Taïwan, la « guerre civilisationnelle prolongée » selon Jiang Shigong

Doctrines de la Chine de Xi | Épisode 14

Au pic de la crise causée par la visite de Nancy Pelosi à Taïwan, une revue chinoise de référence a exhumé ce texte de 2005, signé Jiang Shigong. À l'époque, longtemps avant l'émergence de Xi, il appelle à un réveil politique de la Chine qui devrait provoquer la « réunification ». Son point de vue, rare sur ce sujet tabou dans l'establishment, mérite aujourd'hui d'être relu pour comprendre comment « la question Taïwan » a façonné l'élite intellectuelle chinoise.

Auteur
David Ownby
Image
© Costfoto/Sipa USA

Jiang Shigong (né en 1968) est un professeur de droit respecté à l’Université de Pékin et est l’un des principaux porte-parole de la « Nouvelle Gauche » chinoise. Alors que le PCC a tenu son 20e Congrès le mois dernier, la relecture des écrits de Jiang est fondamentale pour comprendre en profondeur comment l’ère Xi Jinping s’inscrit dans les récits de l’histoire du PCC et de l’histoire de la civilisation chinoise plus généralement. 

Le texte traduit ici est intéressant parce que les intellectuels de l’establishment chinois écrivent rarement sur Taïwan, qui, comme le Xinjiang, le Tibet et Hong Kong, est l’un de ces sujets tabous où il y a peu de place pour exprimer quelque chose de neuf — la plupart d’entre eux préfèrent donc ne rien dire à ce sujet. Ce texte, publié à l’origine en 2005, a été republié plus récemment par la Beijing Cultural Review le 6 août 2022 sous le titre « Le détroit de Taïwan changera-t-il le monde ? Selon un professeur de l’Université de Pékin, il y a encore une autre guerre cachée à gagner »1. De manière intéressante, la rédaction notait que l’article était une republication, mais sans indiquer toutefois la date originale de publication. Cela peut interroger sur leur volonté ou non de « piéger » leurs lecteurs en leur faisant lire un article qui, d’une certaine manière, est moins important qu’il n’y paraît. 

Si nous lisons le texte sans savoir qu’il a été écrit il y a 17 ans, l’on ne peut être que frappé. Jiang y soutient essentiellement que la résolution du problème de Taïwan exigera que la Chine affronte son « problème de modernité » et se développe politiquement et culturellement au point de pouvoir gagner « les cœurs et les esprits » de la population taïwanaise afin d’aboutir à la « réunification ». Le texte est également rempli de déclarations comme « la Chine d’aujourd’hui a besoin de grands hommes d’État » pour résoudre la question de Taïwan, une chose très étrange à dire pour un champion de Xi Jinping et de la « Pensée Xi » dans le contexte du 20e Congrès du Parti. En somme, une lecture rapide et non informée du texte de Jiang pourrait suggérer que la guerre désordonnée de la Russie en Ukraine avait amené Jiang Shigong à la conclusion que la prudence devait être la donnée primordiale dans les relations Chine-Taïwan, et que Xi Jinping devait se rendre compte des périls de la situation et mettre de l’ordre en Chine avant d’envisager des aventures à l’étranger.

Bien entendu, tout cela semble largement hors de propos dès lors que l’on apprend que le texte a été publié à l’origine en 2005. C’est davantage la raison pour laquelle les éditeurs de la Beijing Cultural Review, revue de référence de l’espace intellectuel chinois, ont choisi de publier ce texte en particulier à l’aube du 20e Congrès du Parti — vraisemblablement avec l’accord de Jiang — qui mérite réflexion. Le message du texte est assez conservateur, ainsi qu’implicitement critique à l’égard de la direction de la Chine. Il semblerait qu’il s’agisse d’un indice de plus que de nombreux intellectuels de l’establishment chinois sont mal à l’aise avec la perspective du troisième mandat de Xi Jinping et avec lui l’expansion exacerbée de la « Pensée Xi » — même si, et c’est tout le paradoxe de cette republication, Jiang Shigong ne se range pas dans cette catégorie.

Lu en ses propres termes, l’essai de Jiang est bien sûr plus important pour ceux qui s’intéressent à l’histoire et à l’évolution de sa pensée et de son travail. À bien des égards, le texte ressemble à une version du Choc des civilisations de Samuel Huntington, l’un des auteurs clefs de Jiang, « avec des caractéristiques chinoises ». Jiang y élabore largement sur la façon dont la Chine devrait prendre la tête de la reconstruction de la civilisation confucéenne dans toute l’Asie orientale. La raison pour laquelle Jiang a choisi de sonder ce thème en 2005 reste peu claire ; le livre de Huntington était disponible en traduction chinoise depuis quelques années déjà en 2005, et avait vraisemblablement déjà été discuté en profondeur par les intellectuels chinois. Une hypothèse serait que le Parlement chinois a adopté le projet de loi anti-sécession en mars 2005, autorisant le recours à la force en cas de déclaration d’indépendance de Taïwan, ce qui a peut-être incité Jiang à réfléchir à la question en termes plus larges.

Dans l’œuvre de Jiang, ce texte est un exemple originel de sa lutte avec de nombreux thèmes qu’il a abordés dans des travaux plus récents, d’une manière qui semble un peu moins cohérente et ciblée que la plupart de ses écrits d’aujourd’hui, mais un peu plus conciliante.

Dans une situation politique complexe, la question de Taïwan est devenue un problème clé de la gouvernance intérieure et de la politique étrangère de la Chine. D’une part, la question de savoir si l’essor de la Chine peut se faire pacifiquement est étroitement liée à la manière de résoudre la question de Taïwan, un problème qui doit être examiné dans le contexte de la réorganisation du paysage politique international ; d’autre part, la question de Taïwan est étroitement liée à la transformation politique progressive de la Chine, et la manière de résoudre la question de Taïwan n’est pas seulement un choix des moyens à employer, sur la base de la situation actuelle, mais concerne également la construction du futur système politique de la Chine et la renaissance de la civilisation chinoise.

Le problème de Taïwan n’est pas seulement une question politique, mais aussi une question idéologique, impliquant non seulement la question interne de l’unification et de la division et la question internationale de l’essor de la Chine et du contexte mondial, mais aussi la question de l’avenir de l’humanité et de la possibilité de faire revivre la civilisation chinoise. Il s’agit en fait d’un problème auquel la Chine est confrontée depuis son entrée dans l’ère moderne, de sorte que la réflexion sur la question de Taïwan commence par une réflexion sur le dilemme de la modernité auquel la Chine est confronté.

Le dilemme de la modernité en Chine

Les transformations nationales que la Chine a connues depuis le début de l’ère moderne ont sans aucun doute ouvert un large espace aux libertés civiles, et notre créativité collective a donné une nouvelle vie à une civilisation ancienne. Aujourd’hui, nous avons non seulement créé un miracle dans l’histoire du développement économique humain et un Beijing Consensus (Consensus de Pékin) unique, mais nous sommes également engagés dans un effort humain sans précédent pour promouvoir le constitutionnalisme, l’État de droit et la démocratie. En contemplant le destin de la modernité, devons-nous prendre le chemin de la fin de l’histoire dans la posture d’un « suiveur », ou devons-nous au contraire tracer un nouveau chemin historique pour l’humanité avec la mentalité d’une nation politique ? Plutôt que de considérer cela comme un défi ou un test que l’histoire pose à la civilisation chinoise, nous devrions plutôt le voir comme une opportunité que nous offre l’histoire. 

Cependant, en contraste avec la liberté et la créativité vibrantes de chaque individu, nous sommes confrontés à des difficultés sans précédent et à des problèmes complexes, car nous avons dû expérimenter en un seul siècle le processus de modernisation qui a pris des milliers d’années en Occident. Les problèmes d’équité, de moralité, de corruption, d’éducation, de population, d’environnement s’accumulent, transformant la liberté individuelle en conflits sociaux aigus : conflits entre les riches et les pauvres, conflits entre le gouvernement et le peuple, différences régionales, différences entre les villes et les campagnes entre autres. Si ces contradictions nécessitent certainement l’établissement d’une société harmonieuse régie par l’État de droit et régulée par des institutions justes et raisonnables, il est indéniable que derrière ces contradictions de surface se cache une contradiction fondamentale profonde de l’existence humaine : la contradiction entre une population importante et des ressources limitées. Toutes ces questions ne peuvent être considérées dans le contexte d’une simple politique ou d’un simple système, mais doivent être considérées dans le contexte de la modernité.

En fait, le libéralisme moderne nous fournit une perspective de base pour réfléchir à ces questions : à savoir, la maximisation de l’utilité par l’allocation des ressources par le marché. Cela signifie qu’à l’ère de la mondialisation, le problème de la main-d’œuvre excédentaire peut être résolu par la libre circulation des personnes, et que les pénuries de ressources peuvent naturellement être traitées par les marchés mondiaux. Toutefois, ce mode de pensée libéral idéal se heurte à une réalité extérieure. Dans le système économique mondial actuel dominé par l’Occident, le capital et le matériel peuvent circuler librement dans le monde, mais pas la main-d’œuvre. Cela signifie que notre importante population active reste piégée dans ce pays privé de ressources, et que notre politique économique ne peut que chercher à faire entrer des investissements étrangers, mais pas à exporter de la main-d’œuvre. 

