En tant que directeur général responsable des relations extérieures au sein de la Commission européenne, vous avez été chargé de mettre en place le Service européen pour l’action extérieure (SEAE), dont vous êtes ensuite devenu le chef des opérations. Avec le recul, comment évaluez-vous les résultats du service ?  

Il s’agissait tout d’abord d’un énorme défi logistique, car les origines du projet remontent à l’époque où le traité établissant une Constitution pour l’Europe était en cours d’adoption. J’étais alors secrétaire général de la Commission européenne, et nous avions entamé une réflexion avec le secrétariat du Conseil sur la mise en place de cette structure. À la minute où les deux référendums ont été rejetés en France et aux Pays-Bas, tout le travail a été suspendu. Les responsables étaient tellement soucieux de ne pas donner l’impression d’anticiper une décision future sur la Constitution ou sur le traité (car la Constitution est devenue le traité de Lisbonne) qu’aucun travail préparatoire n’a été effectué. Ainsi, lorsque le traité est entré en vigueur, nous étions face à une page blanche et Catherine Ashton a dû insister auprès du Conseil pour obtenir la base juridique nécessaire. La première année a donc été consacrée à l’adoption de cette décision du Conseil1 et relativement peu de travail a été effectué sur sa mise en œuvre concrète.

Lorsque je suis entré en scène à la fin de l’année 2010, l’incertitude n’était pas dissipée. Bien sûr, la décision du Conseil contenait quelques éléments d’orientation, mais personne ne savait concrètement comment mener à bien cette métamorphose administrative. Pierre Vimont était alors secrétaire général exécutif du SEAE. Ce diplomate français, extrêmement brillant et compétent, connaissait très bien Bruxelles mais son rôle était beaucoup plus tourné vers la politique que vers la mécanique administrative bruxelloise. J’étais probablement la personne ayant le plus d’expérience dans ce domaine.

Je pense que le public n’a jamais vraiment pris la mesure du défi que représentait le simple fait de mettre une telle structure en place à partir de rien. J’ai toujours considéré qu’il s’agissait d’une sorte de projet décennal. Les gens étaient éparpillés dans des bâtiments différents, sur des systèmes de messagerie différents, etc. En plus de ces problèmes logistiques, il y avait des préoccupations psychologiques. Le personnel de la Commission transféré au SEAE a eu le sentiment de délaisser la méthode communautaire et d’être plongé dans le désert de l’intergouvernementalisme. Le personnel du Conseil a parfois eu la sensation de se trouver au service de la Commission du jour au lendemain. Les diplomates des États membres qui débarquaient sur la planète Bruxelles se disaient « cette structure ne ressemble à aucun autre service diplomatique ». Enfin, il y avait la question des délégations de la Commission qui, antérieures à l’acte juridique de création du service, ont été automatiquement transformées par le traité en délégations de l’Union, assumant ainsi également les fonctions qui étaient précédemment celles de la présidence tournante. Cela a très bien fonctionné, mais il fallait déterminer comment envoyer les gens en délégation, comment les faire revenir, leur relation avec le personnel de la Commission, comment intégrer les diplomates nationaux, etc. D’une manière ou d’une autre, notre tâche était de transformer tous ces petits univers en un service unifié.

Catherine Ashton avait pour habitude de plaisanter en disant que c’était comme essayer de construire et de faire voler un avion en même temps. Je recevais des appels de journalistes qui me demandaient : « David, quel exploit as-tu accompli aujourd’hui en matière de politique étrangère ? ». Et je répondais : « Aujourd’hui, j’ai réussi à faire fonctionner le système de courrier électronique. » Bien sûr, dans le même temps, nous avions toutes les questions de politique étrangère à traiter mais, en ce qui concerne la mise en place et le fonctionnement de l’organisation, je pense pouvoir dire avec certitude qu’il s’agit d’une réussite et que le service fonctionne bien aujourd’hui, tout particulièrement les délégations. Avec le soutien des États membres, nous avons vraiment été en mesure d’améliorer le prestige de l’Union dans le monde entier grâce à ces délégations. À ce titre, je dois dire que les États membres se sont montrés très loyaux et d’un grand soutien. J’ai pu le confirmer lorsque j’étais ambassadeur à Washington. Ils auraient pu se comporter différemment et se sentir menacés ou préoccupés par cette évolution.

