Cette histoire vous paraîtra familière1. Un dirigeant d’un pays situé à la périphérie de l’Europe se bat contre vents et marées pour préserver son indépendance face à d’impitoyables agresseurs étrangers. Il acquiert une renommée internationale. Il est beau, courageux et héroïque. Son propre peuple l’adore. Les commentateurs occidentaux le comparent aux figures légendaires du passé. Il est si séduisant, et ses appels à l’intervention militaire sont si insistants, que certains de ces mêmes commentateurs semblent prêts à risquer une guerre mondiale pour le soutenir.
Il est l’essence même du charisme.
Cette histoire est celle de Volodymyr Zelensky, mais pas seulement. Beaucoup d’autres ont incarné à peu près le même rôle, et depuis longtemps. Prenons l’exemple d’un homme aujourd’hui largement oublié en dehors de son pays natal. Au milieu du XVIIIe siècle, un soldat du nom de Pasquale Paoli a mené la Corse dans la lutte pour son indépendance, d’abord contre la République de Gênes, puis contre la France, qui l’a finalement vaincu et a annexé l’île en 1768 – et la dirige encore aujourd’hui. Fringant et courageux, beau et populaire, luttant contre des forces françaises supérieures, Paoli a suscité l’enthousiasme des observateurs étrangers. La poétesse anglaise Anna Barbauld l’appelle un « homme divin ». Pitt l’Ancien dit qu’il était « l’un de ces hommes que l’on ne trouve que dans les Vies de Plutarque ». En 1765, un jeune Écossais encore inconnu du nom de James Boswell se rendit en Corse pour rencontrer Paoli, et faillit s’évanouir en sa présence. Il publia ensuite un portrait enthousiaste de l’homme, qui eut un grand succès. Il était rempli de détails excentriques – la mémoire étonnante de Paoli, son incapacité à rester assis. Boswell affirmait qu’il n’avait pas plus cru qu’une telle personne pouvait exister dans le monde que des « mers de lait » ou des « navires d’ambre ». L’Écossais fit une levée de fonds qui permit de réunir plus de 14 000 £ – une somme énorme à l’époque – pour acheter des armes pour les Corses et il monta également une campagne de publicité pour demander une intervention britannique dans la lutte. Mais des têtes plus froides prévalaient au ministère. « Aussi bêtes que nous soyons », écrivit le quartier-maître général Lord Holland, « nous ne pouvons pas être assez bêtes pour entrer en guerre parce que M. Boswell a été en Corse. »
Entre Paoli et Zelensky, de nombreuses autres personnalités ont reçu un traitement similaire dans les médias occidentaux. George Washington a été l’un des plus célèbres, surtout pendant les moments sombres de la fin de l’année 1776, lorsque la cause révolutionnaire américaine semblait perdue – « l’époque qui éprouve l’âme des hommes », selon l’expression de Thomas Paine. Washington fit une impression internationale si favorable que même en Grande-Bretagne, le pays contre lequel il menait une violente rébellion, la couverture de presse le concernant était très bienveillante. Il était, déclarait solennellement le Scots Magazine, « un homme de sens et de grande intégrité ». Quelques décennies plus tard, c’était au tour du leader indépendantiste sud-américain Simon Bolivar d’enflammer les imaginations du monde atlantique attirant des milliers d’Européens dans ses armées (beaucoup, il est vrai, étaient des soldats laissés sans emploi par la fin des guerres napoléoniennes). Aux États-Unis, ses admirateurs ont vu en Bolivar un nouveau Washington et ont donné son nom à pas moins de cinq villes américaines, ainsi qu’à des centaines de bébés. Et la tradition se poursuit. Giuseppe Garibaldi, dans ses campagnes pour l’unification de l’Italie entre 1848 et 1860, a inspiré une énorme adulation internationale, tout comme, au XXe siècle, une longue série de révolutionnaires anticolonialistes. L’adoration dont Zelensky fait l’objet ressemble particulièrement à celle dont les médias ont fait preuve, il y a 40 ans, à l’égard d’un autre humble Européen de l’Est défiant le pouvoir russe – bien que ce fût dans un genre différent : le leader syndical polonais de Solidarnosc, Lech Wałęsa.
Le fait que Zelensky joue un rôle familier— comme il se doit pour un acteur de formation — ne diminue en rien l’héroïsme dont il a fait preuve depuis un mois. Il est omniprésent et décrit comme « charismatique », mais le charisme est un phénomène plus complexe qu’on ne le pense souvent. Il ne s’agit pas seulement des qualités innées d’une personne. Il dépend également de la perception qu’ont ses admirateurs comme étant exceptionnellement douée et attirante – comme étant, en somme, touchée par la grâce (le mot charisme signifie littéralement « don de la grâce divine »). Cette perception est à son tour façonnée par la vision du monde des admirateurs et par leurs attentes. Les qualités qui rendent une personne charismatique aux yeux d’un groupe de spectateurs peuvent sembler excessives et odieuses aux yeux d’un autre groupe. Le charisme réside toujours, du moins en partie, dans les yeux des spectateurs. Voilà qui devrait nous inciter à ne pas nous laisser trop facilement emporter par les émotions qu’il inspire, et cela vaut aussi pour Zelensky.
