« En Ukraine, la mobilisation devrait commencer dès l’âge de 20 ans. Nous avons perdu trop de temps. »

Taras Tchmout est une personnalité importante en Ukraine. Analyste militaire, vétéran du front au Donbass, à la tête d’une organisation caritative extrêmement reconnue — sa parole porte de la société civile à l’état-major. Dans un entretien de fond, partagé et commenté des centaines de milliers de fois, il propose son analyse de l’évolution du front et explique pourquoi la clef stratégique réside dans un changement majeur : l’abaissement substantiel de l’âge de la mobilisation.

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La guerre à grande échelle qui fait rage en Ukraine depuis plus de deux ans demande de constantes adaptations. Avec des hostilités s’étendant sur plus de 1 000 kilomètres et des attaques intensifiées qui visent les infrastructures, le gouvernement a été contraint de renforcer sa politique de mobilisation. Mais la signature par Volodymyr Zelensky début avril d’une loi réduisant l’âge de la mobilisation de 25 à 27 ans a suscité un vif débat au sein de la société.

Taras Tchmout plaide dans un entretien paru dans Ukrayinska Pravda le 11 avril 2024 pour un abaissement de l’âge de la mobilisation à 20 ans. Analyste militaire et vétéran de l’ATO — l’opération anti-terroriste dans le Donbass —, ses opinions et analyses sont particulièrement influentes. Il dirige depuis 2020 l’une des organisations caritatives les plus importantes du pays, Come Back Alive, la première à avoir obtenu en 2022 le droit d’acheter des armes létales pour l’armée.

Commençons par l’essentiel : comment évaluez-vous la situation actuelle sur le front ?

Taras Tchmout — Nous sommes actuellement face à une sorte d’impasse : les Russes n’ont pas réussi à s’emparer rapidement de l’Ukraine ni à nous intimider par la force, les armes nucléaires, les frappes aériennes, les coupures d’électricité. Ils n’ont pas non plus réussi à détruire complètement le soutien de l’Occident. Moscou est donc passée à ce qui lui convient le mieux : le jeu à long terme, une guerre d’attrition.

Que se passe-t-il de notre côté ? Nous avons une vision de la guerre différente de celle de nos partenaires occidentaux. En interne, il est surprenant de voir certains processus se transformer en confrontation politique. Je parle surtout de l’impuissance totale du parlement, de la pression exercée sur les entreprises et du comportement destructeur des forces de l’ordre et des services spéciaux [notamment le SBU, le Service de sécurité d’Ukraine, ndlr].

Dans ce contexte, les Russes procèdent à une réorganisation des importations de composants utilisés pour la fabrication d’armes et d’équipements, préparent la prochaine mobilisation et entraînent 300 000 personnes pour l’été.

Nous avons besoin de quelque chose pour les contrer.

À Kiev, beaucoup pensent que nous avons déjà gagné. Certains ont oublié que la guerre est toujours en cours.

Taras Tchmout

Plusieurs sources évoquent une future vague de mobilisation en Russie qui pourrait conduire à l’enrôlement de 300 000 combattants supplémentaires. L’un des objectifs pourrait alors être de capturer Kharkiv, deuxième ville du pays, qui comptait 1,4 million d’habitants en 2022.

Pour le moment, le Kremlin n’a pas annoncé officiellement une nouvelle mobilisation qui serait certainement très impopulaire. Mais Moscou encourage l’enrôlement de volontaires sous contrat à durée déterminée (généralement trois ans) pour renforcer ses troupes. Suite à l’attentat de Crocus Hall, le ministère de la Défense russe a déclaré qu’il avait observé une augmentation de 60 % du nombre de ces volontaires.

Dans certaines régions, nous reprenons des territoires, dans d’autres, malheureusement, nous en perdons. Dans d’autres encore, nous tenons héroïquement le terrain, en essayant d’exercer une pression là où nous le pouvons.

Mais nous sommes déjà en 2024. La guerre a commencé il y a 10 ans, et nous sommes dans la troisième année de la grande guerre [période ouverte en février 2022 par l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, ndlr]. Combien de temps allons-nous tenir ?

À Kiev, beaucoup pensent que nous avons déjà gagné. Certains ont oublié que la guerre est toujours en cours. Nous devons nous rappeler qu’elle peut revenir dans la capitale.

