Key Points
  • Les États-Unis sont déterminés à continuer et à intensifier leur politique d’assistance sécuritaire à destination de l’Ukraine.
  • La réponse forte ainsi que l’initiative de l’Union dans la mise en place de sanctions contre la Russie contribuent à la promotion d’une meilleure image ainsi que d’une réelle capacité d’action européenne aux yeux de Washington.
  • La guerre en Ukraine va aboutir à un renforcement de l’OTAN – notamment grâce à l’ajout de nouveaux membres – mais également à un meilleure équilibre au sein de l’Alliance entre Européens et Américains.
  • L’intérêt stratégique de la relation transatlantique pour les États-Unis a été réveillé par la guerre en Ukraine, particulièrement au Congrès. D’une manière générale, le renforcement de l’Europe ainsi que de la coopération entre les États-Unis et l’UE est dans l’intérêt stratégique de Washington.

La guerre en Ukraine, survenue quelques mois après le retrait d’Afghanistan, contraint Washington à repenser le rôle que les États-Unis souhaitent jouer dans le monde. Comment définiriez-vous la position américaine actuelle ? Sommes-nous en train d’assister à une nouvelle forme d’interventionnisme, d’internationalisme ?

Max Bergmann est le directeur du programme Europe du Center for Strategic and International Studies (CSIS).

Je pense que ce que nous avons vu au cours de l’année dernière est la concrétisation du pivot qui s’est amorcé à la suite de l’ère ouverte par le 11 Septembre. La décision de Joe Biden de poursuivre le retrait, mis en place par l’administration Trump, était un signe que les États-Unis étaient prêts à tourner la page, et à ne pas poursuivre les guerres contre le terrorisme que nous avions menées ces 20 dernières années. Le retrait d’Afghanistan, parce qu’il s’est si mal déroulé, a été mal interprété par de nombreux Européens qui y ont vu le retrait total des États-Unis, ces derniers redevenant isolationnistes à nouveau.

En fait, il s’agissait simplement de la reconnaissance de l’existence de menaces majeures dans le monde, principalement la Chine — qui était la principale préoccupation de l’administration de Joe Biden — mais également la Russie, et du retour à une ère de compétition entre grandes puissances. Sachant ce que l’on sait maintenant, les États-Unis auraient-ils dû garder des forces en Afghanistan ? Quel en aurait été l’impact ? Toutes ces questions peuvent être posées, mais je pense que l’élan qui a découlé du retrait d’Afghanistan n’était pas isolationniste, mais bien internationaliste. Ce qui se passe en Ukraine, au moment où nous parlons, démontre la justesse de ce raisonnement.

La guerre en Ukraine a suscité un élan de solidarité de la part des élus américains, républicains comme démocrates. Existe-t-il un consensus bipartisan sur la politique que les États-Unis doivent mener vis-à-vis de l’Ukraine ? Quelles en sont les limites ?

Je pense qu’il y a vraiment un consensus bipartisan, ce qui ne veut pas dire que Biden va nécessairement en bénéficier politiquement si celui-ci conserve sa position affirmée, et continue à fournir à l’Ukraine les armes dont le pays a besoin. À l’heure actuelle, l’administration est critiquée, particulièrement par les Républicains, qui accusent la Maison-Blanche de ne pas en faire assez. Le clivage partisan est maintenant dépassé, la plupart des Républicains soutenant que nous devrions en faire encore plus. Cette guerre a réveillé le transatlantisme qui existait dans les deux partis politiques, et l’a mis en évidence.

Cette guerre a réveillé le transatlantisme qui existait dans les deux partis politiques, et l’a mis en évidence.