Quelles que soient les raisons inventées par les économistes occidentaux, ils ne peuvent tromper le bon sens d’une personne ordinaire : le droit du peuple chinois à poursuivre le bonheur est limité par le mauvais environnement de vie de la Chine, et lorsque les Chinois, nourrissant l’idéal de la poursuite de la liberté, tentent de quitter l’ environnement de vie difficile des villages ruraux pauvres pour rejoindre le monde, le sort qui les attend peut être celui de « passagers clandestins ». Certaines personnes peuvent se plaindre que la population chinoise est trop importante, mais une population importante n’est pas un péché, chacun a le droit de survivre et de vivre une vie heureuse, et la population importante de la Chine n’est pas une raison pour perdre ses droits face à cet ordre économique international déraisonnable. 

Bien que certaines théories économiques occidentales insistent sur le fait que la libre circulation de la main-d’œuvre peut être remplacée par la circulation des ressources, pourtant, lorsque nous voulons acheter du pétrole russe, nous nous heurtons à l’obstruction des Japonais ; lorsque nous voulons acheter du pétrole d’Asie centrale, la puissance américaine s’abat sur ces pays ; lorsque nous voulons importer du pétrole d’Afrique, les porte-avions qui apparaissent en tout point de la longue route de transport rendent le libre-échange discutable. Le libre-échange doit être garanti par la loi, mais quelle loi peut garantir un tel libre-échange ? Hayek a affirmé que « la liberté est l’absence de coercition », alors quel type de force coercitive restreint la libre circulation des personnes et des ressources autour du globe ? L’exemple typique que nous voyons est que si un pays ne se conforme pas aux arrangements politiques du monde occidental, il fait face aux sanctions économiques du monde occidental, ce qui est l’utilisation de la force coercitive de l’État pour supprimer le libre-échange. 

C’est ici que le libéralisme se heurte à une réalité froide et moderne, à savoir la force souveraine qui constitue l’ordre international. Les libéraux n’aiment pas la souveraineté parce qu’ils savent que le droit de chacun de choisir de vivre et de créer librement est soumis à la coercition de la force souveraine de l’État sous la forme des bureaux de visa des ambassades, des fonctionnaires de l’immigration et des douanes, ainsi que des tribunaux, des prisons et des institutions militaires, etc. qui se trouvent derrière eux. Si les États et la souveraineté ne peuvent pas être complètement éliminés à l’échelle mondiale, et si nous ne pouvons pas établir une « société ouverte » ou un « monde unifié » dans lequel chacun peut circuler librement à l’échelle mondiale, alors la liberté individuelle prêchée par le libéralisme ne peut être que déclassée en une « liberté du citoyen », c’est-à-dire une liberté du citoyen qui présuppose une communauté politique ou un État. Par conséquent, le vrai libéral ne fait jamais l’autruche et ne prétend pas haïr la souveraineté, mais il l’affronte frontalement et tente de la diriger. Hobbes, l’initiateur du libéralisme, concevait l’individu libre comme existant au sein de la puissante souveraineté d’un Léviathan, et employait la souveraineté pour s’opposer à la souveraineté, ce qui constitue le principe de base du droit international moderne. 

Aujourd’hui, le droit du peuple chinois à poursuivre sa liberté est soumis non seulement à diverses contraintes internes mais aussi à une coercition externe, ce qui exacerbe souvent les contradictions internes de la Chine. On peut imaginer la situation dans laquelle se trouverait le peuple chinois dans sa quête de liberté si l’énergie et les marchés nécessaires au développement économique de la Chine étaient restreints de manière déraisonnable par d’autres États souverains. En fait, l’évolution vers une économie planifiée et même la voie de la collectivisation dans la politique économique de l’après-1949 étaient toutes deux inextricablement liées au blocus total de la Chine par le monde occidental. La condition préalable pour être un peuple libre est une souveraineté nationale forte, qui peut émousser l’hégémonie d’autres souverains, établir un ordre international juste et raisonnable, et assurer la croissance économique, fournissant ainsi un environnement externe favorable pour résoudre les conflits internes. 

La souveraineté de l’État n’est pas une force imposée de l’extérieur, mais le produit même de la liberté individuelle, le fruit du désir et de la volonté de chaque individu de poursuivre la liberté, et elle est l’expression juridique de la souveraineté d’un peuple. La souveraineté de l’État n’est qu’un outil facilitant la réalisation de la liberté de chaque individu, et l’extension de la souveraineté de l’État est aussi l’extension des libertés civiles, et les libertés civiles et la souveraineté de l’État constituent les deux ailes de la modernité. À l’ère de la mondialisation, la souveraineté de l’État est si importante parce que chacun a besoin de réaliser sa liberté de manière urgente par le biais de la souveraineté de l’État.

Le véritable dilemme de la modernité chinoise est que même si les libertés civiles ont été créées, l’État est impuissant à les satisfaire. Aujourd’hui, nos produits sont vendus dans le monde entier, et les matières premières dont nous dépendons proviennent également du monde entier. Plus notre relation au monde devient étroite, plus nous avons besoin de la souveraineté nationale pour protéger les chaînes d’approvisionnement qui soutiennent le libre-échange dans le monde entier. À l’ère de la mondialisation, le concept de sécurité nationale s’est étendu au-delà de sa portée traditionnelle, et c’est en ce sens que le problème de Taïwan est étroitement lié au sort d’une Chine libre. 

L’environnement géographique de la Chine et la sécurité nationale

La sécurité nationale est, avant tout, la protection par l’État des droits humains fondamentaux de ses citoyens à la vie, à la propriété et à la poursuite du bonheur, en veillant à ce que ceux-ci ne soient pas confisqués par d’autres pays ; par conséquent, un État fort est une condition nécessaire pour garantir les libertés civiles. Il existe de nombreux facteurs contingents qui rendent un État fort, parmi lesquels la géographie est très importante. Montesquieu a lié le régime politique d’un pays à sa géographie, et l’exploration de la démocratie américaine par Tocqueville a commencé par un regard sur sa géographie unique.

La naissance et la maturation de la civilisation chinoise étaient étroitement liées à son environnement géographique unique. Les océans à l’est et au sud et les montagnes à l’ouest ont servi de barrières de sécurité pour le développement de la civilisation sur le continent de l’Asie de l’Est, tandis que les plaines ouvertes au nord étaient un point faible. Les divisions nationales et la chute des dynasties étaient souvent provoquées par des invasions venues du nord, et la Grande Muraille est ainsi devenue l’ultime écran de protection et le symbole de la sécurité nationale.

Mais ce sont également les invasions constantes en provenance du nord qui ont stimulé la croissance de la civilisation. Cet environnement géographique relativement sûr a produit le cycle historique de division et d’unité et a favorisé l’intégration des peuples et des cultures, rendant la civilisation chinoise ouverte aux autres peuples et cultures. La politique chinoise classique a toujours poursuivi l’universalisme de « prendre le monde comme sa propre responsabilité », en considérant tout du point de vue du « monde 天下 » et de la « civilisation », en rejetant les points de vue nationaux ou ethniques étroits, ce qui a conduit le politologue Lucian W. Pye (1921-2008) à dire que « la Chine est une civilisation qui prétend être un État ».

Avec l’invasion du monde occidental à partir du XIXe siècle, l’ancien concept de sécurité de la Chine a été remis en question sur tous les plans. En effet, le développement de la technologie moderne a rendu les barrières géographiques moins importantes pour la sécurité nationale. La côte sud-est, autrefois une barrière de sécurité, est devenue la moins sûre des portes ouvertes, et les frontières de la Chine ont été confrontées à une véritable crise. Le vieil adage selon lequel la division cède la place à l’unité et vice-versa est également tombé à l’eau, la Chine étant confrontée non seulement à une crise en termes de gouvernance de l’État, mais aussi à une crise de destruction civilisationnelle et d’annihilation raciale. En Occident, l' »État-nation » a fini par l’emporter sur l' »État civilisationnel », ce qui signifie que la Chine a dû effectuer la même transition douloureuse

L’expression utilisée par Jiang est 分久必合, 合久必分, qui fait partie de la première ligne du roman classique La Romance des Trois Royaumes. La traduction classique de la phrase entière est « L’empire, longtemps divisé, doit s’unir ; longtemps uni, il doit se diviser. Ainsi en a-t-il toujours été. « 

C’est face à l’invasion des puissances occidentales que les Chinois ont entamé une révolution interne pour résister à cette invasion étrangère. La lutte extérieure du peuple chinois pour le pouvoir de l’État s’est naturellement transformée en une lutte intérieure pour les droits de l’homme. Dès le début, les droits de l’homme et le pouvoir de l’État, la liberté individuelle et la souveraineté nationale ont été entrelacés. L’histoire de la construction de l' »État-nation » par le peuple chinois est aussi l’histoire de ses tentatives de reconstruction de l’ordre politique international. « Le pays doit être indépendant et le peuple doit être libéré » – l’histoire de la république construite par Sun Yat-sen, Mao Zedong et d’autres, est aussi l’histoire de la lutte du peuple chinois contre l’oppression étrangère et de sa quête de libertés civiles.

Pour la génération du Quatre-Mai, les « lumières intellectuelles » font partie du « salut national », car l’indépendance nationale est la garantie de la liberté individuelle et la liberté individuelle est le moteur de l’indépendance nationale. Les libertés civiles et la construction de l’État-nation étaient donc étroitement liées, et la République a été fondée sur la base des libertés civiles et de la souveraineté populaire. Dans ce processus historique, les destins de Taïwan et du continent étaient étroitement liés, et même après 1949, les relations entre les deux rives du détroit sont restées dans un état de « guerre civile » selon le droit international, la résolution finale du problème devant être décidée par la situation politique des deux côtés du détroit de Taïwan.