Nous devons éviter de tomber dans l’illusion dans laquelle se trouvait la Russie avant l’invasion de février 2022. C’est ce qui a conduit à sa défaite lors de la première phase de la guerre totale. Et c’est, je l’espère, ce qui conduira à sa future défaite de long terme.

Il y a peu, Vitali Klitschko [le maire de la capitale] a déclaré que Kiev restait une cible pour la Russie. Comment la ville se prépare-t-elle à l’éventualité d’une attaque ?

Il ne s’agit pas seulement de l’état de préparation de Kiev, mais du pays dans son ensemble.

Au cours des derniers mois, nous avons entrepris la construction de lignes de fortifications défensives d’une grande qualité, qui s’étendent de la région de Zhytomyr à la région d’Odessa — ce qui aurait dû être fait dès 2015. Mais malheureusement, celles-ci arrivent trop tard.

En novembre 2023, Kiev a annoncé la construction d’un vaste réseau de fortifications de 2 000 kilomètres sur trois lignes, pour lequel 800 millions de dollars ont été alloués. Plus de cinq mois après cette annonce, les résultats sont toujours insuffisants et la ligne de défense ukrainienne est moins importante que celle construite par la Russie, qui avait permis l’arrêt contre-offensive de l’été 2023.

Généralement, les moyens du génie constituent probablement ce qui a le plus manqué à l’Ukraine lors de sa contre-offensive de l’été/automne 2023. Sans matériel permettant le franchissement et la destruction d’obstacles, le déminage, le remblaiement de tranchées… la cavalerie, l’infanterie et l’artillerie dont disposait l’armée ukrainienne se sont révélés être beaucoup moins efficaces.

Kiev est-elle prête aujourd’hui ? Par rapport à 2022, la ville est beaucoup mieux préparée.

Mais les Russes eux aussi peuvent être mieux préparés. Il ne s’agira plus d’un convoi de police anti-émeutes ou de gardes avec des boucliers pour disperser les manifestations se déplaçant calmement avec des camions en direction de la capitale. Si une attaque se produit, il pourrait s’agir d’une véritable offensive combinée, dans les règles de l’art.

Est-ce que je crois à une attaque contre Kiev ? Je ne sais pas. Partons des pires scénarios possibles pour mieux nous y préparer. Si l’attaque n’a pas lieu, tant mieux, notre préparation y a peut-être contribué. Si elle se produit, nous saurons que nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir.

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Actuellement, les villes de Kharkiv, Zaporijia et Sumy font l’objet d’opérations de déstabilisation psychologique (PsyOps) sur les réseaux sociaux. La Russie met notamment en avant l’imminence d’offensives de grande ampleur dans ces directions. Qu’en est-il de la situation dans ces villes ?

Ces villes sont géographiquement plus rapprochées, c’est pourquoi les gens en parlent. Pour se rendre dans la périphérie de Kiev, il faut passer par les oblasts de Tchernihiv et de Kiev. Et Kharkiv n’est qu’à une courte distance à pied.

La menace que vous évoquez existe-t-elle ? Il est évident qu’elle existe, car les frappes sont chaque jour plus nombreuses et les villes sont à la portée de diverses armes.

Kharkiv, qui se trouve à distance des systèmes de lance-roquettes [russes], ne peut pas déployer de système Patriot car il serait saturé et détruit. La distance est de fait très importante.

Lorsque Kherson a été libéré, Mykolaïv a recommencé à vivre. Pourquoi ? Parce que la distance [avec le front] a augmenté. Kherson, malheureusement, est frappée tous les jours, et elle est maintenant en danger. Mais grâce à la distance, la région de Mykolaïv se rétablit.

Volodymyr Zelensky a récemment déclaré que la Russie se préparait à une nouvelle offensive en mai ou juin. À quoi pourrait-elle ressembler ?

Elle pourrait potentiellement se traduire par la mobilisation de 300 000 personnes supplémentaires.

Où sera-t-elle lancée ? Dans les régions de Kherson, Zaporijia, Donetsk, Louhansk, Kharkiv, Chernihiv, dans tout le nord ou sur toute la ligne de front ? Je ne sais pas et je ne suis pas sûr que quiconque le sache aujourd’hui.

