Shaoguang Wang (né en 1954) est professeur émérite de science politique à l’Université chinoise de Hong Kong, ainsi que chercheur au sein du programme Schwarzman à l’Université Tsinghua de Pékin. Il a fait son doctorat à l’université de Cornell et a enseigné pendant plusieurs années aux États-Unis avant de rejoindre l’Université chinoise de Hong Kong, où il a passé la majeure partie de sa carrière. Membre éminent de la “Nouvelle Gauche” chinoise, le programme de recherche de Wang s’est dès le départ directement engagé dans la réforme et l’ouverture de la Chine, plaidant pour le développement de la « capacité de l’État » et contre les ravages des marchés libres sans entrave dans de nombreux articles et de chapitres de livres extrêmement documentés et empiriques.

Plus récemment, alors que la Chine a adopté son propre « modèle » dans lequel les forces du marché sont largement subordonnées au contrôle de l’État, les recherches de Wang sont devenues plus théoriques, s’éloignant des défis spécifiques de l’ère de la réforme et de l’ouverture de 1978 pour se tourner vers une défense globale du modèle chinois sous forme de « démocratie ». Faisant preuve de son énergie habituelle, Wang aborde son thème sous de multiples angles. Ses Quatre conférences sur la démocratie (民主四讲) en 2008 retracent l’histoire de la pensée et des pratiques démocratiques depuis la Grèce et la Rome antiques jusqu’à nos jours1. Ailleurs, comme dans China : The Way of Governance 中国:政道 (2014), il explore les notions de moralité traditionnelle qui sous-tendent la pratique de la démocratie chinoise (qu’il oppose à la fixation occidentale sur les « formes politiques »).

L’entretien traduit ici, réalisé en septembre 2012, offre une introduction utile aux thèmes que Wang explore dans ses recherches les plus récentes. Invité à expliquer « pourquoi la Chine fonctionne ? », il commence par une vue d’ensemble et une re-périodisation de l’histoire moderne et contemporaine de la Chine qui, assez étrangement pour un universitaire de la “Nouvelle gauche”, ignore largement l’historiographie du PCC et se concentre sur des questions plus larges de gouvernance.

Il s’intéresse ensuite à des exemples plus récents du réengagement de l’État chinois dans les questions sociales (après des expériences avec le néolibéralisme dans les années 1990), en se penchant particulièrement sur les politiques rurales et de santé. Il conclut avec sa propre version du « modèle chinois », qui met en évidence les « quatre avantages » de la Chine : un centre politique stable (avec peu de « veto »), une mentalité de résolution des problèmes, une diversité en termes de mise en œuvre des politiques et une réactivité aux besoins du peuple. 

Un découpage en trois périodes au cours des 200 dernières années de gouvernance

Suite à l’approfondissement continu de la mondialisation et à la diffusion d’Internet globalement, la notion de Chine en tant que grande puissance montante est devenue un « mot clé » sur le web et dans le monde entier. Fin 2009, le « Global Language Monitor », une organisation américaine qui étudie les médias, a découvert en examinant les médias papier, les médias électroniques et Internet que la « montée en puissance de la Chine » était le sujet d’actualité le plus brûlant des dix dernières années, dépassant le 11 septembre aux États-Unis et la guerre en Irak. Si la « montée en puissance de la Chine » est devenue un mot clé dans le monde d’aujourd’hui, alors quel est le mot clé qui explique la montée en puissance de la Chine ? En d’autres termes, pourquoi la Chine a-t-elle été capable de réussir et pourquoi fonctionne-t-elle ?

Permettez-moi de commencer par remonter un peu plus loin dans l’histoire. Pourquoi la Chine fonctionne-t-elle ? En fait, la gouvernance de la Chine ne fonctionne efficacement que depuis 60 ans, et pendant les 150 années précédentes, elle ne fonctionnait pas du tout. Bien sûr, si nous remontons encore plus loin, avant le XIXème siècle, la Chine était relativement développée dans une perspective mondiale, même si elle a pris du retard au cours du XIXème siècle. Dans une conférence que j’ai donnée récemment, je me suis concentré sur trois périodes de la gestion de l’État chinois au cours des 200 dernières années. Je divise les périodes d’une manière quelque peu inhabituelle. Ma première période va de 1800 à 1956, ce qui inclut la fondation même du pays en 1949. Ma deuxième période va de 1956 à environ 1990 ; et la troisième va de 1990 à aujourd’hui. Il y a trois mots clés attachés à ces trois périodes. Si nous utilisons l’anglais pour définir les mots clés, il existe des similitudes ainsi que des différences entre eux. Le premier mot-clé est « gouvernabilité 治国能力 », c’est-à-dire la question de savoir si la capacité à gouverner le pays existe ou non, s’il y a une force politique qui peut gouverner le pays entier. Au cours des 150 années précédant 1949, c’était une grande question insoluble, donc la première question à laquelle il faut répondre est de savoir si oui ou non il existe une force politique qui peut gouverner le pays. Le mot clé de la deuxième période est « gouvernement 政府管理 », ce qui signifie gestion gouvernementale, où le gouvernement émerge pour contrôler le pays, et ne permet pas à d’autres forces de participer. Cette étape a probablement occupé les trente premières années des soixante ans de la nouvelle Chine, peut-être un peu plus, s’étendant jusqu’en 1985 ou 1990. Le mot clé de la troisième période est « gouvernance 治理, » par lequel nous entendons la gestion de l’État.

