. Après avoir fait un échange en Union soviétique en 1987, lorsqu’elle était encore étudiante à l’Université de Saint Andrews (Écosse), elle s’est ensuite spécialisée en histoire russe, consacrant sa thèse aux représentations que les élites post-soviétiques avaient de la Russie pré-révolutionnaire. Au cours de sa carrière, elle n’a cessé d’évoluer entre la recherche académique, les think tanks et le service public, travaillant notamment pour les administrations Bush et Obama. Depuis quelques années, elle fait partie des voix les plus pessimistes quant à l’évolution de la situation en Russie, allant jusqu’à argumenter, quelques jours après l’invasion de l’Ukraine, que la Troisième Guerre mondiale avait déjà commencé — et qu’il était temps d’en prendre conscience. 

Le 13 mai 2023, Fiona Hill a donné une leçon dans le cadre des conférences Lennart Meri (du nom du Président estonien entre 1992 et 2001) organisé par le International Centre for Defence and Security (ICDS), un think tank créé en Estonie en 2006 pour promouvoir la réflexion stratégique sur la sécurité ét la défense dans la région. Très attendue, sa prise de parole portait sur les tensions que l’invasion de l’Ukraine avait fait surgir entre l’Ouest et le reste du monde (« the West and the rest » pour reprendre une expression consacrée). L’agression de Vladimir Poutine aurait définitivement fait réémerger un camp des non-alignés. Pour la plupart situés dans le Sud global, ceux-ci veulent se tenir à distance de la guerre qui a éclaté en Europe. Plus généralement, déterminés à conserver leur autonomie, ils ne veulent pas être pris dans l’affrontement qui se prépare entre les États-Unis et la Russie. En réalité, Fiona Hill va encore plus loin présentant ces réactions à la guerre en Ukraine, comme une « rébellion par procuration contre l’hégémonie américaine » (« a proxy rebellion against the U.S. »). L’un des aspects décisifs du contentieux qui oppose les États-Unis et, dans une moindre mesure, leurs alliés européens — ce qu’elle appelle aussi la « communauté transatlantique » — au reste du monde, tient également à l’impression que l’Ouest, très rapide à se mobiliser en faveur l’Ukraine (en 2022 du moins), est incapable de venir au secours des pays du Sud. Il est ainsi frappant de constater que le « Sommet pour un nouveau pacte financier mondial », pourtant présenté comme un moment clef au cours du dernier G7 à Hiroshima, est largement délaissé par les puissances occidentales : des membres du G7, seules la France, qui accueille le Sommet, et l’Allemagne ont pour l’instant annoncé leur participation. 

Dans cette leçon, Fiona Hill jette ainsi les bases d’une diplomatie du kayak, une métaphore qu’elle déploie au fil de ce texte. En creux, elle propose aux Américains d’opérer un décentrement de leur regard pour transformer leur doctrine stratégique et diplomatique. C’est une lecture essentielle au moment où les États-Unis paraissent souvent pris dans une impasse géopolitique, pris au piège de leur puissance et de la manière dont ils en ont usé depuis 1945. 

La rébellion du reste du monde contre les États-Unis

Plus d’un an après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la guerre brutale déclenchée par Vladimir Poutine s’est transformée, comme le font souvent les grands conflits régionaux, en une guerre aux ramifications mondiales. Il ne s’agit pas, comme le prétendent Vladimir Poutine et d’autres, d’une guerre par procuration entre les États-Unis, ou l’« Occident collectif » (les États-Unis et leurs alliés, européens ou non), et la Russie. Dans l’arène géopolitique actuelle, la guerre dans laquelle nous sommes offre un tableau renversé — une guerre par procuration pour une rébellion de la Russie et du « reste du monde » contre les États-Unis. La guerre en Ukraine est peut-être l’événement qui rend la disparition de la pax americana évidente pour tout le monde.

Dans sa poursuite de la guerre, la Russie a habilement exploité une résistance internationale profondément ancrée, et dans certains cas des contestations ouvertes au maintien du leadership américain sur les institutions mondiales. La Russie n’est pas la seule à vouloir pousser les États-Unis sur la touche en Europe, et la Chine à vouloir minimiser et contenir la présence militaire et économique des États-Unis en Asie, afin qu’elles puissent toutes deux sécuriser leurs sphères d’influence respectives. D’autres pays traditionnellement considérés comme des « puissances moyennes » ou des « états pivots » (« swing states ») — ce que l’on appelle le « reste », pour le distinguer de l’Ouest — cherchent à réduire l’influence des États-Unis et à exercer une plus grande influence sur les affaires mondiales. Ils veulent décider, et non se faire dicter ce qui est dans leur intérêt. En bref, en 2023, nous entendons un non retentissant à la domination américaine et constatons un appétit marqué pour un monde sans hégémonie.

