Cet entretien s’inscrit dans une série de publications qui nous aident à comprendre les transformations profondes à l’intérieur d’un pays et d’une société en guerre contre l’agresseur russe. Si vous considérez que ce travail est important et qu’il mérite d’être soutenu, nous vous invitons à vous abonner au Grand Continent

Vous êtes le cofondateur de « Reactive Post », une ONG ukrainienne qui soutient les brigades d’artillerie des forces armées. Pouvez-vous revenir sur la situation sur la ligne de front : que vous disent les soldats avec lesquels vous vous entretenez ?

Tout d’abord, il est important de prendre la mesure d’à quel point la ligne de front est longue. Les combats partent de la zone de Koupiansk, dans la région de Kharkiv, vers les régions de Lougansk et de Donetsk, puis vers les régions de Zaporijia et de Kherson au sud. Cela représente environ 1 500 kilomètres de combats acharnés, sans oublier les frontières avec la Russie et le Belarus où nous devons aussi installer des troupes.

La situation est très difficile en ce moment. Nous devons faire face à plusieurs problèmes en même temps. Le plus important est le manque de munitions pour l’artillerie : nos soldats doivent rationner leur utilisation d’obus. Le nombre total tiré par jour est très faible, entre 2 000 et 3 000. Et je ne parle pas de 3 000 obus de 155 mm, mais bien de tous les calibres confondus. Cela revient à peu près à 600 ou 1 000 obus de 155 mm, et peut-être 2 000 obus d’autres calibres — 152 mm, 122 mm, 120 mm.

En d’autres termes : notre infanterie sur la ligne de front ne dispose pas d’un soutien suffisant en artillerie. Pourquoi avons-nous besoin d’artillerie ? Pour arrêter les attaques russes, pour détruire les chars et les autres véhicules qui s’approchent de la ligne de front, pour détruire leur logistique. Or en ce moment, quand ces attaques ne peuvent pas être bloquées par l’artillerie, c’est l’infanterie — c’est-à-dire les hommes qui se trouvent sur la ligne de front — qui doivent s’en charger.

Notre infanterie sur la ligne de front ne dispose pas d’un soutien suffisant en artillerie.

Pavlo Narozhny

Un autre problème persistant, mais qui pourrait bientôt trouver une résolution, est l’utilisation par la Russie de bombes larguées par voie aérienne. Cette vulnérabilité est directement le fait de l’absence de systèmes antiaériens. Car il ne s’agit pas de bombes non guidées comme lors de la Seconde Guerre mondiale, les bombes en question peuvent être lancées à 70 kilomètres, voire à 100 kilomètres de la ligne de front. Elles sont précises, elles peuvent frapper dans un cercle de 100 mètres, et il existe d’énormes bombes de 500 kilos qui peuvent détruire n’importe quelle fortification, n’importe quel bâtiment. La Russie en largue 50 à 100 chaque jour sur la ligne de front1.

Mais il semble que ce problème soit en passe d’être résolu — de mystérieux systèmes antiaériens sont apparus sur la ligne de front2, et nous avons détruit 15 avions russes au cours des premiers jours de mars. C’est une perte énorme pour la Russie, car elle ne possède qu’environ 200 de ces avions. Et chacun de ces bombardiers Su-34 a deux pilotes. Si vous abattez cet avion, cela signifie que ces pilotes sont morts ou blessés. S’ils se sont éjectés, ils seront blessés à la colonne vertébrale et auront besoin de trois mois à six mois pour se rétablir. Nous avons commencé à utiliser les bombes françaises AASM. Il s’agit du même type de bombes larguées par avion que celles utilisées par les Russes, mais elles sont plus modernes. Elles ne se contentent pas de planer, elles sont équipées d’un moteur à propulsion qui leur confère une plus grande portée, ce qui signifie que nous pouvons viser très profondément dans le système logistique russe.

Quelle est la condition générale des troupes sur le terrain ?

