Après la crise migratoire engendrée par la guerre en Syrie, après le Brexit et alors que la crise sanitaire sévit encore, la diplomatie de l’Union européenne est soumise par la guerre russo-ukrainienne à une épreuve encore plus grave. Elle ne l’avait pas connue sur son propre continent depuis les guerres de Yougoslavie entre 1991 et 1995 et celle du Kosovo de 1998-1999.

Ébranlée dans ses pratiques, questionnée sur sa raison d’être, elle cherche sa place dans un espace médiatico-politique, où se déploient expertises militaires, indignations intellectuelles et émotions des opinions publiques. Dans un contexte d’intrication d’actes guerriers et de négociations, publiques ou officieuses, elle se heurte à une difficulté essentielle : celle liée à la fonction de représentation. « Corps indéfini », pour reprendre l’expression du diplomate Maxime Lefebvre1, l’Union a voulu incarner la possibilité d’une représentation en des termes ni étatiques, ni nationaux. Elle se présente comme un système de représentations multiples qu’elle tente depuis une dizaine d’années d’homogénéiser et d’unifier grâce au Service européen d’action extérieure, institué par le traité de Lisbonne en 2007 et entré en fonctionnement en 2011. Pour le comprendre, il faut faire retour sur les circonstances de son développement.

Cet article précède une conférence au Collège d’Europe où Laurence Badel et Federica Mogherini discutent des enjeux de la diplomatie européenne.

Incarnant les « formes civiles de la puissance » selon l’expression utilisée au milieu des années 1970, par François Duchêne, un conseiller de Jean Monnet, la Communauté naissante a pris au mot le concept qu’avait lancé le Secrétaire général de l’ONU Dag Hammarsjöld en 1955 : elle s’est construite comme une « diplomatie tranquille », une quiet diplomacy, pour laquelle la guerre n’était « en aucune façon l’ultime ressource de la diplomatie »2. Cet axiome, elle se l’est appliqué à elle-même, par l’intégration administrative de ses États-membres et par la mise en œuvre de pratiques de négociation originales, à la fois à usage interne et avec le monde extérieur, fondées sur la recherche du consensus. Pour forger une culture commune, elle a attaché beaucoup d’importance à la formation de ses fonctionnaires : une kyrielle d’institutions en témoigne – Collège d’Europe de Bruges (1949), Centre européen universitaire de Nancy (1950), Institut des hautes études européennes de Strasbourg (1951) etc. En revanche, l’idée de créer une académie européenne proprement diplomatique qui a pris son essor, au lendemain de la signature du traité de Maastricht, et a été relancée dans le cadre des travaux de la Convention pour le futur de l’Europe, n’a pas abouti.

Cette « diplomatie tranquille » a aussi régi la relation avec les pays tiers. La Communauté européenne s’est construite comme une entité politique sui generis, se projetant dans le monde comme une autorité morale grâce à la diffusion de ses valeurs et aussi par des politiques commerciales, de coopération et d’aide au développement. Préventive, son action s’est inscrite dans le réseau plus large des institutions paneuropéennes, travaillant en synergie avec le Conseil de l’Europe et l’OSCE.

Les États membres de l’Union n’ont jamais complètement renoncé à la maîtrise de l’outil diplomatique, à la capacité de négocier et de conclure des traités au cœur de la définition classique de la souveraineté.