La gouvernance de la Chine ne fonctionne efficacement que depuis 60 ans, et pendant les 150 années précédentes, elle ne fonctionnait pas du tout.

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Ces trois mots-clés semblent avoir des points communs, je les ai donc résumés et j’ai employé le terme foucaldien de « gouvernementalité 治理理念 » pour les rassembler ; la « gouvernementalité » est la justification théorique de la manière dont un pays se gouverne. Quel a été le concept de gouvernementalité le plus crucial pour la Chine au cours des 200 dernières années ? Quelles ont été les caractéristiques de chacune de ces trois périodes ? Ces trois termes – gouvernabilité, gouvernement et gouvernance – incarnent les concepts de gouvernance des trois périodes, qui identifient les problèmes qu’ils espéraient résoudre et comment ils espéraient les résoudre.

Ces trois mots-clés existent-ils dans une relation de développement mutuel et d’évolution ?

Oui. Si les problèmes de la première étape n’étaient pas résolus, alors les deux dernières étapes n’auraient pas pu avoir lieu. Le problème auquel la Chine a été confrontée pendant la première étape était que le gouvernement central n’avait pas le pouvoir de diriger le pays, ou pour dire la même chose dans une formule bien connue, la Chine a rencontré « des perturbations intérieures et des périls extérieurs 内忧外患 ». Les perturbations intérieures font référence aux soulèvements paysans qui se sont produits dans toute la Chine à partir de la fin du 18e siècle – la rébellion de Nian, les soulèvements du Lotus blanc, les Taipings. Ces événements se sont produits un peu partout. Parmi ceux-ci, les Taipings ont presque pris toute la Chine dans les années 1850. Les périls extérieurs ont commencé avec la guerre de l’opium en 1839. 

Cette situation de troubles intérieurs et de périls extérieurs a pris une tournure particulière peu de temps après l’accession au trône de l’empereur Xianfeng 咸丰 (1850-1861), lorsque le gouvernement Qing a admis que ses armées n’étaient pas à la hauteur, et a permis au Hunanais Zeng Guofan 曾国藩 (1811-1872) d’organiser sa propre armée dans le Hunan pour sauver le pays. C’était sans précédent ; depuis la fondation de la dynastie, les Qing n’avaient jamais permis aux Chinois Han de commander l’armée, et les Chinois Han ne pouvaient absolument pas empiéter sur l’autorité militaire. Mais maintenant, il n’y avait plus d’échappatoire, et les Qing ont dû permettre d’abord à l’armée Xiang (湘军) puis à l’armée Huai (淮军) d’aider à réprimer le soulèvement des paysans. En termes d’aujourd’hui, nous dirions que l’armée était insuffisante, alors ils ont fait appel à des gangsters pour faire la guerre. Vous pouvez voir à quel point la situation était désastreuse. Après que les armées Xiang et Huai se soient battues pendant quelques années, l’empereur Xianfeng lui-même a été destitué et s’est rendu à Rehe (en Mandchourie). En 1860, les huit forces étrangères unies sont entrées dans la Cité interdite, ce qui était très symbolique, illustrant le fait que sous les défis intérieurs et étrangers combinés, il n’y avait aucun moyen de gouverner le pays.

À partir de cette époque, et jusqu’en 1956, le plus grand problème auquel la Chine a été confrontée était celui de gouverner le pays. En d’autres termes, qui avait le pouvoir et quels moyens utiliseraient-ils pour maintenir le pays ? Après que les armées Xiang et Huai aient réprimé les soulèvements paysans, et après que le gouvernement Qing ait signé une série de traités inégaux2, la situation s’est largement stabilisée, et il semblait que les choses allaient s’arranger. Mais la militarisation s’est produite rapidement, et les armées Xiang et Huai, ainsi que plus tard les seigneurs de guerre de Beiyang 北洋军阀, n’étaient pas vraiment sous le contrôle du gouvernement de Pékin. Si ces forces avaient réellement été sous le contrôle de Pékin, la période des seigneurs de la guerre n’aurait pas eu lieu. 