Comme je l’ai dit, le plus gros problème actuel est celui des munitions. Les pneus représentent aussi l’un des plus gros points d’attention pour l’artillerie, car les routes près de la ligne de front sont jonchées de petits morceaux d’équipement, de chars et de véhicules qui ont explosé, ainsi que d’éclats d’obus qui peuvent endommager les pneus. De plus, la Russie plante en permanence des petites mines appelées lepestok (« pétales ») qui sont suffisamment puissantes pour exploser la jambe d’une personne ou pour détruire le pneu d’un très gros camion. C’est pourquoi notre ONG achète des stations mobiles pour permettre aux unités de réparer et de remplacer les pneus directement sur le terrain. Une seule de ces stations coûte 30 000 dollars. C’est peu. Car sur la ligne de front, si un canon Caesar perd quelques pneus et ne peut plus se déplacer, il devient une cible très facile.

Un autre problème est celui des pièces de moteur. Lorsque nous parlons d’artillerie, nous ne parlons pas seulement du canon proprement dit — il y a aussi beaucoup de camions qui sont utilisés pour transporter des munitions, du carburant, des personnes, et tous ces camions ont besoin de pièces de rechange. Nous ne pouvons pas toujours utiliser les camions parce qu’ils sont gros et qu’ils sont plus facilement ciblés par les drones ou l’artillerie, nous avons donc besoin de beaucoup de véhicules légers pour transporter les soldats.

Le plus gros problème actuel est celui des munitions.

Pavlo Narozhny

Les drones peuvent-ils compenser le manque de munitions d’artillerie ?

Dans une certaine mesure, oui. Mais tout d’abord, il est important de comprendre qu’il existe de nombreux types de drones. Pour nous, l’un des plus intéressants est le drone de surveillance, équipé de caméras de très haute qualité qui ont un zoom très puissant et possèdent plusieurs fonctionnalités intéressantes comme la géo-stabilisation. Ces drones coûtent environ 20 000 euros. Un autre type de drone est le drone bombardier, qui peut larguer des bombes sur les positions russes. Il y a aussi les drones à longue portée, qui peuvent voler jusqu’à 1 000 kilomètres. Certains ont réussi à atteindre une raffinerie russe dans la région de Leningrad, à 900 kilomètres de la frontière ukrainienne.

Mais c’est bien sûr le drone FPV (first-person view) qui demeure le plus utilisé. Il est bon marché — environ 500 dollars par unité — et peut transporter environ un kilo d’explosifs ou une grenade RPG antichar. Il peut transpercer un char sans problème s’il touche la tourelle ou le moteur, et il est très précis. On dit qu’il peut changer le cours de la guerre, qu’il peut résoudre le problème des munitions. Mais plusieurs problèmes subsistent.

© Moktar Hamdi/SIPA

Le premier est lié à la guerre électronique. La Russie est très puissante dans ce domaine et elle a beaucoup d’équipements pour arrêter nos drones. Un autre problème est que, pour chaque drone, le pilote doit passer cinq à quinze minutes à voler jusqu’à la cible. Il est occupé et concentré pendant tout ce temps et ne peut pas piloter un deuxième ou un troisième drone. Par rapport à un artilleur et son Caesar, dont la portée va jusqu’à 40 kilomètres — il y a différents projectiles, donc cela dépend mais disons environ 20 kilomètres de portée en moyenne — pour un drone FPV, la portée maximale est d’environ 10 kilomètres à cause de la force du signal, parce que la terre est ronde, et parce que la Russie mène cette guerre électronique. Le commandant d’un obusier peut tirer 3 ou 4 coups en une minute, ce qui est très rapide comparé à un drone FPV, et les obus d’artillerie ne sont pas affectés par la guerre électronique. Sans compter la puissance de l’arme : si vous essayez de détruire les grandes fortifications construites par les Russes, les bunkers en béton, un drone avec un kilo d’explosif ne fera rien. Il faut utiliser des dizaines, voire des centaines d’obus d’artillerie sur chacune de ces fortifications.

L’artillerie est également plus polyvalente, on peut utiliser différents types de munitions — obus à charge creuse, obus fumigènes, munitions à fragmentation, engins incendiaires, obus spéciaux anti-bunker… Il faut beaucoup de monde pour utiliser les drones FPV, car chaque drone FPV est piloté par une seule personne. Enfin, nous ne pouvons fabriquer des drones qu’à partir de pièces chinoises, et nous ne pouvons pas demander aux usines chinoises de nous envoyer des pièces pour un million de drones. La plupart des drones que nous utilisons ne sont pas produits en Ukraine : ils sont assemblés en Ukraine — ce qui constitue une énorme différence. Nous ne pouvons pas produire les puces informatiques non plus. Au total, nous ne produisons nous-mêmes qu’une petite partie de ces drones.

