La décision du tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre de déclarer contraires à la constitution certains articles du traité de l’Union européenne (TUE) a eu l’effet d’un coup de tonnerre dans un ciel déjà passablement orageux. L’échange tendu au Parlement européen (PE) le 19 octobre à Strasbourg entre le Premier ministre Morawiecki, qui avait demandé à s’expliquer, et la présidente Ursula von der Leyen ainsi que les chefs des principaux groupes politiques a, sans surprise, revêtu des allures de crise. L’attaque « hybride » dont la Pologne est la cible de la part de la Biélorussie sur sa frontière introduit une crise de plus, qui concerne, là aussi, l’Union européenne, mais qui, même si elle appelle une réponse également ferme, est cependant d’une tout autre nature.
Sans précédent dans l’histoire de l’Union européenne, l’opposition frontale entre un État membre et l’ordre européen, qu’illustre cette décision, sanctionne une transformation radicale du paysage politique en imposant un moment de vérité au projet européen.
Pour appréhender la logique qui le sous-tend et esquisser des hypothèses de sortie de crise, il faut s’interroger d’abord sur la généalogie de cette collision, provoquée par le parti Droit et Justice (PiS) et examiner la trajectoire qui y a mené. On examinera ensuite les éléments de cet imbroglio juridique et politique que la décision du 7 octobre a révélé plus qu’elle ne l’a créé, ainsi que sa résonance auprès des autres membres. On s’interrogera enfin sur ses incidences pour l’ordre européen, juridique et politique.
Le PiS, une « rébellion contre la modernité »
Fondé en 2001, ce parti a émergé de la recomposition d’un environnement politique agité, éprouvé par les réformes des années 90, marqué par une instabilité politique souvent meurtrière pour les partis, qui ont connu des cycles de vie écourtés au fil des consultations électorales – voués à l’émiettement et à la disparition. Cette configuration semblait renvoyer les frères Lech et Jaroslaw Kaczynski au quotidien des joutes politiques plutôt que de les promettre à une carrière d’entrepreneurs politiques.
Alors que leur parti, à vocation plutôt centriste comme son nom l’indiquait (Entente du Centre), était également promis à l’extinction, la carrière des jumeaux a connu une soudaine accélération lorsque Lech, devenu brièvement, en 2000, ministre de la Justice, a enfourché le cheval de la loi et de l’ordre, pourfendant la criminalité et la corruption, avec des accents suffisamment convaincants pour conquérir, deux ans plus tard, la mairie de Varsovie. Dans le même temps, son frère Jaroslaw fondait, sur les décombres de l’Entente du Centre, le nouveau parti, nourri, au fil des années, des apports du populisme et de nationalisme.
Restaurant un vieux concept des années 30, le « polonisme », le PiS se fait également le chantre d’une identité nationale définie par le catholicisme. Le document-programme diffusé durant la campagne électorale de 2005 s’intitule « une Pologne catholique dans une Europe chrétienne » et le président du parti y est on ne peut plus clair : « le christianisme est un fait fondamental de notre existence nationale ». Les lecteurs y sont mis en garde contre « l’hostilité anti-chrétienne qu’on rencontre dans l’Europe libérale »1. Le rapprochement avec un groupe de médias bâti autour d’une influente radio catholique privée, Radio Maryja, s’impose presque naturellement : « d’abord, il fallait gagner les élections et c’est pourquoi j’ai glissé vers la droite autant que je le pouvais », avouera Jaroslaw Kaczynski, candide, « et on ne peut pas gagner sans Radio Maryja (…) J’ai essayé de faire différemment. L’Entente du Centre était une tentative de s’appuyer sur des électeurs centristes. Ce fut un échec »2.
Les autres lignes de force en découlent : une nouvelle constitution, assise sur des valeurs catholiques, l’exaltation du patriotisme, le rejet des valeurs occidentales, la « purification et le renforcement de l’État », la stigmatisation de l’homosexualité… Quasiment ancrée dans les gènes, l’hostilité à la Russie s’enrichit d’éléments d’antigermanisme. C’est avec cet appareillage idéologique que le PiS se présente aux élections de 2005, tout en arborant les traits d’un parti de droite classique, au point d’entrer en discussions avec la Plate-Forme Civique, une formation libérale également issue de Solidarnosc, pour gouverner en coalition. Ces tractations échoueront et c’est avec deux petits partis d’extrême droite, racistes et xénophobes, que le PiS, sorti en tête des législatives, devra gouverner, avec l’appui, il est vrai, de Lech Kaczynski élu à la présidence.