Le soulèvement de Wuchang [qui a déclenché la révolution républicaine de 1911] était en fait un événement aléatoire sans véritable plan derrière lui, et il n’était pas non plus dirigé par Sun Yat-sen. À l’époque, Sun Yat-sen se trouvait à Denver, aux États-Unis, et n’avait aucune idée de ce qui s’était passé en Chine. En entendant les coups de feu tirés lors du soulèvement de Wuchang, les provinces de tout le pays ont déclaré leur indépendance les unes après les autres, et le pays s’est effondré. Un peu plus tard, Sun Yat-sen est retourné en Chine, mais il n’était toujours pas en mesure de gouverner le pays, et a été obligé de demander l’aide de Yuan Shikai. Yuan Shikai était-il capable de diriger le pays ? Entre 1912, date de la fondation de la République de Chine, et le 6 juin 1916, date de la mort de Yuan, il y a eu la Guerre de protection nationale 护国战争 (ou guerre anti-monarchie, en 1915-16_, la Seconde Révolution 二次革命 (en 1913, une lutte entre Yuan et Sun), au cours desquelles les provinces ont à nouveau déclaré leur indépendance vis-à-vis du gouvernement de Pékin, ce qui a conduit à une autre situation d’effondrement du pays. Après la mort de Yuan, le chaos régnait alors que les seigneurs de la guerre prenaient le contrôle ; il n’y avait pas de gouvernement pour maintenir la cohésion du pays, et personne pour le diriger.  

En 1927, le gouvernement nationaliste a été établi à Nanjing, mais seules quelques provinces autour de Shanghai étaient véritablement sous son contrôle : Zhejiang, Jiangsu et Anhui. Dans les années 1930, quelques autres provinces étaient passées sous le contrôle du gouvernement, mais d’autres restaient hors de son contrôle. Il est à peine nécessaire de souligner que lorsque le Japon a occupé la Mandchourie à partir de 1931, la Chine du Nord a évolué vers l’autonomie et a échappé au contrôle du gouvernement. Les seigneurs de la guerre du Yunnan, du Guangxi et du Shanxi échappent également au contrôle du gouvernement, sans parler de la rébellion communiste. Avec l’invasion japonaise et le début de la guerre de résistance, le territoire que le gouvernement de Chongqing pouvait contrôler était encore plus petit, confiné à la zone arrière. 

Derrière les lignes ennemies, dans le nord, le pouvoir communiste se heurte aux Japonais. Les nationalistes et les communistes s’affrontant, il n’y avait toujours pas de gouvernement capable de diriger le pays. Après la défaite du Japon, il y a eu une brève période pendant laquelle le pays s’est rallié à Chiang Kai-shek3en tant que leader de tout le pays, mais lorsque les pourparlers entre les communistes et les nationalistes ont échoué, la guerre a éclaté une nouvelle fois moins d’un an plus tard, en 1946, ce qui signifie qu’il n’y avait personne pour diriger le pays. Ainsi, de 1800 à 1949 environ, la question la plus importante à laquelle la Chine a été confrontée était de savoir comment résoudre le problème de la gouvernance du pays.

De 1800 à 1949, la question la plus importante à laquelle la Chine a été confrontée était de savoir comment résoudre le problème de la gouvernance du pays.

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Lorsque les communistes ont établi leur régime, il s’agissait d’un tout nouveau départ. Pourquoi prolongez-vous cette première étape jusqu’en 1956 ?

Avec l’établissement de la République populaire de Chine le 1er octobre 1949, il semblait que le problème de la gouvernance du pays avait été résolu, mais à mon avis, ce n’était pas le cas. Après l’établissement du gouvernement de Nanjing en 1928, les nationalistes dirigeaient nominalement l’ensemble du pays, mais en fait son contrôle était faible, et tous ceux qui ont aidé Chiang Kai-shek à faire la guerre avaient leurs propres motivations. Lorsque les communistes se battaient avec les nationalistes et les Japonais, il y avait également de nombreux groupes indépendants. Ceux-ci existaient depuis la fondation de l’Armée rouge en 1918, et chaque zone libérée imprimait sa propre monnaie et avait ses propres systèmes juridiques et pratiques de gestion.  Ces “groupes de montagnards”n’ont été complètement anéantis que dans les années 1970 ou 1980.

Sur ce point, la direction du PCC a été très claire, et dès le début 1948, Mao Zedong, Zhou Enlai et le comité central ont tous compris que, le jour de la victoire approchant à grands pas, le PCC devait non seulement vaincre l’ennemi, mais aussi s’unifier. L’essai le plus important de Mao Zedong de cette période est aujourd’hui largement ignoré. Il s’intitule « Sur la mise en place d’un système de rapports 建立报告制度 » et se trouve dans le quatrième volume des Œuvres complètes de Mao Zedong. Dans cet essai, Mao a établi un règlement selon lequel chaque zone de base et chaque armée devait faire un rapport au comité central une fois tous les deux mois. 

