Guerre

La « guerre civile » commence en Russie

Hier dans la nuit, le chef de la milice Wagner, l’ancien cuisinier du Kremlin Evgueni Prigojine, s’est soulevé contre son maître. C’est un pronunciamento : une milice de plus en plus centrale dans l’ordre de l’État se lance à l’assaut du Kremlin. Il en appelle à l’armée et à la population russe pour renverser Vladimir Poutine. Dans ce brouillard où rien n’est sûr, nous traduisons et commentons son discours solennel de ce matin — sa première contre-attaque.

La guerre de Poutine en Ukraine vient d’atteindre un point de bascule, en s’étendant au territoire russe, en s’engouffrant au cœur des ténèbres du Kremlin. Une tentative de pronunciamento — une crise politique au cours de laquelle une fraction de l’armée se déclare contre le gouvernement ou le régime en place dans le but de le renverser — de coup d’État qui est un moment « apocalypse now », où c’est une milice, une armée non régulière qui a la main.

L’ancien cuisinier du maître du Kremlin, devenu seigneur de guerre et condottiere à la tête de la milice Wagner, a appelé la population russe et la Garde nationale russe à la « libération », provoquant la plus importante crise politique et sécuritaire à l’intérieur de la Russie — désormais scindée en deux camps — depuis le début du régime poutinien.

Le retournement s’est opéré en quelques heures dans la nuit du vendredi 23 au samedi 24 juin. Le jour d’avant, Prigojine avait ordonné à « 25 000 combattants » de marcher sur Moscou. Dans une série de vidéos et de messages postés sur les réseaux sociaux, le chef de guerre et sa milice affirmaient contrôler samedi matin la ville de Rostov-sur-le-Don — un million d’habitants —, à 950 kilomètres au Sud de Moscou et à environ 300 kilomètres de la ligne du front ukraine. C’est une place hautement stratégique pour l’armée russe puisqu’elle sert de centre opérationnel pour la guerre menée en Ukraine. Dans la matinée, les hommes en armes de Prigojine détenaient des généraux — et occupaient le quartier général de l’armée.

Dans un renversement de la rhétorique poutinienne, le chef de milice Wagner écrivait sur Telegram : « C’est Poutine qui a déclenché la guerre civile. Au lieu d’envoyer un ou deux dégénérés à la retraite, il a donné l’ordre de neutraliser l’unité la plus apte au combat de toute la Russie. La vie d’un ou deux traîtres a été placée au-dessus de celle de 25 000 héros. » Si les expressions de « guerre civile » et de « traîtrise » se diffusent, le piège de Poutine commencera à se refermer sur lui. Il est pour l’instant trop tôt pour dire comment réagiront les sociétés civiles russes à cette situation totalement inédite : une chose est désormais sûre, il sera impossible, dans les prochains jours, les prochaines semaines, « d’ignorer la guerre ». La fracture ouverte par Prigojine cette nuit risque de se creuser encore davantage, obligeant de plus en plus de Russes à choisir un camp.

Le régime poutinien pourra-t-il résister à l’ombre d’une guerre sans fin ? Le 24 février 2022, deux jours après l’invasion, nous écrivions dans nos pages que «  la guerre de Poutine menacera son propre pouvoir à Moscou  ». Ce moment semble arrivé.

Je lance un appel aux citoyens de Russie, au personnel des forces armées, des services de police et de sécurité, aux combattants et aux commandants qui se livrent actuellement à des combats repoussant les attaques ennemies, en faisant preuve d’héroïsme.

Dans les premières heures de la matinée, Vladimir Poutine a prononcé une allocution solennelle de cinq minutes illustrant la gravité tout à fait exceptionnelle de la situation : — « ce à quoi nous sommes confrontés est précisément une trahison interne » ; « le fonctionnement des départements de contrôle civils et militaires est pratiquement bloqué » — et comparant la situation au tournant de 1917 ayant conduit à la Guerre civile russe.

J’ai parlé aux commandants de partout la nuit dernière. Je lance également un appel à ceux qui ont été entraînés de manière trompeuse dans cette aventure criminelle, poussés vers un crime grave de mutinerie armée.

Donnons la parole à Machiavelli : « Les mercenaires et auxiliaires ne valent rien et sont fort dangereux ; et si un homme veut fonder l’assurance de son état sur les forces mercenaires, sans discipline, déloyales, braves chez les amis, lâches devant l’ennemi, elles n’ont point de crainte de Dieu ni de foi avec les hommes, et l’on ne diffère la défaite qu’autant qu’on diffère l’assaut ; en temps de paix, tu seras pillé d’eux, en temps de guerre, des ennemis. »

La Russie mène aujourd’hui la guerre la plus difficile pour son avenir, repoussant l’agression des néo-nazis et de leurs commanditaires. Toutes les machines militaires, économiques et informationnelles de l’Occident sont tournées contre nous.

Les prémisses de ce raisonnement sont désormais bien connues, tant Vladimir Poutine les répète à l’envi depuis de longs mois  : l’Occident mènerait sur tous les fronts une lutte historique pour détruire la Russie éternelle, désagréger son territoire et éradiquer ses valeurs, avec le soutien souterrain des « nationaux-traîtres » qui nuiraient de l’intérieur même du pays à l’intégrité de la civilisation et de la puissance russes. Ces ennemis aux divers visages s’appuieraient dans leur travail de sape systématique sur l’Ukraine, une « anti-Russie » dirigée par un régime de « néo-nazis », dont les manigances auraient menacé jusqu’à l’existence de la Grande Russie, justifiant le lancement de « l’opération militaire spéciale » de février 2022. Aujourd’hui, il ajoute à cette liste un visage intérieur.