Bien que chaotique et écourtée par l’éclatement de la coalition et des élections anticipées, l’expérience du pouvoir, loin d’amener le PiS vers une culture du compromis, forme le creuset d’une dérive du parti vers des postures de plus en plus clivantes, sous la férule de son chef incontesté, Jaroslaw Kaczynski, que son frère nomme premier ministre en 2006. Les éléments du projet politique se cristallisent rapidement. La coalition n’a pas de majorité suffisante pour amender la constitution et mettre en place ce « nouvel État », cette IVème République fondée sur une « révolution morale » que le PiS réclame.
Mais elle parvient à déployer une « politique historique », nourrie d’un récit patriotique propre à exalter les valeurs et les vertus nationales. Avant même que le PiS vienne aux affaires, Lech Kaczynski en avait, en tant que maire de la capitale, posé le premier acte, avec la création du Musée de l’Insurrection de Varsovie. Les leviers du pouvoir, et notamment la mainmise sur l’Institut de la Mémoire nationale3, permettent de relayer les thèses complotistes d’une connivence de Lech Walesa et de l’aile libérale de Solidarnosc avec les communistes. Et de mener, hors de tout contrôle judiciaire, une campagne de « lustration4 », visant des individus accusés, arbitrairement le plus souvent, de liens avec le régime communiste. Une démarche similaire est appliquée à la lutte anti-corruption, théâtralisée et médiatisée au mépris des droits de la défense, avec force pressions sur l’appareil judiciaire. Ces excès conduisent d’ailleurs le Tribunal Constitutionnel à déclarer inconstitutionnelles plusieurs dispositions des lois, hâtivement votées, qui leur tiennent lieu de fondement juridique.
Toutes les politiques publiques, l’enseignement et la culture notamment, sont mises au service du projet du PiS, obsédé par l’« assainissement5 » et l’élimination de toutes les influences jugées indésirables. La mainmise sur les médias publics est rapide, prélude à une campagne en règle contre les « médias étrangers » – c’est-à-dire des médias polonais qui, appartenant à des propriétaires étrangers, échappent au contrôle du pouvoir. En l’espace de deux ans, le PiS parviendra à mettre en place les blocs constitutifs de cette « démocratie illibérale » qu’on ne verra arriver au pouvoir en Hongrie que quelques années plus tard. Il n’y manque que le contrôle du processus électoral, moyennant quoi, après que la coalition a implosé, les élections de 2007 donnent une majorité à la Plate-Forme Civique, renvoyant le PiS dans l’opposition pour 8 ans.
Ce sort est l’occasion de mûrir et consolider cette similarité, discernée Aleksander Smolar6, « avec les utopies catholiques anachroniques et réactionnaires des années 1930, de Salazar, Franco, Dollfuss, Pétain – non pas dans leur dimension de dictatures ou de collaboration, mais dans celles d’une rébellion contre la modernité, contre l’héritage des Lumières et de la Révolution française »7. « L’absolutisme moral, décrit par Michnik comme un élément important du populisme nationaliste post-communiste », ajoute le sociologue Rafal Pankowski, « est devenu un trait majeur de la rhétorique du PiS »8.
Le tragique accident aérien de Smolensk, en avril 2010, où périssent, avec le Président Kaczynski, la totalité des quelque cent personnes de sa délégation, apporte un autre élément au « récit » du PiS, qui n’a de cesse de le dépeindre, et ce sans la moindre preuve, comme un attentat ourdi par le Kremlin, avec la connivence, ensuite, par la dissimulation des preuves, du Premier ministre Tusk.
La prise de pouvoir
C’est avec ce bagage, enrichi par l’afflux massif en Europe de migrants en 2015 – dûment instrumentalisé durant la campagne – que le PiS remporte cette année-là et la présidence et les deux chambres du parlement. Fort de son expérience gouvernementale de 2005-2007, il fait aussitôt main basse, à nouveau, sur les médias publics, et s’attaque à ce « troisième pouvoir » qui s’était élevé contre lui une décennie plus tôt. L’offensive commence par le Tribunal Constitutionnel, dont le nouveau pouvoir change les règles de procédure pour le paralyser, récuse les membres désignés par la majorité précédente et en instance d’installation, puis pousse les juges présents vers la sortie, pour les remplacer, au fil des départs, par ses affidés. Graduelle, déterminée, systématique, la démarche rappelle, mutatis mutandis, celle des communistes polonais de l’immédiat après-guerre, si bien décrite par Czeslaw Milosz dans La prise du pouvoir9.
