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Aux origines d’un clivage

La lutte contre le changement climatique est-elle durablement compromise par les contestations dont les politiques publiques environnementales font aujourd’hui l’objet ? En Europe, la critique était traditionnellement l’apanage des partis et gouvernements populistes. Elle s’est étendue.

Dès septembre 2022, les élus PPE du Parlement Européen ont appelé à un « moratoire » sur les réglementations environnementales européennes. En mai 2023, Emmanuel Macron1, puis le Premier ministre belge Alexander De Croo2 ont réclamé une « pause » dans l’adoption de nouvelles normes environnementales européennes. Le mois suivant, plusieurs chefs d’État et de gouvernement conservateurs — Chypre, Lettonie, Suède, Grèce, Autriche, Finlande, Croatie et Irlande — lançaient le même appel. Résultat de cette crispation, plusieurs textes majeurs de fin de législature n’ont été adoptés qu’après des débats chaotiques — la directive sur le devoir de vigilance des entreprises par exemple — s’ils n’ont pas simplement été rejetés — comme le règlement sur l’usage des pesticides par exemple.

Du côté des entreprises, la contestation s’exprime de manière plus ouverte également. D’abord dans le secteur agricole, à travers les manifestations contre le Pacte vert qui se sont multipliées dans toute l’Europe — France, Allemagne, Roumanie, Pologne, Pays-Bas, etc. — et ont abouti à une révision de la politique agricole commune. Plus largement, en dehors de ce seul secteur, la critique de la politique environnementale prend la forme d’une critique de la « bureaucratie » européenne. Dès juillet 2022, BusinessEurope demandait l’application de la règle « un ajout, un retrait », et appelait mezza voce à un moratoire réglementaire3. La Déclaration d’Anvers4 pour un « Pacte industriel européen » — pour compléter le Pacte Vert —, publiée en février 2024 à l’initiative de l’industrie chimique — et désormais soutenue par près de 800 entreprises dans 25 secteurs industriels — appelle de ses vœux une opération de nettoyage de la réglementation européenne « pour éliminer l’incohérence réglementaire, les objectifs contradictoires, la complexité inutile de la législation et l’excès de reporting », et « un texte omnibus visant à corriger toutes les réglementations européennes existantes pertinentes ». La plupart des textes du Pacte vert européen comportant des clauses de revoyure, le risque de réduction des ambitions lors de la prochaine législature est réel. Si un moratoire était institué, il faudrait renoncer aux actes délégués qui doivent préciser certains textes, ce qui pourrait limiter l’ampleur de réformes déjà votées.

Aux États-Unis, le terme « ESG » est désormais clivant et politisé.

Camille Putois

L’Europe emprunterait-elle le même chemin que les États-Unis ? Ces contestations sont-elles l’avant-goût d’une remise en cause plus profonde des avancées de la décarbonation et de la transformation vers des modèles de croissance plus soutenables ?

Comme on le sait, le sujet est devenu inflammable aux États-Unis, où le terme « ESG », qui désigne les critères d’évaluation des pratiques des entreprises en matière environnementale (E), sociale (S) et de gouvernance (G), est désormais clivant et politisé. Larry Fink, CEO de BlackRock, premier gérant d’actifs dans le monde, a décidé de ne plus l’employer5 — en 2020, il avait expliqué en détail dans sa lettre annuelle aux investisseurs comment BlackRock intégrait désormais l’ESG dans toutes ses procédures d’investissement6. Côté Républicains, le combat anti-ESG est devenu un argument politique : l’ESG menacerait les libertés, le mode de vie américain et l’emploi. Plusieurs États à majorité républicaine ont décidé d’interdire aux fonds de pension de l’État d’utiliser des critères ESG dans les choix d’investissement, d’écarter des marchés publics les entreprises engagées dans la lutte contre le climat, la promotion de la diversité, etc., ou/et de boycotter les institutions financières qui se désengagent ouvertement des énergies fossiles — et des armes à feu7. Par prudence, pour éviter de se retrouver piégées dans ce débat politique, plusieurs banques, gestionnaires d’actifs et sociétés d’assurance se sont retirées d’initiatives emblématiques de la mobilisation du secteur financier contre le réchauffement climatique, comme Climate Action 100+, qui réunit plus de 700 investisseurs, ou encore la Glasgow Financial Alliance for Net Zero (GFANZ), la principale coalition d’institutions financières sur le sujet, qui regroupe la Net-Zero Banking Alliance, la Net-Zero Asset Owner Alliance, la Net-Zero Asset Manager Alliance, et la Net-Zero Insurance Alliance.

