À partir du cadre conceptuel du « polylatéralisme » forgé par Pascal Lamy et après les perspectives de Camille Putois et Jeremy Ghez, nous poursuivons notre exploration des transformations de la relation États-entreprises avec une étude de cas depuis le nord est de l’Italie.
Faire des affaires dans un monde à la fois globalisé et fragmenté oblige à faire face à des risques considérables, économiques, politiques et juridiques. Mais ces dernières années, un autre type de risque s’est développé, qui concerne avant tout l’image de l’entreprise auprès de l’opinion publique : il s’agit du risque dit de réputation, étroitement lié au concept d’éthique des affaires. Quelle est sa pertinence dans la vie d’une entreprise multinationale ?
Je pense qu’il est utile de repartir de l’enseignement, qui semble aujourd’hui tellement dépassé, de Milton Friedman, selon lequel l’entreprise doit poursuivre les intérêts des actionnaires dans le respect de la loi1.
Cette maxime, et en particulier sa deuxième partie, à savoir la simple conformité de l’activité de l’entreprise avec le système juridique existant, reste pour moi un canon fondamental. Il est clair que cette approche doit certainement être remodelée à la lumière du contexte. J’ai cependant toujours eu des doutes sur l’action éthique de l’entreprise. John Locke, il y a quelques siècles, soulignait que le domaine éthique était passé de la religion à l’État. Aujourd’hui, il semble être passé, en partie, de l’État à l’entreprise. Seulement, l’entreprise, et en particulier la multinationale, inclut un ensemble de valeurs souvent différentes, qui ne peuvent être comprimées par un choix politique du conseil d’administration. Une multinationale, même occidentale, travaille dans des dizaines et des dizaines de pays et de contextes juridiques et culturels profondément différents : il est impossible — voire carrément contre-productif — de négliger les idées et les valeurs qui nous sont étrangères, tout comme il est impossible d’ignorer les cadres juridiques des pays dans lesquels on opère, qui sont dictés par les facteurs politiques, économiques et culturels les plus divers. Le principe de réalité pour faire face à ce monde fragmenté doit s’appuyer sur des logiques qui permettent à l’entreprise de rester efficace, sans adhérer totalement aux tensions politiques et aux chocs de valeurs qui s’y déroulent. Quand je dis que l’entreprise doit se limiter à la recherche du profit dans le respect de la loi, je ne parle pas seulement de ce qu’on appelle le bénéfice ; le profit vient du latin proficĕre, qui signifie innover, perfectionner, être efficace. Tel doit être, à mon sens, le paradigme dominant, surtout dans un contexte géopolitique aussi agité.
Il arrive souvent qu’une activité, bien que légale selon les lois et coutumes en vigueur, soit soumise à un examen éthique. D’où le dilemme : agir simplement en conformité avec la loi, en assumant le risque d’atteinte à la réputation, ou renoncer à certaines activités et affaires à titre préventif, pour éviter une éventuelle condamnation morale ? S’agit-il en fin de compte d’une analyse coût-bénéfice ?
Très souvent, la première question que se pose le directeur d’une entreprise multinationale est la suivante : cette action est-elle légale ou illégale ? Si elle est légale, la décision est presque déjà prise. C’est – et, à mon avis, cela devrait rester – le paradigme traditionnel. Il est donc évident que le fait d’opérer sur les marchés mondiaux entraîne certains risques de réputation. Je pense toutefois que cette dimension de l’atteinte à l’image est souvent surestimée : si le produit est bon, toute atteinte à l’image s’estompera avec le temps.
Ensuite, l’entreprise se pose la question suivante : peut-on dire que le préjudice de réputation est le même pour les dizaines de pays dans lesquels la multinationale opère ? Ou s’agit-il uniquement du pays occidental ? La chaîne de valeur passe par de multiples systèmes, traditions, cultures : or il n’y a pas d’éthique commune tout au long de la chaîne d’approvisionnement. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que le seul impératif à suivre, en plus des profits, est l’impératif légal : la limite et l’espace d’action des entreprises est et doit être uniquement celui défini par les différents législateurs.
En ce qui concerne le risque de réputation, la question environnementale est de plus en plus centrale. Dans quelle mesure la question environnementale influence-t-elle ou peut-elle influencer l’activité des entreprises ?