Alors pourquoi y a-t-il une telle attention sur les drones ?

Je pense que c’est une question de politique. Il faut un message, un slogan, pour dire que nous avons une arme qui résoudra tous les problèmes. Mais ce n’est pas le cas. Beaucoup de vidéos spectaculaires montrent des drones frappant des chars, mais Avdiivka a révélé ce qui se passe lorsque nous n’avons pratiquement pas d’artillerie. Quand nous n’avons pas assez de défense aérienne, quand nous n’avons pas d’artillerie, Avdiivka se produit.

Quand nous n’avons pas assez de défense aérienne, quand nous n’avons pas d’artillerie, Avdiivka se produit.

Pavlo Narozhny

Les drones russes constituent également une menace majeure pour les forces ukrainiennes…

Oui, bien sûr. Nous nous efforçons de fournir aux unités d’artillerie des obusiers-leurres qui sont produits ici, en Ukraine. Ils sont fabriqués en bois, ne coûtent que 800 dollars l’unité et les Russes doivent être très précis pour les détruire. Le drone Lancet n’est pas une arme très précise, il frappe généralement à un ou trois mètres autour de l’obusier leurre. Dans ce cas, les soldats recouvrent les trous avec de la peinture et déplacent l’obusier en bois vers une autre position. Si l’on considère qu’un drone Lancet coûte environ 40 000 dollars, l’opération est très rentable. Jusqu’à présent, un seul de ces obusiers-leurres a attiré 12 drones Lancet !

Mais ces drones Lancet sont une véritable plaie pour notre artillerie. Pour les obusiers tractés, nous avons construit des espèces de cages autour des pièces d’artillerie et les soldats disposent d’un équipement radio spécial qui peut détecter les drones ennemis. Lorsqu’un drone se trouve à environ cinq kilomètres, il commence à émettre un signal sonore très fort, comme une sirène, et les artilleurs peuvent se tenir à l’écart des obusiers — ils n’ont pas le temps de déplacer la pièce d’artillerie, car le drone n’est généralement qu’à une minute ou deux. Le Lancet visera l’obusier, mais il est couvert par cette cage, et les munitions du drone ne sont pas assez puissantes pour faire exploser la cage. Après l’attaque, les troupes devront généralement faire quelques réparations, réparer le système hydraulique du canon ou les pneus par exemple, mais le canon lui-même est généralement en bon état. C’est la raison pour laquelle notre association fournit ces ateliers mobiles : ils permettent aux unités d’effectuer ces réparations directement sur place. Sans cela, il leur faut une ou deux semaines pour récupérer ces tubes hydrauliques qui viennent de loin. Lorsqu’elles disposent de cette station de réparation mobile, elles peuvent effectuer ces réparations un jour ou deux après l’attaque.

En termes d’artillerie, quelles sont les différences de méthodes entre les armées ukrainienne et russe ?

Tout d’abord, nous disposons d’un logiciel spécial appelé Kropyva, et chaque officier d’artillerie ukrainien a accès à ce logiciel sur une tablette. Il effectue tous les calculs pour les frappes en se basant sur un grand nombre de facteurs différents, ce qui permet aux soldats de se coordonner avec d’autres unités d’artillerie, et il dit ensuite « tirez en fonction de ces calculs ». Les Russes ne disposent pas d’un tel logiciel. Dans la plupart des cas, ils utilisent encore des tableaux et des cartes en papier.

Les Russes ne disposent pas d’un logiciel de calculs des frappes. Dans la plupart des cas, ils utilisent encore des tableaux et des cartes en papier.