Max Bergmann

Bien sûr, il y a quelques voix aux extrêmes — en particulier à droite — qui ont défendu l’idée que les États-Unis devraient rester en retrait vis-à-vis de ce conflit, ce qui n’a toutefois pas conquis le Parti républicain, en particulier au Congrès. Cette guerre a également démontré l’importance de l’OTAN pour Washington, la forte réponse européenne y rendant les États-Unis plus favorables. L’un des problèmes de l’OTAN et de l’alliance transatlantique de manière générale est qu’au cours des deux dernières décennies, Washington a eu le sentiment que l’Europe n’en faisait pas assez. Les pays européens ne dépensaient pas assez pour leur propre dépense, ce qui faisait reposer la sécurité mondiale principalement sur les États-Unis. Mais il est désormais impossible de suivre ce conflit et de dire que les Européens n’ont pas pris leurs responsabilités.

La réponse européenne a été incroyablement forte, particulièrement du côté allemand compte tenu de leur dépendance au gaz russe, dont une quantité importante devait passer par le gazoduc Nord Stream 2. Cette réponse change la perception de l’Europe vue de Washington et renforce les liens ainsi que l’attachement des États-Unis à l’alliance transatlantique.

Un récent sondage du Washington Post et d’ABC News a révélé que 66 % des Américains craignent que les sanctions contre la Russie ne contribuent à l’augmentation des prix des denrées alimentaires et de l’énergie aux États-Unis1. Le dernier taux d’inflation pour le mois de mars étant de 8,5 % aux États-Unis — descendu à 8,3 % en avril — , est-ce que la position de Washington sur les sanctions contre la Russie est viable d’un point de vue de politique intérieure ?

Ces réponses sont très légitimes. Je suis moi-même préoccupé par les effets inflationnistes des sanctions et par l’impact de cette guerre sur l’économie mondiale au sens large. Je ne pense toutefois pas que les Américains fassent le lien avec les sanctions, mais avec la guerre. Poutine a envahi un pays qui est en quelque sorte le grenier du monde, ce qui a pour conséquence de faire grimper les prix des denrées alimentaires. La Russie est également un important producteur de pétrole et d’énergie, de sorte que la faute revient en grande partie à Vladimir Poutine. Ce n’est pas très bon pour la cote de popularité du président Biden, ni pour les démocrates probablement, mais nous venons d’assister à une élection en France au cours de laquelle l’inflation et le pouvoir d’achat étaient parmi les sujets les plus importants, et le candidat sortant a obtenu 58,55 % des voix au second tour.

Le public est inquiet et n’aime pas voir les prix augmenter, mais il comprend également que ce n’est pas le président Biden qui est à l’origine de cette décision, mais Vladimir Poutine. Il est un peu trop tôt pour savoir quelles vont être les conséquences politiques de ces retombées économiques, mais la force des États-Unis est que — et nous l’avons vu pendant l’administration Trump — notre politique étrangère, et cela est souvent critiqué, ne suit pas exactement les lignes de l’opinion publique. Cette dernière a sans aucun doute un impact sur notre politique étrangère, mais à moins qu’il n’y ait un lien clair, elle ne s’impose pas au politique. Les États-Unis sont incroyablement engagés, le président Biden lui-même, à faire en sorte que cette guerre se solde par une défaite stratégique pour la Russie. En conséquence, je ne pense pas qu’il y aura un quelconque affaiblissement des sanctions américaines ou de la réponse économique en raison de la pression de l’opinion publique.

Les crises ont la vertu de provoquer une réflexion et des changements dans la conduite de la politique. Quels enseignements l’administration américaine va-t-elle tirer, à ce stade, de la guerre en Ukraine ? Quels changements potentiels pouvons-nous attendre ?

Cette guerre a démontré la nature potentiellement critique des systèmes de sécurité, et je pense qu’il incombe aux États-Unis de regarder ce qui s’est passé en Ukraine et d’en tirer quelques leçons. L’une des raisons pour lesquelles les États-Unis ont pu fournir autant d’assistance sécuritaire à l’Ukraine est que la guerre a permis à l’administration de se débarrasser de toutes les procédures bureaucratiques existantes. L’argent n’était plus un problème. Il est généralement extrêmement difficile de fournir une assistance sécuritaire à des pays en crise, et surtout lors de crises qui surgissent très soudainement.

La guerre a permis à l’administration de se débarrasser de toutes les procédures bureaucratiques existantes. L’argent n’était plus un problème.