Dans ce contexte, la prochaine itération du système mondial de sécurité, de politique et d’économie ne sera pas encadrée par les seuls États-Unis. La réalité est déjà autre. Il ne s’agit pas d’un « ordre », qui renvoie intrinsèquement à une hiérarchie, ni même d’un « désordre ». Toute une série de pays poussent et tirent en fonction de leurs propres priorités pour produire de nouveaux accords. Au sein de la communauté transatlantique, nous devrons peut-être développer une nouvelle terminologie et adapter nos approches en matière de politique étrangère pour faire face à des réseaux horizontaux de structures qui se chevauchent et parfois se concurrencent. Nous sommes entrés dans ce que Samir Saran, président de l’Observer Research Foundation en Inde, a appelé l’ère des « partenariats à responsabilité limitée ». La régionalisation de la sécurité, du commerce et des alliances politiques complique nos stratégies de sécurité nationale et la planification de nos politiques, mais elle peut aussi recouper nos priorités de manière utile si nous savons faire preuve de souplesse et de créativité, au lieu de nous contenter de résister et de réagir lorsque les choses prennent une direction qui ne nous plaît pas. Comme l’a suggéré l’expert britannique en sécurité Neil Melvin, nous devrions adopter l’idée d’un « minilatéralisme ».

Distinct du bilatéralisme ou du multilatéralisme (souvent favorisé par les Européens) le minilatéralisme se réfère à la diplomatie entre de petits groupes d’États dans la poursuite d’objectifs communs dans le cadre d’organisations multilatérales.

Lennart Meri, que nous célébrons et commémorons avec cette conférence, a fait preuve de flexibilité et de créativité à un moment tout aussi perturbant, à la fin de la guerre froide, comme on pouvait s’y attendre de la part d’un polyglotte, d’un écrivain et d’un cinéaste de talent, qui, en tant qu’homme politique, a été à la fois ministre des affaires étrangères et Président. En réalité, nous pourrions même suggérer que Lennart Meri a préfiguré notre époque actuelle. Dans les années 1990, le Président Meri a défendu l’idée que le fait de devenir un Européen ou un transatlantiste ne signifiait pas qu’il fallait se débarrasser de son identité estonienne distincte ou ignorer son contexte régional spécifique. Historien de formation, il comprenait ce contexte au plus profond de lui-même. Le Président Meri a cherché à développer de multiples perspectives régionales et mondiales pour l’Estonie. Il a donné la priorité aux relations avec les voisins immédiats et l’Europe, avec les États-Unis et avec les Nations unies. Les relations avec les États-Unis étaient cruciales pour lui, car Washington n’a jamais reconnu l’occupation soviétique des États baltes après la Seconde Guerre mondiale et a facilité la liberté de l’Estonie après 1991. Mais Meri a également adopté une approche résolument balte dans l’élaboration de la politique de l’Estonie. Il n’a jamais subordonné l’Estonie à une puissance plus importante. Le président Meri savait parfaitement ce qu’un petit pays pouvait accomplir et pourquoi. Comme il l’a fait remarquer dans un commentaire célèbre sur la proximité évidente de l’Estonie avec la Russie et son histoire avec elle : « Comparée à la Russie, l’Estonie est comme un kayak inuit. Un supertanker met 16 milles nautiques pour faire demi-tour, mais l’Inuit peut faire un virage à 180 degrés en un clin d’œil ».