La construction de l’État-nation chinois a été dès le début un effort politique en réponse à l’ordre international, et par conséquent, l’établissement et le développement de la République populaire, ainsi que la question de Taïwan, ne peuvent être compris que dans le contexte de l’ordre politique international. Après la fondation de la Nouvelle Chine, la sécurité nationale était constamment menacée par l’Union soviétique au nord et par l’alliance américano-japonaise à l’est. Dans le contexte de la lutte soviéto-américaine pour l’hégémonie, notre alliance avec l’Union soviétique au début des années 1950 comprenait également des considérations sur notre sécurité au nord, bien que le choix de la Chine ait inévitablement conduit les États-Unis à considérer la Chine comme un ennemi. Lorsque la guerre de Corée a éclaté, les États-Unis ont fait le choix stratégique de bloquer la Chine, et ont inclus Taïwan dans leur « chaîne d’encerclement » à l’est de la Chine. Dans ce type d’environnement de sécurité internationale, l’environnement extérieur pour l’économie libre de la Chine était restreint, et le modèle d’économie planifiée est progressivement devenu une nécessité historique afin d’assurer l’approvisionnement en capitaux et en matières premières nécessaires à la modernisation.

L’alliance sino-soviétique ne signifiait pas que la Chine devait devenir un État vassal de l’Union soviétique, et lorsque l’Union soviétique a tenté d’incorporer la Chine dans sa sphère d’influence, notre première génération de dirigeants a rejeté catégoriquement cette demande, jusqu’à risquer une lutte armée. Depuis lors, la sécurité nationale de la Chine se trouve dans une situation où elle est attaquée de toutes parts. Lorsque Chen Yi 陈毅 (1901-1972), commandant militaire et homme politique, a déclaré : « Je veux la bombe atomique même si cela me coûte mon pantalon », cela évoquait la quête de liberté d’une certaine génération de Chinois. 

Pour parvenir à cette liberté vis-à-vis de la domination étrangère, une génération de Chinois a payé un prix terrible pour le bénéfice de leurs enfants et petits-enfants ; le Grand Bond en avant, les communes populaires et la Révolution culturelle étaient tous étroitement liés à la stratégie nationale qui donnait la priorité au développement de l’industrie lourde, de l’armée et du Troisième Front dans des conditions de blocus total par les États-Unis et l’URSS. Sans comprendre cet environnement extérieur difficile, il est impossible de comprendre les causes profondes du conflit de priorités au sein de la Chine. Une telle stratégie de sécurité a sans aucun doute coûté très cher, mais elle a également jeté les bases de décennies de développement économique pacifique.

Le troisième front était un effort massif, débutant en 1964, pour développer l’industrie à l’intérieur de la Chine. La motivation de base était stratégique : la guerre au Vietnam ainsi que les difficultés croissantes avec l’Union soviétique ont amené la Chine à se sentir vulnérable. D’où la décision de développer la base industrielle de la Chine – y compris les industries militaires – dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest.

Pour contrer l’hégémonie mondiale de l’Union soviétique, les États-Unis ont établi des relations diplomatiques avec la Chine en 1972, et les États-Unis ont reconnu Taïwan comme faisant partie de la Chine. Le blocus de la côte orientale de la Chine a commencé à être levé, et la construction économique de la Chine a commencé dans le sud-est. La stratégie de développement économique de la Chine en est venue à s’appuyer sur les capitaux étrangers et les exportations, et la Chine et Taïwan sont entrés dans une phase d’interaction bénigne et de croissance économique et commerciale soutenue.

Cependant, alors que l’effondrement de l’Union soviétique a renforcé la sécurité de la frontière nord de la Chine, l’hégémonie mondiale des États-Unis qui s’en est suivie a non seulement étendu la puissance américaine en Asie centrale et menacé la frontière nord-ouest de la Chine, mais s’est également recentrée sur Taïwan comme élément crucial de ses efforts pour contenir l’essor de la Chine et renforcer son alliance militaire avec le Japon. Alors que la stratégie mondiale des États-Unis est encore en pleine évolution, Taïwan est sans aucun doute devenu le point stratégique de la politique américaine à l’égard de la Chine. 

Taïwan dans l’ordre international et au sein de la politique chinoise 

En tant que partie du territoire chinois, Taïwan n’occupait pas une place importante dans la stratégie traditionnelle de sécurité nationale et, pour cette raison, n’était pas un centre d’attention majeur de l’État au cours de la période Ming-Qing. Avec l’essor du capitalisme moderne en Chine, le reste du monde est devenu une composante essentielle du développement économique. Le concept de sécurité nationale de la Chine s’est développé pour inclure non seulement la Chine mais le monde dans son ensemble, ce qui signifie que la position stratégique de Taïwan en tant que partie du territoire chinois est devenue de plus en plus importante, à la fois comme une barrière vitale protégeant le libre-échange de l’énergie et des produits chinois à l’échelle mondiale, et comme un point stratégique important permettant aux États-Unis de contenir la montée en puissance de la Chine.

Littéralement, « elle n’est pas devenue le centre des efforts laborieux des empires Ming et Qing 没有成为明清帝国苦心经营的重点. » L’expression « 苦心经营 » est tirée d’un des livres de Liang Qichao, et a peut-être une connotation particulière, mais elle sonne maladroitement en anglais si les efforts ne sont pas identifiés.

Ross Terrill (né en 1938), sinologue actif dans la politique américaine, souligne qu’une fois que Taïwan cessera d’exister en tant qu’entité indépendante, l’équilibre des forces en Asie de l’Est changera également, le Japon comptant moins sur les garanties de sécurité américaines et les Philippines et le Vietnam reconsidérant leur point de vue sur la Chine. Bien entendu, son conseil politique au gouvernement américain a été de démembrer la Chine et de soutenir l’indépendance de Taïwan. Et Samuel Huntington (1927-2008) a même émis l’hypothèse, dans Le choc des civilisations, qu’une guerre dans le détroit de Taïwan conduirait à une guerre asiatique qui finirait par détruire la Chine.

Les stratèges américains nous ont déjà dessiné une carte on ne peut plus claire. En surface, la lutte politique internationale est ostensiblement une lutte pour le leadership politique entre différents États, mais en réalité, c’est une lutte pour le leadership discursif et, en fin de compte, pour la domination civilisationnelle. Dans un choc des civilisations, chaque civilisation a besoin d’un État central afin de maintenir le pouvoir de cette civilisation. Dans la tradition civilisationnelle confucéenne, la Chine est l’État central incontesté, mais dans la transformation moderne de la civilisation confucéenne, le Japon est devenu une puissance mondiale en « quittant l’Asie et en rejoignant l’Europe », selon les mots de Fukuzawa Yukichi (1835-1901), et exerce aujourd’hui une influence considérable en Asie de l’Est et du Sud-Est. Si la Chine et le Japon devaient former une alliance, l’Amérique perdrait bien sûr sa domination de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, mais sur la base des contradictions historiques et des conflits d’intérêts actuels entre la Chine et le Japon, à moins que la Chine ne prenne un avantage décisif, le Japon continuera certainement à « compter sur le soutien des étrangers » et à s’allier aux États-Unis pour s’opposer à la Chine. 

Fukuzawa Yukichi était un éducateur et un intellectuel public bien connu qui prônait la modernisation et l’occidentalisation du Japon au début de la période Meiji. Il a déclaré de façon célèbre que le Japon devait « quitter l’Asie ».

Taïwan est sans aucun doute un élément clé dans la compétition entre la Chine et le Japon en Asie de l’Est. Si la Chine parvient à la réunification, occupe le terrain géopolitique stratégique en Asie de l’Est, maintient la croissance économique et la stabilité politique, et forme un partenariat stratégique stable avec l’ASEAN, la Corée du Nord et la Corée du Sud, le choix le plus éclairé du Japon serait de « quitter l’Europe et rejoindre l’Asie », restaurant ainsi la tradition de la civilisation confucéenne dans toute l’Asie de l’Est et du Sud-Est. Si la puissance américaine décline en Asie de l’Est, l’hégémonie américaine sur l’Asie du Sud et le golfe Persique sera à son tour affaiblie, et la civilisation confucéenne aura ainsi suffisamment d’espace pour effectuer une renaissance complète, après quoi le monde pourra évoluer vers une situation de règne conjoint impliquant des groupes basés en Amérique du Nord, en Europe, en Asie centrale russe, en Asie de l’Est et en Asie du Sud. Dans la perspective opposée, si les États-Unis ou le Japon contrôlent Taïwan, la Chine sera aussi impuissante qu’un lion en cage malgré son essor, et la renaissance de la civilisation confucéenne ne sera rien de plus que des mots sur une page.

Par conséquent, si la Chine veut faire revivre sa civilisation traditionnelle, elle doit parvenir à un leadership politique en Asie de l’Est, et si elle veut parvenir à un leadership politique en Asie de l’Est, elle doit réaliser la réunification avec Taïwan. D’un autre point de vue, si la Chine veut réaliser la réunification avec Taïwan, elle doit établir un leadership politique en Asie de l’Est, et pour établir un leadership politique en Asie de l’Est, elle doit reconstruire l’influence de sa civilisation traditionnelle en Asie de l’Est. La question de Taïwan implique donc un concours entre deux forces civilisationnelles en Asie, dont l’issue affectera l’avenir de la civilisation humaine.