Dès le début 1948, Mao Zedong, Zhou Enlai et le comité central ont tous compris que, le jour de la victoire approchant à grands pas, le PCC devait non seulement vaincre l’ennemi, mais aussi s’unifier.

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Au début, certains n’ont pas pris cela très au sérieux, Lin Biao 林彪 (1907-1971) en étant le meilleur exemple. À l’époque, la zone libérée de Mandchourie était la plus grande et la plus complète, et Lin Biao n’a pas fait son rapport conformément au règlement. Mao l’a critiqué directement. Après la publication de « Sur la mise en place d’un système de rapports » en 1948, il s’ensuivit une série d’essais dans lesquels nous pouvons voir l’intention du comité central d’unifier le PCC, y compris la désignation des unités militaires dans l’APL, et ce qui était auparavant l’Armée de campagne du Nord-Ouest 西北野战军, l’Armée de campagne de la Chine orientale 华东野战军 devint la Première campagne, la Deuxième campagne, etc, alors que la structure de toutes les armées de campagne commence à être normalisée. La monnaie est également unifiée dans toutes les zones libérées, de même que les billets de banque utilisés par le personnel militaire. Ce processus s’est poursuivi jusqu’en 1949, date de la fondation de la RPC.

Après la fondation de la RPC, les conditions n’étaient toujours pas favorables pour diriger le pays. À l’époque, il y avait encore de nombreux bandits dans de nombreuses régions dont il fallait se débarrasser. En fait, débarrasser le pays des bandits a été l’une des grandes réalisations du nouveau régime, résolvant un gros problème qui avait entravé la Chine pendant les cent dernières années. Entre 1950 et 1956, le gouvernement central a effectué un travail considérable, unifiant les affaires militaires ainsi que l’administration et l’économie, y compris l’unification des finances, la création de la Banque de Chine, qui a émis la nouvelle monnaie, le renminbi. Le centre a découpé six grands districts militaires dans le nord-est, le nord de la Chine, le nord-ouest, l’est de la Chine, le centre du sud et le sud-ouest. Chacun de ces six groupes comptait plus d’un million de soldats et fonctionnait à la fois comme une direction administrative et militaire, dirigée respectivement par Lin Biao, Deng Xiaoping, Peng Dehuai 彭德怀 (1898-1974) et Gao Gang 高岗 (1905-1954).

Au sein de cette structure s’est produite l’affaire Gao-Rao4高饶事件, qui résultait du problème des « groupes de montagnards » indépendants. Gao Gang était au bureau du nord-est, et Rao Shushi 饶漱石 (1903-1975) au bureau de la Chine orientale, et tous deux étaient très compétents. Gao Gang était connu comme le « roi du nord-est », et était également le vice-président du Comité central du gouvernement populaire. Au début des années 1950, il y a eu une affaire appelée « cinq chevaux entrent à Pékin, mais un seul cheval gagne 五马进京,一马当先 ». Il s’agissait d’une politique destinée à faire entrer les « zones périphériques » 收藩政策, dans laquelle les chefs militaires étaient tous transférés à Pékin et se voyaient attribuer un poste de vice-président de ceci ou de vice-premier ministre de cela, tout en continuant à conserver leur poste militaire dans leur affectation d’origine. En effet, il était certain qu’il y aurait de la résistance si leur position militaire leur était retirée. Après l’affaire Gao-Rao, les autorités centrales ont finalement décidé de mettre les choses au clair, ce qui a pris jusqu’en 1956. En février 1955, le Conseil d’État publie un document intitulé « Décision concernant certaines questions relatives au redécoupage des régions militaires de l’ensemble du pays, 关于全国军区重新划分的若干问题的决定 », dans lequel les six régions initiales sont portées à douze. L’établissement de ces douze régions militaires a marqué la véritable unification de la Chine.

Le système Parti-Etat a résolu le problème de la capacité à gouverner le pays

Ce processus aurait-il été plus rapide en l’absence de la résistance de la Chine à l’Amérique durant la guerre de Corée (1950-1953) ?

Pas nécessairement. Les actions de la Chine en Corée ont en fait contribué à mettre de l’ordre dans l’armée et dans le pays en général. La période entre 1949, lorsque le pays a été établi, et 1956, lorsqu’un système centralisé de haut niveau a été mis en place, peut être considérée comme un processus de surcorrection. Quel genre de surcorrection ? Une surcorrection du fait que, pendant les 150 années précédentes, il n’y avait eu personne capable de diriger le pays. En 1956, ce problème a finalement été résolu, et le pays n’était plus divisé, à l’exception de Taïwan, qui n’avait pas été libéré, et de Hong Kong et Macao, qui n’avaient pas encore été repris. Il s’agissait d’une réalisation historique, pour résoudre un problème de gouvernement qui existait depuis 150 ans.