Je pense que les Russes eux-mêmes sont en train d’élaborer les plans.

Parallèlement à la préparation de l’offensive, la Russie a commencé à bombarder les infrastructures énergétiques de l’Ukraine. Quel est l’objectif de ces attaques ?

Aujourd’hui, une petite partie du réseau de transport et une partie significative des capacités de production d’électricité ont été mises hors service. Je ne mentionnerai pas de pourcentages ou de détails car la situation est mouvante.

Jeudi 11 avril, une frappe de missiles russes a complètement détruit la centrale électrique de Trypilska, située à une dizaine de kilomètres au sud de Kiev. Il s’agit de la deuxième centrale de production d’électricité à partir de charbon (deuxième source de production d’électricité du pays) détruite depuis le début de la guerre. Au total, La Russie a détruit ou endommagé plus de 95 % des capacités ukrainiennes de production d’électricité à partir de charbon depuis le 24 février 2022.

Mais si de telles attaques se produisaient, par exemple, en hiver, et que nous devions faire face à un problème social majeur en raison de l’incapacité de la population à se chauffer, une réponse efficace et rapide de la part de l’Occident serait nécessaire. 

Et que voyons-nous maintenant ? Rien du tout. L’été arrive, et la consommation d’électricité utilisée pour refroidir les bâtiments augmentera.

Vient ensuite l’automne. Comment allons-nous passer le prochain hiver ? Il sera certainement plus difficile que l’année précédente.

Parlons de nos points forts. En quoi sommes-nous meilleurs que les Russes actuellement ?

Dans de nombreux secteurs de la ligne de front, nous sommes en position défensive, ce qui est toujours plus facile.

Nous sommes également en mesure de lancer des frappes combinées jusqu’à 1 500 kilomètres de profondeur dans le territoire russe. La Russie est un grand pays et il est impossible de tout couvrir avec des défenses antiaériennes. Il sera toujours possible de trouver de nouvelles cibles, ce qui est un avantage pour nous.

Faute de pouvoir l’emporter sur le terrain en raison de pénuries de matériel, de munitions et d’un manque de soldats, l’Ukraine met à mal le secteur énergétique russe en ciblant ses dépôts et raffineries de pétrole — jusqu’à plus d’un millier de kilomètres de ses frontières.

D’autres frappes en Crimée et en Russie ciblent également des objectifs militaires (bases aériennes, défense antiaérienne, dépôts de munitions…) Mercredi 17 avril, un hélicoptère de transport russe Mi-8 au sol a été détruit à Samara, à près de 900 kilomètres de la frontière ukrainienne, probablement par une frappe de drone.

Nous disposons également d’un mouvement de bénévoles réactif et assez important en termes de fonds et de matériel— ce dont l’ennemi ne dispose pas.

En outre, nous avons de meilleurs accès aux technologies sur les marchés mondiaux, là où les Russes ont des problèmes. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils n’arrivent pas à s’en procurer.

Nous sommes plus forts en termes de communication au niveau tactique et de connaissance de la situation sur le champ de bataille.

Je dirais que nos combattants sont meilleurs et plus motivés. Mais pour être honnête, les Russes ont eux aussi des troupes très professionnelles.

Sans personnel, tout le reste perd son sens. Avec un effectif adéquat, la configuration de la guerre serait tout autre aujourd’hui.

Taras Tchmout

Lorsqu’on vous demande quels sont les besoins de l’armée, vous répondez généralement : « Nous avons besoin de tout et en grande quantité ». Mais si nous abordons la question des priorités, quels sont les besoins les plus pressants de l’armée à l’heure actuelle ?

Les ressources humaines constituent notre priorité absolue.

Sans personnel, tout le reste perd son sens. Avec un effectif adéquat, la configuration de la guerre serait tout autre aujourd’hui.

Tout comme la Russie, l’Ukraine est elle aussi en manque d’hommes à déployer sur le front de 1 000 kilomètres de long où s’affrontent les deux armées depuis plus de deux ans. Volodymyr Zelensky a signé début avril une loi abaissant l’âge de la mobilisation de 27 à 25 ans. Malgré cette mesure, les ressources mobilisables sont rares : le nombre d’hommes de moins de 30 ans et en bonne santé fait partie des plus faibles dans l’histoire du pays.

