Pour définir la démarche du Forum de Paris sur la Paix, vous avancez la notion de polylatéralisme. Pourriez-vous revenir sur ce néologisme et nous expliquer en quoi il vous paraît pertinent pour proposer une voie de sortie du chaos contemporain ?
Si j’ai mis en avant le concept de polylatéralisme, c’est, pour résumer, parce que j’avais besoin d’augmenter l’inter de international et le multi de multilatéral. Je voulais proposer une méthode pour sortir de l’impasse du multilatéralisme des États et de ce que j’ai appelé trop méchamment la « diplocratie », en augmentant ces interstices de l’inter et du multi, pour mobiliser de nouveaux acteurs : des ONG, des entreprises, des villes… Les principales priorités de notre monde, du Covid-19 à la transition écologique ou même la gestion de l’économie mondiale, ne sont aujourd’hui pas vraiment à la portée d’une approche westphalienne classique. Il faut en prendre acte. Le polylatéralisme ouvre une autre perspective.
Quelle est la généalogie de cette notion ?
L’idée m’est venue en réfléchissant aux raisons de l’impuissance de l’organisation westphalienne contemporaine, et à l’aspect chaotique qui en découle. L’ordre multilatéral actuel repose sur un principe, la souveraineté de l’État-nation. Or cette notion n’est qu’une fiction. Attention, les grandes fictions peuvent être utiles, elles sont même très commodes : cette souveraineté a permis, au XVIIe siècle, de nationaliser les guerres religieuses. Mais de mon point d’observation professionnel, je me suis rendu compte, dès les années 90, qu’au moment où la mondialisation se développait, la souveraineté grinçait. L’État avait de moins en moins prise. La fiction posait plus de problèmes qu’elle n’en adressait.
Pour quelle raison ?
On peut considérer qu’à l’échelle d’un pays, l’État-nation incarne et agrège des réalités de conflits, de tensions, d’agents qui sont différents mais qui se sentent une appartenance commune. Mais au niveau international, la relation des États ne sait absolument pas coordonner toutes les organisations humaines qui voient ou qui traitent les choses au niveau mondial. Il y a un certain nombre d’entreprises, un paquet d’ONG qui sont, de fait, sinon de droit, des agents internationaux. Il y en a d’ailleurs de plus en plus ! Si vous croyez que WWF ou Greenpeace ne sont pas des organisations multinationales, à la manière si je puis dire des entreprises multinationales ou de l’Organisation des Nations Unies, vous faites fausse route. Ce sont des groupes de personnes qui sont organisés pour agir à l’échelle mondiale. Lorsque je discute avec le Président Lee Bollinger des projets de la Columbia University, l’échelle pertinente n’est pas l’Uptown ou New York, ni même les États-Unis. C’est le monde.
Le polylatéralisme consiste à mettre autour de la table ces agents internationaux qui n’ont presque pas de place dans le cadre du multilatéralisme formaliste des États-nations. Ces acteurs hétérogènes ont une énergie et une dynamique qu’on ne sait pas bien exploiter. Le Forum de Paris sur la Paix dans son action, dans ses projets, dans ses coalitions et ses différents formats, a été bâti pour proposer une méthode polylatérale, non pas pour la paix mais sur la paix, à cette multiplicité d’acteurs.
Pourriez-vous revenir sur votre critique du multilatéralisme des États. Pourquoi pensez-vous qu’il est peu efficace ?
Fonder un système international sur une fiction qui grince ne produit pas de concert harmonieux. Notre système multilatéral est bâti sur toutes sortes de formalismes. Les juristes continuent à prétendre que les États-nations sont tous égaux. C’est bien sûr vrai d’un point de vue formel, les États-nations sont tous égaux. Mais dans le monde réel, leurs relations sont réglées par l’asymétrie. En prenant l’exemple d’une autre fiction, les États sont, par définition, tous légitimes. Le gouvernement est donc légitime à parler au nom de l’État. Et on en déduit du coup que des organisations constituées d’États-nations légitimes sont elles-mêmes légitimes, par transitivité de leurs légitimités, du fait du monopole des États-nations. Cela est cohérent dans cet univers de concepts juridiques, mais cela ne correspond pas à la réalité des rapports politiques, économiques, sociaux, culturels.
Est-ce que vous diriez que le polylatéralisme propose une lecture réaliste du multilatéralisme, qu’il est une sorte d’aggiornamento réaliste ?