La décision de mener une politique environnementale — par exemple dans le domaine de la production de biens industriels — découle rarement d’une décision idéologico-politique prise dans une salle de conférence sous la pression des recommandations de Bruxelles. Au contraire, il est beaucoup plus probable de trouver des décisions commerciales qui naissent d’une réflexion sur le long terme, de l’intuition, du développement de nouvelles compétences techniques et, surtout, des besoins des clients. L’entreprise dans laquelle je travaille s’est taillée un rôle de premier plan dans ce que l’on appelle l’acier vert. Pourquoi ? Il ne s’agit pas simplement d’une décision de durabilité, mais d’une combinaison de dynamiques commerciales — telles que la demande de produits plus efficaces de la part des clients, la recherche de solutions technologiques et d’expertise — et l’intuition de nouveaux marchés. Grâce à cette combinaison de facteurs, il a été décidé il y a plusieurs années de dépasser le paradigme des grandes usines typiques des années 1960, en investissant plutôt dans l’efficacité accrue des micro-usines, plus petites et plus localisées (proches des clients), avec des impacts positifs en termes de réduction de la pollution, de dépenses énergétiques moindres, etc. Un pas vers la durabilité, mais qui obéit à des logiques beaucoup plus complexes — et, si je puis dire, capitalistes — que la simple décision, prise d’en haut, de se donner un visage vert.
Un exemple classique de l’approche de l’Union est l’actuelle directive sur la diligence raisonnable en matière de développement durable des entreprises (CS3D), qui impose diverses mesures aux multinationales dans le domaine du développement durable tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que nous assistons à une boulimie de règlements, de paramètres, de directives, de recommandations non contraignantes. Cela a des implications non seulement en termes de risques juridiques accrus, mais aussi en termes de coûts, à tel point que je me demande parfois, de manière provocante, dans quelle mesure cette situation est viable.
Outre la question des coûts, il y a aussi celle de la faisabilité. Pour la directive CS3D : il est facile d’identifier de nouvelles charges et obligations, mais ceux qui doivent les mettre en œuvre font face à la complexité de la chaîne d’approvisionnement. Remonter la chaîne pour vérifier si l’un des centaines de fournisseurs respecte ou non certains principes n’est pas seulement assez compliqué — outre les mesures de conformité supplémentaires, que devrait faire l’entreprise en pratique : des inspections dans des dizaines de pays ? — mais cela renvoie aussi à ce que je disais plus haut : les chaînes de valeur sont aussi des chaînes de valeurs, au pluriel. Ces principes peuvent s’appliquer à nous, en Occident, mais pas à d’autres réalités, qui répondent à des systèmes culturels et juridiques différents. L’utilisation excessive de ces instruments risque de se traduire par ce que j’appelle « l’impérialisme des valeurs », c’est-à-dire l’erreur qui consiste à considérer notre perspective comme universelle, alors que le monde — et nous le constatons tous les jours — est hétérogène, particulier. En tant que citoyen italien ou européen, je peux également être d’accord avec l’accent mis sur certaines valeurs, mais pour une entreprise, le principe de réalité compte également.
Il y a ensuite les implications juridiques de ces politiques environnementales et de cette législation ou para-législation. L’un des risques les plus concrets est qu’au niveau judiciaire, les décisions commencent à être prises sur la base de principes qui ne reposent pas sur une législation contraignante et certaine, mais sur des paramètres, des normes et des pratiques meilleures mais non contraignantes. Si les tribunaux, malgré l’absence de véritables lois contraignantes, commençaient à appliquer cet appareil juridique non contraignant en tant que principe général du système juridique, il en résulterait un paysage de profonde incertitude, où l’activité commerciale dépendrait en fin de compte de la sensibilité de chaque juge. La prévisibilité et la calculabilité du risque juridique feraient défaut. Et les normes juridiques « douces » risqueraient d’être transformées en normes juridiques strictes, non pas par le législateur, mais par un juge.
Quelles pourraient être les implications de ces fractures, y compris sur le plan des valeurs et pas seulement sur le plan politique, au sein des chaînes de valeur ?
Si la polarisation de la politique et des valeurs se poursuit de manière tranchée, dans le sens d’un dialogue de plus en plus réduit entre les différents systèmes juridiques et culturels, il y aurait un risque réel de fragmentation des activités de l’entreprise, en vue d’une division par zones.