Nous nous battons pour la vie et la sécurité de notre peuple. Pour notre souveraineté et notre indépendance. Pour le droit de rester la Russie, un État riche de 1000 ans d’histoire.

C’est une bataille où le sort de notre peuple est décidé et qui exige l’union de toutes nos forces, l’unité, la consolidation et la responsabilité. Tout ce qui nous affaiblit doit être mis de côté.

Prigojine servant à boire à George Bush, invité du Kremlin au début des années 2000.

Nos ennemis extérieurs utilisent tous les arguments pour nous miner de l’intérieur. Ainsi, les actions qui divisent notre unité sont des actes de trahison à l’égard de notre peuple, de nos frères de combat qui se battent actuellement sur la ligne de front. C’est un coup de poignard dans le dos de notre pays et de notre peuple.

C’est exactement ce qui s’est passé en 1917, lorsque le pays a participé à la première guerre mondiale, mais que la victoire lui a été volée. Les intrigues et les querelles menées dans le dos de l’armée se sont révélées être la plus grande catastrophe, la destruction de l’armée et de l’État, la perte d’immenses territoires, ce qui a conduit à une tragédie et à une guerre civile.

Des Russes tuaient des Russes, des frères tuaient des frères. Mais les bénéficiaires ont été divers hommes politiques de fortune et des puissances étrangères qui ont divisé le pays et l’ont déchiré en plusieurs parties. Nous ne laisserons pas cela se produire.

Nous protégerons notre peuple et notre État contre toute menace, y compris la trahison interne. Ce à quoi nous sommes confrontés est précisément une trahison interne. Des ambitions extraordinaires et des intérêts personnels ont conduit à la trahison. Trahison de leur propre pays et de leur peuple, et de la cause pour laquelle les combattants de Wagner mouraient aux côtés de nos soldats.

Des héros qui ont libéré Soledar et Artemivsk, des villes du Donbass. Ils se sont battus et ont donné leur vie pour la Novorossiya et l’unité du monde russe. Leur nom et leur gloire ont également été trahis par ceux qui tentent d’organiser la mutinerie, poussant le pays vers l’anarchie et les meurtres de frères, vers une défaite, en fin de compte, et une capitulation.

L’un des comptes lié à Wagner écrit sur Telegram : « Les gars de Wagner ont défendu notre pays contre le fascisme ! ! ! ! Combien de combattants sont morts pour que vous viviez dans vos manoirs ! » ; « Vous venez de piétiner les ordres et médailles des combattants Wagner ».

Un autre compte privé AP Wagner menace directement Poutine : « Pip [Poutine] a fait le mauvais choix. Tant pis pour lui. Nous aurons bientôt un nouveau président. ».  « Dans la région de Voronej, l’une des colonnes de Wagner a été attaquée [par un hélicoptère qui a été abattu]. La guerre civile a officiellement commencé. » Le gouverneur de la région a déclaré que l’armée russe mène des « activités opérationnelles et de combat ».

Il affirme que des soldats se sont ralliés à Wagner : « Tous les commandants subalternes et intermédiaires sont complètement du côté du politicien le plus prometteur [Prigojine]. Les soldats ordinaires soutiennent Wagner et ne veulent pas mourir dans des hachoirs à viande [le front]. Ainsi, 180 soldats ont déposé les armes et ont refusé d’interférer avec les musiciens de la région de Voronej ».

Je le répète : toute mutinerie interne est une menace mortelle pour notre État, pour nous en tant que nation. C’est une attaque contre notre nation, notre peuple. Et nos actions pour défendre la patrie contre une telle menace seront brutales.

Prigojine a appelé la Garde nationale russe à se joindre à ses côtés pour lutter contre l’armée russe.

Tous ceux qui se sont engagés consciemment sur la voie de la trahison, qui ont préparé la mutinerie armée, qui se sont engagés sur la voie du chantage et des actions terroristes, subiront un inévitable châtiment.

Ils répondront devant la loi et devant notre peuple. Les forces armées et les autres services ont reçu les instructions nécessaires. Des mesures antiterroristes supplémentaires sont actuellement mises en œuvre à Moscou, dans la région de Moscou et dans un certain nombre d’autres régions.

Des mesures décisives seront prises pour stabiliser la situation à Rostov-sur-le-Don. La situation reste difficile. Le fonctionnement des départements de contrôle civils et militaires est pratiquement bloqué.

En tant que président de la Russie et commandant suprême, en tant que citoyen de la Russie, je ferai tout pour défendre le pays, protéger la Constitution, la vie et la sécurité, la liberté des citoyens.

Ceux qui ont préparé la mutinerie militaire, qui ont levé les armes contre leurs frères de combat, ont trahi la Russie et le paieront. Et à ceux qui sont entraînés dans le crime, je demande de ne pas commettre cette erreur cruciale, tragique et irréparable. Faites le seul bon choix : cessez de participer à des actions criminelles.

Je crois que nous défendrons et préserverons ce qui est pour nous sacré. Et ensemble, avec la mère-patrie, nous surmonterons tous les défis et deviendrons encore plus forts.

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