Lennart Meri (1929-2006), qui donne son nom à la conférence dans laquelle s’exprime Fiona Hill, fut Président de l’Estonie entre 1992 et 2001 après avoir été son ministre des affaires étrangères entre 1990 et 1992. Issu d’une famille de notables estoniens, Meri fut d’abord éduqué à l’étranger pendant les années 1930. Il était en Estonie en 1940, lorsque l’Union soviétique annexa le pays. Très vite, il fut déporté avec sa famille en Sibérie. Après la guerre, il fut rapatrié dans son pays où il étudia l’histoire, une discipline qu’il n’eut néanmoins pas le droit d’enseigner. Il se tourna alors vers le cinéma et la littérature, réalisant des films et écrivant des livres de voyage. La plupart de ses œuvres furent en partie censurées ou complètement interdites. À partir des années 1970, il obtient ponctuellement le droit de quitter l’Union soviétique et profite de voyages en Finlande pour commencer à faire entendre la voix de la dissidence estonienne, qui se cristallise particulièrement dans la lutte contre des projets d’extraction de phosphate. En 1988, il adhère au Front populaire d’Estonie — une référence directe à la mobilisation antifasciste dans les pays baltes dans les années 1930. Deux ans plus tard, après les élections libres de mars 1990, il devient ministre des affaires étrangères, avant d’être élu Président de la République, comme candidat de Pro-patria, une plateforme politique réunissant démocrates-chrétiens, conservateurs et nationalistes. Après un deuxième mandat présidentiel, il prend sa retraite et meurt d’un cancer du cerveau quelques années plus tard. Aujourd’hui encore, il est une figure de l’indépendance estonienne et de l’ouverture vers l’Ouest. 

S’il était présent aujourd’hui, je pense que le président Meri reconnaîtrait que la guerre en Ukraine est une guerre qui change le monde ou le système. Elle a fait disparaître les détails superficiels et a mis en évidence les failles et les lignes de fracture de l’ordre international. Il ne s’agit pas d’un conflit du XXIe siècle. C’est une guerre rétrograde — ce que nous espérons être le spasme terminal des convulsions européennes qui ont secoué le reste du monde au XXe siècle en raison de la domination mercantiliste et des conquêtes impériales de l’Europe. Poutine et Moscou se battent en Ukraine pour reprendre le contrôle d’anciens territoires coloniaux abandonnés à la fin du XXe siècle.

Poutine estime que la Russie n’est pas seulement l’État successeur de l’Empire russe et de l’Union soviétique, mais un État dans la continuité de ceux-ci. C’est d’ailleurs ainsi que nous avons tous reconnu la Russie après la dissolution de l’URSS en décembre 1991. Ce fait explique en grande partie le présent. La Russie est le dernier empire continental en Europe. Au cours du XXe siècle, la Première Guerre mondiale a mis à bas les empires ottoman et austro-hongrois, ainsi que l’empereur allemand et le tsar russe. Les bolcheviks reconstituent la Russie sous la forme de l’Union soviétique et conservent par la force de nombreuses possessions territoriales contiguës de Moscou. La Seconde Guerre mondiale marque la fin du colonialisme européen et entraîne la désintégration de l’Empire britannique d’outre-mer, mais l’Union soviétique s’étend à nouveau. En effet, l’URSS reprend l’Estonie et les autres États baltes, et tente de reprendre la Finlande. Les Soviétiques ont également exercé une nouvelle domination sur l’Europe de l’Est après la Seconde Guerre mondiale. Le zèle expansionniste de l’URSS l’a ensuite entraînée dans une confrontation de près d’un demi-siècle avec les États-Unis, ancienne colonie britannique. L’Union soviétique, l’empire russe, s’est finalement effondrée à la fin de cette période, la guerre froide, mais pas dans l’esprit de Vladimir Poutine et de sa cohorte.

Depuis 1991, les États-Unis semblent être demeurés la seule superpuissance mondiale. Mais aujourd’hui, après une période troublée de deux décennies marquée par des interventions militaires menées par les Américains et un engagement direct dans des guerres régionales, la guerre en Ukraine met en évidence le déclin des États-Unis eux-mêmes. Ce déclin est relatif sur le plan économique et militaire, mais grave en termes d’autorité morale. Malheureusement, comme l’avait prévu Oussama ben Laden, les réactions et les actions des États-Unis ont érodé leur position depuis les attaques terroristes dévastatrices du 11 septembre. La « fatigue de l’Amérique » et la désillusion quant à son rôle hégémonique mondial sont largement répandues. Cela vaut également pour les États-Unis eux-mêmes, comme en témoignent les débats au Congrès, dans les médias et dans les groupes de réflexion. Pour certains, les États-Unis sont un acteur international imparfait qui doit s’occuper de ses propres problèmes intérieurs. Pour d’autres, les États-Unis sont une nouvelle forme d’État impérial qui ignore les préoccupations des autres et qui fait peser son poids militaire.

