Politique

Orbán contre l’Occident

Dans un discours de deux heures prononcé devant des médias conservateurs, le Premier ministre hongrois a tenté d’articuler son positionnement en Europe depuis l’invasion de l’Ukraine. Nous proposons une lecture critique de sa réception par Gladden Pappin, figure clef de la mouvance conservatrice américaine — qui voue une véritable fascination à l'exception géopolitique de Viktor Orbán.

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Baptiste Roger-Lacan
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© Beata Zawrzel/SIPANY/SIPA

Le 26 janvier dernier, Viktor Orbán s’adressait à un groupe de journalistes étrangers, tous envoyés par des médias conservateurs (The American Conservative, Bild, etc.). Cette rencontre de deux heures était organisée dans le cadre d’un colloque de deux jours par le Mathias Corvinus Collegium, une institution d’enseignement supérieure publique généralement considérée comme le bras armé intellectuel du Fidesz, le parti du Premier ministre hongrois. Une semaine plus tard, un long compte-rendu, assorti de nombreux commentaires, était publié dans « The Post-Liberal Order » : cette newsletter a été fondée par quatre universitaires américains — Patrick Deneen (Notre Dame), Gladden Pappin (University of Dallas), Chad Pecknold (The Catholic University of America), and Adrian Vermeule (Harvard) — qui sont parmi les intellectuels les plus influents du conservatisme antilibéral américain. En l’occurrence, les notes ont été prises par Gladden Pappin, qui est un ​​visiting senior fellow au Mathias Corvinus Collegium cette année — ce à quoi il fait discrètement allusion dans son éloge de la « normalité » hongroise par rapport à la folie qui se serait emparée du reste du continent européen.

Ce texte, traduit et commenté en exclusivité par le Grand Continent, est intéressant pour deux raisons. D’une part, il montre comment la pensée stratégique d’Orbán, présentée comme l’émanation de l’histoire et de la géographie spécifiques de la Hongrie, s’articule au discours civilisationnel qu’il exprime depuis une décennie : il s’agit aujourd’hui de sauver l’Europe de ses démons en la défendant à la fois du cosmopolitisme bruxellois et de l’escalade incontrôlée qui pourrait la conduire à affronter directement la Russie. D’autre part, le discours d’Orbán est ici médié par l’une des figures d’un courant intellectuel américain, rarement discuté en Europe. Proche d’Adrian Vermeule, Gladden Pappin fait partie d’une mouvance conservatrice qui se tient généralement à l’écart des luttes intestines du parti républicain. Leur doctrine est fondée sur une remise en question de l’interprétation originaliste de la Constitution américaine au profit d’une interprétation contextuelle qui permettrait aux juges et aux législateurs de dépasser l’ordre libéral des pères fondateurs pour mettre en place une société réellement conservatrice, qui serait plus en phase avec les aspirations profondes du peuple américain. Ce Common Good Constitutionalism — c’est le titre du dernier ouvrage théorique d’Adrian Vermeule — est à la fois inspiré par la philosophie de Saint Thomas d’Aquin et par l’intégralisme catholique promu par Léon XIII à la fin du XIXe siècle, encourageant les catholiques à cesser de refuser la modernité politique issue de la Révolution française pour réussir à transformer les sociétés de l’intérieur.

La fascination de ce groupe, qui a déjà commencé à faire école, pour Viktor Orban, considéré comme l’incarnation d’une raison politique fonctionnelle, est remarquable : elle éclaire d’un jour nouveau les circulations intellectuelles transatlantiques dans le courant conservateur.

Deux thèmes sont ressortis avec le plus de force de la discussion de deux heures que Viktor Orbán a tenue jeudi dernier au sommet de la colline du château de Buda : Y a-t-il un chemin vers la paix ? Et peut-on tracer une voie politique pour restaurer l’Occident ? Le fil conducteur des réponses du Premier ministre s’est articulé autour de l’idée qu’une stratégie politique saine — telle qu’il la conçoit — pourrait apporter une réponse.