Catherine Ashton avait pour habitude de plaisanter en disant que c’était comme essayer de construire et de faire voler un avion en même temps. Je recevais des appels de journalistes qui me demandaient : « David, quel exploit as-tu accompli aujourd’hui en matière de politique étrangère ? ». Et je répondais : « Aujourd’hui, j’ai réussi à faire fonctionner le système de courrier électronique.  »

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Au siège, les États membres ont toutefois fait une erreur de conception en plaçant le SEAE trop loin de la Commission. Ils étaient très déterminés à ce que celui-ci ne soit pas une direction générale comme une autre, car le SEAE traite de politique étrangère et de sécurité. Je comprends en partie cet instinct, mais tous les instruments à notre disposition pour modeler une politique étrangère sont en réalité très souvent gérés par la Commission. Cela est vrai en matière d’aide au développement, d’aide humanitaire, de commerce ou même des aspects externes des politiques internes comme la recherche, la politique réglementaire, le changement climatique, etc. Toutes ces politiques ont des incidences considérables sur nos partenaires. Derrière la philosophie de réunir au sein du service d’action extérieure « le rôle de Solana et le rôle de Patten », il y avait la volonté de relier les points entre la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et les instruments extérieurs utilisés par la Commission. À mon avis, nous n’avons pas réussi aussi bien que nous l’avions espéré.

Le SEAE fait un excellent travail au service du haut représentant (HRVP), mais il doit être intégré beaucoup plus étroitement dans la réflexion politique de la Commission. En transférant la direction générale pour les relations extérieures au SEAE, nous avons amputé la Commission de sa dimension externe, alors que le service aurait pu lui être lié de manière beaucoup plus organique et continuer à fournir les conseils de politique étrangère dont elle a besoin. Les torts sont partagés. Lorsqu’elle a compris que cet organe n’allait pas lui être étroitement lié, la Commission a pris ses distances pour protéger ses prérogatives institutionnelles. Les États membres, eux, ont estimé que le plus gros défi était d’empêcher le SEAE de faire partie intégrante de la Commission. Cette double dynamique pose problème et je pense qu’une nouvelle réforme devrait être menée pour corriger le tir.

Êtes-vous déçu par le peu d’évolution de la politique étrangère européenne au cours des vingt dernières années, et quel regard portez-vous sur le rôle de haut représentant ?

Je suis d’accord avec ce que dit Gérard Araud, mon ancien collègue de Washington, dans vos colonnes. La politique étrangère et la diplomatie ne consistent pas à faire des coups particulièrement brillants et des opérations spectaculaires en permanence. Il s’agit surtout de gérer au quotidien les relations avec d’autres pays, dont certains sont des amis, d’autres des adversaires, d’autres ni l’un ni l’autre. Ces tâches sont bel et bien assumées par le SEAE au quotidien sans tambour, ni trompette. C’est déjà quelque chose !

Le SEAE fait un excellent travail au service du haut représentant (HRVP), mais il doit être intégré beaucoup plus étroitement dans la réflexion politique de la Commission.

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J’aimerais que nous soyons plus unis en matière de politique étrangère, mais le haut représentant ne peut aller au-delà de ce que les États membres sont prêts à faire. C’est la froide réalité. Lorsque vous abordez les questions traditionnelles de politique étrangère, les États membres ont des points de vue très différents. C’est le travail du haut représentant, avec l’aide du SEAE, de les transformer en une position commune. Je pense que cela a été assez bien fait dans certains domaines. L’accord avec l’Iran – même s’il a rencontré des difficultés – est une très bonne illustration de cela. Je pense que toute la politique de sanctions à l’égard de la Russie à la suite de l’annexion de la Crimée a aussi très bien fonctionné. En 2014, lorsque nous avons mis en place les premières sanctions, personne n’aurait parié sur le fait qu’elles seraient maintenues au-delà de six mois. Pourtant, cela fait désormais sept ans. Je pense donc qu’il y a eu d’importantes avancées. Dans les Balkans occidentaux, ce que Catherine Ashton puis Federica Mogherini ont fait a été plutôt efficace avec le dialogue entre la Serbie et le Kosovo visant à réduire les tensions dans la région.