Ces retraits interpellent d’autant plus que la politisation de l’ESG aux États-Unis pourrait ne pas en être l’unique cause.

Plusieurs banques, gestionnaires d’actifs et sociétés d’assurance se sont retirées d’initiatives emblématiques de la mobilisation du secteur financier contre le réchauffement climatique

Camille Putois

Plusieurs départs de Climate Action 100+ ont en effet coïncidé avec l’annonce d’une nouvelle phase de l’initiative, qui est devenue plus ambitieuse en décidant de travailler sur la mise en œuvre effective des plans de transition climatique dans les entreprises. Quant aux départs de la GFANZ, ils ont eu lieu au moment où l’organisation était animée par des débats internes sur une prise en compte plus stricte des émissions de carbone des entreprises pétrolières.

Quel que soit le motif de ces départs, le temps des engagements vagues et généraux est terminé. Et ce n’est pas, en soi, une mauvaise chose.

Le début des engagements sérieux ?

Au moment de la COP26 de Glascow en 2021, de nombreuses entreprises avaient pris l’engagement d’atteindre la neutralité carbone en 2050 (« net zero »). Elles avaient deux ans pour le préciser. La Science Based Targets Initiative (SBTi), un organisme de référence qui vérifie la pertinence des objectifs climat et leur conformité à la cible de 1,5°C fixée par l’Accord de Paris, vient de refuser la validation à 239 entreprises8 — le plus souvent en raison de difficultés à réduire les émissions dans le périmètre 3, c’est-à-dire les émissions de la chaîne de valeur de l’entreprise autres que celles des activités propres et de l’énergie qu’elle utilise.

Le temps des engagements vagues et généraux est terminé. Et ce n’est pas, en soi, une mauvaise chose.

Camille Putois

Les critères ESG ont trop souvent été le terreau d’engagements sans plan d’action concret, où les indicateurs de résultat étaient moins nombreux que les déclarations d’intention. L’écrémage en cours est le signe d’une plus grande maturité. Les politiques ESG s’écartent progressivement du champ de la communication et gagnent en sérieux. SBTi a écarté 239 entreprises, mais en a validé 4 204 en 2023, le double de 2022. Si plusieurs entreprises importantes ont certes quitté Climate Action 100+, la Glasgow Financial Alliance for Net Zero (GFANZ) et les alliances sectorielles qui la composent, ces initiatives continuent à jouer un rôle clef dans la mobilisation du secteur financier. Quant au mouvement anti-ESG aux États-Unis, il fait face à une réaction « anti-anti-ESG » : plusieurs États ont adopté des législations qui obligent les fonds de pension de l’État à intégrer les critères ESG dans les décisions d’investissement. Dans d’autres États, où une législation anti-ESG avait été annoncée, la procédure législative est bloquée, faute d’accord entre le gouverneur et les chambres, ou entre les chambres9. Enfin, la Securities and Exchange Commission (SEC), l’agence fédérale américaine en charge du contrôle des marchés financiers, a adopté en mars 2024 une nouvelle règle qui constitue un progrès notable dans la lutte contre le changement climatique. Les entreprises relevant de la compétence de la SEC devront ainsi communiquer sur les risques climatiques significatifs pour leur activité, les mesures et la gouvernance mises en place pour y répondre, et leurs émissions de gaz à effet de serre dans les périmètres 1 (émissions des activités propres de l’entreprise) et 2 (émissions de l’énergie qu’elle achète et consomme). Certes, à la différence de la réglementation européenne comparable (CSRD), la SEC n’impose pas d’obligation de communication sur le périmètre 3. La nouvelle règle a par ailleurs fait immédiatement l’objet de plusieurs recours — qui ont conduit la SEC à en suspendre l’application jusqu’aux jugements. Mais il s’agit d’une avancée majeure, qui confirme que l’offensive anti-ESG est tout sauf consensuelle.

En Europe, la contestation contre le Pacte vert européen est, là encore, loin d’être univoque.