En termes de droit international, Taïwan fait incontestablement partie du territoire de la Chine, bien que la réalisation de la réunification avec Taïwan doive également être considérée dans le contexte des affaires intérieures de la Chine. Le problème de Taïwan a commencé en 1945 par une guerre civile entre le Parti communiste et le Kuomintang pour savoir qui gouvernerait la Chine, une guerre civile qui se poursuit encore aujourd’hui, représentant en fait deux choix différents sur la voie de la modernité que la Chine suivra dans sa transition d’un « État civilisationnel » à un « État-nation ».

Depuis les années 1980, les différences entre les deux côtés du détroit de Taïwan sur la voie de la modernité se sont progressivement réduites, le continent ayant abandonné de plus en plus d’aspects du socialisme. La transformation économique et la démocratisation politique de Taïwan étaient autrefois citées comme des modèles de réussite pour l’avenir de la Chine, étant donné que la réalisation d’une transformation politique moderne et stable a été un défi pour le peuple chinois dans sa transition vers un État-nation, et que les réalisations de Taïwan étaient considérées comme une source de fierté pour la nation chinoise et la civilisation traditionnelle.

Malheureusement, les autorités de Taïwan ont transformé la poussée de démocratisation politique en une lutte pour l’unification ou l’indépendance de Taïwan entre les Taïwanais de naissance et ceux venus du continent. Cela est devenu à son tour une force de division nationale, de sorte que les possibilités de réunification pacifique s’éloignent, le danger de guerre se rapproche et les opportunités historiques disparaissent.

Le destin sourit aux grands politiciens, mais n’a pas de temps à perdre avec les clowns politiques. Dans la performance maladroite des clowns politiques de Taïwan, la démocratisation a révélé ses points faibles, ainsi que l’aspect le plus sombre de la modernité : en d’autres termes, la démocratisation est utilisée pour attiser les conflits régionaux, ethniques, de classe et culturels, et pour justifier la division du pays et de la nation. Les forces séparatistes de Taïwan utilisent des moyens culturels pour transformer l’esprit des Taïwanais et faire de Taïwan un lieu distinct dans le cœur et l’esprit du peuple afin de parvenir à une division politique complète. La souveraineté nationale et l’unité culturelle sont en crise.

En ce moment critique, la Chine continentale doit assumer la lourde obligation de la réunification nationale avec la plus grande ténacité et la plus grande volonté, la considérant comme une épreuve fatidique de « l’investiture céleste de la responsabilité », réalisant la réunification nationale avec l’ambition politique du renouveau civilisationnel et une sagesse politique supérieure. La question de Taïwan doit être considérée sous l’angle de la politique internationale et nationale. Tout en empêchant la sécession, il est nécessaire d’adopter une nouvelle pensée et d’explorer de nouvelles voies vers la réunification.

La citation est tirée de Mencius, et le passage plus long d’où elle provient est le suivant : « Ainsi, lorsque Tian [le ciel] veut placer un grand fardeau de responsabilité sur un homme, il commence toujours par tremper les aspirations de son cœur dans l’amertume et par faire travailler ses muscles et ses os ». Voir Robert Eno, Mencius, A Teaching Translation, p. 122.   

© Costfoto/Sipa USA

Guerre et paix : l’éternelle guerre des civilisations 

Tout au long de l’histoire, l’ascension d’une grande puissance a souvent nécessité une ou deux victoires marquantes dans la guerre pour parvenir à l’auto-identité et à la reconnaissance mondiale, et en même temps, il y a eu des grandes puissances qui se sont effondrées même au cours de leur ascension à cause de la guerre. L’ascension pacifique d’une grande puissance nécessite des opportunités historiques, en plus de la sagesse politique supérieure de ses dirigeants politiques. Derrière le succès et l’échec, la vertu et le destin, nous pouvons souvent voir l’inévitabilité de l’ascension et de la chute des civilisations.

Par conséquent, lorsqu’une grande puissance prend forme, la guerre doit être prise au sérieux. La guerre doit être contrôlée et maîtrisée, elle doit faire l’objet d’une réflexion approfondie, car il s’agit à la fois d’éviter le chemin où la guerre mène à l’effondrement, mais aussi de saisir l’opportunité d’utiliser la guerre pour s’élever rapidement, et surtout, de naviguer dans une ascension pacifique en gagnant sans recourir à la guerre. Pour prendre de telles décisions, il faut non seulement comprendre clairement quels intérêts se situent où sur la scène internationale, mais aussi appréhender clairement les différences de puissance nationale. Nous devons non seulement être clairs sur les objectifs, la nature, l’impact et les conséquences de la guerre, mais aussi utiliser pleinement les moyens économiques, politiques et culturels à notre disposition pour atteindre nos objectifs de guerre.

Dans tous les cas, nous devons reconnaître que la guerre est une politique par d’autres moyens, et un moyen dangereux, à n’utiliser qu’en dernier recours, et que si la guerre est nécessaire, elle doit être inévitable, une exigence nécessaire pour servir un objectif stratégique déclaré. Si un pays ne dispose pas d’une stratégie globale pour son accession au pouvoir et de la patience nécessaire pour atteindre ses objectifs stratégiques, toute considération irréfléchie de la guerre est dangereuse.    

Dans la situation actuelle, nous devons considérer la guerre comme une composante nécessaire pour parvenir à la réunification de Taïwan, et penser à la guerre comme un moyen nécessaire et une voie possible en termes politiques. Une telle considération est une composante nécessaire de notre grande stratégie nationale globale, qui est l’essor de la nation chinoise. Sans la réunification de Taïwan, cette grande stratégie ne peut être réalisée, et pour réaliser cette stratégie globale, la stratégie actuelle nous demande de saisir une fenêtre d’opportunité stratégique de vingt ans au début du XXIème siècle, pendant laquelle nous persistons à utiliser les moyens économiques comme stratégie centrale, en essayant autant que possible d’éviter la guerre. 

Ainsi, tant la grande stratégie de la nation que les étapes stratégiques pour la réaliser doivent tenir compte de la guerre. Cela comprend à la fois une préparation adéquate à la guerre et le fait de l’éviter dans toute la mesure du possible. Ce n’est qu’en prenant la guerre au sérieux et en s’y préparant véritablement qu’il sera possible d’éviter la guerre et de créer la paix, ou d’établir une paix durable grâce à une guerre limitée. Cette dialectique de la guerre et de la paix est ancrée dans notre nature humaine immuable, car l’ambition ne peut être contrecarrée que par l’ambition, qui est le seul moyen de maintenir l’équilibre politique.   

Ce qui rend la situation actuelle dans le détroit de Taïwan si dangereuse, c’est que le pouvoir politique de l’Asie de l’Est dans son ensemble est dans un état de confrontation déséquilibrée. L’alliance américano-japonaise tente d’utiliser son avantage écrasant pour contenir la montée en puissance de la Chine, et Taïwan n’est qu’une monnaie d’échange pour réaliser ces ambitions hégémoniques. Si l’endiguement mène à la guerre, il ne s’agira pas seulement d’une guerre civile douloureuse, mais d’un conflit international régional inquiétant qui, s’il n’est pas géré efficacement, pourrait bien se transformer en un conflit mondial. Si nous perdons ce conflit, le résultat sera non seulement un pays divisé et un système politique effondré, mais l’extinction de nos rêves de faire renaître notre nation et notre civilisation. Cette guerre est tellement critique et importante que nous devons être très clairs quant à l’identité de nos ennemis et aux conséquences d’une guerre. Plus le danger d’indépendance de Taïwan est sérieux, plus la tâche de réaliser la réunification de Taïwan est urgente, et plus la possibilité et le danger de guerre sont grands ; plus les conséquences de la guerre sont graves, plus nous devons prendre au sérieux la perspective d’une véritable guerre, faire de notre mieux pour empêcher l’indépendance de Taïwan et éviter la guerre. 

Éviter une guerre perdue exige autant de clairvoyance politique extraordinaire que d’en mener une victorieuse. Alors qu’à la fin du XIXème siècle, le gouvernement Qing a imprudemment lancé une guerre navale sino-japonaise vouée à l’échec qui a conduit directement à l’effondrement de l’empire, la victoire de la Nouvelle Chine dans la guerre de Corée en 1951 a établi son droit de parole dans la politique internationale. Les deux guerres étaient centrées sur la péninsule coréenne, et les deux se sont déroulées contre des pays puissants. Derrière la défaite du premier effort et la victoire du second, on trouve non seulement des différences dans la situation internationale et la force globale de la Chine, mais aussi des différences dans la sagesse politique des politiciens et la volonté politique du peuple. Si un politicien ne prend pas ces trois éléments en considération, il ne doit pas parler de guerre sans réfléchir. 

Sur la question de la guerre, nous devons nous opposer à la fois au pacifisme naïf et au capitulationnisme timide, ainsi qu’à un point de vue purement économique, l’argument selon lequel la guerre mettra fin au développement économique, qui ne voit pas que la sécurité nationale est la pierre angulaire du développement économique. Nous devons également nous opposer à un aventurisme qui ne tient pas compte des questions de puissance nationale et à des actions irréfléchies qui ne prêtent aucune attention au timing, afin d’éviter que la guerre ne devienne une fin en soi et un pari téméraire qui ignore les conséquences possibles.