Ces deux questions sont liées dans l’esprit de Viktor Orban : le risque d’un embrasement généralisé ou même d’une guerre continue aux portes de l’Europe participe d’une logique d’affaiblissement des nations européennes au profits des intérêts supranationaux, incarnés par Bruxelles et par l’establishment démocrate.

Ces sujets n’ont pas été abordés dans le cadre d’un week-end de séminaire nostalgique entre conservateurs. Dans le contexte actuel, la paix en Ukraine, la raison en Europe et la restauration de la culture chrétienne sont des questions existentielles.

Le « contexte » comprend avant tout la frontière hongroise de 129 kilomètres avec l’Ukraine, à seulement trois heures de route de l’endroit où nous étions assis. La Transcarpathie se trouve juste du côté ukrainien de la frontière, de nombreux Hongrois y vivent et les liens historiques avec la Hongrie colorent le positionnement de Budapest dans ce conflit. La Hongrie elle-même a été l’un des principaux destinataires des réfugiés ukrainiens, comme l’ont constaté tous ceux qui ont vécu ici au printemps dernier. La sécurité énergétique a également été une préoccupation majeure. Certains bâtiments, dont des écoles, ont vu leur température plafonnée cet hiver. Pendant ce temps, les avions hongrois aident maintenant la Slovaquie voisine à patrouiller son ciel.

Alors, qu’a-t-il dit ?

Depuis le début du conflit, Viktor Orban se contente de faire le strict minimum en matière de coopération européenne ou de soutien à l’Ukraine. Le Premier ministre hongrois a critiqué la totalité des prises de position de l’UE et n’a cessé de se distinguer de ses partenaires, en se présentant comme le « défenseur » de citoyens européens menacés par le bellicisme bruxellois. Il a néanmoins voté les paquets de sanction successifs. Ne pas le faire aurait exposé la Hongrie à une riposte de ses partenaires, alors que les six milliards d’euros du plan de relance européen qui lui sont destinés ne sont toujours pas débloqués, à cause des violations répétées de l’état de droit dans ce pays.

Paralysie stratégique

« Le vrai problème », nous a dit le Premier ministre Orbán, « c’est qu’il n’y a personne pour aller à l’encontre du courant dominant », c’est-à-dire de l’opinion dominante selon laquelle la guerre doit être abordée à partir de la question « d’être du bon côté de l’histoire ». L’Occident est coincé entre l’idée qu’il faut soutenir matériellement l’Ukraine pour être du bon côté de l’histoire, et la réalité qu’un tel soutien comporte des risques. C’est dans ce contexte que le Premier ministre a conclu que « par conséquent, nous » — c’est-à-dire les principaux acteurs occidentaux dont il exposait le point de vue, et non la Hongrie elle-même — « sommes de plus en plus impliqués dans la guerre ».

Ce qui a manifestement pesé sur le Premier ministre, c’est l’absence d’une heuristique permettant de trancher entre l’approche historique mondiale et l’approche ajustée au risque du soutien matériel à l’Ukraine. Le soutien direct à l’Ukraine est-il un impératif historique mondial — et si oui, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout ? — ou le risque d’une escalade incontrôlable incite-t-il à la prudence ? La conclusion spécifique d’Orbán était que, parce qu’aucun acteur occidental ne cherche à évaluer l’ensemble de la situation ou à choisir une réponse, « la situation ne cesse d’empirer. » Sa remarque n’était en aucun cas une déclaration selon laquelle l’Occident serait en guerre en soi. Il s’agissait plutôt de déplorer que l’Occident « s’implique de plus en plus » en raison de son approche progressive au cours de l’année écoulée, où la grande rhétorique sur l’affrontement entre les régimes démocratiques et autoritaires ne débouche en fait que sur des engagements marginaux — mais de plus en plus dangereux — des ressources occidentales.