Il y a clairement un réflexe de panique de la part de responsables politiques inquiets de la montée du populisme, qui a pourtant des causes bien plus profondes que les politiques environnementales. Côté organisations d’employeurs, on saisit le moment pour reprendre les arguments habituels sur le trop plein de réglementations. Néanmoins, et plus profondément, c’est l’approche « tout-réglementaire » et le déséquilibre de la politique industrielle européenne qui sont avant tout critiqués. Le Pacte vert a privilégié les réglementations car il était plus facile aux États membres de s’accorder sur une nouvelle réglementation que sur un nouveau fonds — surtout s’il doit être mutualisé. Mais la lutte contre le changement climatique ne peut pas être qu’une affaire de régulations. Face aux coûts de la transition, reste à définir une répartition claire de la charge et des financements entre l’Union, les États, les entreprises et les individus. C’est le sens premier de la Déclaration d’Anvers, déjà mentionnée, où les industriels ont réclamé l’équivalent européen de l’Inflation Reduction Act (IRA) pour aider les entreprises, notamment l’industrie lourde, dans la transition, et soutenir la compétitivité du continent européen. Comme l’indique Enrico Letta dans son récent rapport10, « afin d’éviter un backlash politique, la question du soutien financier et de la répartition des coûts de la transition (…) doit trouver des réponses claires, directes et transparentes ».

Les critères ESG ont trop souvent été le terreau d’engagements sans plan d’action concret, où les indicateurs de résultat étaient moins nombreux que les déclarations d’intention. L’écrémage en cours est le signe d’une plus grande maturité.

Camille Putois

Poser la question du financement et de la répartition, c’est admettre la nécessité d’agir. En dépit des critiques, le mouvement de transformation vers des modèles plus soutenables est lancé. Il est trop lent au regard de l’urgence climatique et sociale, mais plusieurs dynamiques en cours laissent penser que cette évolution est irréversible.

De nouvelles règles pour changer la donne

Tout d’abord les nouvelles règles qui régissent la communication des entreprises sur leurs performances ESG.

Jusqu’à présent, cette communication, également appelée « communication extra-financière » ou « reporting ESG », était foisonnante mais peu cohérente. Quelques réglementations éparses précisaient les informations à collecter et à publier — par exemple le bilan carbone, l’équilibre hommes-femmes, le plan de vigilance droits humains, etc. Ces obligations de communication étaient toutefois trop incomplètes pour permettre de mesurer la performance ESG de l’entreprise. D’où l’émergence d’une multitude de standards, labels, et notations utilisant des méthodologies différentes, parfois peu transparentes. Avec des résultats incertains. Souvenons-nous par exemple qu’Orpéa était très bien notée par les organismes d’évaluation de la performance ESG avant qu’on ne découvre le système de maltraitance mis en place…

Dans un tel foisonnement, il était difficile de comparer la performance ESG des entreprises. Pour sortir de cette situation confuse — également appelée « Alphabet Soup » —, un mouvement d’harmonisation des standards a été lancé, qui a commencé par le climat et touche progressivement l’ensemble du champ de l’ESG. 

La directive européenne sur l’information de durabilité (Corporate Sustainability Reporting Directive, CSRD) porte sur l’ensemble des critères ESG : climat, pollution, eau, formation, diversité, salaires, etc. Elle est applicable depuis le 1er janvier 2024 aux grandes entreprises européennes et non-européennes — plus de 500 salariés et chiffre d’affaires supérieur à 40 millions d’euros ou bilan supérieur à 20 millions —, et le sera à partir de 2025 aux entreprises de plus de 250 salariés, puis aux PME cotées à partir de 2026. À terme, cette nouvelle réglementation devrait s’appliquer à plus de 50 000 entreprises européennes ou opérant en Europe, sans compter les entreprises qui décideront de s’y conformer sans y être obligées.

L’Europe n’est pas isolée : la dynamique de renforcement et d’harmonisation du reporting ESG est mondiale. L’International Sustainability Standards Board (ISSB), émanation de l’International Financial Reporting Standards (IFRS), qui établit également les standards mondiaux de comptabilité financière via l’International Accounting Standards Board (IASB), a publié en 2023 un standard mondial sur les principes du reporting de durabilité et un autre centré sur le climat. Le standard ISSB devient la référence de grands standards privés, et de réglementations adoptées hors de l’Union européenne, par exemple en Turquie, au Brésil, à Singapour, et au Japon. Les États-Unis, comme mentionné ci-dessus, ont également décidé, à l’initiative la Security Exchange Commission (SEC), de renforcer les règles de reporting climat. La Chine vient d’adopter sa propre réglementation sur le sujet. Et l’on pourrait continuer la liste.