Ces deux tendances sont des manifestations puériles de l’immaturité politique d’une nation, la première manquant de volonté politique et la seconde de rationalité politique. Un politicien vraiment mature doit trouver un équilibre constant entre, d’une part, une forte volonté politique et des instincts politiques sûrs et, d’autre part, une retenue politique et un calcul politique réfléchi. Il doit choisir rationnellement des outils appropriés et réalisables pour atteindre ses nobles principes politiques, doit réaliser que la guerre n’est qu’un de ces outils possibles, et que la guerre doit être subordonnée à la grande stratégie de la nation.   

La situation dans le détroit de Taïwan aujourd’hui ne semble pas avoir atteint le point de crise des deux guerres de Corée, mais la situation est déjà telle que « faire la guerre est difficile mais faire la paix n’est pas facile 战难和亦不易. » Cela deviendra notre dilemme à long terme, et notre pensée sera toujours de « troquer l’espace contre le temps », alors que nous continuons à insister sur la « guerre prolongée ». Bien sûr, la « guerre prolongée » mentionnée ici n’est pas seulement une guerre militaire, mais une guerre politique, économique et culturelle face à l’invasion de la civilisation occidentale à l’époque moderne, qui est une « guerre civilisationnelle prolongée. »

C’est le titre d’un livre publié à Taïwan en 2001, qui a réédité de nombreux essais de guerre de Hu Lancheng 胡兰成 (1906-1981) qui défendait la politique de collaboration avec le Japon de Wang Jingwei. Comme Wang Jingwei, Hu Lancheng est condamné comme un traître par une grande partie de l’opinion populaire dominante en Chine — un fait dont Jiang Shigong est sûrement conscient.

La stratégie de Deng Xiaoping consistant à se concentrer sur la construction économique, à faire profil bas, à ne jamais prendre l’initiative et à ne jamais s’engager dans une course aux armements reste en fait l’idée stratégique de « troquer de l’espace contre du temps », c’est-à-dire renoncer à l’espace politique et militaire et se plonger dans la construction économique en échange d’un temps précieux pendant ce moment d’opportunité stratégique. Le problème de Taïwan doit être considéré dans le contexte de cette idée de « guerre prolongée ». Si nous pouvons maintenir une posture de « pas d’indépendance de Taïwan et pas de mouvements militaires du continent », tout en poursuivant les échanges économiques et culturels entre les deux, nous gagnerons un temps précieux pour construire notre force nationale. Bien que nous soyons actuellement en position de faiblesse, nous avons survécu aux périls des guerres coloniales du 19e siècle et de la guerre froide du 20e, en passant par l’étape stratégique défensive de la dernière période Qing, en établissant une base solide, et en entrant dans l’état d’impasse stratégique. Cela signifie que nous devons commencer à « faire la différence », tant sur le plan international que national, tant sur le plan politique que militaire, économique et culturel, en passant activement et régulièrement à l’offensive, en utilisant ces offensives dans certaines régions pour tenir bon, en étendant activement nos zones de base, en transformant les petites victoires en grandes et en créant les conditions de l’unification nationale.   

La guerre militaire est sans aucun doute la partie la plus dangereuse de cette « guerre civilisationnelle prolongée » globale, surtout si l’on considère le danger « d’entrer en guerre sans être préparé, et de perdre le pays en conséquence », car le peuple est toujours facilement agité par une rhétorique vide, alors que les politiciens doivent considérer les conséquences de la guerre et doivent toujours garder à l’esprit que la réunification n’est pas notre seul but, et que le rajeunissement de notre civilisation est notre véritable objectif. Pendant la période d’opportunité stratégique, si les forces indépendantistes de Taïwan, avec le soutien des États-Unis et du Japon, déclarent ouvertement leur indépendance et forcent la Chine dans une impasse, optons-nous pour la guerre ou la paix ? Même cela nécessiterait une évaluation calme et globale de la situation à ce moment-là, de la force du pays et des conséquences de la guerre. Nous ne pouvons pas laisser une opinion publique impulsive nous mener par le bout du nez, ni nous laisser aller à des fantasmes et traiter la guerre comme un pari irresponsable. Si cette guerre est inévitable, il doit y avoir une forte volonté de ne pas craindre les pertes personnelles, car seule la détermination à s’engager dans une lutte à la vie à la mort servira à empêcher la guerre, ou à la gagner. 

La citation plus longue dont Jiang tire cette phrase est : « Si nous pouvons faire la guerre et ne la faisons pas, et que nous perdons le pays en conséquence, ce sera la faute du gouvernement ; si nous partons en guerre sans être préparés, et que nous perdons le pays en conséquence, ce sera la faute du gouvernement可战而不战,以亡其国,政府之罪也;不可战而战,以亡其国,政府之罪也. » Elle provient d’un rapport du Kuomintang publié dans les jours qui ont suivi l’invasion japonaise de la Mandchourie le 18 septembre 1931.

Si nous parlons d’une guerre qui nous coûtera le pays, alors c’est une guerre à éviter à tout prix, et nous devrons chercher d’autres voies vers la réunification. Par conséquent, que nous options pour la guerre ou la paix, nous avons besoin de décisions prudentes prises par des politiciens engagés, conformément à la grande stratégie d’essor national et de rajeunissement civilisationnel.   

Des stratégies nationales en phase d’impasse stratégique

En pensant dans la perspective d’une « guerre de civilisation », l’essor de la Chine signifie simplement que nous sommes entrés dans une période d’impasse, et que seul le renouveau de la civilisation chinoise nous permettra de lancer une contre-attaque stratégique. La période d’opportunité stratégique représentée par les deux premières décennies du 21e siècle est la période clé où la Chine commence à entrer dans la phase d’impasse stratégique, qui déterminera l’avenir et le destin de la Chine et changera l’avenir et le destin du monde. 

Les optimistes affirment qu’avec une croissance économique soutenue et une stabilité politique, la Chine sera beaucoup plus puissante économiquement que le Japon et plus proche des États-Unis d’ici les années 2020, et sa puissance militaire sera considérablement renforcée. Pour éviter un conflit catastrophique, les États-Unis pourraient retirer leur influence de l’Asie de l’Est, reconnaître et encourager le leadership politique de la Chine en Asie, et établir un partenariat international durable avec la Chine qui poserait les bases politiques de l’unification nationale et du renouveau civilisationnel.

A l’inverse, les pessimistes pensent que pour contenir la montée en puissance de la Chine, l’alliance Etats-Unis-Japon, ainsi que l’Union européenne, lanceront une stratégie globale de démembrement de la Chine dans laquelle ils favoriseront l’indépendance de Taïwan. Les relations sino-américaines s’effondreront complètement, l’économie chinoise connaîtra une récession, les conflits sociaux intérieurs s’intensifieront et, dans une situation de dilemmes internes et de conflits externes, une guerre totale pourrait finir par détruire Taïwan, endommager gravement le Japon, démembrer la Chine et entraîner les États-Unis dans sa chute, tandis que l’Europe, la Russie et l’Inde connaîtront une renaissance. Si nous comparons les deux scénarios d’avenir, la stratégie de développement de la Chine a un objectif et un plan clairs, à savoir s’efforcer d’atteindre le brillant avenir offert par les optimistes et éviter le destin tragique décrit par les pessimistes. Nous devons travailler dur pour développer un ensemble complet de stratégies nationales pendant la phase d’impasse stratégique, avec pour objectif final de réaliser une « Chine à l’avenir radieux ».   

Premièrement, nous devons faire preuve de retenue stratégique. Cela signifie en partie une retenue stratégique en politique, notamment en évitant les conflits directs avec les États-Unis et même le Japon, en évitant les défis directs à l’hégémonie américaine et en soutenant la domination américaine dans d’autres questions internationales en échange de la reconnaissance et du soutien par les États-Unis du statut de grande puissance de la Chine en Asie de l’Est. Pour ce qui est de faire preuve de retenue en matière de stratégie économique, cela signifie emprunter la voie de l’industrialisation de type nouveau, développer les industries de haute technologie et réduire progressivement la proportion des industries à forte consommation d’énergie et à faible valeur ajoutée. Cela sera non seulement bénéfique pour le développement économique à long terme de la Chine, mais évitera également un violent conflit d’intérêts économiques avec le monde occidental en raison des tensions liées aux ventes d’énergie et de matières premières.

Cependant, nous devons bien comprendre que la retenue stratégique ne signifie jamais des concessions stratégiques. La retenue stratégique consiste plutôt en un ensemble de mesures offensives positives, limitées, réalistes et conditionnelles, une stratégie progressive par petites étapes consistant à accumuler de petites victoires pour qu’elles deviennent de grandes victoires, une stratégie de consolidation et de renforcement des forces en établissant activement des zones de base. Dans la guerre civile entre le PCC et le Kuomintang, la stratégie du Parti communiste consistant à céder le Jiangnan tout en attaquant le Nord-Est, et dans le Nord-Est, à céder les routes principales tout en occupant les zones environnantes, sont des exemples typiques de retenue stratégique. Aujourd’hui, nous devons appliquer cette tactique stratégique à la politique internationale.   