À court terme, cette situation est particulièrement préjudiciable à l’Ukraine. Globalement, la guerre en Ukraine est considérée comme l’un des nombreux événements dramatiques survenus depuis 2001 sous l’impulsion des États-Unis. La conduite musclée de la « guerre contre la terreur » a aliéné une grande partie du monde musulman. L’invasion américaine de l’Irak en 2003, dans la foulée de l’Afghanistan, a ravivé les horreurs des interventions américaines de la guerre froide en Corée et au Viêt Nam. L’inaction des États-Unis dans des conflits comme celui du Yémen et ses interventions sélectives en Libye et en Syrie ont souligné l’incohérence de la politique étrangère américaine. La crise financière de 2008-2010 et la Grande Récession, suivies des bouleversements intérieurs américains et de l’élection de Donald Trump en 2016, ont affaibli le pouvoir qu’avait l’exemple démocratique américain. Le mépris de Trump pour les accords internationaux et sa mauvaise gestion flagrante de la pandémie mondiale, ainsi que, plus récemment, le retrait bâclé de l’Afghanistan par l’administration Biden, ont jeté un doute supplémentaire sur la capacité des États-Unis à jouer un rôle de premier plan à l’échelle mondiale

Cela ne signifie pas que l’invasion de l’Ukraine par la Russie soit perçue de manière positive. Les principes fondamentaux du droit international constituent toujours un ordre ou un principe d’ordre universel, en particulier pour les petits États. Les pays du monde entier ont largement reconnu et condamné les faits de l’agression russe, notamment par de multiples votes à l’Assemblée générale des Nations unies. La Cour internationale de justice, la Cour pénale internationale et d’autres décisions internationales ont souligné que l’Ukraine avait la haute main non seulement sur le plan moral, mais aussi sur le plan juridique dans cette guerre. La conduite brutale et les atrocités commises par Moscou, ainsi que ses maladresses et ses échecs militaires, ont affaibli la position de la Russie. Mais la façon dont la plupart des États et des commentateurs perçoivent les États-Unis constitue leur prisme d’évaluation des actions de la Russie.

L’Ukraine est essentiellement jugée coupable par association pour avoir bénéficié du soutien direct des États-Unis dans ses efforts pour se défendre et libérer son territoire. En effet, dans certains forums internationaux, mais aussi aux États-Unis, les discussions sur l’Ukraine dégénèrent rapidement en controverses sur le comportement passé des États-Unis. Les actions de la Russie sont abordées de manière superficielle. « Oui, la Russie a renversé le principe fondamental d’après 1945 de l’interdiction de la guerre et du recours à la force, inscrit dans l’article 2 de la Charte des Nations unies… Mais les États-Unis ont déjà porté atteinte à ce principe lorsqu’ils ont envahi l’Irak il y a 20 ans. »

Ce genre d’argumentaire n’est pas seulement une caractéristique de la rhétorique russe. L’invasion américaine de l’Irak a universellement sapé la crédibilité des États-Unis et continue de le faire. Pour de nombreux détracteurs des États-Unis, l’Irak est le plus récent exemple d’une série de péchés américains remontant au Viêt Nam et le précurseur des événements actuels. Même si une petite poignée d’États s’est rangée du côté de la Russie dans les résolutions successives de l’Assemblée générale des Nations unies, d’importantes abstentions, notamment de la part de la Chine et de l’Inde, témoignent du mécontentement à l’égard des États-Unis. Par conséquent, la double tâche vitale de restaurer l’interdiction de la guerre et du recours à la force en tant que pierre angulaire des Nations unies et du système international, et de défendre la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, se perd dans le marasme du scepticisme et de la suspicion à l’égard des États-Unis.

Dans ce que l’on appelle le « Sud global » et ce que j’appelle vaguement le « reste du monde », les États-Unis ne sont pas perçus comme un État vertueux. Les perceptions de l’orgueil démesuré et de l’hypocrisie des États-Unis sont largement répandues.  La confiance dans le système internationau que les États-Unis ont contribué à inventer et qu’ils ont présidé depuis la Seconde Guerre mondiale a disparu depuis longtemps. Les élites et les populations de nombre de ces pays estiment que ce système leur a été imposé à un moment de faiblesse, alors qu’ils venaient à peine d’assurer leur indépendance. Même si les élites et les populations ont généralement bénéficié de la pax americana, elles estiment que les États-Unis et le bloc de pays constituant l’Occident collectif en ont bénéficié bien davantage. Pour eux, cette guerre vise à protéger les avantages et l’hégémonie de l’Occident, et non à défendre l’Ukraine.