Une partie de la société, attachée aux libertés gagnées depuis la chute du communisme, use dès le début de son droit de manifester, mais le pouvoir n’en a cure et poursuit imperturbablement son programme de « bon changement », selon le slogan en vigueur, qui s’analyse en un démontage en règle du substrat même des démocraties libérales. Les premières atteintes à l’État de droit – refus du gouvernement de se conformer aux arrêts du Tribunal Constitutionnel – alarment la Commission européenne, gardienne des traités, qui ouvre dès janvier 2016 un « dialogue structuré » avec le gouvernement polonais pour l’amener à résipiscence10.
Les différentes démarches entreprises par le commissaire, et vice-président, chargé de l’État de droit, Frans Timmermans, ne mènent cependant nulle part, le gouvernement polonais niant toute infraction et ignorant les recommandations de la Commission. Il est vrai que l’aboutissement logique de cette procédure est celle de l’article 7 du TUE, qui permet une suspension, par le Conseil européen, des droits de vote de l’État membre concerné. Mais il s’agit d’un sabre de bois car l’unanimité de ses membres est requise pour constater une « violation grave et persistante », ce que le Premier ministre hongrois Viktor Orban, sous la menace de la même procédure, a d’entrée de jeu exclu.
Derrière ce qui apparaît comme de la désinvolture de la part du pouvoir de Varsovie se profile à vrai dire un projet d’une autre portée et d’une autre ambition. Dans un discours prononcé en juillet 2014, le même Orban s’était déjà fait fort de « bâtir un nouvel État illibéral (…) au sein de l’Union européenne »11, tandis que Jaroslaw Kaczynski promettait, pendant la campagne, que bientôt ce serait « Budapest à Varsovie ». Après la victoire du PiS, les deux dirigeants se sont retrouvés dans le sud de la Pologne, en septembre 2016, pour appeler ensemble à une « contre-révolution culturelle » au sein de l’Union12, conçue comme le remède à la crise dont le referendum sur le Brexit avait été le symptôme.
Après avoir réussi, fin 2016, à prendre le contrôle du Tribunal Constitutionnel en nommant sa présidente, le pouvoir polonais a multiplié les initiatives pour réduire la résistance d’un appareil judiciaire attaché, dans sa grande majorité, au respect du droit. En 2017, une loi confie à la Diète, dominée par le PiS, le soin de nommer les membres du « Conseil national de la magistrature », un rouage essentiel dans l’organisation de la justice, garant de son indépendance. La même année l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême et des juges de droit commun est abaissé, par voie législative, avec effet immédiat, mais avec un droit du Président de la République et du ministre de la Justice d’y déroger, discrétionnairement – un moyen pour le pouvoir de privilégier ses affidés.
En 2018, cette même Cour suprême, composée exclusivement de juges sélectionnés par le Conseil national de la magistrature, et donc aux ordres, se voit doter d’une chambre disciplinaire, véritable « tribunal » des juges réfractaires aux injonctions du pouvoir. Fin 2019 est promulguée une loi dite « muselière », qui élargit la notion de faute disciplinaire, interdit aux magistrats polonais d’adresser des questions préjudicielles au juge de l’Union et de se prononcer sur l’indépendance des juges. Il s’agit ni plus ni moins d’intimider, de sanctionner ou d’écarter les nombreux juges polonais qui se fondent sur le droit européen pour statuer…
L’assaut contre l’indépendance de la justice n’est que l’un des fronts du « bon changement ». Dans son rapport de 2021 sur l’État de droit en Pologne, la Commission a déploré les insuffisances et le caractère lacunaire du dispositif de lutte anti-corruption, les atteintes à la liberté de presse (concentration des médias dans les mains d’entreprises d’État, tentatives d’interdire la chaîne de télévision indépendante TVN, intimidations par la voie judiciaire et attaques contre les journalistes…), ainsi que les attaques, ciblées, contre les droits des femmes et les personnes LGBT, avec notamment la création de près d’une centaine de « zones libres de LGBT », dans des collectivités aux mains du PiS.
État de droit, le choc frontal
N’attendant plus rien de la procédure de l’article 7, la Commission se replie sur les deux instruments encore à sa disposition : la procédure d’infraction, prélude possible à une saisine de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), et le « régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union », permettant de réduire ou suspendre le versement de fonds européens aux États membres lorsque les atteintes à l’État de droit n’y garantissent plus leur bonne utilisation. Mme Merkel avait en décembre 2020, à la fin de la présidence allemande de l’Union, négocié ce régime avec la Pologne et la Hongrie, qui menaçaient de bloquer l’adoption du budget pluriannuel de l’Union. Les deux pays ont d’ailleurs saisi la CJUE de la légalité de ce mécanisme. L’arrêt devrait être rendu dans les prochaines semaines.