Pavlo Narozhny

Les deux camps utilisent des drones. L’un des systèmes d’artillerie russe les plus modernes, le Msta-S M2, dispose d’un système électronique spécial qui lui permet d’envoyer les coordonnées des drones directement au système d’artillerie, mais la plupart n’en sont pas équipés — et nous avons détruit la majorité de ceux qui le pouvaient, car nous obtenons d’excellents résultats dans les tirs de contre-batterie. L’armée russe utilise encore principalement des pièces d’artillerie tractées, obsolètes et dépourvues d’électronique, ce qui constitue une grande différence entre eux et nous. Nous disposons de centres de commandement spéciaux avec diffusion en direct à partir de drones par exemple, mais je pense qu’aujourd’hui la Russie en a également. Et bien sûr, nous avons l’artillerie occidentale. Elle est plus précise, plus mobile, mais aussi plus puissante. Un obus occidental de 155 mm vaut un obus russe de 200 mm.

« Reactive Post » est l’une des nombreuses organisations de la société civile ukrainienne qui soutiennent l’armée ukrainienne, et vous le faites depuis près de dix ans déjà. Comment cela a-t-il commencé ?

Pour moi, cela a commencé en 2013, pendant la Révolution de Maïdan. J’étais informaticien et je travaillais pour une organisation financière — c’est toujours le cas, d’ailleurs. Quand j’ai vu ce qui se passait pendant le mouvement Euromaïdan, je ne pouvais pas rester sans rien faire, alors j’ai commencé à demander aux gars qui se battaient là-bas ce dont ils avaient besoin. Ils avaient besoin de masques à gaz, de matériel pour construire des barricades, et je leur en ai fourni — je suis allé dans un magasin, j’ai dit que j’avais besoin de peindre ma maison et j’ai acheté plusieurs douzaines de masques à gaz. Plus tard, j’ai aidé les médecins, car la police avait commencé à utiliser des armes à feu, et ces médecins soignaient les blessés. Des combats acharnés se déroulaient à proximité du stade Lobanovskyi, à 200 mètres du Parlement. Non loin de là, dans le hall de l’Institut de littérature, nous avons installé un poste médical pour transporter et soigner les blessés.

C’est ainsi que tout a commencé pour moi. Puis la guerre a commencé en 2014, et je ne savais pas quoi faire. Je suis originaire de Soumy, une ville située au nord de l’Ukraine, à seulement 30 kilomètres de la frontière avec la Russie. Historiquement, c’est une ville qui est étroitement associée à l’artillerie — l’Union soviétique avait quatre ou cinq grandes écoles d’artillerie, et l’une d’entre elles se trouvait à Soumy. Elle était très connue dans toute l’Union soviétique, car elle existait depuis le début du XXe siècle. C’est également à Soumy qu’est basée la 27e brigade de lance-roquettes.

Je ne connaissais rien à l’artillerie, c’était une boîte noire pour moi. Mais j’avais beaucoup d’amis qui servaient dans ces unités, alors j’ai pris mon téléphone et je leur ai demandé : de quoi avez-vous besoin ? Au début, le plus gros problème était les uniformes. En 2014, la qualité de ces uniformes était extrêmement faible, ils tombaient en lambeaux au bout de quelques mois. J’ai donc trouvé une boutique en ligne qui vendait des combinaisons ; elles portaient des étiquettes indiquant qu’elles avaient été produites dans des prisons au Royaume-Uni. J’en ai acheté une centaine et je les ai envoyées aux troupes. Plus tard, ils m’ont rappelé pour me dire qu’ils n’arrivaient pas à réparer les moteurs de deux lance-roquettes Ouragan. J’ai donc engagé deux hommes à Soumy, qui ont trouvé les pièces de rechange nécessaires, se sont rendus à l’unité et ont réparé les Ouragans.

Je ne connaissais rien à l’artillerie, c’était une boîte noire pour moi. Mais j’avais beaucoup d’amis qui servaient dans ces unités, alors j’ai pris mon téléphone et je leur ai demandé : de quoi avez-vous besoin ?