Deuxièmement, nous devons participer activement à l’établissement de l’ordre international, établir consciemment nos propres zones de base en Amérique latine, en Afrique, en Asie centrale et au Moyen-Orient, consolider notre position en Asie de l’Est et établir des mécanismes institutionnels de coopération favorables à la sécurité nationale. D’une part, nous devrions utiliser pleinement les Nations Unies et leurs avantages traditionnels dans le Tiers-Monde pour établir nos propres bases stratégiques dans le Tiers-Monde et jouer le rôle d’une grande puissance dans les affaires mondiales, toutes choses qui contraindront nécessairement les États-Unis. D’autre part, nous devrions adopter une politique de bon voisinage et d’amitié, développer de manière sélective des alliances stratégiques avec certains pays voisins et construire une zone tampon pour la prévention des conflits par le biais de divers mécanismes institutionnels, tels que : utiliser pleinement le « mécanisme des six nations » pour promouvoir positivement la paix et la réunification de la péninsule coréenne ; utiliser le « mécanisme de l’ASEAN plus trois » pour coordonner et maintenir la stabilité et la prospérité de l’ASEAN ; renforcer la coopération politique avec les pays d’Asie centrale par le biais de l' »Organisation de Shanghai » ; utiliser notre amitié traditionnelle avec le Pakistan pour promouvoir la réconciliation entre l’Inde et le Pakistan. En somme, nous devons devenir le noyau de facto de l’Asie tout en gardant un profil bas, obligeant les États-Unis à respecter le leadership politique de la Chine en Asie.

L’ASEAN plus trois fait référence aux neuf membres de l’ASEAN plus la Chine, le Japon et la Corée du Sud.

Troisièmement, nous devons exploiter pleinement nos avantages économiques et être capables de les transformer en avantages politiques, et finalement en avantages culturels et idéologiques, en développant le soft power de la Chine. Le plus grand avantage de la Chine en Asie et dans le monde est son avantage économique, tandis que son plus grand désavantage est son désavantage idéologique, non seulement parce que l’idéologie communiste a perdu son attrait depuis la fin de la guerre froide, mais aussi parce que le monde occidental tient les rênes du discours moderne. 

La clé pour surmonter ce désavantage, outre l’absorption de la culture occidentale et le renouvellement de l’idéologie marxiste, est de faire revivre notre idéologie culturelle traditionnelle avec pour objectif la renaissance de notre civilisation, revenant ainsi consciemment aux valeurs culturelles traditionnelles et exerçant l’influence de la culture traditionnelle chinoise en Asie pour diminuer l’attrait de la civilisation occidentale. D’une part, nous devons utiliser la culture traditionnelle chinoise pour promouvoir l’identité commune des pays asiatiques en termes de valeur, de culture et d’identité personnelle, renforcer l’identité politique des pays asiatiques afin que « les Asiatiques gèrent les affaires asiatiques », encourager et soutenir le Japon pour qu’il « quitte l’Europe et revienne en Asie », et réintégrer le Japon dans le monde asiatique ; d’autre part, tout en absorbant activement la culture occidentale, nous devrions, par le biais de la démocratisation politique, répandre la bonne volonté culturelle et idéologique dans toute la civilisation occidentale, éliminant ainsi les doutes de certains Occidentaux sur la voie empruntée par la civilisation chinoise, et poursuivre l’ascension de la Chine avec la posture de quelqu’un qui coopère à la construction de l’ordre mondial.   

Quatrièmement, toute notre stratégie extérieure doit être fermement ancrée dans une stratégie intérieure, et les deux doivent être cohérentes et se renforcer mutuellement plutôt que de se contredire. À un niveau fondamental, la sécurité nationale ne peut être obtenue à l’extérieur que par un développement sain et stable du pays à l’intérieur. Sur le plan économique, nous devons suivre la voie de l’industrialisation la plus moderne, mener à bien l’innovation en matière de propriété intellectuelle conformément à la stratégie économique et militaire nationale et, dans le même temps, équilibrer les différences de développement régional entre les zones urbaines et rurales et réduire les contradictions de classe causées par l’écart de revenus ; sur le plan politique, le pays doit répondre de manière proactive aux défis de la démocratisation moderne, explorer les normes de gouvernance du parti au pouvoir dans un système démocratique, améliorer sa capacité de gouvernance, établir un système administratif moderne, améliorer l’État de droit et explorer la voie vers la démocratie 2. 0 [新型民主化, lit. « un nouveau type de démocratisation »].  Dans le domaine de la culture, nous devons établir l’agence de la culture chinoise, restaurer l’estime de soi culturelle et la confiance en soi du peuple chinois, de manière à unir les cœurs et les esprits des gens, prendre la pensée marxiste et la pensée libérale occidentale comme composantes organiques de la civilisation chinoise, et faire revivre et reconstruire la civilisation chinoise sur la base de la modernité.   

Cinquièmement, nous devons comprendre pleinement la fracture culturelle et de peuple à peuple causée par l’isolement entre les deux rives du détroit et la complexité qui en résulte, ce qui signifie qu’il sera nécessaire d’appliquer une nouvelle pensée au problème de Taïwan et d’emprunter la voie de la réunification progressive. La loi anti-sécession établit la ligne de fond pour la réunification de Taïwan, mais sur la question de savoir comment la réaliser, il y a encore beaucoup de place pour l’imagination, et nous devons activer notre créativité politique.

Sur cette base, la Chine doit, d’une part, traiter véritablement Taïwan comme une question de politique intérieure régionale, influencer activement la politique de Taïwan et exercer une influence sur les élections de Taïwan, et d’autre part, suivre l’idée d’une unification progressive en faisant preuve d’une imagination audacieuse et d’une innovation institutionnelle. À cet égard, la solution « un pays, deux systèmes » pour le retour de Hong Kong et Macao est un exemple d’innovation institutionnelle.   

Si nous pouvons adopter une stratégie internationale de retenue stratégique, de création d’institutions coopératives et d’unification culturelle, et une stratégie nationale de développement coordonné et d’unification progressive, alors l’avenir de l’ascension pacifique de la Chine est à portée de main, et la renaissance de la civilisation chinoise suivra. Par conséquent, il est important de réaliser que « nous sommes engagés dans une grande entreprise sans précédent dans l’histoire de l’humanité », à propos de laquelle nous devons être pleinement confiants tout en étant disposés à discuter de manière impartiale, mais nous devons également être clairs quant aux difficultés auxquelles nous sommes confrontés, nous préparer aux écueils à venir, regarder vers le long terme, sans pour autant nous détendre le moins du monde.  

Le défi de la question de Taïwan pour la communauté intellectuelle du continent

Pour tous les Chinois, la question de Taïwan est douloureuse. Le fait que Taïwan soit soumis à un régime distinct et qu’il existe des tendances sécessionnistes constitue non seulement un préjudice pour la sécurité et les intérêts nationaux de la Chine, mais surtout, il porte atteinte à la dignité du peuple chinois et au sens de ce que c’est que d’être chinois. Pour le peuple chinois, Taïwan est douloureux en raison du souvenir de l’humiliation civilisationnelle, car ce qui différencie un être humain d’un animal, c’est que la vie humaine n’est pas vide, mais a un sens civilisationnel.

L’histoire n’a jamais été la notion du temps comme en parlent les physiciens, mais un porteur de sens culturel, un terreau pour nourrir la conscience du sujet, la source de toutes les valeurs, de l’éthique et de la légitimité. L’histoire n’est jamais un enregistrement du passé, mais un témoin du présent ; l’histoire est la civilisation, la philosophie de l’existence éternelle. Défendre l’histoire, c’est défendre l’existence humaine, qui est une bataille de vie ou de mort pour savoir s’il faut être un maître ou un esclave, une bataille instinctive pour la survie, et le but de la philosophie est de défendre cette bataille au plus haut niveau. La douleur de la question de Taïwan est qu’elle constitue un défi global à l’existence du peuple chinois, à la base philosophique de son existence et à la civilisation chinoise.   

Comme chacun le sait, la scène intellectuelle Taïwanaise d’après 1949 était principalement dominée par le discours libéral d’intellectuels comme Hu Shi 胡适 (1891-1962) et Yin Haiguang 殷海光 (1919-1969), un discours qui est devenu courant grâce au mouvement de démocratisation de Taïwan dans les années 1980, un débat intellectuel structuré autour du libéralisme et de l’autoritarisme, similaire au discours dominant de la scène intellectuelle continentale dans les années 1980.

Toutefois, derrière le débat sur la liberté et l’autoritarisme dans les cercles intellectuels continentaux se profilait le fond plus large du discours des Lumières issu du mouvement du Quatrième Mai : tradition contre modernité, Chine contre Occident. Dans les années 1990, une révolution philosophique a été lancée dans les cercles intellectuels Taïwanais, et la société civile et l’indigénisation sont devenues le discours dominant dans les cercles intellectuels, qui a également rapidement influencé les cercles intellectuels du continent, donnant lieu à des théories de l’exceptionnalisme chinois concernant la société civile et le « savoir local ». « 

À partir de la fin des années 1990, la révolution philosophique de Taïwan a pris une direction plus extrême, l’indigénisation en venant à se concentrer sur les différences éthiques entre les Taïwanais de souche et ceux venus du continent, et la question de l’ethnicité a finalement été liée à l’idée de « communauté imaginée », servant de défense philosophique au mouvement d’indépendance de Taïwan. L’histoire et la civilisation, la base même de l’existence du peuple chinois, ont été déchirées, et les fondements philosophiques de l’unité chinoise ont été remis en question comme jamais auparavant.   

Les échanges intellectuels étroits entre la Chine et Taïwan depuis les années 1980 ont finalement pris fin en raison d’une cruelle réalité politique : La Chine n’est pas en fait une fausse « communauté imaginée », ni une machine étatique construite par la technologie juridique, mais plutôt une communauté politique construite par l’histoire et la civilisation. La nation chinoise n’est pas une race au sens biologique du terme, et le peuple chinois n’est pas un citoyen au sens juridique du terme. Au lieu de cela, le peuple chinois a une agence philosophique avec une signification historique et éthique.