Les procédures d’infraction, lancées dès 2017 par la Commission, ont d’ores et déjà débouché sur des arrêts de la Cour condamnant, en 2019, la Pologne pour l’abaissement de l’âge de la retraite des juges. La loi « muselière », relative au régime disciplinaire des juges, a également été condamnée par la CJUE, qui a demandé à la Pologne de suspendre immédiatement son application. En juillet 2021, les juges de Luxembourg, estimant que la chambre disciplinaire de la Cour suprême n’offre pas des garanties d’indépendance et d’impartialité, ordonnent sa suspension immédiate.
L’inexécution de ces décisions amène la Commission à demander à la Cour des sanctions financières, prononcées en octobre sous forme d’astreintes journalières d’un million d’euros. Plusieurs hauts responsables du pouvoir ont déjà fait savoir que la Pologne ne s’en acquitterait pas13. Pour être complet, il faut mentionner la procédure d’infraction ouverte contre la Pologne par la Commission pour violation des droits fondamentaux dans les « zones libres de toute idéologie LGBT », instaurées dans plus de 90 localités polonaises. Début septembre, la Commission avait notifié une suspension des versements des fonds de relance à cinq régions polonaises, en raison du caractère discriminatoire de leurs résolutions « anti-LGBT ». L’enjeu étant en l’espèce de l’ordre de 6 Mds € au total, toutes ont, en l’espace d’une semaine, abrogé ou significativement modifié ces textes. Enfin, une autre juridiction, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), saisie de 57 recours au total par des juges polonais, condamne également, en octobre, la Pologne pour manque d’indépendance de son système judiciaire.
C’est donc dans un contexte très contentieux que le Tribunal Constitutionnel, saisi, au lendemain de l’arrêt de juillet de la CJUE, par le Premier ministre pour dire le droit sur la hiérarchie des normes entre droit européen et droit polonais, rend sa décision. Les magistrats, majoritairement nommés par le PiS, y estiment inconstitutionnels plusieurs articles du TUE qui autorisent un contrôle de l’indépendance des tribunaux14. Ils feront de même le 24 novembre en déclarant la Convention européenne des droits de l’Homme en partie incompatible avec la constitution polonaise.
Ces décisions imposent aux tribunaux polonais d’ignorer la jurisprudence et les décisions de ces juridictions relatives aux réformes de la justice et leur refusent le droit de juger de l’indépendance des magistrats ou des juridictions. Le chaos a toutes les chances de s’aggraver avec une coexistence de fait de deux ordres juridiques : d’une part des juges appliquant la jurisprudence de la CJUE et de la CEDH – et exposés de ce fait à des sanctions disciplinaires15 – d’autre part ceux qui sont nommés par le pouvoir.
Si la décision n’a pas d’incidence juridique significative sur les procédures en cours entre l’Union et la Pologne, l’effet de souffle politique a été majeur, amenant M. Morawiecki à demander à s’expliquer devant le Parlement européen. L’échange tendu auquel cette intervention a donné lieu à Strasbourg le 19 octobre a clairement posé les termes du débat. La présidente de la Commission n’a pas mâché ses mots pour dénoncer la menace sur « l’indépendance de la justice, qui est un pilier fondamental de l’État de droit ».
« Le paroxysme a été atteint », a-t-elle martelé, « cette décision remet en cause les fondements de l’Union européenne. C’est une attaque directe contre l’unité de l’ordre juridique européen (qui) seule permet l’égalité des droits, la sécurité juridique, la confiance mutuelle entre les États membres et, par conséquent, des politiques communes. C’est la toute première fois que le tribunal d’un État membre estime que les traités de l’Union sont incompatibles avec la constitution nationale. Cela a de graves conséquences pour le peuple polonais (qui) attend de l’Union qu’elle défende ses droits ». Avant de conclure : « La Commission est la gardienne du traité. Il est du devoir de ma Commission de protéger les droits des citoyens européens, où qu’ils vivent dans notre Union. L’État de droit est le ciment qui assure la cohésion de notre Union. (…) nous ne permettrons pas que nos valeurs communes soient mises en danger. La Commission va agir ».
