La primauté du droit européen est devenue un des thèmes politiques centraux de la campagne présidentielle en cours. Il faut dire que l’enjeu n’est pas mineur  : d’une part parce que la primauté est la clé de voûte d’une Union politique dont les «  lois  » s’appliquent ainsi de manière uniforme et effective sur l’ensemble du territoire européen  ; d’autre part parce que sa portée (aux yeux de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et de la Commission européenne) est censée valoir jusqu’aux Constitutions et aux principes constitutionnels qui forment historiquement le socle des démocraties nationales. 

Les termes actuels du débat conduisent pourtant à une véritable impasse. Ils mettent en effet aux prises des défenseurs d’une primauté de principe placée sous l’égide d’une Cour de justice seule à même de juger d’éventuelles limites (au risque de sous-estimer l’enjeu politique et démocratique national) et des candidats «  souverainistes  » à la présidentielle qui défendent une primauté à la carte avec autant d’opts out d’un État à l’autre (au risque de déclencher une dynamique de désintégration pour l’Union européenne). Au passage, c’est le débat présidentiel sur l’Union européenne qui risque d’être à nouveau piégé dans un clivage «  Union européenne  » vs. «  États membres  » qui nous écarte d’une discussion sur l’orientation des politiques publiques européennes. 

Il faut admettre que, vue des États membres, la primauté générale du droit de l’Union telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne ne va pas sans difficulté. Pour des raisons de principe tout d’abord : la primauté sur les Constitutions et les droits constitutionnels des États membres entre en collision avec la valeur démocratique centrale et historique des Constitutions nationales1. Pour des raisons de contexte ensuite : l’Union a fait face aux crises multiples qui se sont succédé ces quinze dernières années en accroissant considérablement ses compétences (et donc des branches de son droit)  : en matière de politiques économiques nationales, de budgets, de politiques migratoires, de données numériques, d’État de droit, etc. Pour des raisons liées à la CJUE elle-même enfin : quels que soient ses mérites quand il s’agit de contrôler les institutions de l’Union, la CJUE est marquée (de l’avis général) par un «  biais intégrationniste  » quand il s’agit de décider du champ d’application du droit de l’Union – de sorte qu’elle n’apparaît pas comme un juge pleinement impartial dans les conflits de compétence entre l’Union et les États qui se multiplient aujourd’hui.

Il faut admettre que, vue des États membres, la primauté générale du droit de l’Union telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne ne va pas sans difficulté.

ANTOINE VAUCHEZ

Dans ce contexte, les cours suprêmes se sont réinventées en « boucliers constitutionnels » des États2 ; elles ont été d’autant plus incitées à le faire que l’Union européenne elle-même, faite de compromis inter-institutionnels et de vétos croisés, n’ouvre en définitive que peu de place à des formes de voice politique efficace. C’est le cas bien sûr de la Cour constitutionnelle allemande à propos de la politique monétaire de la BCE et des politiques européennes de renflouement des États en risques de défaut de paiement (jusqu’à l’arrêt retentissant PSPP de mai 2020). Mais c’est aussi le cas, sous des formes et à propos de questions extrêmement diverses, des cours constitutionnelles italienne, tchèque, roumaine, ou encore du Conseil d’État français et de la Cour suprême danoise. Pour chacun de ces cas, c’est l’idée du dernier mot donné à la Cour de justice dans l’interprétation de la portée du droit de l’Union qui est remise en cause au nom des identités constitutionnelles nationales. 

Traditionnellement, ces conflits se réglaient de manière informelle, dans le cadre de ce qu’on appelle le «  dialogue des juges  » – forme d’échange à distance entre des juges nationaux et européens conscients de leurs interdépendances et unis dans une même «  bonne volonté  » européenne (Europafreundlichkeit dans les termes de la Cour constitutionnelle allemande). Mais force est de constater aujourd’hui que, dans une Europe autrement plus polarisée et alors que la question de la souveraineté a acquis une sensibilité politique nouvelle, ce mode de résolution des désaccords ne suffit plus. De fait, le débat ne cesse de se polariser (politiquement et juridiquement), un nombre croissant de gouvernements et de cours constitutionnelles revendiquant d’avoir le «  dernier mot  » et de décider des exceptions qu’ils entendent donner à la loi européenne commune. 