L’attrait de figures charismatiques comme Zelensky découle en grande partie du contraste perçu entre elles et la classe dirigeante dans le pays de leurs admirateurs. En Grande-Bretagne, dans les années 1760, Pasquale Paoli séduisait surtout les whigs radicaux dégoûtés par ce qu’ils considéraient comme la corruption endémique, la bassesse et l’absence de principes de leurs propres dirigeants. Pour citer un poème représentatif de l’époque :
Vous qui êtes des esclaves du pouvoir, ou des bourdons de la paix
Les jouets de l’ambition, ou les électeurs de la facilité…
Levez-vous ; sur la CORSE réfléchissez et voyez
Non pas ce que vous êtes, mais ce que vous devriez être.
En Paoli, ils voyaient quelqu’un qui était prêt à sacrifier sa vie pour ses principes de liberté et d’indépendance. Et en net contraste avec les querelles constantes et à la paralysie politique britannique, il incarnait pour eux la capacité d’une volonté pure et indomptable à changer l’histoire.
Un culte similaire s’est développé autour de Zelensky. Il a été salué dans une nouvelle chanson pop (par Five For Fighting) comme un « Superman ukrainien » avec « un cœur oriental que l’Occident a perdu ». La chanson elle-même s’intitule « Un seul homme peut-il sauver le monde ? » (“Can One Man Save the World ?”). Bernard-Henri Lévy, attiré comme un papillon de nuit géant par les flammes de chaque crise géopolitique depuis la Bosnie, s’est bien sûr envolé pour Kiev, et s’est vanté de son intimité avec Zelensky dans des termes qui rappellent ceux de Boswell décrivant Paoli. « Le monde libre, écrivait-il récemment, qui est aussi l’enjeu de la bataille pour Kiev, et l’Europe des principes ont trouvé un nouveau père fondateur, jeune et magnifique. »2
Comme cette hyperbole le suggère, le désir de figures charismatiques de ce genre est si intense, surtout dans les moments de crise, que leurs images peuvent facilement prendre une vie propre et entrer dans le domaine du mythe. Dans l’histoire américaine, l’homme qui illustre le mieux ce processus est Washington. Après que ses victoires à Trenton et à Princeton eurent sauvé la jeune république du désastre au cours de l’hiver 1776-1777, un admirateur écrivit que « s’il y a des défauts à son caractère, elles sont comme les taches du soleil, uniquement discernables par les pouvoirs grossissants d’un télescope. S’il avait vécu à l’époque de l’idolâtrie, il aurait été adoré comme un dieu ». Dans une biographie publiée peu après la mort du premier président, en 1799, par Mason Locke Weems, un prédicateur talentueux devenu écrivain populaire, l’histoire de Washington commençait par le portrait d’un jeune garçon si incroyablement vertueux qu’il était incapable de mentir à son père après avoir abattu un cerisier adoré de la famille. Elle se poursuivait par une scène où Dieu parlait au jeune général héroïque dans ses rêves et elle se terminait par son entrée au paradis (« sur les ailes de l’ange, le saint illuminé fait son ascension »3).
Historiquement, ce type d’autorité charismatique a presque toujours été à double tranchant. Les leaders charismatiques peuvent inspirer une action collective puissante. Ils peuvent unir des nations fracturées autour de leur personne. Ils peuvent même contribuer à forger des identités nationales puissantes et convaincre les gens de croire en des systèmes politiques nouveaux et peu familiers. Si Washington, un héros charismatique, fort de la confiance populaire, n’avait pas été le premier chef de l’exécutif des États-Unis, il est peu probable que les États américains auraient ratifié la Constitution de 1787 et la puissante présidence qu’elle a créée. Il a beaucoup fait pour solidifier une nouvelle identité américaine et, à ce titre au moins, il mérite le titre de « père fondateur ». Bien qu’il soit beaucoup trop tôt pour en être sûr, il est possible que Zelensky puisse accomplir quelque chose de similaire en Ukraine.