L’Occident collectif est une expression de Vladimir Poutine pour désigner ce qu’il décrit comme la collusion des États-Unis et de l’Europe pour abattre la nation russe et ses traditions. Régulièrement invoqué dans ses discours et dans ceux de ses alliés, l’Occident collectif a pris valeur d’anti-Russie, chargé de toutes les valeurs qui signalent l’Ouest comme un espace décadent et menaçant dont l’ambition serait de détruire la Russie moralement et géographiquement. 

Les faux récits de la Russie sur son invasion de l’Ukraine et sur les États-Unis résonnent et s’enracinent dans le monde entier parce qu’ils tombent sur un sol fertile. La désinformation russe ressemble davantage à de l’information — elle est conforme aux « faits » tels que d’autres les perçoivent. Les élites non occidentales partagent la même conviction que certains analystes occidentaux, à savoir que la Russie a été provoquée ou poussée à la guerre par les États-Unis et l’expansion de l’OTAN. Elles s’indignent de la puissance du dollar américain et de l’utilisation fréquente de sanctions financières par Washington. Elles n’ont pas été consultées par les États-Unis sur cette série de sanctions contre la Russie ; elles considèrent que les sanctions occidentales limitent leur approvisionnement en énergie et en denrées alimentaires et font grimper les prix ; elles imputent le blocus russe de la mer Noire et la perturbation délibérée des exportations mondiales de céréales aux États-Unis, et non au véritable responsable, Vladimir Poutine ; elles soulignent que personne n’a insisté pour sanctionner les États-Unis lorsqu’ils ont envahi l’Afghanistan puis l’Irak, quand bien même ces élites étaient opposés à l’intervention américaine — pourquoi donc le feraient-elles aujourd’hui pour la Russie ?

La résistance des pays du Sud aux appels à la solidarité des États-Unis et de l’Europe sur l’Ukraine est une rébellion ouverte. Il s’agit d’une mutinerie contre ce qu’ils considèrent comme l’Occident collectif qui domine le discours international et rejette ses problèmes sur tous les autres, tout en écartant leurs priorités en matière de compensation du changement climatique, de développement économique et d’allègement de la dette. Les pays du Sud se sentent constamment marginalisés dans les affaires mondiales. En fait, pourquoi les qualifier (comme je le fais dans ce discours) de « Sud mondial », alors qu’on les appelait auparavant le tiers monde ou le monde en développement ? Pourquoi sont-ils même le « reste du monde » ? Ils sont le monde, représentant 6,5 milliards de personnes. Notre terminologie reste bien colonialiste.

Cette attitude du « Sud Global » peut être illustrée par la politique internationale du Président Lula. Concernant l’Invasion russe de l’Ukraine, sa ligne diplomatique est très éloignée de celle de « l’Occident global ». le Président brésilien a ainsi affirmé que les responsabilités étaient partagées par les deux parties au conflit et a avancé que les Etats-Unis jouaient un rôle délétère visant à prolonger la durée du conflit. Il se fait également très critique envers le poids du dollars dans les relations économiques et financières internationales et souhaite que le « Sud Global » se dote de ses propres instruments pour sortir de cette dépendance : une monnaie commune sud-américaine et des institutions financières alternatives au Fmi et à la banque mondiale, à l’instar de la nouvelle banque de développement des BRICS

Le mouvement des non-alignés de l’époque de la guerre froide est réapparu, s’il avait jamais disparu. À l’heure actuelle, il s’agit moins d’un mouvement cohésif que d’un désir de distance, d’être tenu à l’écart du désordre européen autour de l’Ukraine. Mais il s’agit également d’une réaction négative très claire à la propension américaine à définir l’ordre mondial et à forcer les pays à prendre parti.  Un interlocuteur indien s’est récemment exclamé à propos de l’Ukraine : « C’est votre conflit ! … Nous avons d’autres questions urgentes, nos propres problèmes … Sur nos propres terres, nous avons nos propres orientations à prendre… Où êtes-vous quand les choses tournent mal pour nous ? »