Bien qu’aujourd’hui les gens ne s’en soucient guère, il s’agit en fait d’une question extrêmement importante. Le sociologue Huang Jisu 黄纪苏 (né en 1955) a écrit un essai parlant de son grand-père, et il a noté que ce qui préoccupait les intellectuels de cette époque était de savoir si le pays allait exister en tant que tel, et ce que la Chine allait faire. Les politiciens de l’époque s’inquiétaient de la même chose, que ce soit Sun Yat-sen, Yuan Shikai ou Chiang Kai-shek. Au début, il y avait des gens qui réfléchissaient très bien, en termes très idéaux, l’idée étant que si nous importions le modèle occidental, alors nous pourrions peut-être résoudre le problème de la gouvernance du pays. 

Par exemple, Sun Yat-sen a déclaré que si nous utilisions le système fédéral américain, alors nous pourrions gérer le pays. Avant la révolution de 1911, il a donné de nombreux discours en Amérique sur la décentralisation, promettant que le gouvernement central n’interviendrait pas trop. Mais de retour en Chine, il a changé de discours et a commencé à parler des cinq unifications (五个统一), dans lesquelles les pouvoirs seraient tous unifiés au sein du gouvernement central, sans quoi il n’y aurait aucun moyen de gérer le pays. Dans les années 1920, certains militaristes parlaient de fédéralisme et d’autonomie au niveau provincial, et Mao Zedong, lorsqu’il était jeune, a également encouragé l’établissement de la République du Hunan. Mais ils ont tous compris par la suite que l’utilisation du modèle fédéral occidental pour gouverner la Chine ne fonctionnerait pas, et c’est ainsi que nous sommes arrivés après 1949 à un système de centralisation de haut niveau et de concentration du pouvoir.

Tous les dirigeants chinois ont compris que l’utilisation du modèle occidental pour gouverner la Chine ne fonctionnerait pas, et c’est ainsi que nous sommes arrivés après 1949 à un système de centralisation de haut niveau et de concentration du pouvoir.

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Maintenant, il y a des gens qui soutiennent, sur une base conceptuelle, que la Chine, au départ, a exagéré en copiant le système soviétique. En fait, tout cela n’a rien à voir avec le modèle soviétique ; la question était de gouverner le pays. Pouvions-nous gouverner le pays, y avait-il un gouvernement capable de gérer une superficie de 9 600 000 kilomètres carrés et une population de six cents millions d’habitants ? Pour gérer un pays aussi vaste, il faut un gouvernement hautement centralisé. Et en fait, dès la période du Guomindang de 1928 à 1949, il y a eu des efforts pour combiner le parti et le pays. Le système établi par le PCC était un système parti-état. Que vous approuviez ou non le système parti-état, il a véritablement résolu le premier problème de la Chine, qui était celui de gouverner le pays. En 1956, presque personne ne s’est demandé si le PCC était capable de gérer un grand pays comme la Chine.

C’était donc un produit de l’histoire.

Oui, c’était un produit de l’histoire. Nous devons être clairs à ce sujet, sinon tout le monde soutiendra que c’était un produit conceptuel, l’idéal communiste importé de l’URSS. Il y avait des composantes conceptuelles, mais plus important encore, c’était un produit de l’histoire, et le but était d’être capable de gouverner le pays, et c’est pourquoi ils ont combiné le parti et le gouvernement dans un système hautement unifié. Mao Zedong lui-même n’aimait pas forcément ce système unifié de haut niveau, car il avait été anarchiste dans sa jeunesse, et avait plaidé pour plus de pouvoirs pour le Hunan et pour d’autres provinces. 

Ainsi, en 1956, lorsque le problème de la direction du pays a été résolu, Mao Zedong lui-même a été le premier à plaider pour la décentralisation. Dans son célèbre discours « Sur les dix grandes relations », l’une des plus importantes de ces relations était celle entre le centre et les localités. Il a déclaré que la Chine devait se décentraliser et développer les points positifs des deux, ce qu’il a décrit par le terme de « monarchie constitutionnelle ».   Cette « monarchie constitutionnelle » a été utilisée pour la première fois par Kang Youwei 康有为 (1858-1927), et l’idée était que l’empereur serait moins important. Mao Zedong voulait dire que le centre serait moins important.