Max Bergmann

Les États-Unis devraient également examiner les systèmes et les articles que nous avons fournis à l’Ukraine, et développer des stocks qui pourraient être utilisés par les pays en cas de crise. L’autre leçon plus large, surtout si l’on compare l’Ukraine à l’Afghanistan — où nous avons fourni aux Afghans beaucoup d’équipements haut de gamme, mais que ces derniers n’utilisaient pas efficacement —, est que les centaines de millions de dollars que les États-Unis ont dépensé avant cette guerre ont eu un impact significatif. Mais notre aide ne visait pas à leur fournir des systèmes d’armes haut de gamme. Nous n’étions même pas autorisés, à la fin de l’administration Obama, à fournir des systèmes létaux. Je pense que cette restriction était un peu ridicule, mais elle a eu un effet secondaire bénéfique. Elle a obligé les États-Unis à se concentrer sur d’autres aspects, comme le fonctionnement des capacités logistiques de l’armée ukrainienne.

Par exemple, si vous essayez de dépenser 200 millions par an et que vous ne pouvez pas acheter de systèmes létaux, vers quels postes de dépense se tourner ? Une solution consiste à remplacer les radios que l’Ukraine utilise car celles-ci sont compromises par les Russes et, soudainement, l’Ukraine dispose de la capacité de commander et de contrôler ses forces. Elle peut déplacer de petites unités, et ces dernières peuvent se parler entre elles sans que les Russes puissent pénétrer leurs communications. Ce genre de capacités logistiques, qui ne semblent pas très attrayantes pour les dirigeants politiques aux premiers abords, finissent en réalité par se révéler cruciales en temps de guerre. Nous avons passé beaucoup de temps à essayer de construire « l’épine dorsale » de l’armée ukrainienne et, plus tard, lorsque nous avons pu fournir des armes létales, cette armée était capable et prête à déployer et à utiliser ces armes. Il y a beaucoup de leçons à tirer en matière de formation et d’autres éléments qui devraient faire l’objet d’une plus grande attention, surtout lorsque nous établissons des relations d’assistance sécuritaire avec d’autres pays.

Nous avons vu les États-Unis passer de la livraison de munitions, de matériel de protection à l’armée ukrainienne à la livraison de javelins, de stingers et de drones. Récemment, l’administration Biden a annoncé qu’elle allait livrer à l’Ukraine des canons howitzers, des Humvees blindés et des radars. Que permettront ces nouvelles livraisons sur le terrain, en termes de capacités ?

À mesure que le conflit a évolué, il a élargi la capacité de l’Ukraine à absorber du matériel. Au début de la guerre, certains préconisaient de donner à l’Ukraine du matériel militaire de pointe, comme des F-16. Mais, dans les premiers jours de cette guerre, les Ukrainiens avaient besoin de systèmes qu’ils pouvaient utiliser immédiatement, sur lesquels ils s’étaient exercés et entraînés et que vous pouviez donner à quelqu’un ayant une formation limitée. La dernière chose à faire lorsque vous vous faites tirer dessus dans votre pays, c’est de feuilleter un manuel d’utilisation et d’essayer de comprendre comment faire fonctionner une arme ou un équipement pour la première fois — ce qu’il n’est pas souhaitable de faire en anglais non plus.

Lorsque nous étions dans les premières semaines du conflit, les soldats ukrainiens investissaient tout le matériel à leur disposition dans la bataille. Maintenant que les Russes se sont retirés et que la bataille de Kiev est gagnée, il y a plus d’espace pour prendre du recul. Nous avons maintenant le temps d’apporter du matériel en Ukraine et de former les militaires ukrainiens. Il n’est plus question d’amener du matériel sur le champ de bataille en l’espace de 24 heures, mais si les Ukrainiens ont besoin de s’entraîner à l’utilisation d’artillerie à longue portée, ils peuvent le faire, puis commencer à la déployer à la vitesse qu’ils souhaitent.