Pavlo Narozhny

J’ai reçu un autre appel et je me suis rendu sur l’aérodrome de la région de Poltava — pendant la Seconde Guerre mondiale, des avions américains avaient décollé de cette base pour bombarder l’Allemagne. J’ai vu comment les bombardiers ukrainiens volaient vers la région de Donetsk. Parfois, trois avions partaient, et seulement deux revenaient. Sur place, j’ai déprimé, à cause de l’état lamentable dans lequel se trouvaient la plupart des véhicules et des équipements. Le moral des soldats était au plus bas. J’ai fait une liste de tout ce dont ils manquaient. Tout d’abord, ils avaient besoin d’équipements de communication — aujourd’hui, nous achetons des radios spéciales avec cryptage, chaque radio coûtant environ 700 euros. Mais à l’époque, ils n’avaient rien d’autre que leurs téléphones portables, alors nous achetions simplement des talkies-walkies.

© Moktar Hamdi/SIPA

C’est ainsi que tout a commencé. J’ai rapidement constaté que le manque de pièces détachées constituaient un problème majeur. Au cours de l’été 2014, j’ai réussi à trouver des personnes qui pouvaient fournir des pièces pour la plupart des équipements d’artillerie. La plupart de l’artillerie soviétique utilisait des pièces que l’on trouvait également dans les véhicules agricoles, j’ai donc trouvé des gens qui travaillaient dans ce secteur et qui pouvaient fournir des pièces.

Le lance-roquettes Ouragan est construit sur une plateforme fabriquée par ZIL, une grande usine de camions située près de Moscou. Aujourd’hui encore, on peut voir de nombreux camions ZIL dans les rues ukrainiennes. J’ai pu trouver des informaticiens qui se rendaient régulièrement à Moscou — à l’époque, nous étions déjà en guerre avec la Russie, tout le monde savait que les forces russes se battaient dans les régions de Donetsk et de Louhansk, mais les frontières n’étaient pas fermées, nous avions encore des liens économiques avec la Russie et vous pouviez vous rendre à Moscou sans problème. Je leur donnais donc une liste de choses dont j’avais besoin et ils se rendaient dans un magasin de pièces détachées à Moscou pour me les acheter. Plus tard, nous avons pu trouver des fournisseurs locaux, mais cela a fonctionné ainsi au début.

J’ai rapidement constaté que le manque de pièces détachées constituaient un problème majeur.

Pavlo Narozhny

Comment avez-vous réagi au début de l’invasion russe en février 2022 ?

Je me suis d’abord rendu dans l’ouest de l’Ukraine, le 24 au soir. J’ai commencé à appeler tous mes contacts dans les unités d’artillerie et je leur ai demandé : de quoi avez-vous besoin ? Comment puis-je vous aider ? Mais au début, tout le monde me disait qu’il était impossible de les aider car, en face, les Russes tiraient sans relâche. La première fois que j’ai pu faire quelque chose, c’était autour du 27 février. J’ai acheté à des soldats quelques tentes et du matériel de camping dont ils avaient besoin. Puis les Russes sont arrivés dans la région de Kiev et Oleh Schevchuk, le commandant de la 43e brigade d’artillerie, m’a appelé. Il m’a dit : « Pacha, nous avons besoin de générateurs le plus rapidement possible, car nous n’avons pas de courant sur les positions de tir. Essence, diesel, peu importe, tout ce que vous pouvez trouver ». J’ai donc commencé à appeler des fournisseurs à Kiev, mais il y avait un couvre-feu de 24 heures, tout était fermé, personne ne pouvait circuler dans les rues.

Finalement, j’ai trouvé un endroit qui avait quatre générateurs et dont le propriétaire vivait dans la même maison que son magasin. Il m’a dit que je pouvais ouvrir le magasin sans problème, mais que quelqu’un devait venir chercher les générateurs et qu’il voulait être payé en liquide et en dollars. J’ai donc commencé à passer des appels à Kiev, je cherchais quelqu’un qui avait du liquide et des dollars. J’ai trouvé quelqu’un, un avocat, qui m’a immédiatement dit : « Pas de problème, j’ai des dollars, je peux les donner à l’armée ». J’ai donc rappelé Oleh Schevchuk et lui ai expliqué qu’il devait envoyer l’un de ses hommes qui pourrait voyager pendant le couvre-feu. Le chef d’état-major de la 43e brigade est alors parti, s’est rendu chez l’avocat pour récupérer l’argent, s’est rendu au magasin pour récupérer les générateurs, puis à un troisième endroit où j’avais trouvé un autre générateur.