Mao Zedong a déclaré que la Chine devait se décentraliser et développer les points positifs des gouvernements centraux et locaux, ce ce qu’il a décrit par le terme de « monarchie constitutionnelle »

Shaoguang Wang

Dans la seconde moitié de 1956, Mao Zedong a commencé une décentralisation partielle, car maintenant que le problème de la direction du pays était résolu, la prochaine question était celle de l’activisme et de l’initiative. L’idée était que le centre et les localités fassent preuve d’initiative, et pour cela, la décentralisation était nécessaire. En 1957 et 1958, il y a eu beaucoup de décentralisation, car un bon nombre d’entreprises d’État ont été décentralisées et gérées par les collectivités locales. Après la transformation socialiste de l’agriculture et de l’industrie en 1956, les entreprises étaient essentiellement publiques ou collectives, que l’on parle du gouvernement central ou locaux. 

C’est pourquoi je dis que le mot clé de la deuxième période est « gouvernement ». La question de la capacité à gouverner a été résolue, et le gouvernement a alors commencé sa fonction principale, jouant le rôle le plus important dans l’économie, la politique et la vie culturelle de la nation. C’est également la période que l’on appelle celle de l’économie planifiée. Durant cette étape, l’économie était contrôlée par le gouvernement, la culture était contrôlée par le gouvernement, la politique était bien sûr contrôlée par le gouvernement. Toute la production était soit étatique, soit réalisée par des collectifs, et la production collective devait obéir aux plans économiques des localités, dans un système de gestion unifiée.

L’avantage de cette deuxième étape était de concentrer des ressources qui étaient extrêmement limitées. À l’époque, la Chine était très pauvre, même si les besoins fondamentaux de la population étaient satisfaits. Mais le niveau de vie était très bas et l’accumulation très limitée. Pour développer un État, il faut une base et de nombreuses ressources, que ce soit en termes de main-d’œuvre, de matériaux ou de finances. À ce stade, il était totalement impossible de compter sur le marché pour mobiliser ces ressources. La Chine s’en remettait donc essentiellement au gouvernement pour réaliser l’accumulation institutionnelle, en rassemblant les ressources humaines, matérielles et financières, créant ainsi la force concentrée nécessaire pour faire des choses importantes.

Au cours des trente premières années, construire la base ; au cours des trente années d’après, décoller

C’est la période que nous avions l’habitude d’appeler la « marée haute de la construction socialiste ». Quels ont été les principaux accomplissements de cette période ?

Poser les fondations. Entre 1956 et le milieu des années 1980, la Chine a accompli de nombreuses choses importantes. Par exemple, nous avons construit un système industriel fondamentalement parfait, dans les villages, nous avons réalisé des travaux d’irrigation à grande échelle et la construction de base des terres agricoles. La plupart des plus de 800 000 réservoirs de la Chine ont été construits durant cette période, et si nous devions calculer l’argent dépensé en dollars d’aujourd’hui, je ne sais pas à combien de trillions de RMB cela reviendrait. La plupart des constructions de base des terres agricoles ont également été achevées au cours de cette période, et il n’y a pas eu trop de changement au cours des trente dernières années, jusqu’aux deux dernières années où le gouvernement central a dépensé beaucoup d’argent pour refaire les travaux d’irrigation et réaliser les constructions de base des terres agricoles.

La base d’un système industriel indépendant a été construite, ainsi que les fondations de l’irrigation et des terres agricoles, et il y avait aussi l’importante question du capital humain : la santé et l’éducation.

Lorsque la nouvelle Chine a été établie en 1949, la qualité du capital humain était très faible. L’état de santé de la population était mauvais. Avant 1949, l’espérance de vie des gens était de 35 ans, et le taux de mortalité infantile était extrêmement élevé. Le taux d’éducation était également très faible, et seuls environ dix pour cent des habitants étaient alphabétisés, ce qui ne signifie pas qu’ils étaient bien éduqués. Au cours des trente premières années de la RPC, le capital humain de la Chine a connu une énorme amélioration. L’espérance de vie est passée de 35 à 68 ans, ce qui est un résultat étonnant, car aujourd’hui encore, l’espérance de vie en Inde n’a pas atteint 68 ans. Le taux d’éducation a également beaucoup augmenté. Les ouvriers et les paysans ont pu lire des manuels de base dans leurs domaines respectifs, et la plupart des gens ont commencé à recevoir une éducation. L’enseignement au collège et au lycée a été largement universalisé, et en 1978, le nombre d’élèves inscrits au collège a atteint un pic. Vous pouvez dire que la qualité de l’éducation à cette époque n’était pas bonne, que les enseignants n’étaient pas bien formés, qu’ils n’étudiaient pas la chimie, la physique, et se concentraient plutôt sur les bases de l’industrie et de l’agriculture, mais ce type d’universalisation a permis à un grand nombre de personnes de maîtriser quelques compétences de base : compétences en lecture, compétences de travail… Cela aussi était une énorme réussite.