Cela étant dit, je pense qu’il y a encore un trop grand fossé entre ce que nous appelons la PESC et les relations extérieures de l’Union dans son ensemble. À mon avis, le Conseil des affaires étrangères, avec tout le respect que je dois aux ministres, a une vision trop détachée de ce que peuvent concrètement réaliser les instruments de l’Union en matière de relations extérieures.

À mon avis, le Conseil des affaires étrangères, avec tout le respect que je dois aux ministres, a une vision trop détachée de ce que peuvent concrètement réaliser les instruments de l’Union en matière de relations extérieures.

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Selon vous, quels changements concrets pourraient être apportés pour améliorer cette situation ?

Je pense que nous devons tout d’abord revoir le positionnement du SEAE et le rapprocher de la Commission, sans pour autant en faire une direction générale normale. Pour cela, il faut que les deux parties ajustent légèrement leur approche : les États membres doivent être moins nerveux à l’idée que le service soit plus étroitement lié à la Commission, et la Commission doit être plus souple en acceptant qu’un organisme qui ne lui est pas pleinement rattaché joue un rôle dans l’élaboration de sa politique. Je pense aussi que les hauts représentants doivent être plus disposés à s’engager dans d’autres domaines que celui de la politique étrangère et de sécurité commune stricto sensu. Les trois titulaires du poste ont manifesté une certaine crainte d’empiéter sur le périmètre de leurs collègues commissaires, qu’il s’agisse du commerce, du climat ou des technologies. Mais il doit y avoir une synergie plus robuste. 

Je pense aussi qu’il faut passer à la majorité qualifiée dans les trois domaines prévus par le traité, à savoir les déclarations, les sanctions et les missions civiles et militaires. Je ne crois pas que le vote à la majorité qualifiée soit une solution miracle pour la PESC, comme il l’a été pour le marché intérieur, mais je pense que cela permettrait d’éviter les situations où un État membre bloque ostensiblement un dossier. Les États membres n’ont rien à craindre, car la majorité qualifiée n’est jamais vraiment utilisée contre les intérêts vitaux d’un pays. Mais cette modalité de vote oblige les responsables à être plus flexibles, et je pense que cela pourrait faciliter l’élaboration de politiques dans ces trois domaines au moins.

Je pense aussi qu’il faut passer à la majorité qualifiée dans les trois domaines prévus par le traité, à savoir les déclarations, les sanctions et les missions civiles et militaires

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Si l’on se projette dans l’avenir, la question fondamentale est surtout de savoir si nous voulons une union plus politique. Je pense que le débat reste entièrement ouvert sur ce point, mais ce n’est que lorsque nous aurons pris cette décision que les conséquences en matière de politique étrangère se feront sentir. L’Union, telle qu’elle est constituée actuellement, n’est pas équipée pour être un acteur de poids dans un monde où les rivalités entre puissances s’exacerbent. Nous sommes des enfants du multilatéralisme, nous avons construit cette fantastique machine pour faire le marché unique et la monnaie unique, mais nous ne sommes pas aussi à l’aise dans un monde où le multilatéralisme n’est plus le moteur principal. Par ailleurs, nos États membres, pris individuellement, ne sont pas non plus capables de jouer dans la même cour que les acteurs clés comme la Chine, les États-Unis et même parfois la Russie. La question est donc de savoir si nous sommes prêts à mettre en commun une plus grande partie de notre souveraineté dans ce domaine afin d’être un acteur qui compte, ou si nos pays préfèrent conserver une forte marge de manœuvre au niveau national dans le domaine de la politique étrangère. Je crains que nous ne soyons plutôt dans une dynamique qui favorise la deuxième option. Pour le moment, nos États membres préfèrent maximiser leur latitude, ce qui est tout à fait compréhensible, mais cela signifie en contrepartie que nous ne sommes pas en mesure d’avoir l’impact mondial que nous pourrions potentiellement avoir. Peut-être que cette situation nous convient, seul l’avenir nous le dira.

En tant qu’ambassadeur de l’Union européenne aux États-Unis de 2014 à 2019, vous avez été confronté à la transition entre l’administration Obama et l’administration Trump. Pourriez-vous revenir sur cette expérience et sur ce qu’elle vous a enseigné ?