L’amendement apporté au texte prévoyant la démobilisation des soldats après une période de 36 mois a néanmoins été supprimé par la commission sur la sécurité nationale, la défense et le renseignement, à la demande du ministère de la Défense.

Si nous réduisons la question aux besoins matériels, notre première exigence concerne tout type de munitions. Nous accordons une priorité aux obus d’artillerie, aux obus de mortier, aux munitions tactiques à longue portée et aux munitions tactiques opérationnelles, en espérant également obtenir des munitions stratégiques.

Ensuite, il s’agit des véhicules blindés, de transport de troupes et de combat d’infanterie. Les chars d’assaut ne figurent pas sur cette liste car, à mon sens, ils ne représentent pas pour le moment une priorité.

Il est également crucial d’acquérir du matériel de transport médical et d’évacuation ainsi que des équipements de radiocommunication. Les drones de reconnaissance ne sont pas mentionnés ici car ils sont déjà assez bien pourvus grâce aux contributions de l’État, des bénévoles et des partenaires.

Nous ne devons pas négliger les armes lourdes d’infanterie, les équipements de transport, la logistique et l’ingénierie. De manière générale, les besoins sont innombrables dans tous les domaines.

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L’ancien commandant en chef des forces armées ukrainiennes, Valeri Zaloujny, a écrit dans son article pour The Economist : « Pour éviter une guerre prolongée, l’Ukraine a besoin d’un progrès technique et technologique nouveau et unique, d’un bond en avant. Nous avons besoin de quelque chose de nouveau, comme la poudre à canon inventée par les Chinois que nous utilisons encore pour nous entretuer ». De quelle nouvelle invention pouvons-nous parler ?

D’après le commandant en chef Zaloujny, c’est le développement à grande échelle de la technologie FPV (First Person View) et les drones utilisés sur le champ de bataille qui représentent ce bond en avant. J’ai eu une longue conversation avec lui à ce sujet.

Zaloujny percevait dans cette technologie un potentiel énorme permettant, tout en gagnant du temps, de compenser la supériorité numérique de la Russie en termes de personnel, d’équipements, d’armements et de profondeur tactique.

Le commandant en chef souhaitait former le personnel militaire aux opérations avec des drones, envisageait de créer 100 entreprises baptisées « Rubaks » — des sociétés militaires de drones de combat — et visait à constituer une armée de drones composée de plus d’un million de drones FPV et d’autres plateformes.

Lorsque j’ai lu l’article de Zaloujny, j’ai pensé qu’il faisait référence à l’intelligence artificielle. Le développement de l’IA peut-il changer le cours de la guerre ?

L’intelligence artificielle peut transformer l’utilisation de certaines armes. 

Cependant, pour l’instant, je ne vois pas de potentiel capable d’influencer directement le déroulement du conflit à court terme.

Comment l’IA est-elle actuellement utilisée sur le champ de bataille ?

De nombreuses équipes se concentrent sur le développement de systèmes de navigation optique, de capture automatique, de reconnaissance et de ciblage. Ces systèmes sont progressivement déployés sur le terrain de bataille des deux côtés.

D’autres possibilités s’ouvrent à nous, comme l’automatisation de l’utilisation des drones FPV et la réduction au minimum de toute intervention humaine. Mais chaque avancée soulève de nombreuses questions et défis, et la réalité est bien plus complexe.

Chaque initiative est également confrontée à une réaction. C’est un combat sans fin entre l’armure et la lance.

Pour une armure plus renforcée, il y a un projectile plus puissant ; pour chaque nouveau projectile, il y a une nouvelle génération d’armure. La victoire revient à celui qui s’adapte le plus vite, qui se reconfigure efficacement, qui est le plus flexible et le plus audacieux dans sa recherche de solutions.

Comment avez-vous réagi au licenciement de Zaloujny ?

Je ne me souviens plus (sourire).

Que pensez-vous du nouveau commandant en chef Syrsky ?

Il a une approche différente de celle de Zaloujny. Pour l’instant, je préfère ne pas émettre de jugement sur qui que ce soit.