Cette impasse nourrit aujourd’hui toutes les instrumentalisations. C’est du reste «  l’habileté  » (ou le cynisme) de la Cour constitutionnelle polonaise et du gouvernement polonais que de s’être abrités sous ce parapluie accueillant des contestations de la primauté – faisant (presque) oublier le fond du problème, à savoir la remise en cause systémique de l’État de droit et des libertés en cours. Et c’est dans cette brèche que s’engouffrent aussi tous les candidats «  souverainistes  » qui peuvent entonner sans difficulté l’antienne du taking back control et piéger le débat présidentiel sur l’Europe sur le terrain de l’opposition entre l’Union européenne et les États membres. Avec, à la clé, un risque réel pour l’Union européenne. La primauté n’a en effet qu’une assise juridique faible, les États ayant toujours refusé d’intégrer ce principe d’origine jurisprudentielle dans les traités (il ne fait l’objet que d’une déclaration annexée au traité de Lisbonne)3

C’est donc bien sur le terrain politique que se joue la bataille actuelle et c’est donc aussi en termes politiques qu’il faut repenser la question. En suggérant tout d’abord de réfléchir aux mots car ils emportent en fait une re-problématisation de l’enjeu politique de la primauté. Il faut admettre que le prisme de la «  primauté  » a sa part d’anxiogène  : il laisse à penser à une loi imposée «  d’en haut  », voire «  de l’étranger  » («  Bruxelles  »). Surtout, il ne dit pas l’essentiel, car la valeur politique de ce principe du point de vue des citoyens ne tient pas dans le fait qu’il assure la «  domination  » de l’Union européenne sur les États membres. Elle tient avant tout dans le fait qu’il permet d’assurer l’égalité de toutes et tous devant la loi commune européenne, indépendamment de la nationalité, ou du lieu où l’on se trouve sur le territoire européen. Il mériterait donc d’être formulé avant tout comme un élément constitutif de la citoyenneté et d’une «  égalité liberté  » des citoyens. 

Dans ce contexte, les cours suprêmes se sont réinventées en «  boucliers constitutionnels  » des États  ; elles ont été d’autant plus incitées à le faire que l’Union européenne elle-même, faite de compromis inter-institutionnels et de vétos croisés, n’ouvre en définitive que peu de place à des formes de voice politique efficace.

aNTOINE VAUCHEZ

Reste à réfléchir aux moyens institutionnels et politiques d’éviter de laisser s’aggraver ce conflit qui risque de remettre en cause l’essentiel (l’égalité devant la loi commune, l’efficacité même des politiques publiques européennes, etc.). On propose ici de prendre acte de l’impasse actuelle et de chercher les voies qui permettront «  d’internaliser  » et d’organiser ce conflit au sein même des institutions européennes. Après d’autres universitaires4, on suggère ainsi la constitution au sein de la Cour de justice de l’Union européenne d’une nouvelle chambre spécifiquement chargée de régler les conflits de compétence entre l’Union et les États membres. L’idée n’est pas nouvelle  : elle avait été formulée dès le tout premier colloque organisé sur la question des rapports entre «  Droit communautaire et droit national  » en avril 1965 à Bruges  ! Un professeur de droit, Léontin-Jean Constantinesco, avait alors suggéré la constitution d’un «  tribunal des conflits  » comme il en existe en France quand il s’agit de trancher les conflits de compétence entre Conseil d’État et Cour de cassation, mais appliqué cette fois au règlement des différends entre droit communautaire et droits constitutionnels nationaux5. Dans sa version actuelle, que l’on doit à Daniel Sarmiento et Joseph Weiler, deux professeurs de droit bien connus des spécialistes de l’Union européenne, la proposition suggère de créer une chambre «  mixte  » qui serait composée de juges constitutionnels nationaux et de juges de la CJUE6. Cette chambre pourrait être saisie par les cours constitutionnelles, les gouvernements mais aussi les parlements nationaux en cas de désaccord persistant sur la répartition des pouvoirs entre l’Union et les États membres  ; et elle pourrait invalider des actes européens (y compris des décisions de la Cour) dont elle jugerait qu’ils outrepassent la compétence de l’Union européenne. L’ensemble des auditions des parties prenantes (gouvernements, Commission, parlements nationaux, etc.) seraient publiques et transparentes.