Je pense que l’élection de Trump a été un énorme choc pour le système. À Washington D.C, le lendemain de l’élection était une expérience unique à vivre. Les gens étaient littéralement stupéfaits et il s’est avéré que cette présidence a été porteuse du grand changement que nous redoutions. Certains d’entre nous se rassuraient en pensant qu’une fois qu’il serait président et entouré d’un aréopage d’adults in the room, pour reprendre l’expression consacrée, ceux-ci exerceraient une influence qui permettrait de modérer sa politique. Or, cela n’a pas été le cas et la scène internationale a été très marquée par la personnalité de Trump. En revanche, ce que nous avons tous fini par comprendre, c’est que Trump était plutôt un symptôme qu’un élément déclencheur. Son élection a été rendue possible par un ensemble de phénomènes dans le corps politique américain qui étaient peut-être visibles rétrospectivement, mais que nous n’avions pas vraiment vus venir. La polarisation politique, les guerres culturelles, la division profonde de la société américaine, tout cela n’est vraiment apparu au grand jour que sous Trump. Pour moi qui pensais très bien connaître les États-Unis, je découvrais une nouvelle Amérique, une Amérique différente.

Pour le moment, nos États membres préfèrent maximiser leur latitude, ce qui est tout à fait compréhensible, mais cela signifie en contrepartie que nous ne sommes pas en mesure d’avoir l’impact mondial que nous pourrions potentiellement avoir.

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Je pense que l’une des choses que nous, Européens, devons admettre, c’est que l’Amérique est en train de changer et qu’elle se trouve dans une situation très difficile. Dans cette perspective, l’élection de Biden n’est pas si réjouissante d’un point de vue européen, même si, dans l’ensemble, le changement est plus que positif. Nous voyons clairement qu’il est contraint dans sa politique extérieure par l’instabilité de la politique intérieure. Il y a une bataille pour le cœur et l’âme de l’Amérique qui se joue en ce moment, et nous ne savons pas comment elle se terminera. J’espère que les « modérés » gagneront, mais il faudra du temps pour que ce nouveau consensus émerge dans la société américaine. Malheureusement, cela pourrait empirer avant de s’améliorer. Nous pouvons essayer d’être utiles, mais il s’agit d’une équation que seuls les Américains eux-mêmes peuvent résoudre.

Malgré ces difficultés de politique intérieure et les différences majeures entre les administrations Obama, Trump et Biden, voyez-vous une continuité dans la perspective stratégique des États-Unis, notamment à la lumière des événements récents ? Assiste-t-on à une réorientation fondamentale de la politique étrangère des États-Unis ?

Je pense qu’il y a deux changements fondamentaux. Le premier est caractérisé par une grande réticence à l’interventionnisme. Il s’agit d’un véritable revirement stratégique, car cette doctrine de politique étrangère était très ancrée dans la psyché de l’élite américaine. Personnellement, je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose. Cet interventionnisme était excessif, notamment l’invasion de l’Irak qui a été un point de bascule catastrophique. Il n’y a aucun mal à ce que l’Amérique soit beaucoup plus prudente quant à son implication dans les affaires des autres, mais il y a un équilibre délicat à trouver entre ce changement d’attitude et un certain degré d’isolationnisme, qui consiste à se retirer du rôle de leader et de rassembleur incarné par les États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En d’autres termes, je suis content qu’ils se débarrassent de l’interventionnisme, mais je suis plus inquiet s’ils se sentent moins enclins à faire preuve de leadership.

Il y a une bataille pour le cœur et l’âme de l’Amérique qui se joue en ce moment, et nous ne savons pas comment elle se terminera.