Cette dimension scalaire est l’un des points clefs de la réflexion de Viktor Orban telle qu’elle est exposée dans ce texte. Pour lui, l’approche dominante de la guerre aux États-Unis et en Europe est erronée : l’invasion de l’Ukraine par la Russie serait une question locale à laquelle l’intervention occidentale donnerait une dimension globale. Implicitement, et dans le sillage de la politique biélorusse du Premier ministre hongrois, il s’agit de reconnaître un pré carré russe.

La question de l’escalade, à laquelle on accole en général l’adjectif « incontrôlée », est devenue le principal recours rhétorique des partisans d’un compromis avec la Russie en Europe et aux États-Unis. Lorsqu’il est devenu difficile de soutenir Vladimir Poutine après l’invasion de l’Ukraine, nombre de ses anciens défenseurs ont adopté une ligne nouvelle : il faudrait empêcher l’escalade en ne soutenant pas l’Ukraine, pour la pousser à négocier avec la Russie. De Tucker Carlson au Rassemblement national en passant par la Lega italienne, cette ligne est populaire chez certains partis nationalistes ; mais on la retrouve aussi dans des partis de gauche traditionnellement anti-atlantiste comme la France insoumise ou le Parti communiste français.

Pour les lecteurs des États-Unis et de l’Europe occidentale, il peut sembler étrange que le Premier ministre d’un pays de dix millions d’habitants considère que sa position nécessite une vision stratégique, alors qu’il déplore que l’Europe ait perdu de vue ses propres intérêts. Mais Viktor Orbán est au pouvoir depuis plus longtemps que n’importe quel premier ministre européen, et il a été au pouvoir aux côtés de tous les présidents américains depuis Bill Clinton. Orbán a identifié trois facteurs qui ont éloigné les dirigeants européens de l’action au nom de leurs intérêts nationaux. (Pour ne citer qu’un exemple qui me vient à l’esprit, l’Allemagne ne s’est guère opposée alors que la Pologne est devenue l’alliée privilégiée de l’Amérique au cours de l’année dernière). Premièrement, la réalité des gouvernements composés de plusieurs partis est que la politique de coalition incite de nombreux chefs de gouvernement à essayer de rester en vie jusqu’au lendemain matin. Ensuite, l’environnement médiatique et technologique encourage ce phénomène en accentuant les sondages d’opinion quotidiens et les échanges politiques instantanés et continus en ligne. Enfin, et c’est le plus important, ces situations conspirent à renforcer l’efficacité de la pression exercée par les États-Unis.

La longévité de Viktor Orban est l’un des motifs de la fascination qu’il suscite au sein de la mouvance ultra conservatrice et antilibérale aux États-Unis comme en Europe.

Les décisions politiques sont désormais « basées sur ces informations » — rapports quotidiens sur les sondages, les partis, les personnalités — « plutôt que sur une stratégie visionnaire ». En raison de la taille modeste de la Hongrie et de sa position géographique parfois vulnérable, la formulation d’une stratégie visionnaire est le seul moyen pour la Hongrie de survivre. (Le premier ministre était accompagné de Balázs Orbán —  aucun lien de parenté — son directeur politique et un géostratège national de premier plan.) Historiquement, a observé le Premier ministre un peu plus tard dans la conversation, la Hongrie s’est trouvée dans l’une des deux situations suivantes. À certains moments, des puissances extérieures ont dominé le pays, comme l’ont fait les Ottomans, mettant en péril sa souveraineté tout en lui offrant un « parapluie » partiel. Ce type de situation, la Hongrie veut l’éviter. L’autre voie, a déclaré Orbán, est de « trouver une manière spéciale de faire de la politique qui assure le plus haut degré de souveraineté nationale », tout en ayant « un système de connexions avec d’autres pays ». Ayant vu dans quelle mesure le fait d’être replié dans un empire conquérant implique une occupation ou une implication dans des guerres non choisies, la Hongrie a suivi la voie de la souveraineté nationale.

