L’incident du ballon chinois vu de Chine, un commentaire de Jin Canrong

Doctrines de la Chine de Xi | Épisode 25

L'incident du « ballon espion » chinois de la semaine dernière a marqué un tournant dans les relations entre Pékin et Washington. En Chine, Jin Canrong, commentateur régulier des relations sino-américaines, avance que cet incident diplomatique va permettre aux États-Unis de débuter un nouveau cycle narratif autour de la « menace chinoise » — dont l’un des enjeux clé serait la souveraineté de Taïwan. Dans ce contexte, il appelle la Chine à « se préparer à la lutte ».

Auteur
Alexandre Antonio
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© Chad Fish via AP, File

Le 3 février, la découverte d’un « ballon espion » chinois survolant des sites sensibles aux États-Unis puis sa suppression le 5 février a fait rentrer les relations sino-américaines dans une autre dimension. Pour les observateurs chinois proches du Parti, cet incident diplomatique augure d’un nouveau cycle du narratif de la « menace chinoise » sur lequel Washington pourrait miser pour rassembler à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières contre Pékin. 

Parmi ces commentateurs réguliers des relations sino-américaines, Jin Canrong (金灿荣, 1962-) est Dean de l’École de relations internationales de l’Université Renmin en Chine (中国人民大学). Jin a obtenu son doctorat à l’Institut d’études américaines de l’Université de Pékin (北京大学). Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont « La vision des grandes puissances »(大国远见, 2021) qui promeut le modèle chinois et est critique du rôle que joue les États-Unis au sein de ce qu’il appelle la « civilisation occidentale »1.

Dans le discours traduit ici2et publié en ligne le 6 février 2023, Jin Canrong traduit une certaine inquiétude de la Chine vis-à-vis des signaux envoyés par la nouvelle Chambre des représentants aux États-Unis. Désormais à majorité républicaine, une de ses premières actions a été la création d’une commission restreinte sur la Chine. Cette semaine, une session intitulée « Combattre la menace économique de la Chine » a fait plusieurs propositions de lois concernant directement la défense de Taïwan — ce qui demeure pour les républicains le fer de lance d’une politique plus ferme à l’encontre de la Chine. 

Les détournements humoristiques réalisés par certains internautes chinois expriment la perception d’un certain « ressentiment américain » envers le modèle chinois. Le ballon chinois est alors comparé à un « ballon égaré » (流浪气球) en référence au plus gros blockbuster chinois de science-fiction venant de sortir « The Wandering Earth 2 » (流浪地球) — et décrié par les critiques américains pointant du doigt le « message nationaliste évident » du film3.

Jin Canrong critique ce qu’il voit comme une « politisation » de l’incident par les États-Unis, qui l’utilise selon lui pour nourrir une « mentalité de guerre froide » entre les deux grandes puissances. Jin fait d’abord le constat d’un « regain de confiance en eux » des Américains sur la concurrence avec Pékin. Surtout, il craint qu’un consensus fort « contre la Chine » serait un « danger pour le modèle chinois » si les États-Unis décident de jouer la « carte Taïwan » cette année. Face à ce constat, il plaide pour un durcissement du discours chinois qui « dénonce clairement l’action américaine », tout en tenant la Chine « prête [à agir] en termes d’actions et d’allocation de ressources ».

Comme nous le savons tous, les États-Unis considèrent la Chine comme leur principal concurrent stratégique, et dans un sens, les États-Unis planifient et encouragent déjà une nouvelle guerre froide contre la Chine. Dans la nouvelle guerre froide, la position de la Chine est la même que celle de l’Union soviétique pendant la précédente guerre froide, et les États-Unis doivent exercer une pression sur leurs adversaires dans tous les domaines. L’objectif de la pression des États-Unis est d’empêcher le progrès industriel et technologique de la Chine, de sorte que les États-Unis créeront une alliance de la puce et ainsi de suite. Les relations sino-américaines sont entrées dans une phase de compétition à grande échelle, et les États-Unis ont lancé une nouvelle guerre froide — voilà le contexte général des relations actuelles entre les deux pays.