Certains des avantages fondamentaux de ce que nous faisons maintenant donneront à l’Ukraine une plus grande capacité à contenir les forces russes, et à une plus grande distance que ce qu’ils faisaient avec des javelins et des armes anti-char — qui étaient l’armement parfait pour une force insurgée. C’est ainsi que les Ukrainiens les utilisent via de petites unités, se rapprochent, tirent sur les convois russes, puis se retirent. Les Russes ont maintenant compris cela et vont opérer un peu différemment, mais les Ukrainiens n’ont désormais plus besoin de s’approcher aussi près et peuvent tirer sur les positions russes à une plus grande distance. Nous pouvons désormais commencer à leur fournir une défense aérienne supplémentaire, et d’autres systèmes qui leur permettraient de contrôler un peu plus leur espace aérien.

Nous ne pensions pas que l’Ukraine allait contrôler l’espace aérien, il n’y avait donc pas vraiment d’intérêt à fournir des véhicules qui seraient des cibles pour les avions russes. La Russie, étonnamment dans cette guerre, n’a jamais dominé ou entièrement contrôlé l’espace aérien ukrainien, ce qui ouvre soudainement une ouverture de ce qu’il est possible de leur livrer en termes de véhicules de transport, de véhicules blindés et d’autres matériels essentiels pour que les forces se déplacent rapidement afin qu’elles puissent passer à l’offensive et renforcer leurs positions, ou simplement se déplacer vers les zones de combat. Nous commençons maintenant à fournir des équipements dont nous pensions au départ qu’ils n’auraient été que des cibles pour l’armée de l’air russe. L’armée russe est désormais potentiellement dans une très mauvaise position maintenant que nous pouvons fournir plus d’assistance militaire à l’Ukraine.

L’armée russe est désormais potentiellement dans une très mauvaise position maintenant que nous pouvons fournir plus d’assistance militaire à l’Ukraine.

Max Bergmann

Des responsables britanniques et américains ont récemment annoncé que Poutine pourrait officiellement déclarer la guerre à l’Ukraine si le conflit s’éternise. Que changerait cette déclaration ?

La principale raison qui pousse Poutine à agir ainsi est que la Russie n’a pas profité de l’un de ses principaux avantages par rapport à l’Ukraine, à savoir son réservoir potentiel de combattants. La Russie est un pays environ trois fois plus grand que l’Ukraine, elle dispose donc d’une réserve potentielle de combattants plus importante. De plus, si l’on pense à la manière dont la Russie a remporté ses précédents conflits majeurs — que ce soit lors de la Seconde Guerre mondiale ou de la défaite de Napoléon —, elle a souvent jeté tout ce qu’elle avait dans son armée d’invasion. La situation est différente aujourd’hui. Le problème actuel des forces russes est en partie dû au fait que l’Ukraine a maintenant un avantage en termes de combattants car le pays a entièrement mobilisé sa société. Leur armée n’est peut-être pas aussi importante ou ne dispose pas d’autant de forces que les Russes, mais ils disposent d’une réserve de combattants plus importante grâce au volontariat des citoyens.

Cela dit, la Russie envoie beaucoup plus de conscrits au combat. Ce n’est pas une garantie de succès potentiel, c’est même une démarche très déstabilisante et risquée pour Poutine et son régime car que se passe-t-il si les choses ne se passent pas bien ? Si le nombre de victimes augmente, des personnes qui n’avaient aucune intention de rejoindre l’armée russe se retrouvent soudainement en première ligne et doivent affronter l’armée ukrainienne, qui s’est engagée à défendre son territoire avec des armes occidentales. Ce n’est pas nécessairement une recette qui conduirait à la victoire, d’autant que ces forces nécessitent une formation. Si Poutine va dans cette direction, il aura déterminé que cette guerre est essentielle à la survie de son régime, et qu’il ne peut pas la perdre.

 Si Poutine va dans cette direction, il aura déterminé que cette guerre est essentielle à la survie de son régime, et qu’il ne peut pas la perdre.