Oui, d’un certain point de vue. En même temps, je n’épouse pas la notion de réalisme. Ce qui colle mieux à la réalité n’est pas forcément ce qui est bon. On peut vouloir autre chose, on peut améliorer le monde. C’est même pour cela qu’il convient d’accepter qu’il y a une vertu dans la diversité des approches. Il y a des énergies disponibles pour obtenir des résultats dans des formats parfois improbables. Le polylatéralisme correspond vraiment à des coalitions orientées sur des résultats, et dont la pérennité n’a pas besoin d’être assurée une fois que le résultat est atteint. Ce sont des organisations plus en réseaux, plus horizontales, probablement plus éphémères d’ailleurs, et sans doute moins légitimes sur le plan théorique.
Auriez-vous un exemple ?
Une expérience m’a marqué : la lutte contre une autre grande pandémie, le sida. On a piétiné dans le traitement du sida aussi longtemps que la question est restée dans les arcanes classiques des institutions multilatérales, des traités, de l’OMS… les choses ont commencé à bouger quand une association, Act-Up, s’est mise à faire des provocations terribles et très désagréables – j’en ai parfois été l’objet -, quand l’industrie pharmaceutique s’est déchirée pendant plusieurs années sur la question de savoir s’il fallait ou non des prix différenciés, et quand des philanthropes comme Bill Gates ou d’autres se sont dit : « il faut qu’on appuie sur l’accélérateur ». Et c’est ainsi que l’on a petit à petit mis sur pied le Fond global de lutte contre le sida, et que l’on a réussi à mieux maîtriser le virus.
Si vous comparez le conseil d’administration du Fond global de lutte contre le sida au Conseil de sécurité des Nations Unies, vous vous apercevez de la différence entre l’international, le multilatéral et le polylatéral. Bien sûr, si on m’avait dit quand j’étais à l’ENA que Act-Up, l’industrie pharmaceutique et Bill Gates étaient les acteurs pertinents pour affronter une pandémie, j’aurais dit : « Eh oh, là ça va pas ! Qui sont ces intrus qui viennent chasser sur les terres de la souveraineté ? ».
Le polylatéralisme s’oppose-t-il donc, en partie, au multilatéralisme ?
En un mot, oui : le polylatéralisme sert à dépasser les limites de la diplomatie. Le monopole des relations internationales est aujourd’hui encore confié à des États-nations, qui en confient eux-mêmes, en quelque sorte, l’exercice à des diplomates. Ce circuit produit un système qui ne sait pas organiser le monde contemporain avec efficacité.
Il faut faire attention, parce que le risque est évidemment de très vite basculer, et les diplomates le sentent bien, dans une sorte de guerre de religion contre les diplomates, contre leur sociologie, contre leurs habitudes, contre le fait, comme je l’ai souvent dit – y compris en public – que j’en connais quelques-uns qui se sont fait virer pour avoir dit « oui », mais que je n’en connais aucun qui se soit fait virer pour avoir dit « non »… C’est le problème le plus visible du système westphalien et de la manière dont il est administré.
N’y a-t-il pas une influence de votre parcours et de votre expérience de la mondialisation sur cette notion ?
Oui, bien sûr, c’est une longue histoire. Cette intuition m’est venue petit à petit. L’avantage d’avoir commencé dans une école de commerce ou à l’Inspection des finances est d’avoir été vite porté à m’intéresser aux résultats, à ce que produisent les systèmes, aux effets qu’ils ont, plutôt qu’à leurs formes, aussi parfaites soient-elles du point de vue de l’esthétique conceptuelle.
J’ai été aussi confronté très tôt à l’absence de fonctionnement du système international. J’ai eu le très grand privilège d’être sherpa, très jeune, dans le Groupe des sept (G7), qui constituait déjà une tentative de réponse, mais qui a échoué – tout comme d’ailleurs le G20, qui est aussi dans l’impasse aujourd’hui…
Ces tentatives cherchaient à dépasser le système diplomatique en établissant des contacts au plus haut niveau, sans les intermédiaires classiques. Les chefs d’État et de gouvernement avaient envie de se débarrasser pour un moment des attributs qu’on leur confère, dans lesquels ils opèrent et ils se sentent corsetés. Mais c’était une menace existentielle pour le système westphalien qui a fini par reprendre le contrôle de ce canal direct de discussion « au coin du feu », comme on disait, entre des grands chefs qui dérangeait les habitudes.
Pourtant, à bien regarder, votre expérience directe des affaires mondiales ne s’est pas déroulée au sein d’institutions polylatérales.
