Tous les États membres de l’Union ont un intérêt majeur à ce qu’une agression non provoquée contre un pays voisin ne se reproduise plus jamais sur le continent européen. Dans le cas de l’Ukraine, la question est de savoir comment amener la Russie à cesser sa guerre d’agression sans risquer une escalade militaire du conflit impliquant l’OTAN.

L’Union et ses alliés ont utilisé à plein l’arme économique, y compris le gel d’actifs financiers de la Fédération de Russie et de la Banque centrale russe détenus en Europe.

Mais la guerre continue et le coût de la reconstruction de l’Ukraine s’accroît tous les jours.

La question est aujourd’hui de savoir s’il est tactiquement préférable de maintenir ces actifs gelés, ou de les confisquer pour contribuer à la réparation des dommages de guerre1.

Le contexte

Environ 300 milliards d’actifs financiers appartenant à la Fédération de Russie et à la Banque centrale ‎russe ont été gelés hors de Russie suite à la guerre d’agression contre l’Ukraine l’an dernier2. Une part significative de ces actifs gelés sont détenus en Europe, principalement en France, en Allemagne et au Royaume-Uni. Seulement 8,5 % des fonds sont détenus aux États-Unis.

La question est aujourd’hui de savoir s’il est tactiquement préférable de maintenir ces actifs gelés, ou de les confisquer pour contribuer à la réparation des dommages de guerre.

Elena L. Daly

Le sort ultime de ces fonds gelés constitue une question politique, une question juridique et, de l’avis de beaucoup, une question morale3.

Ce débat a pour toile de fond la nécessité future de reconstruire l’Ukraine (et de remédier au coût humanitaire de l’invasion russe) à la fin des hostilités. Les estimations de ce coût varient grandement — de 150 à 1000 milliards de dollars.

De plus, sans savoir quand cette guerre finira et combien de dommages elle causera aux infrastructures ukrainiennes, il est impossible d’avoir une idée précise du coût de la reconstruction.

Le moment venu, cependant, se posera la question de la source des financements nécessaires et la part du lion de ces financements viendra presque certainement du secteur officiel, multilatéral et bilatéral. Une partie viendra aussi probablement de sources commerciales, sans qu’il soit possible à ce stade de spéculer sur le montant ou les termes de ces prêts.

Le débat sur ce sujet s’est concentré sur la question de savoir s’il était tactiquement avantageux — et juridiquement possible — de confisquer les actifs russes gelés et de les utiliser pour contribuer au coût de la reconstruction.

Sur le plan tactique, deux questions se posent  :

  • Est-il préférable de conserver les actifs gelés dans l’espoir que la perspective de leur restitution incite Vladimir Poutine à renoncer à son invasion ?
  • Une confiscation aurait-elle pour effet de dissuader d’autres pays de détenir des actifs financiers auprès des États ayant gelé, puis confisqué les fonds russes ?

‎La question juridique est de savoir s’il est possible au regard du droit international public et du droit interne des États détenant les fonds gelés de confisquer — et non plus seulement de geler — les actifs financiers d’un État étranger.

‎La question juridique est de savoir s’il est possible au regard du droit international public et du droit interne des États détenant les fonds gelés de confisquer — et non plus seulement de geler — les actifs financiers d’un État étranger.

Elena L. Daly

Les options

Plusieurs options alternatives sont en discussion, dont voici les principales :

1 — Maintenir les fonds gelés. Cette option semble prendre pour hypothèse que la perspective de récupérer ces fonds pourrait induire Poutine à écourter la guerre.  Elle simplifie aussi la question juridique, dans la mesure où les États ayant gelé les fonds se sont assurés qu’ils sont en droit de le faire. C’est l’option choisie par les États-Unis par exemple4.

2 — L’option « vache à lait ». Dans cette approche — qui semble bénéficier d’un soutien important en Europe — les actifs russes gelés seraient détenus dans une forme de compte séquestre dont les revenus d’investissement seraient progressivement utilisés pour réduire les coûts de reconstruction de l’Ukraine. Les partisans de cette option soulignent qu’elle évite le problème juridique, dans la mesure où les actifs eux-mêmes ne sont pas confisqués et seraient restitués à la Russie lorsque la reconstruction de l’Ukraine aurait été achevée5.

Le président de la commission du budget et des impôts de la Douma d’État russe Andrey Makarov, le ministre des Finances Anton Siluanov, l’assistant présidentiel Maxim Oreshkin, le gouverneur de la Banque centrale Elvira Nabiullina, le président de la Chambre des comptes Alexei Kudrin et le président du conseil d’administration de la banque VTB Andrey Kostin assistent à la session plénière « Souveraineté financière de la Russie  : mythe ou réalité » du 6e Forum financier de Moscou, à Moscou. © Maksim Blinov/Sputnik

3 — L’approche « gyro sandwich ». Dans cette approche, les actifs gelés seraient conservés en l’état et partiellement utilisés pour exécuter des décisions judiciaires et des sentences arbitrales en faveur de plaignants privés ayant souffert de l’invasion6.

4 — La confiscation. La mesure la plus drastique serait la confiscation pure et simple des fonds et leur transfert vers un compte supervisé de l’ONU ou du FMI dédié à la reconstruction de l’Ukraine. Ainsi les fonds viendraient en déduction des sommes que les acteurs du secteur institutionnel devront à l’avenir engager pour la reconstruction7.

La mesure la plus drastique serait la confiscation pure et simple des fonds et leur transfert vers un compte supervisé de l’ONU ou du FMI dédié à la reconstruction de l’Ukraine.