M. Morawiecki a pour sa part dénoncé l’injustice, la partialité (« deux poids, deux mesures »), les menaces et le chantage, à l’appui d’un raisonnement visant à démontrer que la CJUE avait agi ultra vires, outrepassant les pouvoirs qui lui sont conférés. Il n’a pas manqué de citer des extraits allant dans ce sens de quelques décisions de tribunaux constitutionnels d’États membres, feignant d’ignorer qu’elles portaient sur des cas particuliers et non sur le respect de l’État de droit. Il a également proposé de créer, au sein de la CJUE, une chambre composée de juges nommés par les cours constitutionnelles des États membres, pour conduire un « dialogue soutenu »16. Violemment critiqué par les représentants des grands groupes du Parlement, applaudi par ceux des partis d’extrême-droite, le Premier ministre a même brandi, par la suite, le spectre d’une « troisième guerre mondiale » avec la Commission européenne si celle-ci s’avisait de retenir les fonds promis à la Pologne dans le budget de l’Union17.
L’onde de choc a été ressentie bien au-delà des murs du Parlement européen. En Pologne même, Donald Tusk, redevenu chef de la Plate-Forme Civique, a pris la tête de l’opposition à un Polexit, le pouvoir niant de son côté toute intention dans ce sens. En France, la pré-campagne présidentielle a également apporté à plusieurs candidats, déclarés ou putatifs, l’occasion de saluer la décision du Tribunal Constitutionnel, sous les vivats des milieux gouvernementaux de Varsovie : Eric Zemmour et Marine le Pen à l’extrême droite, Arnaud Montebourg à gauche, et les têtes d’affiches des Républicains, de Valérie Pécresse à Xavier Bertrand, en passant par Michel Barnier18 et Eric Ciotti. Feignant d’oublier – ou ignorant – qu’un traité comportant une clause contraire à la Constitution ne peut être ratifié qu’après révision de celle-ci (art. 54), et que tout traité ratifié a une autorité supérieure à la loi (art. 55).
L’assaut contre l’ordre juridique européen
À la vérité, la question de la hiérarchie des normes entre droit européen et droit national est ancienne et n’a pas été exempte de tensions. Elle a été tranchée par différentes voies. La plus consensuelle – et la plus banale – est celle du respect de la jurisprudence de l’ancêtre de la CJUE, qui a énoncé dès 1964, dans l’« arrêt Costa contre Enel », le principe de la primauté du droit européen, que les juridictions nationales ont progressivement intégré – moyennant un « dialogue entre juges nationaux et juges européens19 ». À chaque fois que la question a pu être rouverte, elle a été refermée, sans changement. Tel a notamment été le cas lors de la négociation du traité de Lisbonne, conclue par l’adoption, par tous les États, y compris la Pologne, en 2007 d’une « déclaration n° 17 » affirmant la primauté du droit communautaire sur les droits nationaux et annexée au TUE20. Si ce principe n’a pas ensuite figuré dans le corps du traité de Lisbonne, la déclaration laisse entendre que cette primauté est la « clé de voûte » du droit communautaire.
Une autre voie est celle de l’« option de retrait » (opt-out), par laquelle un État négocie une exemption à une politique commune prévue par le traité. Si le Danemark est l’État membre qui y a le plus recouru, la Pologne a demandé, en même temps que le Royaume Uni, le bénéfice de ce dispositif vis-à-vis de certaines dispositions – relatives à la solidarité d’une part, à la moralité publique et au droit de la famille d’autre part – de la Charte européenne des droits fondamentaux, intégrée dans le texte du traité de Lisbonne avec la même valeur juridique que celui-ci (« protocole n° 30 »). La voie la plus radicale, enfin, est celle qu’a empruntée le peuple britannique en se prononçant, en juin 2016, par voie de referendum, pour le retrait de l’Union, prévu par l’article 50 du TUE.
Dans chacun de ces cas, un État membre n’a été à aucun moment dépossédé de sa souveraineté, qui a été, au contraire, scrupuleusement respectée. S’agissant de la Pologne, la négociation du traité de Lisbonne – et de l’option de retrait consignée dans le « protocole n° 30 » – s’était d’ailleurs largement déroulée alors que le PiS était aux affaires, détenant à la fois le gouvernement et le poste de président de la République. Ce dernier soumettra d’ailleurs le traité à la ratification fin 2009. De découvrir en 2021 que plusieurs articles du traité ratifié 12 ans plus tôt sont contraires à la constitution relève d’une certaine contradiction… dont le gouvernement polonais s’exonère en plaidant que c’est l’interprétation qui en est faite par les institutions de l’Union, la Commission et la CJUE, qui est problématique. L’argument pour le moins faible, comme l’est la confusion, délibérée, entre État de droit et primauté du droit européen.