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Le deuxième changement est bien évidemment le degré de préoccupation vis-à-vis de la Chine. Il s’agit du nouveau consensus de politique étrangère à Washington, en gestation depuis le pivot vers l’Asie initié par Barack Obama. Et, d’ailleurs, c’est naturel. L’Amérique est un continent bordé par deux océans, ce qui signifie que les États-Unis sont une puissance atlantico-pacifique. En Europe, nous ne devrions pas être choqués qu’ils se tournent vers l’Asie car cela relève de leur intérêt vital. Les Américains se sentent moins concernés par l’Europe, en partie parce que nous ne sommes plus une source de préoccupation. Ils ne ressentent pas de menace existentielle particulière de la part de la Russie qu’ils considèrent comme une puissance régionale en déclin. Ils sous-estiment peut-être la capacité de nuisance du président Poutine, mais ils ont le sentiment que l’Europe est relativement stable, alors que la Chine constitue la grande menace du XXIème siècle. Ce qui devrait nous inquiéter, c’est que cela les pousse vers une confrontation directe. Je ne pense pas qu’il soit possible d’exclure la Chine, tout comme je ne pense pas que nous puissions nous permettre de la laisser écrire seule l’histoire du XXIème siècle. Il s’agit de trouver le bon équilibre, de dialoguer avec la Chine tout en rejetant les nombreuses positions sur lesquelles nous ne sommes pas d’accord avec elle, qu’il s’agisse de politique économique et commerciale, de politique étrangère, des droits de l’homme, de la situation en mer de Chine méridionale, à Hong Kong, Taïwan ou encore vis-à-vis des Ouïghours… Cela étant dit, rompre avec la Chine n’est pas, à mon avis, une stratégie judicieuse. 

L’Amérique est un continent bordé par deux océans, ce qui signifie que les États-Unis sont une puissance atlantico-pacifique. En Europe, nous ne devrions pas être choqués qu’ils se tournent vers l’Asie car cela relève de leur intérêt vital.

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Y a-t-il suffisamment d’unité parmi les Européens pour la définition d’une troisième voie dans la rivalité géopolitique entre les États-Unis et la Chine, ou sommes-nous condamnés à basculer d’un côté ou de l’autre de cette confrontation ?

Le scénario que vous évoquez est en effet une issue possible, mais je pense que tout le monde – aussi bien les Américains que les Chinois ou les Européens – aurait intérêt à l’éviter. Soyons francs, la Chine n’y contribue pas toujours et je pense que la diplomatie du loup guerrier est extrêmement contre-productive. Par exemple, les Européens ont sanctionné quatre personnes en relation avec la situation des Ouïghours, et la réaction chinoise a été de sanctionner lourdement des membres du Parlement européen ainsi que du comité politique et de sécurité du Conseil… C’était une réaction disproportionnée qui a remis en question l’ensemble de l’accord global sur les investissements (CAI).

L’auto-proclamation de Xi Jinping comme président à vie devrait aussi nous inquiéter. Le système chinois a toujours été totalitaire, mais il y avait un renouvellement du leadership, une remise en question tous les 10 ans qui offrait la possibilité de corriger le tir et de changer de politique. Cela devient beaucoup plus difficile si une seule personne est aux commandes, et nous savons que ce genre de scénario ne se termine jamais très bien. Je pense donc qu’il y a un enjeu fondamental quant à la nécessité d’éviter la pure confrontation qui nous mènera tous à une fin tragique. Sur ce point, les Américains doivent écouter ce que les Européens et les pays asiatiques partageant les mêmes idées ont à dire et résister à la tentation de considérer ces partenaires comme de simples vassaux utiles. Il devrait être possible de trouver un équilibre, d’utiliser la diplomatie à bon escient pour désamorcer les conflits et réduire les tensions. Certaines des techniques utilisées avec l’Union soviétique pendant la Guerre Froide – les lignes directes, les contacts entre militaires – ont été très importantes car nous savons maintenant qu’il y a eu des moments où la capacité des deux parties à se parler a permis d’éviter le pire… Nous avons besoin de ce genre de dialogue, de ces mécanismes.

Le système chinois a toujours été totalitaire, mais il y avait un renouvellement du leadership, une remise en question tous les 10 ans qui offrait la possibilité de corriger le tir et de changer de politique. Cela devient beaucoup plus difficile si une seule personne est aux commandes, et nous savons que ce genre de scénario ne se termine jamais très bien.

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Un État fait la politique que lui dicte sa géographie. Au sein de l’Union européenne, cela pose de nombreux problèmes mais qui ne sont pas insurmontables. Si les Méditerranéens sont plus préoccupés par l’Afrique du Nord alors que nos collègues d’Europe centrale sont focalisés sur la Russie, les Européens doivent mieux comprendre leurs vulnérabilités respectives et accepter que les menaces des uns sont l’affaire des autres. Je pense que le Haut représentant et le président du Conseil doivent être des moteurs de ce travail de pédagogie. Ils doivent démontrer aux Européens pourquoi il est impératif de se soutenir mutuellement et de se rassembler au-delà du plus petit dénominateur commun. C’est la condition sine qua non pour forger cette troisième voie et se prémunir d’un basculement.