Cette année, les relations sino-américaines rencontreront plusieurs variables, qui les rendront également plus dangereuses : Premièrement, la lutte vicieuse entre les partis politiques aux États-Unis s’est intensifiée. Depuis que le nouveau Congrès américain a prêté serment le 3 janvier de cette année, les Républicains ont pris le contrôle de la Chambre des représentants. Après plusieurs tours de scrutin, Kevin McCarthy a finalement été élu comme nouveau président de la Chambre des représentants. Le parti républicain a ainsi obtenu une plate-forme pour concurrencer Biden. Par conséquent, la lutte acharnée entre les partis politiques américains a atteint un nouveau sommet.

Conscient des divisions au sein de la Chambre, Joe Biden a aussi exprimé sa volonté de rassembler tout en critiquant l’obstruction du parti républicain lors de son discours sur l’état de l’Union cette semaine.

Les États-Unis ont toujours eu un problème : le déversement de conflits internes. Aujourd’hui, les deux partis américains sont en concurrence pour « montrer leurs muscles » à la Chine. La lutte vicieuse entre les partis politiques américains aura un impact négatif sur la diplomatie et les relations sino-américaines. C’est le résultat du déversement par les États-Unis de l’influence des combats internes.

Une opposition ferme à la Chine est une position qui fait relativement consensus chez les républicains comme chez les démocrates. 

Deuxièmement, les États-Unis ont acquis une nouvelle sorte de confiance en eux l’année dernière, qui n’existait pas auparavant, et cela est également lié au conflit Russie-Ukraine. À l’approche du premier anniversaire du conflit entre la Russie et l’Ukraine, il est clair que la puissance militaire de la Russie est plus faible qu’on ne le pensait. Les mauvaises performances de l’armée russe sur le champ de bataille ont également eu un impact indirect sur les relations sino-américaines, car la plupart des américains pensent que la puissance militaire de la Russie est la deuxième au monde et qu’elle est plus forte que la Chine. Grâce à ce conflit Russie-Ukraine, les Américains ont soudainement découvert que le « deuxième enfant » était en fait assez « faible ». Les États-Unis et l’OTAN n’ont apporté qu’un petit soutien à l’Ukraine, ce qui a mis la Russie « dans l’embarras ». Ensuite, la puissance militaire de la Chine est encore plus « faible » que celle de la Russie. « De cette façon, la confiance en soi des Américains a été renforcée.

De plus, l’année dernière, l’Occident a fait preuve d’une unité sans précédent face au conflit Russie-Ukraine. D’un point de vue pratique, la puissance de l’Occident est encore assez grande. Une fois que l’Occident fait preuve d’une unité sans précédent, sa force est encore étonnante, ce qui renforce également la confiance en soi des États-Unis.

Troisièmement, ils pensent que la tendance au développement économique de la Chine est « mauvaise ». Pour diverses raisons, notamment l’impact de la pandémie, l’économie chinoise était en effet relativement faible l’année dernière. Par conséquent, depuis le mois d’août de l’année dernière, un jugement a été effectué aux États-Unis : Le PIB de la Chine ne peut pas dépasser celui des États-Unis. Le représentant de ce jugement est l’ancien secrétaire américain au Trésor Larry Summers.

Quatrièmement, les élites américaines sont mécontentes de la Chine en fonction de leurs propres valeurs. La combinaison des facteurs ci-dessus a amené les États-Unis à traiter la Chine plus durement.

Cinquièmement, les États-Unis joueront désespérément la « carte Taïwan » cette année, ce qui rendra les relations sino-américaines plus dangereuses.

Le 7 février, aux États-Unis, des auditions ont débuté au sein de la Commission des services financiers de la Chambre — au cours d’une session intitulée « Combattre la menace économique de la Chine ». Plusieurs propositions de loi concernent directement Taïwan : le Taiwan Non-Discrimination Act, Taiwan Conflict Deterrence Act et PROTECT Taiwan Act. Pour les Républicains, désormais majoritaires au sein de la Chambre des représentants, la défense de Taïwan demeure le fer de lance d’une politique plus ferme à l’encontre de la Chine.