La question étant désormais rouverte, quelles sont les options pour la refermer ? Dans le cas d’espèce, note le juriste Sébastien Platon, « une juridiction nationale écarte (non pas) un arrêt spécifique de la Cour de justice ou bien une décision spécifique d’une institution de l’Union21 (mais) un pan entier de la jurisprudence de la Cour, qui plus est d’importance constitutionnelle car portant sur les valeurs de l’Union ». En d’autres termes, un bloc fondamental de l’ordre juridique européen, l’indépendance de la justice, est ouvertement récusé par un État membre.
La technique du compromis, également constitutive de l’essence même du projet européen, peut-elle opérer ici ? La chancelière d’Allemagne et son homologue belge, Alexander De Croo, ont peu après appelé au dialogue avec Varsovie, préférable à l’affrontement. Ferme sur le principe de l’indépendance de la justice, le président français a pour sa part renvoyé à une « clarification technique, dans un dialogue avec la Commission, peut-être avec d’autres cours suprêmes et la CJUE, des questions juridiques soulevées par l’avis du Tribunal Constitutionnel ». Moins conciliant, le Parlement européen n’a pas hésité à poursuivre, le 29 octobre, la Commission devant la CJUE pour non-application du règlement sur la conditionnalité du versement des fonds européens au respect de l’État de droit par la Pologne et la Hongrie.
« La Commission va agir », annonçait Mme von der Leyen à Strasbourg, rappelant les trois outils à sa disposition, les procédures d’infraction, le mécanisme de conditionnalité et la procédure de l’article 7. Le premier et le troisième ayant montré leurs limites, c’est sur le mécanisme de conditionnalité que se portent les regards, et sur sa maniabilité après que la CJUE – saisie par la Pologne et la Hongrie – aura statué sur sa légalité. L’argument produit par la présidente ne manque pas de poids : « le gouvernement polonais doit nous expliquer comment il entend protéger l’argent européen au vu de la décision rendue par son tribunal constitutionnel (…) nous devons protéger le budget de l’Union contre les violations de l’État de droit ». L’enjeu est considérable pour la Pologne, de l’ordre de 150 Mds € en additionnant le cadre financier pluriannuel et les montants alloués au titre du plan de relance. La Hongrie est également sur la sellette.
Pour l’Union européenne, un enjeu existentiel
Sans doute la mise en œuvre de cette conditionnalité ménage-t-elle, en laissant le dernier mot au Conseil européen, une marge de manœuvre à la politique, comme lors de la négociation de ce mécanisme par la chancelière Merkel, à la fin de la présidence allemande. Pour autant, l’enjeu pour l’Union européenne est de nature non plus transactionnelle, mais véritablement ontologique. Ce qui est aujourd’hui en péril est l’essence même du projet européen, et son avenir.
L’objectif affiché par les dirigeants polonais et hongrois n’a en effet rien d’anodin. Convaincus qu’ils sont du bon côté de l’histoire, ils poursuivent le travail de sape d’un ordre européen qu’ils jugent affaibli, en espérant rallier d’autres partis acquis, en Europe, à cette même cause. La « contre-révolution culturelle » qu’ils appellent de leurs vœux est avant tout une contre-révolution politique, qu’en d’autres temps on aurait qualifié de « réaction ». Elle s’inscrit dans un Zeitgeist plus large, qui permet à des entrepreneurs politiques de mener leurs projets en jouant des ressorts du populisme, du souverainisme, du nationalisme. Avec succès, tant au-delà des frontières de l’Union européenne, avec les figures de Trump, Johnson, Bolsonaro, Duterte, Erdogan, Modi, qu’en Europe, où, outre Kaczynski et Orban, sont parvenues au pouvoir des personnalités comme Jansa et Kurz, mais aussi, en leur temps, Berlusconi et Salvini.