Né en 1986, diplômé en droit et en sciences politiques, Balázs Orbán est récemment devenu l’un des principaux conseillers politiques de Viktor Orbán dont il est devenu directeur politique en 2021, après avoir été en charge des relations avec le Parlement. Il défend l’idée que le contexte géographique et l’histoire de la Hongrie auraient défini la singularité de la pensée stratégique nationale. Rappelons qu’il est également trustee du Mathias Corvinus Collegium.

L’Occident a donc atteint une sorte de paralysie stratégique — c’est mon terme, pour essayer de saisir sa pensée. Il ne cherche pas à obtenir un cessez-le-feu immédiat, car cela ne répondrait pas au critère de l’importance historique mondiale, mais il ne cherche pas non plus à obtenir une victoire immédiate ou totale, car cela risquerait une guerre nucléaire. Lorsqu’on lui a demandé quelle serait la réponse au conflit, Orbán n’a pas hésité à répondre, de manière presque axiomatique : « si nous voulons avoir une paix, nous devons d’abord convaincre les deux parties d’avoir un cessez-le-feu. »

C’est à ce moment-là que le Premier ministre a présenté son impression du point de vue des Russes : premièrement, ils pensent que le temps joue en leur faveur ; et deuxièmement, ils considèrent qu’ils ont besoin d’un tampon entre eux et l’OTAN. Combiné à l’approche progressive de l’Occident, le point de vue divergent de la Russie réduit également la probabilité d’un arrêt immédiat du conflit. C’est dans ce contexte qu’Orbán a décrit son impression de la vision russe de l’Ukraine. L’objectif premier des Russes, a-t-il dit, est d’éloigner l’OTAN de la frontière russe et, « si ce n’est pas possible, de créer un Afghanistan entre la Russie et la frontière ukrainienne. » Contrairement à certaines impressions initiales, le Premier ministre n’a pas assimilé l’Ukraine et l’Afghanistan, mais a déclaré que la Russie avait malheureusement créé une « zone de sécurité » détruite.

La stratégie adoptée par les États-Unis au cours de l’année écoulée est une question pour un autre jour, et le Premier ministre Orbán n’a pas cherché à la démêler. Mais Balázs Orbán, le directeur politique du Premier ministre, a noté que les avantages dont ont bénéficié les États-Unis ont été évidents. Le rôle de l’Amérique dans la détermination de la politique de l’Occident est devenu déterminant, tandis que celui de l’Allemagne s’est affaibli. La difficulté, note Balázs Orbán, est que les intérêts européens sont différents et, comme l’a dit le premier ministre, de moins en moins articulés.

J’ai fait remarquer au Premier ministre que les Américains ordinaires se sentent très éloignés du conflit et ne sont pas certains de ce qui se passe — par exemple, s’il fait particulièrement froid en Europe cet hiver. Les médias, ai-je suggéré, ont maintenu le conflit à un niveau d’ébullition lent, suffisant pour justifier des programmes d’aide, mais sans en faire une question de politique publique centrale, à la manière de la guerre en Irak ou même de l’augmentation des troupes en 2007. C’est dans ce contexte, en réponse à ma question, que le Premier ministre Orbán a cherché à souligner la réalité de la guerre en Europe, pour la double raison qu’il sera bientôt question d’envoyer des troupes et de s’installer sur le territoire de l’Ukraine. « Ici, ces défis frappent à la porte », et alors que l’Occident aurait pu choisir de traiter le conflit comme un conflit régional, « l’Occident en a décidé autrement : il a décidé que nous allons internationaliser toute cette affaire. Et maintenant, nous y sommes. » Orbán communique la réalité de la situation et plaide pour le retour de la pensée stratégique et de l’intérêt national en Europe.