La débâcle en Afghanistan a relancé le débat sur la militarisation de l’Union européenne. En septembre, lors de la réunion informelle des ministres de la défense en Slovénie, l’Allemagne a appelé l’Union à mener une réflexion sur la mise en place d’une force d’intervention à partir de l’article 44 du Traité sur l’Union européenne, articulée autour de « coalitions de volontaires » ou d’un « groupe d’avant-garde ». Josep Borrell a plaidé pour la mise en place de nouveaux outils comme une force d’entrée initiale pouvant potentiellement compter jusqu’à 5 000 soldats, une initiative qui devrait être discutée plus en détail dans le cadre de la Boussole stratégique. Que pensez-vous de ces propositions alors que des initiatives de ce type ont été régulièrement formulées et approuvées depuis les années 1990 sans jamais faire l’objet d’un déploiement effectif sur le terrain ?

Je ne suis pas convaincu par la valeur ajoutée d’une action en matière de groupements tactiques ou de forces d’intervention au niveau européen. Concrètement, rien n’empêche quelques États membres de se réunir et de déployer une action commune s’ils le souhaitent vraiment. Les groupements tactiques de l’Union européenne existent déjà. Mais tout indique, comme vous le dites à juste titre, que la volonté politique n’existe pas pour le moment, même si ce type d’action est techniquement et structurellement possible. Je suis assez sceptique quant à la possibilité de voir un jour une force proprement européenne. Aurions-nous vraiment envoyé des troupes en Afghanistan à une échelle suffisante pour tenir le pays lorsque les Américains se sont retirés ? Franchement, je ne vois aucun soutien dans notre population pour cela et je ne suis même pas sûr que ce soit la bonne chose à faire. Peut-être aurions-nous pu être un peu plus efficaces dans la gestion de la situation et procéder à une évacuation plus élégante. Mais nous n’aurions jamais été en mesure de prendre en charge la gestion complète de la situation afghane une fois que les Américains se sont retirés, surtout dans la mesure où nous étions sur ce théâtre de guerre largement par solidarité avec eux.

Deux éléments me semblent plus importants. Tout d’abord, nous devons dépenser à la fois plus et mieux pour la défense. Ce que Federica Mogherini a lancé avec l’Agence européenne de défense, mais aussi avec le développement et l’acquisition conjoints d’équipements et de technologies de défense, constitue une avancée majeure. Si l’on additionne les budgets de défense de nos 27 États membres, il s’agit de l’un des plus gros budgets de défense au monde. Toutefois, nous n’en avons pas pour notre argent car nous avons trop de systèmes d’armes, trop de doublons et pas assez d’investissements dans les équipements très coûteux qui devraient être mis en commun au niveau européen. Il s’agit d’un chantier important et où il y a la place pour une valeur ajoutée très concrète au niveau de l’Union. Il s’agit également d’un chantier parfaitement compatible avec les orientations stratégiques de l’OTAN. La France n’a pas une armée pour l’OTAN et une armée européenne distincte, n’est-ce pas ? Elle a l’armée française, qui joue un rôle à la fois en Europe et au sein de l’OTAN.

Je ne suis pas convaincu par la valeur ajoutée d’une action en matière de groupements tactiques ou de forces d’intervention au niveau européen. Concrètement, rien n’empêche quelques États membres de se réunir et de déployer une action commune s’ils le souhaitent vraiment.

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Ensuite, le véritable défi de sécurité, à mon avis, concerne moins les capacités militaires traditionnelles que les questions économiques et technologiques, en particulier la cybersécurité. C’est sur ce point que nous devons concentrer nos efforts. Les défis futurs sont économiques et technologiques, et il s’agit d’une bonne nouvelle car c’est en fait là que nous avons des atouts ! Il y a un risque que nous soyons « en retard d’une guerre » si nous pensons encore en termes militaires très conventionnels. En ce sens, les groupes de combat ou les forces d’intervention sont des distractions associées à l’image traditionnelle de la projection de la puissance militaire. Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un facteur décisif pour la sécurité au XXIème siècle. 