Max Bergmann

Ce que nous devrions surveiller dans les prochaines semaines, c’est si la Russie s’enlise sur le champ de bataille ? Est-ce que l’armée russe progresse ? Quid de l’armée ukrainienne ? Si Poutine va mettre tout le poids de l’État et du peuple russes derrière ce conflit, quels sont les objectifs ? S’agit-il de prendre le contrôle total de Kyiv ? Je ne suis même pas sûr qu’il puisse le faire, compte tenu de la situation militaire actuelle de l’armée russe. C’est un moment très précaire pour Vladimir Poutine, et s’il venait à mobiliser l’ensemble de la société russe, il ferait un pari très risqué. Nous avons commencé notre conversation en parlant de l’Afghanistan, et nous avons vu sur ce théâtre que doubler les efforts ne mène pas nécessairement à la victoire.

Le nombre de javelins, stingers, munitions et autres équipements militaires donnés par les États-Unis à l’Ukraine est extrêmement important. Ce système est-il viable à long terme si le conflit venait à durer dans le temps ? Quelles seraient les éventuelles alternatives ?

C’était un problème qui s’est posé en Libye également où il y a eu soudainement une réelle pénurie de munitions guidées. C’est certainement le cas ici où d’énormes stocks donnés par les États-Unis et d’autres pays européens ont été utilisés par les Ukrainiens. Les fabricants qui produisent ces équipements n’étaient pas préparés à de telles commandes avant le 24 février. L’industrie de la défense va probablement avoir besoin d’un temps d’adaptation. Je pense que c’est à la fois une préoccupation réelle et probablement exagéré, dans le sens où nous pouvons probablement gérer la situation si plus de moyens sont investis.

Mais à l’avenir, il est important que nous ne nous contentions pas de reconstituer les stocks actuels, mais que nous les élargissions et les renforcions afin d’inciter les entreprises à créer des lignes de production supplémentaires. Il ne fait aucun doute que nous aurons des problèmes liés à l’industrie de défense dont la gravité variera. Mais la différence entre les États-Unis et la Russie est que nous avons un système beaucoup plus adaptable et flexible, de sorte que si nous venions à manquer de quelque chose, d’autres entreprises peuvent simplement prendre le relais et offrir des alternatives. Je suis assez confiant quant à la capacité de notre base industrielle de défense à répondre aux besoins du moment, mais je ne serais pas si confiant quant à la capacité de la base industrielle de défense de la Russie, en particulier avec les sanctions et les contrôles à l’exportation auxquels elle va être confrontée.

Je suis assez confiant quant à la capacité de notre base industrielle de défense à répondre aux besoins du moment, mais je ne serais pas si confiant quant à la capacité de la base industrielle de défense de la Russie, en particulier avec les sanctions et les contrôles à l’exportation auxquels elle va être confrontée.

Max Bergmann

Comment la guerre en Ukraine redéfinit-elle les relations entre Washington et Bruxelles ?

Comme je l’ai mentionné, la guerre a conduit à un respect accru de l’Union européenne par Washington. C’est l’UE qui, après la guerre, a vraiment commencé à se pencher sur l’imposition de sanctions plus strictes. Avant la guerre, on craignait évidemment que les Européens ne faiblissent à cause de leur dépendance économique et de leur intégration avec la Russie — qui était bien plus grande que la nôtre —, et qu’ils ne soient pas enclins à imposer des sanctions. Mais lorsque la guerre a éclaté, les Européens ont fait preuve d’une grande audace et, tout à coup, les idées venant de Bruxelles étaient plus fortes que celles venant des États-Unis car nous n’avions pas vraiment anticipé, ce qui nous a laissés dans l’embarras.

La réponse européenne par l’intermédiaire de sanctions a été incroyablement forte, et nous avons également vu les Européens faire des choses qu’ils n’avaient jamais faites auparavant, comme les Allemands annonçant cent milliards d’investissements dans la défense et fournissant des armes létales à l’Ukraine. Mais également l’UE qui a rapidement utilisé la Facilité européenne pour la paix — qui est un nom étrange pour un fonds fournissant une assistance sécuritaire — et a fourni de manière significative cinq cents millions puis un milliard de dollars en systèmes de sécurité. Il s’agit d’une énorme somme d’argent. 