Alors que la possibilité de l’envoi de troupes européennes (ou américaines) en Ukraine a été écartée par l’intégralité des chefs d’État et de gouvernement occidentaux, et à plusieurs reprises, cette déclaration, ici relayée à un public essentiellement américain, vise à renforcer le sentiment d’une escalade inéluctable.

Cette vision de l’Occident déterminé à internationaliser le conflit pour abattre la Russie résonne avec l’un des lieux communs de la rhétorique poutinienne depuis le début du conflit, un « l’Occident collectif », véritable anti-Russie, incarné à la fois par Washington et Bruxelles.

L’Europe aliénée

Avant même le conflit et la forte préférence de la Hongrie pour la paix, les relations entre Budapest et Bruxelles étaient déjà de plus en plus glaciales. Interrogé à ce sujet, Viktor Orbán a déclaré : « Le véritable problème de la Hongrie dans le courant dominant de l’Europe est que nous avons du succès. Et en soi, nous sommes la démonstration que lorsqu’on agit différemment, on peut réussir. Parce qu’il est évident que vous pouvez faire différemment — mais si vous réussissez, cela signifie que vous pourriez être attrayant. »

De fait, le conservatisme orbanien est devenu une référence pour la mouvance ultra conservatrice européenne : sa longévité, la constance de sa dénonciation du cosmopolitisme bruxellois, régulièrement assimilé au totalitarisme soviétique, ont trouvé un écho réel en Europe de l’Ouest.

Il était évident pour moi, bien avant le conflit, que la Hongrie était un endroit paisible et agréable — pas la paix armée d’un quartier fermé, mais la paix d’un pays où les choses essentielles comme la famille étaient maintenues en sécurité, et où la cohésion nationale était encore possible. Alors que les médias occidentaux ont tenté d’ériger un rideau de fer de désinformation autour de la Hongrie, quelques mois de vie ici sont un rappel agréable de la façon dont une société normale est censée fonctionner.

En introduisant le thème de la famille, Gladden Pappin prépare le dernier mouvement de cet article, tout en donnant une forte résonance à l’un des thèmes structurants du conservatisme orbanien : la défense de la famille traditionnelle, opposée aux revendications LGBT, et conçue comme la clef de voûte de la société enracinée qu’il défend. Autrement dit, la « cohésion nationale » est préparée et rendue possible par la « défense de la famille ».

Ces dernières années, le témoignage culturel de l’Europe centrale a été primordial, et la Hongrie a bénéficié d’une coopération active sur un large éventail de sujets, notamment avec ses voisins d’Europe centrale. Mais la guerre et la géopolitique « dominent désormais tous les autres aspects », a déclaré le Premier ministre.

En Europe, le processus spécifique qui a été mis en suspens concerne la formation d’un nouveau bloc conservateur au Parlement européen. Les prochaines élections européennes auront lieu en 2024, mais le Fidesz a quitté le Parti populaire européen de centre-droit en 2021 et n’a pas encore trouvé de nouveau foyer. Orbán a décrit la victoire de Giorgia Meloni en Italie comme un « changement de donne » qui devrait naturellement renforcer le bloc conservateur au niveau européen, voire le rendre dominant — si la géopolitique n’était pas intervenue et n’avait pas mis en évidence les différences de perspective entre les partis de droite. Actuellement, les partis de droite nationaux sont associés au niveau européen au Parti européen des conservateurs et réformistes ou au Parti Identité et Démocratie, typiquement plus populiste — qui comprend le Rassemblement national en France. En Italie, les Fratelli d’Italia de Meloni appartiennent à l’ECR tandis que leur partenaire au pouvoir, la Lega, appartient à l’ID. Il est difficile d’aplanir les différences entre les partis de droite, mais un parti dominant orienté vers la souveraineté au niveau européen pourrait voir le jour. En tant qu’acteur essentiel de la politique européenne de droite, la Hongrie jouera un rôle clef pour rendre cela possible.