La défense collective sur le continent européen est essentiellement gérée par l’OTAN, mais nous devons prendre nos responsabilités dans la mesure où nos amis américains vont être beaucoup moins intéressés par cette question. Dans n’importe quelle situation, l’intervention militaire ne peut être que la première étape. Il faut mettre en place un plan pour la suite. Les militaires eux-mêmes sont les premiers à dire que déloger une milice rebelle ou arrêter un combat ne résout pas le problème sous-jacent. C’est la diplomatie et la politique qui doivent prendre le relai efficacement et je pense que beaucoup d’interventions échouent par absence de planification pour le lendemain. Si nous avons appris quelque chose de l’Afghanistan, de l’Irak et de la Libye, c’est que, pour ne pas s’enliser sur place, il faut faire preuve d’une extrême prudence et se garder de déployer des troupes sans avoir une idée très claire de la stratégie à adopter.  

Il y a un risque que nous soyons « en retard d’une guerre » si nous pensons encore en termes militaires très conventionnels. En ce sens, les groupes de combat ou les forces d’intervention sont des distractions associées à l’image traditionnelle de la projection de la puissance militaire. Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un facteur décisif pour la sécurité au XXIème siècle.

david o’sullivan

Vous avez été secrétaire général de la Commission européenne pendant cinq ans sous la présidence de Romano Prodi. Ce poste donne un point de vue rare sur la Commission en tant qu’entité à la fois politique et administrative. Comment percevez-vous l’évolution de cette institution et l’influence du secrétaire général au fil des ans ?

La Commission est une très belle machine et je pense que les contribuables européens en ont pour leur argent. Elle est composée de fonctionnaires très compétents, très dévoués, et il s’agit d’une institution remarquablement créative et flexible, capable de prendre en charge de nouvelles missions et de s’adapter avec un nombre relativement restreint de ressources. Comme vous le savez – mais il est toujours utile de le rappeler – L’Union consacre moins de 7 % de son budget annuel aux dépenses administratives.

Le rôle joué par la Commission dans l’intégration européenne relève incontestablement du génie des pères fondateurs, car toute l’originalité du projet réside dans cette institution. Le Parlement est une chambre législative, le Conseil des ministres est une instance intergouvernementale qui joue le rôle d’un Sénat lorsqu’il co-légifère. La création vraiment originale a été d’imaginer cette Haute Autorité européenne, qui est ensuite devenue la Commission, et qui cumule à la fois le monopole d’initiative de la législation et la mise en œuvre de ce qui est décidé.

Sur le plan politique, la Commission est un microcosme de l’Union. Les commissaires sont issus de chaque pays. Ils prêtent un serment d’indépendance mais, loin de laisser leur nationalité à la porte, ils la convient à la table des discussions. Ce faisant, les commissaires comprennent la réalité politique, et c’est pour cela que ​​lorsqu’une proposition quitte le Berlaymont, elle vise un intérêt véritablement européen et a une chance d’aboutir au Parlement et au Conseil. 

Sur le plan administratif, l’institution est devenue beaucoup plus efficace et structurée qu’auparavant car un équilibre a été trouvé entre l’initiative politique et la mise en œuvre de ces politiques. Ce déséquilibre était intenable dans les années 1990 et a provoqué la chute de la Commission Santer en 1999. À cette époque, nous pensions encore trop à la politique et pas assez à sa mise en œuvre.

En ce qui concerne le rôle du secrétaire général, Émile Noël était le grand maître en la matière. L’éminence grise de de la Commission. J’ai écrit un jour qu’il n’y aura jamais d’autre Émile Noël, et peut-être que cela n’est pas nécessaire car, dans une démocratie fonctionnelle, les hauts fonctionnaires ne doivent pas sembler plus importants que les responsables politiques.

Les commissaires sont issus de chaque pays. Ils prêtent un serment d’indépendance mais, loin de laisser leur nationalité à la porte, ils la convient à la table des discussions. Ce faisant, les commissaires comprennent la réalité politique, et c’est pour cela que ​​lorsqu’une proposition quitte le Berlaymont, elle vise un intérêt véritablement européen et a une chance d’aboutir au Parlement et au Conseil.

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Une fois que tout cela a été dit, je pense qu’il y a un risque que la Commission soit devenue trop lourde, eu égard au nombre de commissaires dans le collège. Le prix à payer est une perte manifeste de collégialité, une plus grande centralisation de la présidence, moins de débat au sein du collège, et moins de votes. Il n’y a pas de quoi être fier et j’espère que nous parviendrons à dépasser ces blocages politiques à l’avenir.