Ce que nous observons actuellement dans le domaine de l’énergie aurait aussi vraiment surpris les Américains avant la guerre, alors qu’il n’y avait aucune chance que l’Europe prenne des mesures audacieuses pour s’affranchir du pétrole ou du gaz russe. Mais Nord Stream 2 a été annulé immédiatement, la Commission a proposé d’interdire les importations de pétrole russe, la quantité d’activité sur le front du gaz est vraiment énorme, et nous constatons également une accélération du côté des énergies propres.

Ces éléments conduisent Washington à réévaluer les stéréotypes selon lesquels l’UE est une sorte de bureaucratie qui ne peut pas réellement agir, car l’Europe agit. Et puis, au milieu de toute cette action, l’UE procède également à une réforme numérique et met en place des réglementations qui ont un réel impact sur Washington. L’Europe montre qu’elle peut à la fois apporter une réponse à la guerre en Ukraine et conduire des réformes. Pendant ce temps, aux États-Unis, nous peinons à avancer sur les réglementations, le climat et notre agenda social. L’impressionnante réaction de l’UE vis-à-vis de la guerre en Ukraine a conduit à un plus grand respect et à une meilleure visibilité des performances de l’Union européenne, et de sa politique étrangère en général.

L’impressionnante réaction de l’UE vis-à-vis de la guerre en Ukraine a conduit à un plus grand respect et à une meilleure visibilité des performances de l’Union européenne, et de sa politique étrangère en général.

Max Bergmann

Vous avez récemment écrit un article sur ce que la réélection d’Emmanuel Macron signifie pour les relations transatlantiques et la sécurité européenne2. Quel signal cette réélection envoie-t-elle à Washington, et notamment à l’administration Biden ?

Nous avons écrit cet article parce que la réélection d’Emmanuel Macron était à la fois un signal pour Washington et pour l’Europe. Dans une grande partie de la couverture médiatique de la victoire de Macron aux élections françaises — et c’est vrai avec toutes sortes d’élections où la concentration porte sur les implications nationales — il n’y avait pas d’accent mis sur les implications pour l’Europe, qui sont tout à fait massives. Et ce n’est pas simplement liés aux conséquences pour l’OTAN dans le cas de l’élection de Marine Le Pen par exemple. La victoire de Macron est synonyme de stabilité, mais elle crée également une énorme opportunité pour l’Europe, si l’on considère non seulement l’élection française mais également les élections qui ont eu lieu un peu partout en Europe depuis environ un an. Il y a maintenant des dirigeants pro-européens à Paris et à Berlin. Mme Merkel était vénérée pour son leadership, et si elle n’était pas anti-européenne, elle n’était pas non plus favorable à une réforme significative de l’Union européenne. Maintenant, il y a un gouvernement à Berlin qui parle de fédéralisme européen.

La Suède, la Finlande et les autres pays frugaux sont nerveux face à la guerre en Ukraine car je pense qu’ils reconnaissent la nécessité pour l’UE d’aller de l’avant, et de faire beaucoup plus en matière d’énergie et de défense. Il y a une sorte d’éventail transformateur de dirigeants européens, Macron étant la personne qui a poussé des idées audacieuses dans le passé, et qui ont ensuite été franchement rejetées par Berlin. L’Allemagne va être hésitante car c’est dans sa nature, mais avec Olaf Scholz l’Europe a un leader qui, en tant que ministre des Finances, a été une force motrice de NextGenerationEU. C’est une réelle opportunité pour l’Europe d’avoir une vision grande et audacieuse et je pense que c’est une opportunité pour nous, à Washington, de ne pas simplement avoir une approche négative vis-à-vis de l’Union européenne. 

C’est une réelle opportunité pour l’Europe d’avoir une vision grande et audacieuse et je pense que c’est une opportunité pour nous, à Washington, de ne pas simplement avoir une approche négative vis-à-vis de l’Union européenne.