La plupart des pays, y compris de nombreux pays européens, rejettent la conception américaine actuelle d’une nouvelle « compétition entre grandes puissances » — un bras de fer géopolitique entre les États-Unis et la Chine. Les États et les élites s’insurgent contre l’idée américaine selon laquelle « vous êtes soit avec nous, soit contre nous », ou que vous êtes « du bon ou du mauvais côté de l’histoire » dans une lutte épique entre les démocraties et les autocraties. Peu de personnes en dehors de l’Europe acceptent cette définition de la guerre en Ukraine ou des enjeux géopolitiques. Ils ne veulent pas être assignés à de nouveaux blocs artificiellement imposés ; personne parmi eux ne veut être pris dans un affrontement titanesque entre les États-Unis et la Chine. Contrairement aux États-Unis, ainsi qu’à d’autres pays comme le Japon, la Corée du Sud et l’Inde, la plupart des pays ne considèrent pas la Chine comme une menace militaire ou sécuritaire directe. Ils peuvent avoir de sérieux doutes sur le comportement économique et politique brutal de la Chine et sur ses violations flagrantes des droits de l’homme, mais ils reconnaissent toujours la valeur de la Chine en tant que partenaire commercial et d’investissement pour leur développement futur. Les États-Unis et l’Union européenne n’offrent pas suffisamment d’alternatives pour que les pays se détournent de la Chine, y compris dans le domaine de la sécurité — et même au sein de l’Europe, le sentiment de l’importance des enjeux pour les pays individuels dans le système international au sens large et dans les relations avec la Chine varie.

En dehors de l’Europe, l’intérêt pour de nouveaux ordres régionaux est plus prononcé. Dans ce contexte, les BRICS — qui offrent à leurs membres une alternative au G7 et au G20 — sont désormais attrayants pour d’autres. Dix-neuf pays, dont l’Arabie saoudite et l’Iran, auraient manifesté leur intérêt à rejoindre l’organisation avant son récent sommet d’avril 2023. Les pays considèrent les BRICS (et d’autres entités similaires comme l’Organisation de coopération de Shanghai ou OCS) comme offrant des arrangements diplomatiques flexibles et de nouvelles alliances stratégiques possibles, ainsi que des opportunités commerciales différentes au-delà des États-Unis et de l’Europe. Les membres et les candidats des BRICS ont toutefois des intérêts très disparates. Nous devons en tenir compte lorsque nous nous efforçons de trouver une solution à la guerre en Ukraine et lorsque nous envisageons les types de structures et de réseaux avec lesquels nous devrons composer à l’avenir.

Je vais passer en revue certains des facteurs les plus pertinents pour réfléchir à l’Ukraine dans le contexte des BRICS.

Poutine et la Russie espèrent certainement que la guerre a ébranlé l’ancienne équation mondiale de l’après-1945. Moscou a l’intention de sortir de la guerre en se concentrant sur l’expansion de son rôle et de son influence dans les organisations multilatérales telles que les BRICS, dont les États-Unis et l’Occident collectif sont exclus. Mais il convient de noter qu’au sein du groupe des BRICS, précisément à cause de la guerre, la Russie est considérée comme de plus en plus dépendante de la Chine et comme un acteur mondial de moins en moins autonome.

La Chine domine clairement les BRICS et souhaite utiliser l’organisation pour consolider ses positions régionales et mondiales. Pékin considère les États-Unis comme l’ennemi de ses ambitions et Moscou comme un contrepoids important à Washington. La Chine ne soutient pas l’agression de la Russie contre l’Ukraine, mais le cadre de sécurité américain — y compris les fréquentes invocations de Taïwan et de la formule « la Chine surveille l’Ukraine » au Congrès américain — fait craindre à Pékin que Washington considère la guerre en Ukraine comme un test en vue d’un affrontement avec la Chine.

Le Brésil considère la Chine comme un contrepoids aux États-Unis. Comme un interlocuteur brésilien l’a dit récemment à un groupe d’entre nous lors d’un échange au sein d’un think tank  : « Le Brésil est condamné à exister sur un continent dominé par les États-Unis ». Comme en Chine, la rhétorique américaine enflammée sur la guerre en Ukraine a façonné les perceptions du conflit au Brésil. Certaines élites et certains fonctionnaires brésiliens considèrent la guerre en Ukraine comme « la première guerre par procuration du XXIe siècle entre les États-Unis et la Chine ». Pour eux, la Russie est déjà subordonnée à la Chine et affaiblie en tant qu’acteur au-delà de son voisinage.