Oleksandr Syrsky est le commandant en chef des forces armées ukrainiennes ayant succédé à Valeri Zaloujny en février suite à son limogeage par Zelensky. Depuis août 2019, il était le commandant des forces terrestres d’Ukraine. Il est notamment connu pour son rôle joué lors de la défense de Kiev dans les premières semaines de l’invasion russe de février 2022. Par la suite, il a commandé les forces ukrainiennes lors de l’offensive de Kharkiv de septembre 2022, qui s’est soldée par la libération de plus de 12 000 kilomètres carrés de territoire en l’espace de quelques semaines — soit l’une des principales réussites offensives ukrainiennes depuis le début de la guerre.

Au-delà de ces deux importants succès, Syrsky jouit d’une mauvaise réputation au sein de l’armée et semble moins apprécié par les officiers et les soldats ukrainiens que son prédécesseur. Son approche tactique — héritée de sa formation à l’École supérieure de commandement interarmes de Moscou puis de ses années passées dans le corps d’artillerie soviétique — est notamment pointée du doigt comme impactant négativement le moral des troupes sous son commandement ainsi que les ressources humaines ukrainiennes, de plus en plus réduites. Des témoignages lui attribuent notamment les lourdes pertes subies par Kiev lors de la bataille de Bakhmout entre 2022 et 2023.

Les performances des fonctionnaires devraient être évaluées sur la base de leurs actions, et non simplement sur leur nomination. La société a été confrontée à de nombreux changements, et je crois qu’il est essentiel de laisser aux nouveaux dirigeants l’opportunité de démontrer leur capacité.

Laissons donc au nouveau chef l’occasion de mettre en œuvre sa vision et observons les résultats. Nous pourrions être agréablement surpris et gagner, ou peut-être pas. Nous parlions quand même de généraux ukrainiens qui ont combattu les Russes pendant de nombreuses années à des postes de combat au sein de l’armée. En principe, ils devraient tous être compétents. Il semble que notre société ait du mal à l’accepter.

La révocation ou le maintien en poste du commandant en chef relève de la compétence exclusive du président, conformément à la constitution. Mais comprenez-vous la motivation de Zelensky ayant conduit au remplacement du chef d’état-major ?

C’est sa responsabilité, en effet. À mon avis, le président n’a pas suffisamment expliqué ses motivations au public, je suis d’accord avec vous sur ce point. 

En raison de mes contacts avec divers responsables du pays, j’ai évidemment une idée de la raison pour laquelle cela s’est produit. Suis-je prêt à l’exprimer publiquement ? Non, car à quoi bon ?

Lorsqu’on vous interrogeait sur le potentiel politique de Zaloujny, vous répondiez toujours : « Il est plongé à 100 % dans la guerre ». Aujourd’hui, Zaloujny se retire de l’armée et rejoint le service diplomatique. Ai-je bien compris que le cabinet du président pousse l’ancien commandant en chef à faire de la politique ?

Je pense que Valeriy Zaloujny ne retournera jamais dans l’armée et à la guerre en tant que commandant. Seul l’avenir nous dira comment se déroulera sa future carrière.

Vous avez parlé des moyens humains. Quel est le principal problème concernant la mobilisation en Ukraine ?

Le principal problème réside dans le fait qu’à un certain moment, une politique d’information erronée a été mise en place sur cette question. Dans de nombreux domaines, nous laissons des fermes à contenus russes et des pseudo-activistes déformer la réalité.

Les abus liés à la mobilisation ne sont pas correctement sanctionnés, le recrutement et la décentralisation de la formation militaire de base sont ralentis. De plus, c’est au niveau du parlement que le temps a été perdu, ce qui est à mon avis particulièrement préoccupant.

J’ai de nombreuses questions à poser aux hommes politiques qui doivent prendre des décisions et en assumer la responsabilité, et qui font maintenant l’autruche en se renvoyant la responsabilité d’une agence gouvernementale à l’autre.

Ce que je m’apprête à dire est grave mais, à mon avis, la mobilisation aurait dû débuter dès l’âge de 20 ans. Nous avons perdu trop de temps.

Taras Tchmout

Le parlement, censé travailler 24 heures sur 24 dans des conditions de guerre, devrait œuvrer pour transformer notre pays en adoptant les meilleures lois et réglementations possibles. Cependant, il semble incapable de se réunir pour un vote.