Ainsi, pour donner un exemple, la multinationale Alpha se diviserait en fait en une branche avec une marque occidentale, une autre orientale et ainsi de suite, selon des régimes de valeurs et de législation différents et, par conséquent, en séparant leurs destins et leur connexion, comme cela s’est produit en partie dans l’affaire Sequoia rapportée par Jeremy Ghez dans un article du Grand Continent. Or une multinationale est, d’un point de vue économico-productif, un tout organique. Il est impossible de la diviser sans la faire éclater, par exemple en créant Alpha Chine, Alpha USA et Alpha Italie et en exigeant des logiques, des politiques et des décisions radicalement différentes selon le contexte… L’entreprise est interconnectée, il y a un flux de connaissances, de compétences et de relations qui, à mon avis, n’est pas sécable. Sur la technologie par exemple — qui permet de concevoir, de réaliser et de produire — comment peut-on diviser le patrimoine en entités distinctes et non communicantes ? Cela reviendrait à priver la multinationale de sa raison d’être organisationnelle, économique et corporative.
Ces dernières années, les tensions sur la scène internationale ont soulevé de nouvelles questions pour les entreprises. Comment évoluer par rapport à la politique étrangère de l’État de référence ? Et surtout, est-ce que même les multinationales, en dernière instance, n’ignorent pas la fragmentation du paysage en États-nations et le fait qu’un drapeau unique, malgré leurs nombreuses filiales et succursales, les identifie ?
De mon point de vue, on ne peut pas ignorer le fait que toute entreprise a une origine, qui est nécessairement dans un certain pays et dépendant de sa loi.
L’importance du lien entre la société mère et le pays d’origine, ainsi que sa politique étrangère, est incontestable. Cela dit, je voudrais rappeler — en me référant surtout à l’expérience des entreprises manufacturières, qui est la réalité que je connais le mieux — un point fondamental : une entreprise multinationale qui produit certains biens opère dans plusieurs pays et sur plusieurs sites de production. Cela signifie que, le plus souvent, il y a des milliers d’employés dans le monde entier, dans des pourcentages plus élevés que dans le pays d’origine. Si le cœur est à un endroit, il y a beaucoup d’autres parties du corps réparties dans des dizaines de pays, qui sont tout aussi importantes. Mais la question se complique lorsque nous discutons des succursales ouvertes dans un autre État. Ces filiales sont régies par le droit de l’État dans lequel elles sont établies, et non par celui de l’État d’origine de la société mère. Quant aux sanctions, leur complexité découle aussi et surtout de la diversité des systèmes juridiques qui régissent les filiales tout au long de la chaîne. Souvent, le droit qui les régit n’est pas le droit occidental qui a imposé les sanctions, même si l’on prend en compte la portée extraterritoriale qu’il est censé revêtir. Lorsqu’une entité opère à l’étranger, elle accepte également les réglementations locales pertinentes. Cela rend la mise en œuvre de certaines politiques moins évidente.
Dans un tel échiquier mondial, les divers systèmes supranationaux de résolution des conflits, de l’arbitrage international à l’OMC, semblent paralysés, tandis que les mesures protectionnistes unilatérales prolifèrent : qu’est-ce que cela signifie en pratique ?
Dans la dynamique politique comme dans la dynamique économique, surtout depuis l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce en 2001, on s’est créé l’illusion d’un monde pacifique et globalisé. Ce paradigme se heurte aujourd’hui à un contexte géopolitique radicalement différent. Bien sûr, pour une multinationale, le monde plat et unifié par le marché serait le contexte le plus souhaitable, mais ce n’est plus la réalité, si tant est qu’elle l’ait jamais été.