Dans ces trois domaines, il s’agissait d’établir les bases, et lorsque vous établissez des bases, vous ne voyez pas toujours des résultats immédiats. Lorsque l’Université chinoise de Hong Kong, mon université, construit un nouveau bâtiment pour la faculté, il faut deux ou trois ans pour poser les fondations, et pendant très longtemps, vous ne voyez aucun résultat, juste un grand trou dans le sol et beaucoup de boue. Mais une fois les fondations posées, le reste du bâtiment apparaît en quelques mois. Conformément à cette analogie, les fondations établies par la Chine nouvelle au cours des trente premières années étaient assez substantielles. Nous pouvons comparer cette situation à celle d’autres pays en développement, et surtout d’autres grands pays en développement. La construction des fondations est le travail du gouvernement. Le gouvernement concentre son pouvoir pour faire de grandes choses, et utilise la combinaison du parti et du gouvernement pour mobiliser toutes les ressources nécessaires, en employant toute sa puissance pour accroître la puissance nationale de la Chine. À l’époque, en plus des objectifs militaires et des objectifs politiques, il y avait naturellement aussi des objectifs économiques, l’idée étant qu’en utilisant toutes leurs forces pour accroître la puissance nationale, le pays serait riche et fort.

Yan Fu 严复 (1854-1921) a été le premier penseur à parler de richesse et de puissance, un rêve partagé par Mao Zedong et Chiang Kai-shek, ainsi que par Deng Xiaoping. Ainsi, le contrôle total du pays par le gouvernement au cours de cette période n’était pas entièrement un produit des idées. Il ne s’agissait pas seulement d’idéaux communistes, ou d’apprendre des Soviétiques. Le plus important est qu’à cette époque, la Chine avait besoin d’un pouvoir gouvernemental fort pour établir ses fondations. Sans cette fondation, le décollage des trente années suivantes n’aurait pas été possible.

A partir de 1949, la Chine avait besoin d’un pouvoir gouvernemental fort pour établir ses fondations. Sans cette fondation, le décollage des trente années suivantes n’aurait pas été possible.

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Une bonne préparation est la clé du succès, et la contribution des trente premières années au décollage des trente prochaines années ne peut être ignorée. C’est comme ce que dit Xi Jinping : l’histoire avant et après la réforme et l’ouverture n’est absolument pas divisée en deux, ni antagoniste.

Je prolonge cette période jusqu’en 1985, ce que bon nombre de données prouvent être une ligne de démarcation raisonnable. Par exemple, en 1983, il y a eu une nouvelle transition dans la réforme agricole, et la réforme municipale n’a pas vraiment décollé avant 1984-1985. Le nombre de personnes employées dans les entreprises d’État a atteint un pic pendant cette période, après quoi il a commencé à décliner lentement. En 1986, la réforme la plus importante qui a commencé à être mise en œuvre a été la « contractualisation du travail », lorsque le système de contrat a commencé à être utilisé. Le « bol de riz en fer » (emploi permanent en Chine) de l’employé d’origine a été conservé, mais les travailleurs nouvellement ajoutés ne bénéficiaient pas des mêmes privilèges. Dans les villes, ils ont commencé à autoriser les travailleurs individuels à se manifester et, plus tard, ils ont lentement encouragé l’arrivée de capitaux extérieurs. Il s’agissait d’une nouvelle transition, qui se produisait dans la plupart des pays du monde.

Le mot clé de la troisième phase est « gouvernance ». Auparavant, ce mot avait une signification très différente en chinois. Dans les publications des années 1980, le terme zhili 治理 n’était pas utilisé pour décrire la gestion des personnes, mais seulement des choses, comme le contrôle du fleuve Jaune ou les « trois déchets » 三废 (gaz, eau et résidus industriels). Il signifiait « gestion ». Notre utilisation actuelle du terme « gouvernance » a commencé dans les années 1990 et ne s’est généralisée qu’en 1996-1997. Ce terme signifiait que nous ne voulions pas que le gouvernement contrôle tout, mais que nous devions plutôt permettre à d’autres forces d’exercer certains contrôles. Ce serait la « gouvernance ». 

Au cours des années 1980, le néolibéralisme s’est répandu dans le monde entier, de Thatcher et Reagan à la Banque mondiale, ils ont tous prêché que les gouvernements devraient en faire moins, que le pouvoir devrait être rendu à la société civile et aux entreprises privées. Ces idées ont fondamentalement commencé à se répandre en Chine dans les années 1980. Dans l’un des articles de Yu Keping 俞可平 (né en 1959), il affirme que « la gouvernance consiste à gouverner sans gouvernement (gouvernance signifie contrôle non gouvernemental) ». Il voulait dire que le gouvernement ne peut pas tout faire. En économie, le marché doit contrôler les choses ; tout système doit avoir des entrées multiples. Il faut éviter une situation dans laquelle il n’y a que la propriété d’État et la propriété collective ; nous avons également besoin de la propriété privée et de capitaux extérieurs.