Gladden Pappin trouve ici une manière de minimiser le profond désaccord stratégique entre Viktor Orbán et Giorgia Meloni, puisque cette dernière a complètement embrassé le soutien à l’alliance atlantique et à l’Ukraine, dans sa logique normalisation continentale. Alors que son pari semble être en passe de réussir, quelques mois après son arrivée au pouvoir, une alliance avec le premier ministre hongrois enverrait un signal désastreux.

« Le véritable problème, a déclaré Viktor Orbán, est qu’il existe une aliénation culturelle entre la Hongrie et l’Union européenne. La Hongrie, a déclaré M. Orbán, fonctionne sur un autre type de « système de coordination culturelle », où les vérités sur la nature humaine sont respectées, y compris le bien de la préservation de l’identité et de la culture nationales partagées de la Hongrie. La divergence, selon Orbán, concerne « les croyances fondamentales et certaines valeurs qui ont trait au monde et aux êtres humains. » Orbán a cité la migration, la politique familiale et le fédéralisme européen comme principaux domaines de divergence : la Hongrie est opposée à la migration en tant que telle, n’est pas d’accord avec l’idée que la prochaine étape de la liberté humaine soit LGBTQ et rejette l’idée des « États-Unis d’Europe ».

Ce sont les trois axes récurrents de la critique orbanienne de l’Union européenne. Tandis que les migrations et la politique familiale touchent aux angoisses démographiques qui traversent la Hongrie comme d’autres pays d’Europe centrale (qui sont confrontés à une forte émigration et à un taux de natalité bas), le fédéralisme européen est considéré comme la traduction institutionnelle du cosmopolitisme déraciné qui serait l’idéologie dominante à Bruxelles (qui est devenue une métonymie du danger existentiel auquel ferait face la Hongrie pour Orbán).

C’est à ce stade qu’un intervenant a demandé à Viktor Orbán s’il souhaitait rester dans l’Union. La difficulté qu’il a identifiée est celle de travailler nécessairement dans l’Union mais aux côtés de ceux qui ne sont pas d’accord avec vous sur ces valeurs fondamentales. Ce point est un classique : la raison économique initiale de l’Union a été supplantée par le désir de construire des « États-Unis d’Europe » et d’imposer des valeurs européennes culturellement libérales. Orbán a souligné que les gens ordinaires ne peuvent accepter cet état d’esprit.

La difficulté pour la stratégie hongroise est qu’elle reste au sein de l’Europe mais qu’en raison de sa position géographique, elle ne pourrait que se ruiner — comme elle l’a déjà fait — dans un monde fracturé par des blocs qui interdisent aux pays situés à leur périphérie de s’engager avec des pays extérieurs au bloc.

Un gouvernement conservateur

« Créer des institutions ». « Rester du côté du peuple ». Tels étaient les mots d’ordre des réponses du Premier ministre Orbán aux questions, nées de la discussion géopolitique, sur la possibilité de restaurer la civilisation chrétienne et sur le rôle que la politique peut jouer pour y contribuer.

Face à un programme culturel de gauche radicale, il semble parfois qu’un retour à la raison soit impossible. Mais Viktor Orbán estime que le vent pourrait tourner — peut-être rapidement. « Il est difficile d’imaginer que ce type d’approche libérale extra radicale des aspects les plus importants de la vie puisse être maintenu », a-t-il observé. Un retour aux valeurs traditionnelles pourrait « être beaucoup plus rapide que ce que nous pouvons imaginer ».

Sur la question religieuse, Orbán s’est montré prudent mais précis quant au rôle que la politique peut jouer. Tout d’abord, il a établi une distinction — sans la séparer totalement — entre les aspects politiques et personnels de la relation de la société à Dieu. Puisque le christianisme est en déclin, a-t-il dit, les hommes d’État doivent essayer de comprendre pourquoi avant de se lancer dans tel ou tel moyen d’y remédier. Gardant à l’esprit la délicate question de la foi, Orbán a déclaré que le gouvernement conservateur pouvait donner aux églises la possibilité d’enseigner à la population.