Laurence Badel

Pourtant les États membres de l’Union n’ont jamais complètement renoncé à la maîtrise de l’outil diplomatique, à la capacité de négocier et de conclure des traités au cœur de la définition classique de la souveraineté. S’ils ont enclenché, dans les années 1970, un processus de coordination de leurs politiques extérieures (la Coopération politique européenne), ils l’ont fait hors de la sphère communautaire, en développant des réseaux à plusieurs niveaux entre les ministres, les directeurs politiques et les « correspondants européens » (les fameux « Coreu ») de leurs administrations des affaires étrangères. Aujourd’hui, et depuis le traité d’Amsterdam de 1999, le COPS, Comité politique et de sécurité, qui est issu de ce processus, demeure l’instance centrale de cette coordination. Dans les pays tiers, les Délégations de l’Union, rattachées au Service européen d’action extérieure depuis 2010, cohabitent toujours avec les ambassades étatiques. La très lente mutualisation des ambassades et consulats exprime les résistances persistantes à l’idée d’une souveraineté partagée en matière de représentation diplomatique, même si quelques initiatives pionnières ont eu lieu comme le Pan Nordic Building, qui accueille depuis 1999 à Berlin, en lisière de Tiergarten, les ambassades du Danemark, de l’Islande, de la Norvège, de la Suède et de la Finlande, et un bâtiment commun, le Fellushus, ou l’ambassade franco-allemande de Dacca, au Bangladesh, inaugurée en mai 2017. En 2020, 74 délégations de l’Union ont conclu des accords de colocalisation avec des États membres, la Commission ou des missions des Nations unies.

Enfin, la diplomatie de l’Union a refusé de s’identifier à un chef politique charismatique. Cruel, l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing avait lancé en 2009 lors de la désignation de la première Haute Représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité : « Hier les Européens n’ont pas fait le choix d’un Washington ». Si une organisation intergouvernementale classique, l’OTAN, a un représentant identifié, son secrétaire général (aujourd’hui Jens Stoltenberg), qui s’exprime en son nom, la diplomatie de l’Union repose aujourd’hui sur une forme originale, tricéphale, de représentation extérieure, avec la présidente de la Commission (Ursula von der Leyen), le Haut Représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (Josep Borrell) et le président du Conseil européen (Charles Michel). A l’évidence, cette représentation, qui reflète la diversité de son action extérieure, demeure aujourd’hui peu lisible pour les citoyens de l’Union, susceptible de susciter des différends entre ses trois têtes, et peu respectée par un certain nombre d’États.

La multiplication de camouflets protocolaires, imposés entre janvier et avril 2021, aux représentants de l’Union par trois États (le Royaume-Uni, la Russie, la Turquie) a symbolisé les limites de cette représentation extérieure de l’Union. Certes, le refus initial du gouvernement de Boris Johnson d’accorder à Joao Vale de Almeida, le chef de la délégation de l’Union à Londres, le rang d’ambassadeur avec les privilèges et immunités diplomatiques afférents, a traduit, de manière symbolique, la difficulté de reconnaître que le Royaume-Uni était devenu un pays tiers, la difficulté de consacrer le Brexit. Mais il exprimait aussi l’ambition de se penser comme une grande puissance à l’échelle mondiale (Global Britain). En expulsant trois diplomates étatiques, la Russie signifiait en février 2021 ne traiter qu’avec des grandes puissances et s’auto-proclamait telle. L’affaire du sofa à Ankara d’avril 2021, en rappelant une autre affaire célèbre du sofa – en 1679, le marquis de Nointel, ambassadeur de Louis XIV, avait été obligé de s’asseoir non sur le sofa, à côté du Premier Vizir Kara Mustafa, mais sur un tabouret, au bas de l’estrade – a pu être interprétée sur le mode de l’offense : celle faite à la présidente de la Commission. L’historienne, qui connaît les tensions séculaires à ces « frontières de l’Europe », y lit un nouveau symptôme du déchirement identitaire de ces trois États, à cheval sur deux continents et pris entre des loyautés multiples. La Russie, la Turquie et le Royaume-Uni ont utilisé tous trois des instruments protocolaires, à des niveaux différents, pour nier l’existence de l’Europe comme un tout, et maintenir l’échange à un niveau interétatique qui conforte leur propre puissance. Portant atteinte au prestige de l’Union, les vexations protocolaires présentaient néanmoins la vertu, il y a un an, de permettre la canalisation de tensions violentes, aujourd’hui débridées.