Après avoir analysé les différents facteurs de risque ci-dessus, un autre incident de « ballon égaré » a eu lieu en Chine et aux États-Unis ces derniers jours. Depuis le 1er février, les États-Unis ont commencé à utiliser cet argument de « ballon égaré ». Bien que la Chine ait expliqué très clairement : il s’agit d’un ballon civil destiné à des fins météorologiques. Le ballon a dévié de son orbite et est entré sur le territoire continental des États-Unis pour cause de force majeure. Politisation.

La semaine dernière, le ministère chinois des Affaires étrangères à nié la responsabilité, déclarant qu’il s’agissait d’un « dirigeable civil utilisé à des fins de recherche météorologique qui aurait dévié de sa trajectoire ». Jeudi, les autorités américaines ont confirmé que le ballon était clairement capable de surveiller les communications américaines. 

Les médias américains en parlent tous les jours, et les gros titres de CNN ces jours-ci sont essentiellement « ballons égarés ». Bien que le 4 février, le ballon ait quitté les États-Unis vers la mer, et que son altitude ait chuté de 30 000 mètres à 18 000 mètres, les États-Unis ont tout de même dépêché des F22 pour abattre le ballon. Jusqu’à présent, l’incident a pris fin, mais ses « séquelles persistent » : À l’heure actuelle, les politiciens des deux partis et les médias américains continuent de faire du battage autour de cet incident, essayant de l’utiliser pour déclencher un nouveau cycle de la « théorie de la menace chinoise ».

Dans ce contexte, les États-Unis continueront à jouer la « carte Taïwan » cette année : le nouveau speaker McCarthy pourrait se rendre à Taïwan. Bien que McCarthy ait récemment déclaré lors d’une conférence de presse qu’il n’avait pas l’intention de se rendre à Taïwan, ses propos ne sont pas crédibles. À l’origine, il avait déclaré dans son bureau qu’il prévoyait activement de se rendre à Taïwan. Mais c’est peut-être à cause de la récente tension entre la Chine et les États-Unis et de la forte réaction de la partie chinoise, qu’il a soudainement changé ses mots.

Kevin McCarthy a annoncé une potentielle visite à Taïwan au printemps 2023, que Pékin souhaite décourager.

Il y a une forte probabilité que la visite de McCarthy à Taïwan ait quand même lieu. Les États-Unis ont initialement révélé que la visite à Taïwan aura lieu le 10 avril, mais le plan spécifique est strictement confidentiel. Ils veulent simplement prendre la Chine au dépourvu. De plus, le moment précis de la visite peut être avancé ou retardé. Si le calendrier de McCarthy est avancé, cela aura un très grand impact sur les relations sino-américaines. Bien que le « ballon vagabond » ait été abattu le 4 février, les séquelles sont donc toujours là. 

Par conséquent, ceux qui se soucient des relations sino-américaines doivent être vigilants. Bien que le gouvernement chinois suive également cet incident avec une grande attention et qu’il prenne également des mesures pour éviter qu’un tel choc ne se produise, vous devez être mentalement préparé, car McCarthy peut encore décider de ne pas visiter Taïwan.

Après l’incident du « ballon égaré », le ministère chinois des Affaires étrangères et le ministère de la Défense ont publié des déclarations protestant contre les États-Unis. Selon la « Convention de Genève », si un avion civil s’égare sur le territoire d’un autre pays, le problème est essentiellement résolu par des moyens diplomatiques. L’utilisation de moyens militaires est très rare, et même s’il l’est, il s’agit d’un cas particulièrement extrême. C’est pourquoi, cette fois-ci, nous exprimons notre protestation solennelle avec raison. Nous demandons à la partie américaine de ne pas exagérer cet incident, de ne pas le politiser et de ne pas profiter de cette occasion pour provoquer la Chine.

Le 5 février, le ministère des Affaires étrangères a publié une déclaration sur l’incident des États-Unis abattant par la force un dirigeable sans pilote.