La première fois que j’ai pu faire quelque chose, c’était autour du 27 février. J’ai acheté à des soldats quelques tentes et du matériel de camping dont ils avaient besoin.

Pavlo Narozhny

Le plus drôle, c’est que lorsqu’il est arrivé au magasin, il a refusé d’acheter les générateurs à ce prix, a dit qu’ils étaient usagés, et a négocié le prix à 400 dollars contre 500 dollars initialement — imaginez ces deux types dans la rue, au milieu de l’invasion, en train de négocier le prix ! Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Il m’a ensuite appelé pour me dire qu’il lui restait 100 dollars, et je lui ai bien sûr dit de garder l’argent pour l’armée. Un an plus tard, il m’a rappelé pour me dire qu’il avait encore ces 100 dollars ! Il s’était battu pendant un an, d’abord dans la région de Kiev, puis dans le Donbass, et il avait gardé ces 100 dollars pendant tout ce temps. Finalement, il les a ramenés et les a envoyés à Reactive Post en guise de don.

Aujourd’hui, deux ans après le début de l’invasion russe, comment voyez-vous le rôle de Reactive Post et des autres organisations de la société civile qui soutiennent l’armée ukrainienne ?

Pour notre organisation, c’est particulier : nous ne travaillons qu’avec des unités d’artillerie — les autres organisations essaient généralement de soutenir l’ensemble de l’armée, elles aident les tireurs d’élite, l’infanterie, l’armée de l’air, tout le monde. Dans notre cas, 80 % de notre travail est en fait destiné à l’artillerie.

D’une manière plus générale, le principal problème de notre armée est son manque de flexibilité. Je vais vous donner un exemple : disons que vous êtes officier dans une unité et que vous avez un camion en panne. Vous devez adresser une demande au ministère de la Défense pour que votre camion soit réparé ou remplacé, et le traitement de cette demande peut prendre jusqu’à deux mois. Les gars savent qu’ils ne peuvent pas attendre deux mois, alors ils achètent des pièces de rechange — de leur propre poche. C’est une situation très typique en Ukraine. Les soldats ont besoin de se battre, alors ils achètent eux-mêmes une jeep, puis les pièces détachées pour la jeep, le camion et tout le reste.

Les organisations caritatives ukrainiennes dépensent d’énormes sommes d’argent pour soutenir l’armée — il existe des statistiques publiées par la Banque nationale et les plus grandes banques ukrainiennes :  les principales organisations ont collecté environ 20 milliards de hryvnias — quelque chose comme 500 millions de dollars. Personne ne connaît les chiffres collectés par les organisations plus petites, mais dans l’ensemble, il s’agit d’une somme considérable. 

D’une manière générale, le principal problème de notre armée est son manque de flexibilité. 

Pavlo Narozhny

Si on le rapporte au budget du ministère ukrainien de la Défense — 35 milliards de dollars environ — l’argent collecté par les organisations caritatives ne paraît pas si important. Mais le principal avantage des ONG est leur rapidité. Elles peuvent prendre des décisions rapides, acheter du matériel qui ne figure pas dans les registres du ministère de la Défense et le transporter sur la ligne de front en très peu de temps. La rapidité et la flexibilité sont les principaux avantages de nos organisations. Si un officier d’artillerie veut obtenir, disons, une station météorologique, il ne peut pas simplement se rendre dans un magasin et l’acheter, il est censé passer par un processus d’acquisition spécial. Ou alors il peut m’appeler et me dire qu’il a besoin d’une station météorologique. Je lui réponds : « D’accord, j’ai ce modèle, est-ce qu’il vous convient ? » Il regardera le manuel d’utilisation et dira oui, c’est bon. Et nous l’envoyons, sans achat, sans délai.

Puisque la société civile joue un rôle si important dans le soutien à l’armée, pensez-vous que des volontaires comme vous devraient être impliqués dans d’éventuelles discussions de paix ?

Tout d’abord, je ne pense pas qu’un processus de paix avec la Russie soit possible, surtout après la destruction de tant de villes et la mort de plus de 100 000 personnes. Et il est important de garder à l’esprit que si nous cessons de nous battre, la Russie pourra accumuler des forces pour la prochaine attaque contre l’Ukraine. Ce n’est pas comme s’ils avaient dit qu’ils ont conquis assez de territoires et tué assez de gens ; Poutine a clairement dit qu’il voulait l’Ukraine entière.