Face aux missions de bons offices, conduites par les représentants d’États autoritaires ou forts (la Chine, la Turquie, Israël etc.), la guerre en Ukraine pose crûment la question dérangeante de la capacité de l’Union à négocier l’armistice, puis la redéfinition de l’ordre européen, en raison de sa représentation plurielle, reflet de la difficulté à parler d’une seule voix et d’une diplomatie, conçue comme préventive, dotée d’outils lui offrant une capacité de médiation internationale (missions de Petersberg, représentants spéciaux) et de gestion civile des crises.

Au regard des critères propres aux politiques de puissance, l’Ukraine est en train de gagner sa place, en acquittant le « prix du sang ». Certains États européens (France, Belgique, Espagne, République Tchèque, Finlande), fournisseurs d’armes de manière bilatérale, prennent aussi position en vue du règlement du conflit, même si les États-Unis fournissent l’effort maximal, secondés par le Canada et le Royaume-Uni, et ont imposé le refus de la livraison d’avions de combat, redoutant que cela ne soit interprété comme un acte de guerre par la Russie. De son côté, outre une politique de sanctions économiques, déjà pratiquée depuis le début des années 1980, mais conduite ici à une échelle sans précédent, l’Union européenne a décidé de financer pour la première fois la livraison coordonnée d’armes à l’Ukraine, grâce à la création d’un fonds dédié de 500 millions d’euros. Elle reconnaît ainsi que sa place de négociatrice ne pourra qu’être adossée à l’affirmation d’une puissance politico-stratégique. Toutefois, l’annonce du doublement de l’aide militaire par les représentants de l’Union, au sortir du sommet de Versailles (10-11 mars 2022) a été immédiatement tempérée par les dirigeants allemand et néerlandais.

Comment asseoir la légitimité de sa représentation diplomatique dans un environnement où les partenaires principaux sont des États pour lesquels la guerre demeure « l’ultime ressource de la diplomatie » ? Comment la faire respecter si elle n’est adossée à l’expression d’une politique extérieure commune, reposant sur des intérêts convergents et la même vision stratégique ?

Comment asseoir la légitimité de sa représentation diplomatique dans un environnement où les partenaires principaux sont des États pour lesquels la guerre demeure « l’ultime ressource de la diplomatie » ?

Laurence Badel

Il est symptomatique que la figure européenne actuellement la plus en vue sur la scène médiatique soit, non l’une des trois figures déjà citées, mais le président du conseil (des ministres) de l’Union, expression des États membres (en l’occurrence le président de la République française  : Emmanuel Macron), qui semble perpétuer le temps où il assumait aussi la présidence du Conseil européen. C’est en effet ce que fit Nicolas Sarkozy durant la précédente présidence française de l’Union au second semestre 2008, dans la mesure où le traité de Lisbonne signé en 2007, n’était pas encore entré en vigueur et le poste de président du Conseil européen, aujourd’hui assumé par Charles Michel, n’avait pas encore été stabilisé sur une moyenne durée.

A priori le Haut Représentant est appelé, un jour, à s’asseoir à la table des négociations. Sera-t-il flanqué d’un petit directoire de dirigeants étatiques européens pour rétablir l’asymétrie perçue et existant de fait, entre les représentants européens, et ceux du reste du monde engagés dans le règlement de la crise ? L’Union européenne doit en tous cas être très vigilante dans les soutiens et médiations qu’elle sollicite à l’heure actuelle car tout se paie en relations internationales, les soutiens des ennemis, comme ceux des amis.

Sources
  1. Maxime Lefebvre, « La politique étrangère et de sécurité européenne : politique commune ou agrégat de diplomaties nationales ? », Question d’Europe, 299, 20 janvier 2014.
  2. Dag Hammarskjöld, The United Nations. An appraisal, New Dehli, 1956.