Outre la réduction du nombre de commissaires, voyez-vous une autre réforme politique à mener en priorité ?

J’ai une certaine sympathie pour le processus du spitzenkandidat, et je ne pense pas qu’il soit aussi mort que certains le prétendent. Je serais surpris qu’il ne revienne pas, parce que je pense que les questions de la légitimité démocratique du président et du rôle que le traité lui confère vis-à-vis de la constitution de l’ensemble du collège restent importantes. Je comprends certaines hésitations à ce sujet, mais je pense qu’il faut un processus assez transparent sur la façon dont le président est nommé et l’idée du spitzenkandidat y contribue. Peut-être faut-il travailler davantage sur la méthode, mais je pense que la nomination des responsables par un conclave ne constitue pas une approche saine. Nous avons besoin d’une méthode beaucoup plus transparente et responsable vis-à-vis du public pour choisir les dirigeants clés du système.

L’Union européenne a toujours été un chantier, et elle continuera à l’être. Par exemple, le fonds de relance est une réalisation majeure. Dans le même ordre d’idées, il ne fait aucun doute que nous avons vécu un moment constitutionnel avec l’Acte unique de 1986, lorsque nous sommes passés au vote à la majorité qualifiée pour toute la législation relative au marché unique. Je ne sais pas si un autre moment constitutionnel adviendra, mais il est probablement nécessaire. Lorsque je regarde les défis auxquels nous sommes confrontés au niveau international – la montée de la Chine, le retrait de l’Amérique, les enjeux planétaires du changement climatique, de la démographie, de la migration, l’affaiblissement du multilatéralisme, voire le risque croissant de pandémies – je ne suis pas sûr que l’Union, telle qu’elle est actuellement constituée, nous permette à nous, Européens, de faire face à ce type de défis. À un moment donné, il faudra faire le point. Voulons-nous passer à l’étape suivante d’une union politique plus étroite afin de mieux nous équiper pour faire face aux défis mondiaux qui se présentent ? Je pense et j’espère que nous aurons cette discussion dans un avenir relativement proche.

Pensez-vous dès lors qu’une modification des traités soit nécessaire pour franchir une nouvelle étape, malgré les nombreux mécanismes du traité de Lisbonne qui pourraient encore être activés ?

Je viens du pays qui a probablement causé le plus de difficultés à ce propos, donc je comprends pourquoi les responsables politiques sont très réticents à l’idée de retourner devant leurs électeurs pour une nouvelle réforme européenne. Mais comment faire émerger une volonté politique qui soit porteuse d’un nouveau souffle ? L’expérience m’a appris que la volonté politique ne se contente pas d’émerger spontanément, elle doit être modelée, elle a besoin d’un point d’appui. Il peut s’agir d’un traité ou d’une nouvelle procédure. Pour ma part, je ne suis pas absolument convaincu qu’un traité entièrement nouveau soit nécessaire, mais nous devons améliorer les structures existantes. 

L’expérience m’a appris que la volonté politique ne se contente pas d’émerger spontanément, elle doit être modelée, elle a besoin d’un point d’appui. Il peut s’agir d’un traité ou d’une nouvelle procédure. Pour ma part, je ne suis pas absolument convaincu qu’un traité entièrement nouveau soit nécessaire, mais nous devons améliorer les structures existantes.

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Pour l’instant, nous nous trouvons dans une sorte de position intermédiaire. Nous ne sommes ni une simple collection d’États membres, ni une fédération à part entière. Si personne ne souhaite vraiment créer les États-Unis d’Europe, nous devons toutefois aller plus loin dans l’intégration. Cela doit être le point de départ de toute réflexion, avant même de travailler sur ce que cela implique en termes de prise de décisions, de partage des responsabilités, etc. Autrement dit, il ne faut pas commencer par la question « comment modifier le traité ? », mais par la question « quel est notre objectif commun ? ». Comment pouvons-nous mieux équiper nos États membres collectivement pour faire face – mais aussi pour façonner – les défis mondiaux auxquels nous sommes confrontés ? Si nous ne le faisons pas, nous risquons de vivre dans un monde essentiellement façonné par les autres.