Les endroits que j’ai pratiqués institutionnellement, c’est-à-dire la République Française, l’Union Européenne et l’OMC ne sont dans aucun de ces trois cas, des exemples de polylatéralisme. Ce sont des structures étatiques, inter-étatiques ou supra-étatiques, et dans le cas de l’OMC, intra-étatiques, parce que les entreprises n’ont pas leur mot à dire dans les règles du commerce international, en tout cas pas directement, pas juridiquement.
Mais c’est en réalité plutôt normal car il n’y a, pour l’instant, qu’une seule organisation polylatérale : l’Organisation Internationale du Travail. L’OIT est née du traité de Versailles, où Léon Bourgeois et d’autres solidaristes avaient compris que la paix était une affaire de prévention des conflits et que le fait de mettre les États, les patrons et les ouvriers autour de la même table, permettait enfin de toucher aux racines de la Première Guerre Mondiale. C’était une idée très intéressante, mais qui doit absolument s’accompagner de la conscience de la création d’une institution sui generis et de la question de son succès ou de son échec, ouverte depuis le début.
Ce serait intéressant pour mieux saisir votre définition d’affronter la question des agents, à partir de la question de l’échelle. Parce qu’effectivement, si on prend l’OIT, on remarque qu’il n’y pas vraiment de villes, ou de régions… Est-ce que l’objectif du polylatéralisme n’est pas d’ouvrir à l’hétérogénité de la légitimité l’espace international ?
Absolument ! On peut prendre un exemple éclatant. Le C40, c’est-à-dire la coalition pour le climat dite des « 40 grandes villes du monde », avec Bloomberg, Delanoë, Hidalgo et bien d’autres, a joué un rôle important dans le succès de la conférence de Paris, qui est d’ailleurs largement née de l’échec de celle de Copenhague et de son approche diplomatique. Il y a des entités non-étatiques dont l’influence internationale dépasse de loin celle de beaucoup d’États-nations. Il y a des villes, des régions dans le monde qui sont des êtres quasi internationaux. Mais ils ne sont évidemment pas revêtus des attributs de la souveraineté de l’État-nation, et ne doivent surtout pas le faire parce qu’ils s’attireraient immédiatement des ennuis de la part des autorités supérieures.
Il n’en reste pas moins que les villes de New York ou de Paris sont évidemment aujourd’hui des acteurs géopolitiques et géoéconomiques internationaux. C’est à l’échelle de ce genre de structures, notamment à l’échelle urbaine, que le rapport entre la légitimité et la puissance est le plus fort. Les maires sont plus légitimes que d’autres représentants, parce qu’ils sont plus près du terrain : la légitimité est une fonction inversement proportionnelle à la distance. En même temps, les grandes villes sont puissantes parce qu’elles s’occupent des réseaux, qui dans le monde moderne sont la source de la véritable souveraineté. Au-delà des fictions, le secret du pouvoir et de la légitimité passe de plus en plus par une organisation correcte des réseaux. Que ce soit des réseaux de transport, d’énergie, d’information, d’enseignement, de fourniture de ressources environnementalement rares…
Il y a toutefois une critique que l’on peut émettre à cette idée : est-ce que le polylatéralisme ne risque pas d’être une sorte de realpolitik qui donnerait la légitimité à la force ? Parce qu’au fond on pose une question compliquée si on pense que Paris peut s’asseoir à la table avec New York, mais pas, par exemple, avec la ville d’Aoste…
Il est vrai que l’on sort de la fiction de l’égalité des États-nations. Et se pose d’ailleurs immédiatement la question par tous les bons esprits formés à la politique classique : « Quelle est la légitimité d’une coalition formée entre Bill Gates, Mme Hidalgo et le patron de Greenpeace ? D’où ces gens-là tirent-ils leur légitimité ? ». C’est d’apparence une très bonne question, sauf qu’elle nous oblige à réfléchir formellement. Je dirais plutôt de regarder comment cela se passe dans le réel. Si le but est d’améliorer la vie et le monde, est-ce que la légitimité n’est pas dans le résultat plutôt que dans la forme de ce qui est censé les donner, forme qui n’y mène pas ou peu ?
À ce propos, en quoi pensez-vous que le multilatéralisme n’a pas été capable d’affronter la crise du Covid-19, et en quoi pensez-vous que le polylatéralisme aurait été plus efficace pour répondre à la pandémie ?