Quant à cette discussion mythique avec la Russie, je ne peux pas imaginer que des volontaires veuillent y prendre part. Il est impossible de soutenir l’armée ukrainienne et de dire ensuite : « D’accord, j’aimerais discuter de paix avec Poutine ». Si un volontaire était présent lors d’une telle discussion, il essaierait de tuer Poutine à mains nues : c’est pour cela qu’on ne peut pas envoyer Klitschko à cette discussion !

© Moktar Hamdi/SIPA

La production nationale ukrainienne peut-elle compenser le manque de soutien occidental ?

Pour certaines choses, oui. Par exemple, nous avons le Bohdana, un obusier automoteur ukrainien similaire au Caesar, qui est un très bon canon. Selon le président Zelensky, nous en produisons six par mois, ce qui est énorme. Mais nous ne pouvons pas vraiment produire d’obus d’artillerie, et c’est un gros problème. Je n’ai pas de chiffres parce qu’ils sont classifiés, le seul que nous ayons a été fourni par une société appelée Ukrainian Armor : ils disent qu’ils ont produit environ 20 000 obus de mortier par mois. Mais il y a une grande différence entre les obus de mortier et les obus de 155 mm. On peut utiliser de l’acier de mauvaise qualité pour les obus de mortier, mais cela ne marche pas avec le plus gros calibre : la pression dans le canon est si forte que si vous utilisez de l’acier de mauvaise qualité, l’obus explosera à l’intérieur du canon. Il y a aussi des problèmes d’approvisionnement en poudre à canon, en TNT… et ce n’est pas seulement un problème pour la production en Ukraine, tout le monde y est confronté — le Japon a récemment modifié ses lois d’exportation pour soutenir la production d’obus en Europe et aux États-Unis.

Que se passera-t-il si le soutien financier et militaire de l’Occident s’arrête ?

Nous nous effondrerons, c’est certain. 

Ce n’est qu’une question de temps. Nous ne pouvons pas produire suffisamment ici en Ukraine : il n’est pas possible de construire des grandes usines, nous n’avons pas assez d’argent parce que nous avons perdu environ 30 % de notre économie et nous dépensons presque 100 % de nos revenus pour l’armée, pour payer les salaires, pour acheter du carburant, de la nourriture pour un million de soldats. 

Nous avons donc besoin d’un soutien financier, mais nous ne pouvons pas utiliser ce soutien pour l’armée, alors nous l’utilisons pour payer les pensions et les salaires des fonctionnaires, par exemple. De plus, nous ne disposons pas d’une défense aérienne suffisante, si bien que nos usines peuvent être touchées à tout moment.

Le président de la République tchèque, Petr Pavel, a déclaré qu’ils avaient trouvé 800 000 obus, un demi-million d’obus de 155 mm et 300 000 obus de 122 mm. C’est beaucoup, et cela coûte 1,5 milliard d’euros, ce qui est peu pour l’Europe. Mais cela en vaut la peine car, si l’Ukraine tombe, le problème sera beaucoup, beaucoup plus grave pour l’Europe. La Transnistrie, cette république non reconnue, a demandé le soutien de la Russie, ce qui signifie que la guerre pourrait commencer en Moldavie. Et après la Moldavie, ce sera la Roumanie, la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie, la Pologne. Poutine ne s’arrêtera pas. Il l’a dit lui-même à la télévision russe : la Russie n’est pas comme la France ou le Royaume-Uni, ces pays qui ont des frontières. La Russie de Poutine n’a pas de frontières du tout.

Sources
  1. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a déclaré mardi 19 mars 2024 que la Russie avait lâché près de 900 bombes aériennes guidées sur l’Ukraine depuis le début du mois de mars.
  2. L’état-major ukrainien n’a jamais expliqué comment ces avions russes avaient été abattus. La réponse de Pavlo Narozhny laisse penser qu’il suppose qu’il s’agit de systèmes antiaériens amenés près de la ligne de front.