Ce mouvement est profond. Il correspond à une demande forte de transparence et de comparabilité de la performance ESG des entreprises, exprimée par les gouvernements, les investisseurs et les ONG, mais aussi par certaines entreprises, les plus engagées, qui se sont lassées du greenwashing et du socialwashing de leurs concurrentes. L’extraordinaire rapidité avec laquelle ces nouveaux standards ont été mis en place doit être remarquée : le projet initial de CSRD date d’avril 2021 ; l’ISSB a été annoncée à la COP26 de 2021 ; et la SEC a commencé à travailler en 2022. L’adoption de ces textes très techniques a pris moins de trois ans. 

L’Europe n’est pas isolée : la dynamique de renforcement et d’harmonisation du reporting ESG est mondiale.

Camille Putois

Ces obligations de transparence constituent de puissants leviers de transformation. Dans un premier temps, cela représente un coût important pour les entreprises — surtout pour celles qui se contentaient de labels bienveillants. Mais à terme, la transparence est une incitation au changement, d’autant plus si l’on y ajoute les nouvelles réglementations imposant des obligations de reporting spécifique et de traçabilité de produit critiques, par exemple le règlement européen contre la déforestation, la directive européenne sur la due diligence en matière de durabilité, ou le Uyghur Forced Labor Prevention Act (UFLPA) aux États-Unis.

On constate dans le même temps un glissement de la démarche ESG vers une approche plus « business », fondée sur les bénéfices économiques et financiers de la transformation.

Les objectifs ESG étaient historiquement conçus comme relevant de l’esprit de responsabilité de l’entreprise vis-à-vis de ses parties prenantes. Le concept comptable de matérialité a par la suite été transposé au champ de l’ESG, en analysant l’impact financier des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance sur l’entreprise. Un sujet ESG devient « matériel » — c’est-à-dire important — s’il a, ou pourrait avoir, une influence sur les résultats de l’entreprise, sa trésorerie, son accès au financement ou le coût du capital. L’analyse de la « matérialité financière » se retrouve au cœur de tous les standards de reporting ESG. Certains standards ajoutent une autre dimension de matérialité, la « matérialité d’impact », qui analyse les effets de l’activité de l’entreprise sur l’environnement et la société. La combinaison des deux constitue la « double matérialité », qui structure la réglementation européenne de la CSRD.

La « matérialité financière » rapproche le langage de la durabilité du langage financier auquel est habituée l’entreprise. C’est un concept clef pour les investisseurs, qui ont été largement à l’origine des premières lignes directrices mondiales fixant les principes du reporting extra-financier pour l’ensemble des standards. Sur le climat tout d’abord, avec les recommandations de la Task Force on Climate-Related Financial Disclosures (TCFD) publiées en 2017, puis sur la nature, avec les recommandations de la Task Force on Nature-Related Financial Disclosures (TNFD) publiées en 2023.

La « matérialité financière » rapproche le langage de la durabilité du langage financier auquel est habituée l’entreprise. 

Camille Putois

L’approche business de l’ESG conduit à se poser plusieurs questions : comment mesurer les bénéfices concrets de l’ESG pour l’entreprise ? Peut-on les chiffrer  ? En 2014, Robert Eccles, Ioannis Ioannou, et George Serafeim ont comparé les performances financières d’un échantillon d’entreprises américaines considérées comme engagées sur l’ESG car ayant mis en place des politiques spécifiques sur le sujet, avec d’autres qui ne l’étaient pas. L’étude a conclu que les premières « surpassaient significativement leurs homologues sur le long terme, à la fois en termes de performance boursière et comptable »11. Fréquemment cité, cet article a toutefois été très débattu. C’est que le lien entre ESG et performance financière n’est pas facile à établir. Certains travaux scientifiques concluent à la surperformance des entreprises ESG. D’autres non — en particulier dans le contexte récent où les profits des entreprises pétrolières ont explosé. Quand il y a surperformance, à quoi est-elle due ? Est-elle causée par des facteurs ESG ? Est-ce une relation de causalité ou une simple corrélation ? Est-ce parce que les actifs dits ESG sont sélectionnés avec plus de soin que les autres ou qu’ils auraient un rendement supérieur ? Ou parce que les entreprises du secteur des nouvelles technologies — traditionnellement surperformantes — y sont surreprésentées  ? 