C’est une manière d’ouvrir, au cœur même des institutions européennes, un espace de délibération et de négociation pour déterminer collectivement la frontière constitutionnelle désirable entre l’Union et les États membres, et de conférer à la «  loi européenne commune  » (et à son juge) une assise et une légitimité plus larges. La solution pourra paraître technique, et elle l’est en partie bien sûr au regard des enjeux. De fait, elle n’exonère en rien les élus, les partis et a fortiori les candidats à l’élection présidentielle d’une réflexion politique plus générale sur la répartition des rôles entre les États membres et l’Union européenne et sur les moyens d’un contrôle démocratique et notamment parlementaire de celle-ci. Mais elle s’inscrit dans la famille plus large des solutions démoï-cratiques (construites au croisement des démocraties nationales et européenne)7 qui cherchent à échapper aux dichotomies paresseuses entre «  l’Union  » et «  les États membres  » mais aussi aux conceptions verticales et descendantes des relations entre «  le supranational  » et «  le national  », pour réfléchir aux procédures et aux méthodologies (institutionnelles, juridiques, etc.) qui peuvent favoriser le développement d’une politique européenne transnationale8.

Sources
  1. On dira sans doute que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union a évolué au fil du temps pour aménager progressivement une place aux «  identités constitutionnelles nationales  », ce qui est assurément vrai, mais ne retire rien à l’objection qui fait de la CJUE le seul juge des contours de ces identités et réserves constitutionnelles.
  2.  A propos du Conseil d’État : Loïc Azoulai, « L’État, c’est moi ! Le Conseil d’État, la sécurité et la conservation des données », Revue trimestrielle de droit européen, n°2, juin 2021. Sur la Cour constitutionnelle allemande : Antoine Vauchez, « Vicarious Hegemony. The German Crisis of European Law » : https://verfassungsblog.de/vicarious-hegemony/
  3.  Sur l’histoire de la formation de cette doctrine de la primauté, on se permet de renvoyer ici à notre ouvrage L’Union par le droit. L’invention d’un programme institutionnel pour l’Europe, Presses de Sciences Po, 2014.
  4. Pour une formulation récente et convaincante par Daniel Sarmiento et Joseph Weiler, «  The EU judiciary after Weiss  »  : https://verfassungsblog.de/the-eu-judiciary-after-weiss/
  5.  Léontin-Jean Constantinesco dans «  Droit communautaire et droit national  », Cahiers de Bruges, n°14, 1965, p. 46-47.
  6. Cette composition mixte ne serait pas complètement inédite puisque c’est de fait celle qui prévaut dans le comité dit «  de l’article 255  » chargé de donner un avis consultatif sur les candidats proposés par les gouvernements pour le poste de juge ou d’avocat général à la Cour de justice de l’Union européenne.
  7. Sur cette approche démoï-cratique, voir les travaux de Kalypso Nicolaidis.
  8. Voir aussi en ce sens mais dans le champ politique cette fois, la proposition d’Assemblée parlementaire transnationale échafaudée dans le projet de traité de démocratisation de l’Union européenne  : Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez, How to Democratize Europe. Contributions to a Transnational Debate, Cambridge, Harvard University Press, 2019.