Elena L. Daly

Évaluation

Il est possible de proposer une évaluation de ces différentes options. 

Rien aujourd’hui ne permet d’affirmer que la perspective de récupérer ces fonds ait le moindre effet sur la décision de Vladimir Poutine de mettre fin à son invasion. Maintenir le gel des actifs ne sert donc aucun objectif tactique à ce stade, après plus d’un an de conflit.

L’option « vache à lait » prendrait des décennies à générer suffisamment de revenus d’investissement pour couvrir le coût de la reconstruction de l’Ukraine. Et pendant ce temps, la Fédération de Russie et la Banque centrale conserveraient la propriété des actifs gelés et utiliseraient toutes les voies possibles, qu’elles soient diplomatiques, juridiques et politiques, pour récupérer la vache avant qu’elle ne produise de lait.

L’option « gyro sandwich » peut permettre d’éviter les complications juridiques dans certaines juridictions, mais elle n’aiderait pas à la reconstruction économique de l’Ukraine, sauf si le gouvernement ukrainien lui-même peut obtenir des décisions judiciaires ou des sentences arbitrales contre la Russie l’indemnisant pour le dommage subi. On ne voit pas très bien dans quel forum il pourrait le faire. Cette option pourrait aider les plaignants privés, mais n’offre pas de solution pour le financement direct de la reconstruction de l’Ukraine.

Ce qui laisse l’option de la confiscation pure et simple.

À cet égard, les États qui détiennent les actifs gelés devraient adopter les législations internes nécessaires pour autoriser cette confiscation, sans attendre le début d’éventuelles négociations de paix.

En évaluant cette solution, il faut prendre en compte les considérations suivantes.

Premièrement, ce serait là une utilisation moralement correcte de ces fonds. C’est un principe juridique universel que ceux qui infligent un dommage à des personnes innocentes ont la responsabilité de les indemniser.

Rien ne permet d’affirmer qu’une confiscation créerait un précédent dangereux décourageant d’autres pays de détenir leurs réserves internationales et leurs actifs financiers à l’étranger.

Elena L. Daly

Deuxièmement, rien ne permet d’affirmer qu’une confiscation créerait un précédent dangereux décourageant d’autres pays de détenir leurs réserves internationales et leurs actifs financiers à l’étranger. En réalité, y a-t-il un inconvénient à ce qu’un précédent serve d’avertissement à des agresseurs potentiels ? C’est le signe que l’invasion non provoquée de pays voisins, en violation de la Charte des Nations Unies et de toutes les normes du droit international, les expose au risque de perdre leurs actifs placés à l’étranger.

Troisièmement, les législations des États détenant les actifs gelés n’imposent pas de limitation de durée à ce gel. Il y a donc en pratique peu de différence entre un gel indéfini — voire perpétuel — et une confiscation.

Quatrièmement, il est incongru qu’un État qui viole les normes les plus fondamentales du droit et de la politique internationale puisse se plaindre de ce que d’autres États ne respectent pas les nuances du droit international.

Enfin, il est imprudent de maintenir ces fonds en l’état, c’est-à-dire au nom de la Fédération de Russie et de sa Banque centrale, jusqu’au début des négociations de paix. La Russie exigerait alors sûrement que ses 300 milliards d’actifs lui soient restitués immédiatement. Et dans cette situation, quel négociateur, quel homme politique serait prêt à retarder la fin de cette guerre sur la question de ces actifs gelés ? 

Il est imprudent de maintenir ces fonds en l’état, c’est-à-dire au nom de la Fédération de Russie et de sa Banque centrale, jusqu’au début des négociations de paix. La Russie exigerait alors sûrement que ses 300 milliards d’actifs lui soient restitués immédiatement.

Elena L. Daly

Finalement, si l’option de la confiscation est retenue, elle devrait être mise en œuvre immédiatement pour retirer ce pion de l’échiquier avant qu’il ne doive être concédé dans le cadre d’un règlement final.

Sources
  1. L’idée d’utiliser les actifs d’État russes ‎à l’étranger pour reconstruire l’Ukraine est apparue dès le printemps 2022. Voir notamment « Garantissons que la Russie paiera la reconstruction de l’Ukraine », Le Monde, Jean-Marc Thouvenin, 2 mai 2022.
  2. « Sanctions on Russia’s Central Bank Deal Direct Blow to Country’s Financial Strength », The Wall Street Journal, 27 février 2022 ; « U.S., Allies Weigh How to Further Punish Russia », The Wall Street Journal, 12 mai 2023.
  3. « The moral and legal case for sending Russia’s frozen $300 billion to Ukraine », Opinion by Lawrence H. Summers, Philip D. Zelikow and Robert B. Zoellick, Washington Post, 20 mars 2023.
  4. Voir notamment « Frozen Russian Assets and the Reconstruction of Ukraine : Legal Options » SSRN, 22 juillet 2022.
  5. Voir notamment « Commission presents options to make Russia pay for its crime », 30 November, 2022,  ; « EU discusses plan to send profits from €196.6bn of frozen Russian assets to Ukraine », Financial Times, 24 mai 2023.
  6. Lee C. Buchheit and Mitu Gulati, « Alphaville’s guide to seizing Russian assets », Financial Times, 29 mars, 2022.
  7. Voir notamment  Laurence H. Tribe and Jeremy Lewin, “$100 Billion. Russia’s Treasure in the U.S. Should Be Turned Against Putin” ; “Reps. Schiff, Fitzpatrick lead bipartisan letter urging Biden to transfer frozen Russian assets to support Ukraine”, 23 mai 2023.