La Hongrie, a-t-il fait remarquer, est le seul pays d’Europe où les institutions religieuses sont en plein essor. Plus de 70 % du système hongrois d’aide sociale est distribué par les églises (avec une supervision administrative) et le pourcentage d’écoles gérées par l’Église a plus que doublé sous son gouvernement, passant d’environ 7 à 17 %. Ces tendances à l’amélioration semblent devoir se poursuivre.

L’objectif de ces efforts est que l’État fasse ce qu’il peut pour soutenir la possibilité d’un engagement avec les églises. La Hongrie a dépensé des sommes considérables pour rénover les églises et encourager les écoles confessionnelles, sans aucune tactique lourde (comme l’imaginent les détracteurs de l’engagement gouvernemental aux côtés des églises).

Converti au christianisme dans les années 1990, Viktor Orbán a donné une importance croissante à la religion dans sa plateforme politique. La défense des racines chrétiennes de l’Europe est une manière de promouvoir une société d’ordre fondée sur une tradition dont les contours sont rarement précisés, à l’exception de la primauté donnée à la famille traditionnelle et à la sécurité dans l’espace public. Cette la dimension civilisationnelle trouve un très fort écho en dehors de la Hongrie : c’est elle qui l’a assis comme l’une des principales figures du conservatisme contemporain.

Sur les questions économiques, Viktor Orbán et son directeur politique ont tous deux souligné l’approche non idéologique de la Hongrie en matière de gouvernement conservateur. Alors qu’aux États-Unis, l’idéologie du marché libre — c’est mon terme — fait souvent obstacle aux objectifs politiques conservateurs, la Hongrie a soigneusement adopté des techniques telles que le plafonnement des prix de l’énergie afin de poursuivre l’objectif ultime de soutenir les gens ordinaires. Alors que les conservateurs américains pourraient être réticents à l’égard de la réglementation hongroise des prix de l’énergie, Balázs Orbán a expliqué qu’elle offrait un moyen de soutenir les gens ordinaires tout en évitant les politiques socialistes telles que les aides illimitées.

Dans l’ensemble, les réflexions d’Orbán se résument à une vision du rôle que la stratégie politique devrait jouer pour dépasser les fixations idéologiques de notre époque. L’Europe pâtit de la priorité accordée à des absurdités telles que le fait d’être du bon côté de l’histoire, et elle pâtit des visions d’une intégration européenne toujours plus poussée sous le couvert d’une politique culturelle agressive de gauche. À une époque où peu d’hommes politiques ont le luxe de penser selon les directives classiques de la raison d’État, parler avec Orbán est une occasion rare de voir comment la raison politique est censée fonctionner.

Pour le Premier ministre Orbán, l’objectif final est d’une certaine manière assez modeste, rendu difficile par la crise de l’époque.

« Ce que nous, hommes politiques, pouvons faire », nous dit-il, « c’est donner des chances aux gens d’avoir une vie meilleure en termes d’économie et d’environnement financier. Mais pour avoir une vie plus heureuse, ce n’est pas le travail des politiciens. » En fin de compte, les gens « doivent changer leur compréhension de ce qu’est le bonheur dans leur vie », a-t-il dit. « Sans ce changement, de l’orientation [vers la] consommation, il est sans espoir d’avoir des changements politiques à long terme. »

« C’est la raison », a conclu Viktor Orbán, « pour laquelle nous devons trouver des dirigeants qui donnent un exemple personnel de réussite, qui parlent des valeurs traditionnelles, qui appartiennent à des communautés religieuses, qui ont une foi personnelle — qui pourraient générer un changement. »

Si l’on en croit l’exemple de la Hongrie, ce projet, bien que soumis à des dangers constants, n’est pas impossible.

Crédits
Le texte commenté est paru dans la newsletter Post-Liberal Order sous le titre 'Orban : Is There A Path To Peace ?'.
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