L’Inde souhaite jouer un rôle plus important dans l’océan Indien mais, contrairement au Brésil, elle considère la Chine comme une véritable menace pour sa sécurité, en particulier dans l’Himalaya où les deux pays se sont affrontés pour des questions de territoire. Pour New Delhi, Washington est une source de soutien inconstante, tandis que Moscou est un important fournisseur d’armes et de munitions. L’Inde craint la dépendance de la Russie à l’égard de la Chine. De tous les États membres des BRICS, c’est l’Inde qui se trouve dans la situation politique la plus difficile. Elle veut garder un œil sur la Chine et la Russie au sein des BRICS tout en maintenant ses relations avec les États-Unis.

L’Afrique du Sud, quant à elle, souhaite développer ses relations avec la Chine et la Russie au sein des BRICS. Pour l’Afrique du Sud, la Chine est une source d’investissement et d’aide au développement, tandis que la Russie est la continuation de l’URSS, qui a joué un rôle décisif dans l’aide apportée à l’African National Congress dans sa lutte contre l’apartheid pendant la guerre froide. Dans ce contexte, l’ANC considère les États-Unis comme la nouvelle puissance impériale et rejette ce qu’il considère comme la diabolisation de la Russie par l’Amérique dans la guerre en Ukraine.

L’Arabie saoudite, qui fait partie des aspirants aux BRICS, voit la puissance des États-Unis s’estomper au Moyen-Orient après leur retrait militaire d’Irak, de Syrie et d’Afghanistan. En cherchant à rejoindre les BRICS, l’Arabie saoudite veut profiter des changements de pouvoir et dans les flux commerciaux au niveau mondial. La Chine est le principal importateur de pétrole du Moyen-Orient, un investisseur régional important et le récent médiateur dans les relations de l’Arabie saoudite avec l’Iran et le Yémen. Pour les Saoudiens, la Russie est un facteur dans les calculs énergétiques du Moyen-Orient ainsi qu’en Syrie et offre de nouvelles opportunités économiques, les entreprises russes transférant leurs fonds et leurs activités dans la région du Golfe afin d’éviter les sanctions occidentales.

L’Iran, quant à lui, est désespérément à la recherche d’une aide économique. Il voit dans les BRICS une occasion de changer son statut de paria régional et de tirer parti de son récent rapprochement avec l’Arabie saoudite, négocié par la Chine. Téhéran estime que la guerre en Ukraine a sapé l’Europe en tant que source indépendante de pouvoir et l’a re-subordonnée à Washington. L’Iran perçoit la faiblesse des États-Unis à l’approche des élections présidentielles américaines de 2024 et la possibilité de jouer un jeu international différent. L’Iran fournit déjà à Moscou des armes à utiliser contre l’Ukraine.

Avec autant d’agendas et d’aspirations centrés sur un seul des ordres mondiaux alternatifs, la gestion de la guerre en Ukraine — ainsi que d’autres questions à fort enjeu comme le changement climatique, les futures pandémies et la non-prolifération nucléaire — devient extrêmement difficile. Les perspectives à long terme de l’Ukraine dépendent d’une dynamique mondiale plus large et de la bonne volonté d’autres pays, y compris des membres des BRICS, et pas seulement du soutien militaire, politique et économique des États-Unis et de l’Europe.

En raison de sa taille et de sa situation, l’Ukraine est un État multirégional. Sa sécurité sera définie par l’idée de Neil Melvin, le « minilatéralisme ». L’Ukraine devra consolider ses relations existantes avec les États-Unis, l’Union européenne et l’OTAN, ainsi qu’avec ses voisins d’Europe centrale et orientale, ses partenaires proches dans les États baltes, en Scandinavie, au Royaume-Uni et dans la région de la mer Noire. Les groupes de pays du G7 et du G20 seront également déterminants. C’est là que les opinions négatives persistantes des États-Unis à l’échelle mondiale compliquent la politique étrangère de l’Ukraine. Que se passera-t-il, par exemple, si la Chine, ainsi que l’Iran (et, nous le soupçonnons, la Corée du Nord), fournissent des armes à la Russie en raison de leur hostilité pour les États-Unis ?  Ensuite, il faut compter avec l’OTAN. Conséquence directe de la guerre et de l’adhésion de la Finlande et de la Suède, l’Alliance est devenue le principal moteur de la sécurité ukrainienne et européenne ; au moins pour la durée du conflit, les débats en cours sur l’autonomie stratégique de l’Europe ont été relégués au second plan. L’Europe est revenue par à-coups au type de dépendance qu’elle avait à l’égard de la puissance militaire américaine entre 1945 et 1989. Il s’agit là d’un autre défi. En dehors de l’Europe et de l’arène transatlantique, l’OTAN a un problème d’image que Poutine exploite.