L’un des écueils de l’analyse tient à la difficulté à élaborer un index global de la performance ESG. L’harmonisation des standards de reporting autour de concepts, définitions et indicateurs communs devrait y remédier, mais le mouvement d’harmonisation est encore incomplet. Il est très avancé sur le climat, moins sur la nature, et limité sur le social et la gouvernance. Les informations collectées sur un même sujet peuvent varier d’un standard à l’autre, de même que leur pondération dans un index global. De nombreuses études ont souligné la faible corrélation entre les notes émises par les principales agences de notation ESG. Conséquence du manque de cohérence entre les méthodologies des agences, le coefficient de corrélation se situe en effet entre 0,4 et 0,7 selon les travaux — ce qui est très faible. Par comparaison, les coefficients sont supérieurs à 0,9 pour la notation financière. 

En revanche, si l’on mesure les bénéfices des politiques ESG au niveau de chacune de leurs composantes — climat, biodiversité, salaires, équilibre femmes-hommes, etc. — l’analyse reste complexe, mais des tendances se dégagent, qui soulignent l’intégration croissante de l’ESG dans les processus de décision.

Sur le climat

Selon une étude de la Banque européenne d’investissement, la majorité des entreprises européennes et américaines reconnaissent leur vulnérabilité au risque climatique12. S&P Global a calculé que les coûts des risques physiques liés aux seuls événements climatiques extrêmes représenteraient, en l’absence de mesures d’adaptation, plus de 3 % de la valeur des entreprises de l’indice S&P Global 1200 — qui porte sur 70 % de la capitalisation boursière mondiale — en 2050, et près de 9 % en 209013. Par nécessité opérationnelle, les entreprises s’engagent donc dans des mesures d’adaptation au dérèglement climatique qui touchent l’ensemble de leur chaîne de valeur, en amont et en aval. L’inaction serait une faute de gestion. Face au risque de rupture en cas d’événements climatiques extrêmes — inondation, cyclone, etc. — les entreprises diversifient leurs chaînes d’approvisionnement. Pour limiter l’impact négatif du réchauffement climatique et de la déforestation sur la productivité agricole, elles promeuvent de nouvelles pratiques plus soutenables. Dans un contexte de raréfaction de la ressource en eau, elles transforment les processus de production industrielle pour réduire leur consommation.

L’inaction serait une faute de gestion. Face au risque de rupture en cas d’événements climatiques extrêmes — inondation, cyclone, etc. — les entreprises diversifient leurs chaînes d’approvisionnement.

Camille Putois

En matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, l’analyse coûts/bénéfices au niveau de l’entreprise est plus complexe. D’ailleurs, seule une minorité d’entreprises calcule avec précision ses émissions de carbone14. Le rôle des autorités publiques est donc déterminant pour s’assurer de l’atteinte de l’objectif collectif de neutralité carbone en 2050. Un cercle vertueux pourrait toutefois se mettre en place avec la diffusion des stratégies de décarbonation dans les entreprises, et la multiplication d’exemples de retours sur investissement positifs — amélioration de l’efficacité énergétique, réduction de la volatilité des prix de l’énergie grâce à une diversification des sources d’énergie, etc. D’autre part, les obligations de transparence mises en place par les nouveaux standards et réglementations de reporting extra-financier devraient avoir un effet incitatif puissant. Si elle n’est pas en mesure de présenter une feuille de route sérieuse vers la neutralité carbone, une entreprise prend le risque de détourner ses clients, ou de réduire ses possibilités de financement auprès d’investisseurs devenus plus exigeants.

Dans le champ social

La promotion de la diversité dans les entreprises n’est réglementée que dans quelques pays. Elle est pourtant devenue un principe de bonne gouvernance — pourquoi ? Parce que la diversité de genres et d’origines dans l’entreprise aurait un impact positif sur sa performance. Plusieurs investisseurs ont lancé des études pour essayer de le préciser. Selon BlackRock, par exemple, la diversité femmes-hommes des équipes aurait un impact positif sur la performance financière15. Selon Ossiam, ce serait la diversité de genres et de nationalités dans la composition des conseils d’administration16. La promotion de la diversité de genres et d’origines est désormais considérée par les responsables de ressources humaines comme un élément essentiel de l’attractivité d’une entreprise. Pour les plus grandes d’entre elles, c’est un argument indispensable pour recruter et retenir les jeunes diplômés qui sont attentifs à la diversité des équipes qu’ils rejoignent, et des dirigeants qui incarnent l’entreprise.