Max Bergmann

Ce que je veux dire par là, c’est que nous nous inquiétons constamment de ce que l’Europe pourrait faire qui empiète sur notre territoire, avec la défense européenne par exemple, cela va-t-il conduire à une duplication avec l’OTAN ? Nous ne pouvons pas jouer sur les deux tableaux. Nous devons avoir une vision plus positive, et lorsque nous pensons à l’avenir de l’Europe dans les années, les décennies à venir, nous voulons que l’Ukraine en fasse partie. Mais pour cela, nous avons besoin que l’Europe se réforme, nous avons besoin de changements au sein de l’UE qui conduisent à une politique étrangère européenne plus forte. Nous avons besoin d’une meilleure prise de décision au sein de l’UE, que les Européens comprennent qu’ils doivent prendre plus de responsabilités concernant leur défense afin de ne pas être totalement dépendants des États-Unis pour faire des choses fondamentales sur le plan militaire, comme déplacer des forces du Portugal vers l’Estonie par exemple. Les Européens ne devraient pas avoir besoin des Américains pour faire ce genre de choses.

Il y a beaucoup d’opportunités pour les États-Unis, et j’espère qu’en regardant les dirigeants européens actuels nous nous dirons que c’est le moment d’utiliser notre influence pour pousser à l’intégration européenne, comme nous l’avons fait après la Seconde Guerre mondiale.

La guerre en Ukraine a montré que les Européens sont capables et désireux de prendre en charge leur propre défense, l’illustration la plus importante étant l’annonce par Olaf Scholz d’un investissement de cent milliards dans la défense allemande. Pendant un certain temps, les États-Unis n’étaient pas entièrement favorables à l’autonomie stratégique européenne, où en sommes-nous aujourd’hui ?

Il y a eu un manque de compréhension de la part de Washington sur ce que signifie l’autonomie stratégique européenne. Cela signifie-t-il que l’Europe veut simplement être indépendante de nous ? La défense de cette idée par Paris a assurément contribué à la paranoïa. Je ne pense pas que les États-Unis doivent s’inquiéter du fait que l’Europe développe sa capacité à agir indépendamment, car c’est en fait une bonne chose pour les États-Unis. Nous devrions vouloir que l’Europe soit aussi forte, aussi unie, aussi intégrée que possible, sans dépendre des États-Unis. Si l’Europe est forte, notre priorité absolue en matière de politique étrangère devrait être d’établir des liens réellement forts avec l’Europe, et s’assurer que nous sommes alignés.

Cela dit, je pense qu’il est temps de changer le terme d’autonomie stratégique européenne, de trouver quelque chose de nouveau. L’invasion russe de l’Ukraine a conduit à un engagement accru des États-Unis en Europe. Ce que nous voulons, c’est que l’Europe soit capable d’être responsable d’elle-même. La responsabilité européenne est un terme qui n’implique pas de fonctionner sans coopération avec les États-Unis, mais d’être capable d’assumer la responsabilité de la propre sécurité de l’Europe. Le terme a eu son utilité, surtout au cours des cinq dernières années pendant l’administration Trump pour amener les Européens à réfléchir au contrôle de leur avenir. Je pense que c’est la bonne approche mais, ce que nous envisageons est, espérons-le, un avenir transatlantique où les États-Unis et l’UE travailleraient réellement ensemble, et en collaboration.

L’UE doit notamment être capable de fonctionner de manière autonome lorsqu’elle en a besoin. Ce que nous voulons, c’est que l’Europe soit capable d’être intégrée et responsable, mais en relation avec les États-Unis. Il est peut-être temps, surtout après l’Ukraine, étant donné que les États-Unis sont maintenant plus engagés dans les affaires transatlantiques, et le seront pendant un certain temps, de changer le terme d’autonomie stratégique européenne.

Il est peut-être temps, surtout après l’Ukraine, étant donné que les États-Unis sont maintenant plus engagés dans les affaires transatlantiques, et le seront pendant un certain temps, de changer le terme d’autonomie stratégique européenne.

Max Bergmann

Quel est l’avenir de l’OTAN après la guerre en Ukraine ?