Au sein de la Verkhovna Rada, le parlement ukrainien, l’unité se fait de plus en plus rare, surtout au sein du parti de Zelensky. Ces derniers mois, des tensions sont apparues entre le parti et l’administration présidentielle : au début de la législature, le groupe parlementaire Serviteur du peuple comptait 254 députés. À ce jour, 19 ont quitté le groupe, la plupart à l’automne 2021. Sur les 235 restants, seuls 170 à 180 assistent régulièrement aux réunions et votent1.

Ce chiffre peut être expliqué par divers facteurs, notamment le fait que l’administration présidentielle tente de dicter le vote des lois, ainsi que l’interdiction pour les députés de voyager à l’étranger sans l’accord de l’administration2. En parallèle, l’opposition reste très divisée et ne parvient pas à présenter un front uni. Cette fragmentation, combinée à une augmentation de l’absentéisme des députés lors des votes, pose des problèmes pour l’adoption de lois urgentes.

Nous perdons le temps précieux que des centaines de milliers d’hommes et de femmes sur le champ de bataille nous offrent. Ce temps n’est pas illimité.

Zelensky a signé une loi réduisant l’âge de la conscription de 27 à 25 ans. Comment celle-ci affectera la mobilisation ?

C’est une question délicate. Ce que je m’apprête à dire est grave mais, à mon avis, la mobilisation aurait dû débuter dès l’âge de 20 ans. Nous avons perdu trop de temps. 

Si nous voulons survivre en tant que pays, nous devons affronter la réalité de la guerre et agir en conséquence. Sans cela, les sacrifices consentis par des centaines de milliers de personnes, par ceux qui ont péri, ceux qui ont été mutilés, ceux qui meurent en ce moment même pendant que nous discutons ici, seront vains.

Actuellement, nous ne sommes pas efficaces. Un pays inefficace ne pourra jamais triompher face à une force totalitaire, autoritaire et coercitive, disposant de 150 millions d’habitants et de ressources considérables.

Est-il judicieux d’abaisser l’âge à 20 ans ? Après tout, Syrsky procède actuellement à un audit des forces de défense. Les fonctionnaires ont constaté que toutes les personnes qui servent dans les forces de défense n’ont pas participé à des combats.

Tout le monde n’est pas obligé de participer aux hostilités.

Pourquoi un réparateur de Humvee doit-il participer aux combats ? Son travail consiste à réparer les véhicules endommagés. Il ne doit pas être dans une tranchée, il doit faire ce qu’il fait.

Cela ne signifie pas que chaque militaire de cette armée doit être dans une tranchée. 

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Mais l’audit est en cours et les résultats seront présentés. Cela n’affectera-t-il pas la situation de la mobilisation ?

Oui, c’est en cours. L’inspection principale du ministère de la Défense est à l’œuvre et en train d’examiner où se trouvent les personnes mobilisables.

Sur le million de personnes mobilisées en Ukraine, une enquête a conclu que seulement 300 000 avaient participé à des combats. Zelensky a ainsi demandé à Syrsky de réaliser un audit sur les affectations des personnes déjà mobilisées, d’autant que certains combattants n’ont pas quitté la ligne de front depuis plusieurs mois. 

Si nous adoptons une posture de défense totale, nous pourrons le faire pendant deux, trois voire cinq ans. Cela dépend également de la capacité de notre société à se mobiliser sur le plan économique.

Taras Tchmout

Mais nous ne trouverons pas les réserves suffisantes pour renforcer les unités au moins à 80 %. Nous ne trouverons pas les réserves suffisantes pour effectuer une rotation normale afin que ceux qui combattent actuellement, au moins au niveau des brigades, puissent bénéficier d’une permission de plusieurs mois. Je ne parle pas de la rotation et de la démobilisation des combattants.

Reprenons depuis le début. 25 ans, d’accord, mais c’est trop tard. Nous devons prendre des décisions impopulaires, sinon nous serons confrontés à des problèmes encore plus graves à l’avenir.

La guerre est toujours une lutte pour les ressources. Du point de vue du matériel que nous recevons de nos partenaires occidentaux et que nous produisons nous-mêmes, combien de temps l’Ukraine pourra-t-elle continuer à se battre ?

Si nous adoptons une posture de défense totale, nous pourrons le faire pendant deux, trois voire cinq ans. Cela dépend également de la capacité de notre société à se mobiliser sur le plan économique.