L’un des indicateurs les plus concrets et les plus intéressants pour enregistrer ces changements de paradigme est précisément celui des litiges internationaux, auxquels les multinationales sont confrontées quotidiennement. Prenons l’arbitrage international : même en présence de sentences arbitrales favorables qui, par exemple, reconnaissent le droit d’obtenir des actifs d’une société étrangère, la possibilité d’exécution, c’est-à-dire d’exécuter ces sentences arbitrales dans le pays concerné afin d’obtenir ces actifs, est souvent empêchée par une série de mesures protectionnistes prises par des États individuels. Cette tendance va à l’encontre de l’idée d’un marché mondial régi par un régime juridique universel et uniforme. Malgré les conventions signées, il est en effet de plus en plus difficile de faire reconnaître les jugements internationaux, en raison des barrières plus ou moins subreptices dressées par les États individuels. Ainsi, même si l’on obtient une sentence favorable à l’encontre d’une société chinoise, égyptienne, brésilienne, etc., lorsqu’on cherche à la faire exécuter dans les pays respectifs où se trouvent les biens, on se heurte à une exception d’ordre public national qui empêche la reconnaissance de la créance. Et quel est l’intérêt d’une sentence arbitrale internationale qui ne peut être exécutée dans la pratique ? L’arbitrage international a été créé précisément pour être un modèle idéal de résolution des litiges au niveau supranational, afin d’éviter de dépendre des systèmes juridiques étatiques des pays qui posent problème. Mais cela n’a pas suffi à décloisonner la géographie concrète des actifs, c’est-à-dire de faire autorité sur la juridiction de l’État individuel où les sentences doivent être exécutées. Le problème se pose surtout pour les entités locales, dont les actifs sont situés uniquement dans leur État d’origine, alors que les multinationales ont des actifs au moins plus dispersés.
C’est un autre facteur qui peut conduire à la fragmentation des entreprises en sections distinctes, en îlots productifs, économiques et juridiques de plus en plus indépendants les uns des autres, afin de réduire les risques d’agression et de bénéficier des protections internes de l’État — un monde qui se fragmente en un archipel d’îles dont la communication est de plus en plus restreinte. Des marchés mondiaux, elle se réduit aux marchés nationaux, avec une séparation de facto de la société mère et de ses succursales dans les différents pays, avec moins, voire pas du tout, de transfert de richesses, de compétences et de technologies. Le problème, cependant, est que, comme je l’ai dit, la multinationale est un ensemble organique qui a besoin d’échanges, d’interconnexions. J’ai des doutes sur la faisabilité, dans la pratique, de ce système d’archipel. Le risque est qu’à force de fragmentation, on finisse par renverser les bases sur lesquelles repose une multinationale contemporaine.
Centralité renouvelée de l’Etat et de la politique étrangère d’une part, sensibilité accrue de l’opinion publique, surtout en Occident, d’autre part : est-il désormais impossible pour une entreprise de s’émanciper de la tenaille que constituent ces deux dimensions ?
Je suis d’avis que dans ce monde fragmenté, les entreprises devraient adopter une politique de profil bas. Il ne faut pas ignorer la tenaille dont vous parlez, mais justement parce que les pressions sont multiples et souvent hétérogènes, l’objectif pourrait être celui, traditionnel, de la recherche du profit, entendu comme innovation, efficacité, valeur de l’entreprise. Dans ce contexte, on ne peut ignorer le contexte géopolitique, ni le cadre de l’opinion publique, mais l’entreprise a une dimension propre et doit gérer les relations permanentes avec ses ramifications. Lorsque je suis confronté à un manager d’un pays étranger, avec des valeurs différentes des miennes, que dois-je faire ? Qui a raison ? Peut-être que de mon point de vue occidental, j’ai raison, mais je ne pense pas qu’il soit dans l’intérêt de l’entreprise d’ériger un mur pour une absence d’éthique commune. C’est pourquoi l’entreprise devrait prendre du recul : finalement, qu’est-ce qui unit les différents managers ? Des échanges efficaces et créateurs de richesses. Notamment parce que les entreprises, en tant qu’entités, n’ont d’autre alternative que de perdre des marchés ou de se scinder.
Bien entendu, d’aucuns pourraient dire que c’est précisément en raison des bouleversements géopolitiques actuels que les entreprises devraient participer activement à la politique étrangère de leurs États. Cela dépend toutefois du contexte. Aux États-Unis, il y a toujours eu, historiquement, un dialogue entre les dimensions publique et privée — il suffit de penser à la naissance d’Internet. Mais nous parlons d’un marché énorme et d’un pays avec une politique étrangère plutôt définie, centrale dans sa projection. Qu’en est-il pour nous, Italiens ? Et nous, Européens ? Nous pouvons avoir de bonnes relations avec les institutions compétentes, c’est certain. Mais pour l’instant l’Union est encore traversée par différents espaces politiques, elle n’est pas une nation. Existe-t-il vraiment une politique industrielle européenne ? Il existe un droit de la concurrence. Tout au plus désormais une politique environnementale commune. Mais quelle est la politique étrangère de souveraineté européenne ? Si l’on ne devient pas une entité politique, nous restons, pour l’essentiel, une zone commerciale.