En matière de politique salariale, le débat sur la rémunération des dirigeants a naturellement conduit à se poser la question de l’intérêt de l’entreprise. Parmi les études réalisées pour mesurer l’impact du niveau de rémunération du PDG sur la performance financière, on peut mentionner une nouvelle fois celle d’Ossiam qui, couvrant 440 entreprises de 16 pays européens, constate que les entreprises où la rémunération totale du PDG est plus faible auraient une performance supérieure à celles où elle est plus élevée17. À l’autre extrémité de l’éventail des salaires, l’objectif de garantir un « salaire décent » fait l’objet d’un argumentaire intéressant de la part des entreprises qui en ont pris l’engagement : elles invoquent l’esprit de responsabilité, mais aussi des arguments économiques, en faisant valoir que garantir un salaire décent aurait un effet positif sur la motivation des équipes, et diminuerait les coûts de recrutement en faisant décroître le turnover. Chez les sous-traitants et les fournisseurs, garantir un salaire décent contribuerait au respect des droits humains, limitant ainsi le risque d’atteinte à la réputation, et renforcerait la résilience de la chaîne d’approvisionnement18.

Les entreprises où la rémunération totale du PDG est plus faible auraient une performance supérieure à celles où elle est plus élevée.

Camille Putois

L’ère de la RealESG

Dans chacun de ces exemples, les pratiques ESG affectent des activités au cœur de l’entreprise : opérations, recrutements, salaires, achats, etc. 

Elles ne sont pas périphériques, mais sont intégrées au processus de création de valeur dans l’entreprise. Elles font l’objet d’une analyse en termes de coûts et de bénéfices, de retour sur investissement et d’avantages comparatifs par rapport à la concurrence. 

Nous proposons d’appeler cette approche pragmatique la « RealESG ». 

Comme la Realpolitik, sa logique est fondée sur l’intérêt de l’entreprise — ananogue ici à l’intérêt national — influencé par le jeu des concurrents — les sphères d’influence — et indépendant de toute considération morale ou idéologique. Elle n’est pas exclusive d’une approche en termes de responsabilité vis-à-vis des parties prenantes — de même que la Realpolitik peut s’articuler à des mécanismes de sécurité collective —, et elle peut être influencée par les incitations publiques. Mais elle est dotée d’une dynamique propre, ancrée dans une vision business des bénéfices de l’action et du coût de l’inaction.

La RealESG est dotée d’une dynamique propre, ancrée dans une vision business des bénéfices de l’action et du coût de l’inaction.

Camille Putois

Pour autant, l’intérêt bien compris des entreprises ne suffit pas à lui seul à promouvoir la transition des entreprises vers des modèles plus soutenables. Les limites de l’approche volontaire sont connues. 

Les entreprises ont tendance à sous-évaluer les risques environnementaux et sociaux, en raison de leur complexité et de leurs interactions, et à donner la priorité aux risques à court et moyen terme, quand ceux du long terme pourraient être plus dévastateurs. L’aversion au changement ralentit la transformation des pratiques. Héritage d’années de politiques ESG floues et superficielles, les bénéfices de l’ESG sont encore mal mesurés — et rarement monétisés. Quand ils le sont, l’inégale répartition des coûts, l’incertitude sur leur financement et l’instabilité du cadre réglementaire freinent la transition. Dernière limite de l’approche volontaire, probablement la plus difficile à dépasser, la pression du court terme pèse sur les dirigeants, dans un contexte où le turnover des PDG s’accélère19.

Néanmoins, l’approche pragmatique de la transformation environnementale et sociale se diffuse, sous l’effet des obligations de transparence, et d’arguments concrets, opérationnels, et de plus en plus financiers, en faveur d’un modèle plus soutenable et plus équitable. Cette approche n’est ni universelle, ni consensuelle. Elle repose encore trop sur les initiatives individuelles. Mais elle s’enracine — et elle ne s’effondrera pas si les gouvernements reculent.