En un mot, la Chine et la nation chinoise, façonnées par l’histoire et la civilisation, sont fondamentales pour tous les Chinois dans un sens existentiel ; elles ont une signification et une valeur civilisationnelles, et contiennent des vérités philosophiques et des absolus moraux. En déchirant l’histoire et en la fictionnalisant pour justifier l’indépendance de Taïwan, les forces de l’indépendance de Taïwan détruisent en fait l’histoire, la civilisation et, en fin de compte, la base philosophique de l’existence de chaque Chinois. Car la question fondamentale est la suivante : quel est le fondement philosophique de notre existence en tant que Chinois ? C’est une question pour laquelle le droit international n’a pas de réponse, et en fait, ni les conséquences politiques de l’unification et de la division, ni la guerre elle-même, ne peuvent répondre à cette question.  

Face aux défis philosophiques du mouvement d’indépendance de Taïwan, la communauté intellectuelle continentale et l’ensemble de la communauté intellectuelle chinoise sont soudainement tombés dans un état d' »aphasie » et ont perdu la capacité de répondre philosophiquement. Ce n’est pas la première fois que les intellectuels du continent perdent leur voix dans le contexte d’événements majeurs de l’histoire humaine. En effet, cette « aphasie » met en lumière la situation fondamentale des intellectuels du continent au cours des 20 dernières années.  

Tout d’abord, nous devons admettre qu’il existe un certain nombre d’intellectuels qui ne se soucient guère de la possibilité d’une indépendance de Taïwan, car pour leur façon de penser, ni le concept de peuple chinois ni celui de la Chine elle-même n’ont de signification particulière, car ce à quoi ils s’identifient, c’est la « citoyenneté mondiale », ce qui signifie en fin de compte s’identifier aux citoyens du monde occidental, ou aux citoyens américains. Ces personnes pensent que tant qu’elles peuvent faire ce qu’elles veulent, alors elles peuvent être des citoyens partout dans le monde, mais ces personnes n’ont pas réfléchi sérieusement à ce qu’est réellement la liberté. Ces personnes se sont opposées à la réunification de Hong Kong dans les années 1980, ont cru à l’idée que « nous sommes tous Américains » dans les années 1990, et ont suggéré plus tard que c’était une erreur historique pour les États-Unis de ne pas traverser la rivière Yalu et de ne pas renverser la Nouvelle Chine pendant la guerre de Corée.

L’expression utilisée par Jiang est « 一夜美国人 », une variante de « 今夜美国人 », qui signifie quelque chose comme « ce soir, nous sommes tous Américains ». De tels sentiments sont surtout liés aux attaques terroristes sur le World Trade Center en septembre 2001. La chronologie de Jiang paraît à cet égard légèrement décalée.  

Deuxièmement, l’accent accru mis sur les disciplines universitaires a conduit les intellectuels à se préoccuper d’autant plus de leurs domaines d’expertise. Les mêmes forces sont à l’œuvre sur la question de Taïwan, ce qui signifie qu’il s’agit désormais d’une question pour les spécialistes de Taïwan, ce qui ignore le fait que la question de Taïwan est liée à de nombreux problèmes modernes auxquels la Chine est confrontée, tels que la liberté, la souveraineté et la civilisation. Parmi ces divers domaines spécialisés, le développement de la science politique est sans aucun doute le plus faible, et elle a été essentiellement remplacée par la science administrative dans les départements universitaires, ce qui signifie qu’il y a peu d’attention ou de réflexion sur la philosophie politique. La plupart de nos philosophes sont devenus des professionnels universitaires, incapables de réfléchir aux défis philosophiques que la question de Taïwan pose à la survie du peuple chinois.   

Enfin, étant donné le contexte ci-dessus, les intellectuels qui sont réellement préoccupés par la question de Taïwan et qui défendent avec ferveur l’unification nationale sont confrontés à des difficultés théoriques pour monter une défense philosophique, car les libéraux ont monopolisé les discours modernes légitimes basés sur la liberté, les droits de l’homme et l’identité culturelle, et toute autre réflexion théorique sera taxée de politique peu recommandable. Quiconque prône une solution énergique à la question de Taïwan est accusé d’être machiavélique ; quiconque met l’accent sur l’unité nationale est accusé de nationalisme ; et quiconque parle de l’importance de la culture traditionnelle est accusé de conservatisme.

À la lumière de cela, si nous ne pouvons pas transcender les frontières disciplinaires, et s’il n’y a aucun moyen de penser le discours de la modernité d’un point de vue théorique, alors il est difficile d’établir l’agence de la civilisation chinoise, de justifier le sens de l’existence du peuple chinois, et la question de la réunification de Taïwan peut difficilement être défendue à un niveau philosophique sophistiqué.

L’histoire et la reconstruction de la modernité

Compte tenu de la situation fondamentale de la communauté intellectuelle de la Chine continentale que nous venons de décrire, il est clair que les Chinois ont perdu la capacité de défendre le sens de leur propre existence. La raison en est la compréhension unilatérale de la communauté intellectuelle continentale de la modernité et de la liberté, selon laquelle la liberté humaine est sans racine, existant sans histoire et sans culture, ce qui signifie que l’État, l’histoire et la culture sont tous considérés comme des autorités traditionnelles qui limitent la liberté et doivent être détruits, après quoi l’homme est un simple jouet de ses désirs. 

Mais comment une subjectivité de désir sans racines peut-elle établir un État et se soumettre à la règle de l’autorité politique ? Une telle subjectivité peut détruire l’État à tout moment, car l’État et l’autorité politique ne possèdent aucune autorité en soi, et l’autonomie individuelle est l’autorité suprême. Une telle pensée libérale à sens unique mène au nihilisme et au postmodernisme.

Pour cette raison, la véritable question pour le libéralisme est la suivante : comment les personnes libres peuvent-elles devenir des sujets éthiques ? Comment les personnes libres peuvent-elles établir l’autorité et la stabilité d’un système politique ? Jean-Jacques Rousseau, le maître du libéralisme, a pris cette question comme objet central de sa réflexion, arguant que le sujet désirant doit devenir un sujet éthique par l’éducation et la formation en tant que « citoyen » avant de pouvoir établir un gouvernement par le biais d’un contrat social, et de s’appuyer ensuite sur une « religion civile » pour maintenir une communauté politique.

Cette religion civile doit également être nationale, ce qui signifie que le véritable libéralisme doit être nationaliste. Seul un sentiment d’appartenance et d’identité civique cultivé par le nationalisme peut jeter les bases d’une république, et le véritable fondement de la libre citoyenneté réside donc dans l’histoire et la culture. C’est à partir du point de vue de Rousseau que Tocqueville explore le sens de la démocratie moderne.   

De ce point de vue, les libéraux chinois sont dans un état de paradoxe depuis le mouvement du Quatrième Mai. D’une part, ils n’ont pas ménagé leurs efforts pour défendre le libéralisme, mais d’autre part, ils n’ont pas ménagé leurs efforts pour nier les traditions historiques et culturelles qui soutiennent le libéralisme.  Ils sont allés jusqu’à nier l’éthique de survie 生存伦理 du peuple chinois et en ont fait de purs sujets de désir sans racines, pour lesquels la liberté signifie simplement satisfaire ces désirs sans tenir compte de l’éthique de survie, ce qui explique pourquoi le discours libéral chinois est aujourd’hui monopolisé par le libéralisme économique.

Par conséquent, la difficulté de la modernité à laquelle la Chine est confrontée ne réside pas seulement dans la manière de résoudre la contradiction entre la population et les ressources, et de satisfaire les désirs de chaque personne libre, mais aussi dans la manière de restaurer la culture traditionnelle, de donner une signification philosophique à la survie du peuple chinois, afin que les Chinois ressentent un sentiment de dignité et de fierté pour leur survie.   

Aujourd’hui, la richesse du peuple chinois augmente chaque jour alors que son bonheur diminue en même temps, parce que le pays manque d’une direction civilisée et que les individus manquent du fondement d’une vie éthique. Le fondement éthique et le sens de la vie fournis par la culture traditionnelle ont été détruits par le tournant anti-traditionnel depuis le 4 mai, et le fondement éthique et le sens de la vie fournis par le communisme ont été une fois de plus détruits par l’idéologie de l’après-guerre froide, alors pour quoi vivons-nous aujourd’hui si ce n’est pour servir notre cupidité sans fin ? Cette destruction du fondement de la vie s’accomplit toujours par la déconstruction de l’histoire et des vertus éthiques établies par l’histoire.   

Par conséquent, pour répondre au défi philosophique posé par la question de Taïwan, il est nécessaire de reconstruire la place importante de l’histoire dans la modernité, de relier l’histoire au sens de la vie, de relier l’histoire à la culture de la vertu et à une vie éthique, de comprendre les questions du libéralisme et de la modernité de manière plus complète et plus approfondie, de défendre l’importance de l’histoire et de la civilisation chinoises pour la vie libre du peuple chinois, et de fournir une base philosophique à sa vie éthique.

Ainsi, dans le futur monde intellectuel chinois, la question de l’histoire réapparaîtra inévitablement comme une question principale de la réflexion philosophique, car les croyances du peuple chinois sur la vie et la vie éthique ne sont fournies par aucune religion, mais par nos ancêtres. Lorsque les intellectuels chinois ont choisi de comprendre l’histoire selon les normes des disciplines occidentales modernes, ils n’ont pas réfléchi aux avantages ou aux inconvénients d’éloigner l’histoire de la vie telle qu’elle est vécue.   