L’épidémie de surenchère souverainiste qui a saisi la classe politique française confirme que l’électorat est également sensible à ces mots d’ordre. Les recettes ne sont guère différentes de celles qui ont été éprouvées en Pologne, en Hongrie et ailleurs, à base d’attaques contre la « technocratie bruxelloise » et de dramaturgie politique pour se poser en champions de la défense des intérêts nationaux, de la souveraineté, de l’identité…
Également visé par la Commission et la CJUE, le Premier ministre hongrois a eu l’habileté de s’exposer moins, en jouant de la mansuétude de la chancelière Merkel envers son parti, le Fidesz, membre du Parti Populaire européen. Et s’il a fini par quitter celui-ci avant d’en être formellement expulsé, c’est pour se poser en chef de file d’un embryon d’« internationale » souverainiste formé de 16 partis d’extrême droite22. Et pour faire de Budapest un lieu d’adoubement de différentes figures de cette mouvance – Tucker Carlson, vedette de Fox News, puis Marion Maréchal, Eric Zemmour et enfin Marine le Pen. La Pologne s’inscrit elle aussi dans cette dynamique, avec une rencontre entre cette dernière et le Premier ministre Morawiecki, à Bruxelles le 22 octobre, et une réunion des leaders de partis d’extrême droite européens annoncée pour début décembre à Varsovie, à l’invitation du président du PiS, Jaroslaw Kaczynski23.
La volonté de transformer l’Union européenne se dessine ainsi, sans fard, symbolisée par une démarche de démolition progressive de ce qui constitue l’armature même de la construction européenne, l’État de droit. C’est dans l’ordre juridique de l’Union que réside en effet son caractère supranational, dès lors que tous les actes pris par les États comme par les institutions de l’Union doivent s’inscrire dans ce cadre. Ce caractère supranational est précisément ce qui hérisse tous les souverainistes.
L’intégrité de la construction européenne est donc en jeu. Car elle repose sur un ordre garanti par le bloc que forment le Traité de l’Union européenne ainsi que la Convention européenne des droits de l’Homme24, sources du droit, et les organes – Commission, CJUE – chargés de les appliquer et de les faire respecter par les États membres et leurs systèmes judiciaires. À ce titre, l’État de droit – et l’indépendance de la justice, son corollaire – est un « mur porteur » de l’édifice européen, dont la « clé de voûte » demeure la primauté du droit européen sur les droits nationaux.
Accepter que son ciment se délite, laisser détricoter cet ordre par des concessions qui susciteront immanquablement d’autres offensives de même nature reviendrait à amorcer un processus mortifère pour la construction européenne. Alors que l’Union vient d’ouvrir la discussion sur sa « boussole stratégique », c’est tout autant d’une boussole politique qu’elle a besoin. Les institutions de l’Union doivent mettre un coup d’arrêt à cette dérive. Elles portent une responsabilité historique à cet égard.
L’indépendance des magistrats de la Cour ne fait pas de doute. La fermeté de ton de la présidente de la Commission à Strasbourg ne laissait pas présager une « main tremblante » et s’il y a une marge de discussion avec la Pologne, elle devrait porter sur le calendrier du retour à l’État de droit, pas sur les règles de celui-ci. Le Parlement européen a fait la preuve de sa vigilance et de sa détermination, exprimées à nouveau le 16 novembre par une lettre de cinq groupes politiques25 à la présidente de la Commission européenne, pour lui demander de ne pas approuver le plan de relance polonais tant que l’exigence d’un retour de la Pologne à l’État de droit ne serait pas satisfaite. Le Conseil européen est certainement, de par sa composition et ses règles de procédure, l’élément le plus versatile du dispositif, exposé à la paralysie (menaces de veto) et soumis à la tentation du compromis, y compris sur les principes. Pour autant, cet enjeu est existentiel, pour l’avenir même du projet européen. Il s’annonce, nolens volens, comme un dossier majeur, avec une marge de manœuvre très étroite, de la présidence française de l’Union.
Sources
- Rafal Pankowski, The Populist Radical Right in Poland : The Patriots, Taylor & Francis Group, 2010, p. 154.
- Michał Karnowski, Piotr Zaremba, O dwoch takich… Alfabet braci Kaczynskich, Wydawnictwo M, 2006, p. 292.
- nstytut Pamięci Narodowej, créé en 1999.
- Procédures de « vérification », instaurées dans plusieurs pays de l’est durant les années 1990, pour établir des actes de collaboration avec les régimes communistes. En Pologne, où plusieurs lois successives avaient été adoptées au fil des années, le PiS a fait voter une nouvelle loi en octobre 2006.
- Référence à la sanacja (« assainissement moral de la vie publique »), mot d’ordre qui servi à définir le régime autoritaire instauré par le maréchal Pilsudski après le coup d’État de 1926.
- Politologue, ancien conseiller des Premiers ministres Tadeusz Mazowiecki et Hanna Suchocka.