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Mais le processus est également plein de dangers. Le lien entre les chefs charismatiques et leurs partisans n’est fondé ni sur une communauté de croyances et de valeurs, ni sur un engagement commun envers un ensemble donné de règles. Il est profondément émotionnel, et généralement fondé sur une image idéalisée du chef. Celle-ci est à son tour façonnée par les conventions des médias dominants de l’époque. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les adeptes pouvaient lire des récits d’adoration de leurs héros dans les journaux et dans des livres comme celui de Boswell et contempler leurs portraits gravés. Au XXe siècle, ils pouvaient écouter et regarder des discours et des programmes de radio et de télévision soigneusement sélectionnés. Au XXIe siècle, nous suivons nos leaders charismatiques sur les réseaux sociaux et nous regardons des clips vidéo. Mais dans tous ces cas, l’expérience génère des émotions plus puissantes que celles qui nous lient aux constitutions écrites et aux codes juridiques. Témoin des réactions suscitées par George Washington en 1777, son collègue révolutionnaire John Adams a mis en garde le Congrès continental contre le fait de traiter le général comme un surhomme et de lui accorder une « superstitieuse vénération ». L’ « idolâtrie et l’adulation » dont Washington faisait l’objet, disait-il en privé à un ami, pourraient facilement devenir « si excessives qu’elles mettraient en danger nos libertés ».
Washington s’avéra être un observateur scrupuleux des règles constitutionnelles de la jeune République : il fut un Cincinnatus plutôt qu’un César. Il a su repousser les appels répétés à devenir un dictateur, ou un roi, et s’est retiré de la présidence après deux mandats. Mais de nombreux autres leaders charismatiques ont eu beaucoup plus de mal à éviter la tentation. Napoléon Bonaparte est arrivé au pouvoir en prétendant n’avoir d’autre intérêt que de sauver la République française du chaos. Cinq ans plus tard, il se faisait sacrer empereur. Simon Bolivar a pris le titre de « dictateur » à plus d’une occasion et a mené un coup d’État contre un gouvernement élu. Ce que les historiens ont souvent appelé l’âge des révolutions démocratiques fut aussi l’âge de l’autoritarisme charismatique4. L’histoire du XXe siècle regorge aussi d’exemples de chefs révolutionnaires charismatiques qui ont pris le pouvoir avec un réel soutien populaire pour ensuite se muer en dictateurs (Castro, Nasser, Mugabe, etc.). Ces bascules furent d’autant plus faciles que des admirateurs étrangers, toujours sous l’emprise de la réputation charismatique initiale du leader, continuaient à lui apporter soutien et renfort.
Et, bien entendu, le schéma s’applique encore. Il convient de noter que certaines des principales qualités que les admirateurs occidentaux attribuent à Zelensky – force, courage physique, détermination à tenir tête à de puissants étrangers – sont en fait les mêmes que celles qui ont fait apparaître Vladimir Poutine comme charismatique aux yeux d’une grande partie de la population russe au cours des 22 dernières années. Ce soutien populaire a aidé Poutine à éroder progressivement les libertés que la Russie avait difficilement obtenues après l’effondrement de l’Union soviétique. Ce sont d’ailleurs les mêmes qualités qui ont fait apparaître Donald Trump comme charismatique aux yeux de ses irréductibles partisans républicains, les conduisant, le 6 janvier 2021, à prendre d’assaut le Capitole pour empêcher le Congrès de certifier l’élection de Joe Biden. Trop de révolutionnaires charismatiques, applaudis dans le monde entier pour avoir renversé des dictatures vicieuses et corrompues, ont fini par devenir eux-mêmes des dictateurs vicieux et corrompus (pensez, récemment, à Daniel Ortega au Nicaragua). Il est très facile de croire les louanges hyperboliques que leur adressent, dans des moments de désespoir, des admirateurs anxieux qui cherchent désespérément un sauveur. Eux aussi commencent à croire en leur propre mythe.
Rien de tout cela ne signifie que Volodymyr Zelensky, si lui et son pays survivent à l’assaut russe, abandonnera son dévouement à la démocratie ukrainienne. Nous pouvons espérer que les comparaisons avec Lincoln et Churchill se révèlent exactes et durables. Mais l’histoire nous suggère que nous ne devrions pas nous abandonner aux mythes qui se développent aujourd’hui autour de Zelensky, d’autant qu’ils pourraient conduire les nations occidentales à minimiser dangereusement leurs propres intérêts et leur sécurité. C’est une chose de fournir une assistance humanitaire et un degré limité d’assistance militaire aux Ukrainiens désespérés. Mais pour paraphraser le sage Lord Holland, si bêtes que nous soyons, nous ne devrions pas être assez bêtes pour partir en guerre contre la Russie parce que Bernard-Henri Lévy a été en Ukraine.
Sources
- La version originale de cet article a été publiée dans le New Statesman.
- https://www.tabletmag.com/sections/israel-middle-east/articles/ukraines-hero-president-z
- “Swift on angel’s wings the brightening saint ascended.”
- Robert Palmer, The Age of the Democratic Revolution (1760-1800), Princeton, Princeton University Press, 1964.