Dans les affaires internationales, les perceptions sont souvent plus importantes que la réalité et, depuis la fin de la Guerre froide, Poutine persiste à dépeindre l’OTAN comme une extension des États-Unis sur le plan militaire et comme une institution intrinsèquement anti-russe. Contrairement à Gorbatchev et Eltsine, Poutine n’a jamais cherché sérieusement à trouver un compromis avec l’OTAN. Pour lui, les États-Unis sont toujours l’adversaire de la Guerre froide et l’OTAN est une provocation parce qu’elle existe toujours. Poutine a activement alimenté les inquiétudes de la Chine quant à l’expansion des structures de type OTAN en Asie, et il a alimenté l’idée que l’expansion de l’OTAN était la cause immédiate de la guerre en Ukraine. Tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’Europe, Poutine veut que les États-Unis et l’OTAN disparaissent pour de bon.

Tout cela signifie que nous avons besoin d’un sursaut diplomatique — un effort habile et patient parallèlement à la voie militaire vitale — pour mettre fin à la guerre brutale et insensée de la Russie. L’Ukraine a besoin d’un large soutien mondial. Nous devons nous opposer à la désinformation de Poutine et aux discours anti-américains et anti-OTAN. Les États-Unis et l’Europe devront engager le reste du monde dans une conversation honnête sur les enjeux de cette guerre et écouter activement leurs réactions et leurs préoccupations sur des questions spécifiques. Compte tenu de la disparité des points de vue et des agendas, nous devrons adopter une approche fragmentaire et plus transactionnelle pour identifier les domaines dans lesquels nous pouvons faire cause commune avec d’autres États ainsi qu’avec des acteurs internationaux et du secteur privé.

Les pays du Sud considèrent toujours les Nations unies comme un acteur crédible et important, mais la plupart d’entre eux souhaitent réduire le pouvoir exclusif du Conseil de sécurité et renforcer les activités de l’Assemblée générale afin de mettre au point de nouveaux mécanismes permettant de s’attaquer véritablement au changement climatique et au développement économique. Étant donné que les Nations unies sont toujours pertinentes et universellement acceptées en tant qu’acteur, nous devrions également réfléchir à la manière dont nous pouvons aborder ces questions. Où pouvons-nous travailler avec les Nations unies pour fournir une assistance technique, une médiation et une coordination à l’Ukraine ? Par exemple, l’Assemblée générale des Nations unies peut-elle équilibrer le Conseil de sécurité des Nations unies et limiter les vetos russe et chinois d’une manière ou d’une autre ? Quel rôle plus important la CIJ et la CPI pourraient-elles jouer, surtout si l’on considère la récente décision de l’Afrique du Sud de rester dans la CPI et de suggérer à Poutine de ne pas assister au sommet des BRICS à Johannesburg afin de ne pas avoir à le détenir conformément au mandat d’arrêt délivré par la CPI en mars ? Comment pourrions-nous nous appuyer sur les interventions de crise menées par les Nations unies, telles que les efforts de l’Agence internationale de l’énergie atomique pour sécuriser la centrale nucléaire ukrainienne de Zaporijjia et l’initiative sur les céréales de la mer Noire, pour les transformer en solutions durables à long terme, en partenariat avec d’autres pays ?Enfin, si les États-Unis sont le prisme à travers lequel chacun regarde pour l’Ukraine, et que celle-ci est devenue une rébellion par procuration contre les États-Unis, comme je l’ai soutenu, quels autres acteurs pourraient gagner du terrain pour rétablir la paix par le biais d’une action collective ? Tous les regards sont actuellement tournés vers la Chine, mais l’Inde bénéficie d’une bonne volonté historique dans de multiples contextes régionaux qui pourrait aider à trouver un terrain d’entente avec d’autres. Il en va de même pour des pays comme le Kenya en Afrique et Singapour en Asie. En Europe, nous avons les pays scandinaves, qui n’ont jamais établi de colonies en Afrique ou en Asie. Et, bien sûr, nous avons l’Estonie et les États baltes qui, individuellement et collectivement, ont joué un rôle important au sein de l’Union et de l’OTAN en incitant les grands pays à agir et en les poussant à rester conformes à une certaine idée de l’honnêteté. C’est un moment à la Lennart Meri. Nous avons besoin de la manœuvrabilité d’un kayak inuit, et non des virages laborieux d’un supertanker … ou d’une superpuissance encombrée.

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