- « Kaczyńscy atakują społeczeństwo obywatelskie », interview d’Aleksander Smolar à Dziennik.pl, 5 nov. 2007.
- Rafal Pankowski, The Populist Radical Right in Poland -The Patriots, Routledge, Londres, 2010, p. 161.
- Gallimard, 1953.
- L’Union dispose depuis 2014 d’un instrument, le « cadre pour l’État de droit », actionné en cas « indices clairs d’une menace systémique envers l’État de droit », et qui s’appuie sur un dialogue « structuré » avec l’État membre concerné. Cette procédure a été activée pour la première fois avec la Pologne.
- Discours de Viktor Orban au 25ème Camp de jeunes de Balvanyos, 26 juillet 214.
- Jolanta Kurska, Pologne, une « contre-révolution culturelle » ? Commentaire, 2019/2 N° 166.
- Pas davantage qu’elle ne s’acquitte d’une astreinte journalière de 500 000 euros infligée en septembre pour inexécution d’un arrêt relatif à un contentieux avec la Tchéquie autour de la mine de lignite dans la région frontalière de Turow.
- Le tribunal estime contraire à la Constitution l’article 1er du TUE, qui « marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe », en liaison avec l’article 4, qui énonce un « principe de coopération loyale (entre) l’Union et les États membres », interprétés comme autorisant les institutions de l’Union à agir en dehors des compétences transférées par la Pologne par le traité et portant atteinte, de ce fait, à la primauté de la constitution et à la souveraineté de l’État. Il récuse également l’article 19 (« La CJUE (…) assure le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités. Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union »), interprété comme habilitant une juridiction à appliquer un droit jugé inconstitutionnel (par le Tribunal Constitutionnel) ou à contrôler l’indépendance des juges nommés par le président de la République.
- La dernière décision en date de cette chambre disciplinaire, le 24 novembre, prise à huis clos et en ignorant les droits de la défense, a débouché sur la suspension d’un juge, Piotr Gaciarek, qui avait eu le tort d’appliquer le droit de l’UE.
- Cette suggestion n’a guère recueilli d’écho, les États préférant précisément un dialogue informel plus à même de résoudre les contradictions qu’un organe formel.
- Interview au Financial Times, 24 octobre 2021.
- Avec des nuances, certes, l’ancienne magistrate du Conseil d’État Valérie Pécresse parlant, prudemment, d’« identité constitutionnelle », tandis que Michel Barnier appelait à la création d’un « bouclier constitutionnel » pour émettre un moratoire sur l’immigration. Ce qui ne l’a pas empêché, ensuite, de condamner la décision du tribunal polonais…
- Sébastien Platon, Comment comprendre la décision du Tribunal constitutionnel polonais ? Le Grand Continent,13 octobre 2021. Cf. la tribune « Nous, universitaires, refusons le discours opposant souveraineté nationale et primauté du droit de l’Union européenne », le Monde, 26 octobre 2021, ainsi que Thierry Chopin et Jean-Baptiste Roche, En finir avec le mythe d’une Union politique sans primauté juridique, Le Grand Continent, 5 novembre 2021. Ces deux auteurs font notamment valoir que, l’Union européenne n’étant pas « une simple alliance entre États souverains », la « stabilité d’un ordre juridique composé d’États qui ont décidé librement et souverainement de s’associer dans une Union plus large pour exclure durablement tout risque de conflit entre eux suppose un degré d’homogénéité politique minimal impliquant un accord incontestable sur des valeurs politiques communes ». Cf. également, en sens contraire, la tribune de l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel Eric Schoettl, « Pourquoi tant de haine contre la décision du tribunal constitutionnel polonais ? », Figaro-Vox, 12 octobre 2021
- Allusion, notamment, au rejet, en 2020, par la Cour constitutionnelle allemande, d’une décision de la Banque centrale européenne relative au programme d’achat de titres publics, invoqué pour justifier la décision du Tribunal constitutionnel polonais.
- dont le PiS de Jaroslaw Kaczyński, la Lega de Matteo Salvini, Fratelli d’Italia de Georgia Meloni, le Rassemblement national et le parti espagnol Vox.
- Matteo Salvini (Lega), Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia), Santiago Abascal (Vox) et Victor Orbán (Fidesz) les 3-4 décembre, d’après le quotidien Dziennik Gazeta Prawna.
- L’article 6.1 du TUE précise que les droits fondamentaux garantis par la CEDH « font partie du droit de l’Union ».
- PPE, sociaux-démocrates, libéraux, écologistes et gauche radicale.