Cela tient aussi au fait que le monde occidental est hétérogène : certains pays nous soutiennent beaucoup, et d’autres ne nous soutiennent pas assez. Ceux qui peuvent donner plus ne le font pas, même s’ils le peuvent et que cela ne leur coûte rien. 

Quelle est la situation actuelle en ce qui concerne la collecte de fonds pour Come Back Alive  ?

Mauvaise. Cette année n’a pas commencé aussi bien que nous l’aurions souhaité, malheureusement. Mais nous y travaillons.

Pourquoi ?

L’économie. Les entreprises ont plus de mal à fonctionner, il y a moins de monde parce que les gens partent ou ont moins d’argent. Les besoins, eux, ne font qu’augmenter.

Il y a des personnes mobilisée dans les entreprises, chacun a ses propres besoins.

De plus, si vous regardez les entreprises avec lesquelles nous travaillons, tous les grands fonds travaillent avec les mêmes acteurs, dans un contexte compliqué par la pression croissante exercée par les autorités gouvernementales.  

Toutes les guerres se terminent par des négociations. Quand pensez-vous que le moment des négociations dans cette guerre arrivera ?

C’est une question très difficile.

Peut-être aurait-il fallu le faire plus tôt. Peut-être dans le futur. Ou peut-être que nous ne trouverons plus le moment pour négocier, je ne sais pas. Nous devons entamer les négociations en position de force — ce dont nous disposions auparavant.

Lorsque nous sommes entrés à Kherson ?

Kherson, Kharkiv. Nous avons été en position de force à l’été et à l’automne 2022. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr que ce soit le cas.

Aujourd’hui, les Russes se renforcent de mois en mois et leur position se consolide. 

Nous avons besoin d’un changement global, et ensuite nous pourrons y réfléchir. 

Nous devons nous retrousser les manches, relancer l’économie et tenir bon.

Ils n’ont pas besoin de notre guerre. Il est plus facile pour eux que nous perdions 2-4 régions et qu’ils retournent à leur ancien mode de vie confortable.

Taras Tchmout

La guerre peut-elle se terminer sans aucune négociation ?

Seulement si nous tuons les 150 millions de Russes et qu’il ne reste plus personne pour signer la reddition (sourire). 

Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a laissé entendre que Kiev pourrait devoir faire des concessions à la Russie. Selon lui, c’est à l’Ukraine de décider quels compromis elle est prête à faire. Ces propos constituent-ils une incitation à la négociation ?

Pas en nous poussant directement. Le monde occidental souhaiterait-il que nous commencions à négocier maintenant ? De nombreux pays le souhaiteraient. 

Ils n’ont pas besoin de notre guerre. Il est plus facile pour eux que nous perdions 2-4 régions et qu’ils retournent à leur ancien mode de vie confortable.

Dans son discours à Davos, Zelensky a expliqué très clairement pourquoi nous ne pouvons pas accepter un conflit gelé. Toutefois, compte tenu de la situation actuelle sur le front et dans le monde, quelle est la probabilité d’un gel et pouvons-nous l’empêcher ?

La probabilité est très élevée. Car ni nous ni les Russes ne pouvons gagner ou atteindre nos objectifs rapidement.

Le gel, je pense, pourrait être une période de transition pour nous, si nous consacrons ce temps à faire des bonnes choses et si nous ne basculons pas immédiatement dans la lutte politique.

La Russie est beaucoup plus centralisée, elle a une verticalité rigide. Pour eux, la trêve est une étape d’une meilleure préparation en vue de la prochaine guerre.

Si une trêve, un gel ou quelque chose de ce type devait se produire, le lendemain, notre pays tout entier devrait commencer à se préparer à la prochaine grande guerre.

Pour conclure notre conversation, j’aimerais vous proposer ce qui suit : à une époque, Kyrylo Budanov et vous-même avez été interrogés sur les analogies entre un match de football et les événements de la grande guerre. L’année dernière, vous avez répondu comme suit : « Nous sommes à la 30e minute, le score est de 2-2 ». Quel score voyez-vous aujourd’hui ? La première mi-temps est-elle déjà terminée ?

Je dirais 3-2 en faveur des Russes. Nous sommes à la 45ème minute.

Crédits
L'entretien en ukrainien, publié dans Ukrayinska Pravda, est à lire ici.
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