En outre, selon les derniers rapports des médias américains, pendant la période Trump, des ballons ou dirigeables civils chinois se sont également égarés sur le territoire américain, ce qui a été résolu par une communication diplomatique privée. Il est évident que l’incident actuel du « ballon égaré » est le résultat de luttes intestines entre les partis politiques américains, car certains congressistes républicains plus radicaux ont exigé la démission de l’actuel vice-présidente Kamala Harris, et l’utilisation de cet incident du « ballon égaré » par Biden est encore plus fort : Trump, le « patron » du Parti républicain, a été confronté à ce genre de choses plusieurs fois au cours de son mandat, et il les a résolues simplement. Maintenant, le président Biden du parti démocrate abat directement le ballon avec des F22, et dramatise ces événements. 

Selon le porte-parole du Pentagone Patrick S. Ryder, ce n’est en effet pas la première fois qu’un tel aéronef est aperçu dans le ciel américain. Cependant, celui observé la semaine dernière semble être « resté plus longtemps dans l’espace et être plus persistant que dans les cas précédents » et a été aperçu au-dessus de l’État du Montana, qui abrite une unité de missiles stratégiques sensible du Global Strike Command — le commandement américain en charge, notamment, de la dissuasion nucléaire.

Par conséquent, il est évident qu’il est courant que des ballons ou des dirigeables dévient de leur trajectoire et s’égarent sur le territoire d’autres pays en raison d’un cas de force majeure, mais cette fois, les États-Unis ont vraiment exagéré l’incident en raison de la politisation : les deux partis et les médias américains ont besoin de créer ces incidents pour renforcer la « théorie de la menace chinoise ».

Or les élites américaines considèrent généralement la Chine comme un adversaire et une menace, mais le peuple américain ne s’en soucie généralement pas beaucoup. J’ai vécu aux États-Unis pendant de nombreuses années. Le peuple américain ordinaire ne se soucie guère des affaires internationales. Ils ne se soucient que des nécessités quotidiennes et des revenus de leur emploi. Il est très difficile pour les élites de planifier une nouvelle guerre froide lorsque le public américain n’a aucune opinion de la Chine. S’il n’y a pas de soutien du public, il est impossible de mobiliser les ressources de tout le pays pour mener une confrontation à long terme. Comment mener une nouvelle guerre froide ? Cette fois, l’incident du « ballon égaré » a donc été politisé, en utilisant cette raison pour renforcer la « théorie de la menace chinoise ».

Selon une enquête du Pew Research Center de 2020, 73 % des États-uniens disent pourtant avoir une opinion « défavorable » ou « très défavorable » de la Chine. 

L’impact de suivi de cet incident peut durer un certain temps, donc dans cette circonstance, il est nécessaire que le ministère chinois des affaires étrangères et le ministère de la défense s’expriment, et il est également nécessaire que le vice-ministre des affaires étrangères Xie Feng négocie. Bien que nous attendions avec impatience les résultats des négociations, je suis personnellement pessimiste, car il s’agit d’une opération délibérée de l’élite américaine, donc je suppose qu’ils vont agir. Bien sûr, les déclarations de notre ministère de la Défense et du ministère des Affaires étrangères sont également utiles dans ce cas. Nous devons clarifier notre position afin que nos actions de suivi puissent être « réputées », même si cette déclaration peut avoir peu d’effet sur la politique interne des États-Unis.

À l’heure actuelle, on estime que l’incident du « ballon égaré » va continuer à fermenter, et qu’il aura également de nouvelles conséquences sur les relations sino-américaines. Par conséquent, ce que nous devons savoir, c’est que la Chine a raison d’exprimer sa position, mais l’effet peut être très limité, et les États-Unis auront des actions de suivi. Par conséquent, nous devons être prêts en termes d’actions et d’allocation de ressources. Une fois que les Etats-Unis auront intensifié leurs provocations, nous devrons prendre des mesures fortes pour les contrer. Tant que nous sommes pleinement préparés à la lutte, les actions ultérieures des États-Unis peuvent ne pas être efficaces.

Sources
  1. Forum économique mondial, Profil de Jin Canrong
  2. Jin Canrong, “流浪气球”事件将持续发酵,我们要在行动上做好准备, 6 février 2023.
  3. Brandon Yu, The Wandering Earth II’ Review : It Wanders Too Far, New York Times, 22 janvier 2023
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