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a revigoré l’OTAN, qui dispose désormais d’un potentiel d’expansion avec la Finlande et la Suède. C’est un véritable tournant dans l’histoire de l’alliance, tout cela grâce à Vladimir Poutine. Ce que nous voyons en termes d’augmentation des dépenses de défense européennes est vraiment significatif. L’OTAN ne va pas seulement s’enrichir de nouveaux membres, mais elle va devenir beaucoup plus forte militairement. Les Européens seront plus compétents au sein de l’Alliance, plus forts et un peu plus confiants. Cela va également apporter un plus grand degré d’équilibre au sein de l’OTAN entre l’Europe et les États-Unis. L’OTAN va également trouver un réel intérêt à essayer de renforcer le flanc oriental, et les pays membres de l’Alliance vont également commencer à vraiment étendre leurs capacités militaires, ce qui a été souligné lors du sommet du Pays de Galles de 2014. Nous avons certainement fait des progrès et, je pense que d’ici 2030 nous allons voir une alliance plus grande, plus forte, plus intégrée et plus équilibrée dans ses actifs et ses capacités.

Alors que le pivot vers l’Asie de l’administration Obama a souvent été entravé par les difficultés à se détacher de l’Europe, quel serait l’effet sur la rivalité Chine-États-Unis dans l’Indo-Pacifique si les Européens venaient à œuvrer davantage pour leur propre sécurité ?

Ce qui est important que les Européens comprennent, c’est que le défi posé par la Chine ne va pas disparaître. Le « pivot américain vers l’Asie » ne s’est pas arrêté. Pour l’instant, il est en quelque sorte en pause, la Russie et l’Ukraine étant évidemment la principale préoccupation de l’administration. Mais d’ici un an ou deux, les États-Unis se concentreront à nouveau sur la Chine. L’un des impacts potentiels est que l’armée russe, quelle que soit l’évolution de ce conflit, aura besoin de beaucoup de temps pour se reconstruire — si tant est qu’elle y arrive en raison des sanctions.

Si nous avons des choix difficiles à faire entre l’Indo-Pacifique et le théâtre européen, je ne sais pas si la balance penchera en faveur de l’Europe. Je ne parierais pas là-dessus en 2023-2024. Et je pense que c’est une bonne chose parce que nous n’avons pas besoin d’une « division du travail » entre l’Europe qui se concentre sur son territoire et les États-Unis qui se concentrent partout ailleurs — mais particulièrement dans l’Indo-Pacifique. Il est simplement dans l’intérêt des États-Unis que l’Europe soit plus forte. Si l’Europe peut gérer une menace potentielle plus importante de la part de la Russie, alors nous pouvons déployer davantage de forces dans l’Indo-Pacifique, mais si quelque chose venait à se produire là-bas, nous ferions appel à nos alliés européens.

Si l’Europe peut gérer une menace potentielle plus importante de la part de la Russie, alors nous pouvons déployer davantage de forces dans l’Indo-Pacifique, mais si quelque chose venait à se produire là-bas, nous ferions appel à nos alliés européens.

Max Bergmann

Nous voulons également que l’Europe dispose de ces capacités pour être présente, et qu’elle soit une réelle puissance militaire. Notre alliance ne consiste donc pas en une division du travail entre l’un et l’autre. Nous avons deux défis qui exigent que les États-Unis soient particulièrement impliqués en Asie, mais également en Europe. L’UE est aussi importante que la Chine ou les États-Unis sur le plan économique, elle dispose d’une énorme capacité militaire potentielle et pourrait être un facteur déterminant dans tout conflit, non seulement militaire, mais aussi géopolitique dans le domaine du commerce, de la réglementation numérique ou du climat. Le renforcement de la coopération entre les États-Unis et l’UE est dans l’intérêt stratégique des États-Unis.

Sources
  1. Ashley Parker, Emily Guskin et Scott Clement, « Big majority of Americans back sanctions on Russia, aid to Ukraine, poll finds », The Washington Post, 2 mai 2022.
  2. Max Bergmann et Pierre Morcos, « The Hour of Europe ? », CSIS, 2 mai 2022.