Penser l’histoire comme une philosophie, penser l’histoire comme le fondement sur lequel les Chinois organisent leur vie, n’est pas une réflexion théorique concoctée par des universitaires, ni la chimère d’un intellectuel – au contraire, elle doit être fermement ancrée dans un fondement profond et réel. Lorsque nous, intellectuels, perdons notre instinct de survie, cet instinct continue d’exister de manière grossière au sein du peuple, comme le montre l’expression « lorsque les rites sont perdus à la cour, il faut les chercher dans les champs 礼失求诸野 ».

La citation est tirée de l’histoire des anciens Han, et semble, du moins en apparence, relever d’un thème mencien, suggérant que la légitimité d’un régime vient finalement du peuple. 

Nous, les intellectuels, devons chercher notre volonté de vivre au sein du peuple. La domestication continue de la civilisation depuis le Mouvement du Quatrième Mai a conduit les intellectuels que nous sommes à tomber amoureux de l’idée que nous sommes la « noblesse finale ». Nous sommes devenus trop civilisés, nous avons perdu notre nature simple, innée, donnée par Dieu et notre saine force de vie. Aujourd’hui, ce n’est qu’en retournant vers le peuple, vers leurs propres traditions historiques et culturelles, et vers la communauté politique, que les intellectuels peuvent retrouver leur vitalité et fournir une base philosophique à la vie éthique du peuple chinois.

Les universitaires et la politique

En tant que question que les gens, les politiciens et les universitaires doivent sérieusement affronter, la question de Taïwan n’est pas seulement politique mais aussi philosophique. La réunification de Taïwan sera non seulement propice à l’essor pacifique de la Chine, mais aussi à la renaissance de la civilisation chinoise, car la réunification du pays posera les bases politiques de la renaissance de la civilisation, ce qui libérera la politique chinoise d’une posture de défense forcée et la rendra confiante, ouverte et détendue. Cela offrira à son tour un plus grand espace pour le développement politique de la Chine, ainsi qu’un plus grand élan pour la renaissance de la civilisation, établissant une position dominante pour la culture chinoise, permettant à la Chine d’achever progressivement la construction d’un « État-nation » alors même qu’elle revient à sa tradition d' »État civilisationnel ».

Le défi fondamental est le suivant : alors que les nations s’unissent et s’élèvent, comment la Chine va-t-elle construire l’ordre politique international ? Quel genre de vertus éthiques allons-nous assumer pour le bien de l’humanité ? Quel genre d’idéologie et de culture, quel genre de mode de vie, quelle vision de l’avenir pouvons-nous offrir au monde, en dehors de nos produits et de nos marchés ? L’essor de la Chine a pour but non seulement de permettre au peuple chinois de maximiser sa liberté et sa créativité, mais aussi d’assumer sa responsabilité envers les autres pays et peuples et de fournir un exemple de mode de vie au reste de l’humanité.

En dernière analyse, la reconstruction de notre vie éthique est la base de la renaissance de notre civilisation. Le but de la renaissance de notre civilisation est d’apporter des réponses significatives et universelles aux problèmes de vie éthique rencontrés par tous les êtres humains, et c’est clairement la mission léguée au peuple chinois par l’histoire. La question de Taïwan doit être comprise à la fois dans le contexte politique du choc des civilisations et dans le contexte philosophique de la renaissance de notre civilisation et de la reconstruction de notre vie éthique. Si nous n’avons pas cet élan éthique pour rechercher une vie meilleure, il sera difficile d’assurer une paix et une stabilité durables par l’unification politique.   

La renaissance de la civilisation semble être le mantra du peuple chinois, et cela peut facilement conduire à l’ultra-conservatisme. En fait, la renaissance de la civilisation doit répondre aux défis posés par la modernité et doit répondre aux défis posés par la civilisation occidentale à la civilisation traditionnelle. Comme l’a dit Liang Qichao il y a de nombreuses années, la Chine d’aujourd’hui est devenue la Chine du monde, et le renouveau de la civilisation chinoise doit intégrer divers éléments de la culture et de la pensée pour créer une nouvelle civilisation chinoise moderne, ce qui signifie que cette civilisation sera à la fois moderne et chinoise.

Cela signifie que les érudits chinois doivent regarder leurs réalisations civilisationnelles passées ainsi que celles de la civilisation mondiale avec un esprit ouvert, et doivent se débarrasser de toutes sortes de carcans et de dogmes, y compris les « dogmes étrangers » et les « dogmes anciens », et ils doivent particulièrement éviter le culte servile de l’un ou l’autre. Les érudits chinois doivent donc d’abord prendre conscience de la nécessité de créer une civilisation chinoise contemporaine et s’efforcer de faire revivre notre civilisation avec un haut degré d’imagination et de créativité pour l’avenir.   

En ce qui concerne la situation actuelle, les universitaires chinois des deux côtés du détroit doivent d’abord surmonter l’hostilité causée par les différences idéologiques, et doivent se débarrasser des dogmes idéologiques tels que « libéralisme contre communisme », « démocratie contre autoritarisme » et « gauche contre droite », ainsi que des mentalités étroites causées par les étiquettes idéologiques politiques telles que « libéral contre conservateur », brisant ainsi l’inertie de la pensée idéologique. La politisation à long terme des universitaires chinois a empêché une véritable réflexion sérieuse à long terme, limité l’horizon des réflexions sur l’avenir de la politique et de la civilisation chinoises, et étouffé la créativité de la réflexion sur l’histoire et le destin futur de l’humanité.

Pour cette raison, les universitaires chinois doivent se libérer de la mentalité de la guerre froide, de toute notion de « fin de l’histoire » et du sentiment d’esclavage, et établir sincèrement un sens positif de l’agence culturelle de la civilisation chinoise, en réfléchissant à la manière de reconstruire une vie éthique face à l’impact de la modernité. Ce n’est que par cette reconstruction de la vie éthique que la civilisation chinoise peut espérer renaître, et ce n’est que par la reconstruction éthique que les érudits chinois pourront apporter de véritables contributions à la civilisation humaine.   

Rétrospectivement, le plus grand obstacle à la résolution de la question de Taïwan à l’heure actuelle est notre manque d’un corps de forces civilisationnelles pour exercer une influence culturelle menant à l’unification des cœurs et des esprits. Parce que la civilisation chinoise est sous la pression de la civilisation occidentale, notre culture n’a pu qu’absorber la culture occidentale et n’a pas encore développé sa propre créativité culturelle. Cette situation de stagnation culturelle est en décalage avec notre croissance économique dynamique.

Face à cette situation, les universitaires chinois ont tendance à accuser les forces politiques de restreindre la liberté de pensée, tandis que les politiciens ont tendance à considérer les « intellectuels publics » comme des trafiquants de culture occidentale ou des destructeurs de l’ordre politique, sans véritable créativité culturelle. Cette méfiance mutuelle entre la politique et les idées est devenue un véritable obstacle à la transformation politique et à la renaissance civilisationnelle actuelles. Nous devons faire un effort conscient pour sortir de cette impasse et établir une interaction saine entre la politique et l’université, et entre les politiciens et les universitaires, ce qui nécessite un équilibre mutuel entre ce que Weber a appelé « l’éthique de la conviction » et « l’éthique de la responsabilité », ainsi qu’un soutien mutuel pour faire face à l’avenir de la renaissance civilisationnelle, ainsi qu’une confiance partagée dans leur propre histoire et leurs traditions culturelles.

Avec le poids de la responsabilité qui pèse sur nous, tous les érudits chinois doivent, avec une profonde préoccupation civilisationnelle et des efforts académiques minutieux, transcender les dogmes tout faits et les intérêts régionaux et partisans pour fournir au peuple chinois une image de l’avenir de la civilisation ; et les politiciens chinois doivent, avec le sens de la responsabilité de leur mission historique, transformer le pouvoir politique en une force civilisatrice.   

Dans le contexte du renouveau de la civilisation chinoise, la résolution de la question de Taïwan n’est pas seulement un test sévère pour ce renouveau, mais aussi la clé de son succès ou de son échec. La Chine d’aujourd’hui a besoin de grands hommes d’État qui entreprendront la mission de renaissance de la civilisation, qui feront du maintien de l’unité nationale la pierre angulaire de cette renaissance, et qui feront de la prospérité de la culture et de la pensée la tâche principale de cette renaissance.

La Chine d’aujourd’hui a également besoin de grands savants qui prendront fait et cause pour la renaissance de la civilisation chinoise, qui considéreront l’histoire contemporaine de la Chine et l’histoire du monde comme faisant partie de la civilisation chinoise, et qui traiteront les forces politiques réelles comme les piliers de l’avenir de la civilisation. Les politiciens et les savants chinois doivent assumer ensemble le destin ardu de la Chine moderne avec une volonté de fer, et se consacrer corps et âme à la création constante.

Nous sommes convaincus que le jour où la question de Taïwan sera résolue sera également le jour où la Chine ancienne réapparaîtra comme une nation puissante et une grande civilisation dans le monde, et marquera également le moment où le peuple chinois s’efforcera à nouveau de fournir un exemple éthique pour la vie de toute l’humanité.

Sources
  1. 强世功, « 大国崛起与文明复兴–‘文明持久战’下的台湾问题 », initialement publié dans 开放时代 en 2005, republié dans Beijing Cultural Review/文化纵横 le 6 août 2022 sous le titre « 台海变天 ? 北大教授 : 还有一场决定性的暗战要拿下. »
Le Grand Continent logo