J’écoutais récemment la patronne de Organisation mondiale de la santé animale (OIE), Monique Eloit. C’était fascinant. L’OIE est l’une des rares organisations internationales réellement efficaces. Pourquoi ? Parce qu’elle repose sur le commerce de la viande. Si une vache attrape la fièvre aphteuse dans une province argentine, la province argentine est ghettoïsée le lendemain ; plus personne dans le monde n’achète sa viande ; et les autorités argentines en tirent les conséquences. La raison pour laquelle ce processus marche réside dans l’inscription sur la liste noire du commerce de viande si vous n’obtemperez pas. On souhaiterait presque, dans certains cas, que les humains soient aussi bien traités que les animaux en question. Sauf que ces animaux en question sont les animaux domestiques. Mais attention, ce genre de solution n’est pas non plus disponible pour ce qui apparaît maintenant le plus dangereux, c’est-à-dire la faune sauvage.
Dans le cadre de visées internationales, les épizooties reposent sur un autre monopole : celui de la confiance que s’accordent les vétérinaires à travers les frontières. Un vétérinaire respecte un autre vétérinaire, mais il ne va pas forcément respecter un ministre de l’agriculture. L’organisation internationale des épizooties devient alors l’organisation internationale des vétérinaires. Et ils agissent car ils se font confiance.
Est-ce que l’Office international des épizooties est légitime et efficace parce qu’il repose sur le critère de la compétence ?
Le système fonctionne parce que des vétérinaires compétents prennent des décisions entre eux, en se faisant confiance. Bien sûr, l’éleveur qui doit tuer tous ses poulets ou ses canards au fin fond d’une ferme dans Sud-Ouest subit un drame. Mais en même temps, cela fait partie de la règle du jeu, parce que l’on se trouve dans une infrastructure du capitalisme de marché qui est le commerce de la viande. Il n’y a pas de raison idéologique. Dans une société où l’on mange beaucoup de viande – probablement trop d’ailleurs -, le producteur de viande a un problème si on ne lui achète plus ce qu’il produit. Il y a une sorte de barre de rappel dans les infrastructures de l’économie, qu’on aimerait bien de temps en temps avoir sur les humains !
La séquence Covid-19 a-t-elle été polylatérale ?
Je prétendais, au début, que la crise du Covid-19 était le degré zéro de la coopération internationale. On m’a démontré que je me trompais en partie. Dans le domaine de la santé, les médecins, les chercheurs, les épidémiologistes travaillent beaucoup plus cette année au niveau international que les années précédentes. Florence Gaub, directrice de l’EUISS, m’a même cité des chiffres que je trouve d’ailleurs très intéressants : les copublications entre Chinois et Américains dans les revues médicales, sur les questions concernées par le Covid-19, ont doublé cette année. Des laboratoires se sont connectés les uns aux autres, des intentions de partage de la propriété intellectuelle pour les vaccins se sont manifestées. Il y a donc quelque chose qui se passe que l’on pourrait probablement arrimer au polylatéralisme. Mais c’est encore la concurrence entre États qui fait le narratif dans les media.
La méthode polylatérale pourrait-elle intervenir pour déjouer ou pour s’insérer dans la rivalité entre les États-Unis et la Chine ?
C’est compliqué, car la Chine aujourd’hui est rébarbative au poly tout court ! Les organisations non-gouvernementales n’existent pas réellement ; elles ont besoin d’espaces de liberté pour se développer, pour critiquer, qui n’existent pas en Chine. Les entreprises sont très largement sous la houlette de l’État. Avec la rivalité entre les États-Unis et la Chine, je pense que l’on est vraiment dans la rivalité géopolitique, et à moins que le système chinois ne se détende, je vois mal des ONG chinoises prendre des ONG américaines par le bras, ou des entreprises américaines prendre des entreprises chinoises par le bras et trouver des solutions ensemble, sans passer par l’État au motif que cela marcherait mieux.
N’avez-vous pas peur que le polylatéralisme soit un concept qui réponde surtout à une crise et à des besoins européens ?
Bien sûr, le polylatéralisme marche moins bien avec des systèmes moins libéraux. Mais, par exemple, la méthode polylatérale est opératoire là où les systèmes politiques sont faibles, je pense à certaines parties de l’Afrique. Mais vous avez raison si on prend l’exemple du Green Deal européen : quand le président chinois annonce au monde entier que la Chine aura zéro émissions carbone en 2060, le fait que l’Europe s’y soit engagée pour 2050 y est pour quelque chose. Or les ONG , le C40, ou des coalitions dans le business comme le B4IG y sont pour beaucoup.