Des changements à grande échelle dans la structure de propriété de la Chine ont eu lieu après la mort de Deng Xiaoping en 1997 (avant la mort de Deng, l’économie publique – propriété de l’État et collective – composait encore la majorité de l’économie chinoise). Au cours de cette période, nous avons commencé à réformer les entreprises publiques, à « réduire le personnel et augmenter l’efficacité », en employant une série de mesures qui ont entraîné d’énormes changements dans l’économie chinoise. Il n’était plus nécessaire pour le gouvernement de gérer l’économie de manière globale ; son rôle était réduit à celui de la planification. Dans le passé, la Chine n’avait pas beaucoup de groupes sociaux actifs, mais beaucoup ont commencé à apparaître au cours de cette période, et il y avait également des organisations populaires à but non lucratif, comme les maisons de retraite. Ce concept a perduré jusqu’à nos jours.

Au cours des années 1980, le néolibéralisme s’est répandu dans le monde entier. Ces idées, que les gouvernements devraient en faire moins, que le pouvoir devrait être rendu à la société civile et aux entreprises privées, ont fondamentalement commencé à se répandre en Chine durant cette période.

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Gouvernance et capacité de l’État

De la capacité nationale au contrôle gouvernemental, puis plus tard à la gouvernance nationale, ces changements conceptuels ont été essentiellement avancés par des facteurs internes à la Chine. Y avait-il pour autant des éléments provenant du monde extérieur ?

Les tendances du monde extérieur ont été importantes ici. Dans la première période, le Parti communiste chinois a été créé alors que le peuple chinois était confronté à de grandes menaces – le chaos du militarisme sur le plan intérieur et les menaces impérialistes accrues de dépeçage de la Chine après la Première Guerre mondiale. La première moitié du vingtième siècle était également une période où le mouvement communiste mondial était en pleine expansion, y compris dans quelques pays européens, comme la France et l’Italie, où il y avait de grands partis communistes.

Au cours de la deuxième période, pour atteindre la richesse et le pouvoir, la Chine a utilisé un gouvernement fort pour augmenter la capacité de l’État. Si l’on observe d’autres pays au cours de cette période, les tendances sont similaires. Par exemple, de nombreux pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine avaient été colonisés, et leurs pays détruits. Au cours de cette période, ils devaient atteindre l’indépendance, un processus qui a débuté dans les années 1940 et s’est achevé pour l’essentiel dans les années 1960. Tous les pays ont été gérés par leurs gouvernements, bien que le processus ait été différent. Il s’agissait d’une tendance mondiale, et non seulement l’URSS et les pays d’Europe de l’Est étaient ainsi, mais même les pays d’Europe de l’Ouest comptaient bon nombre d’entreprises d’État et commençaient à parler d’économies planifiées. Même les États-Unis, effrayés par le lancement du satellite soviétique, en sont venus à penser que le gouvernement devait jouer un rôle plus important. Cela a duré jusque dans les années 1970, lorsque le néolibéralisme s’est élevé, et le monde entier a lentement évolué vers la gouvernance, la Chine entrant elle aussi dans la troisième phase.

Dans cette troisième période, la Chine avançait dans une large mesure au même rythme que le monde. Ce qui était différent, c’est que la Chine traversait le territoire de cette troisième période sous la direction d’un pouvoir politique. Dans la première période, le PCC a établi une république pour unifier le peuple par la lutte armée, résolvant ainsi le problème de la capacité nécessaire pour gérer le pays. Dans la deuxième période, la Chine a utilisé la gestion globale du gouvernement pour jeter les bases d’un pays fort et riche. Au cours de la troisième période, elle a utilisé la gouvernance, abandonnant une partie de son pouvoir au profit d’un développement rapide. Cette transition ne s’est pas faite sans heurts, mais étant donné les particularités du système politique communiste, les résultats ne sont pas mauvais.

Cela signifie que la stabilité politique est extrêmement importante pour la stabilité socio-économique d’un pays.

J’ai récemment fait un voyage en Turquie. La Turquie est entrée dans l’OCDE – le club des hommes riches – en 1961, et à l’heure actuelle, son PIB par habitant est deux fois supérieur à celui de la Chine. La majeure partie de la Turquie n’est vraiment pas mauvaise, mais si l’on regarde les indicateurs macro, il n’y a pas beaucoup de différence entre la Chine et la Turquie, et la Chine semble plus avancée sur certains points, comme l’espérance de vie. Les conditions en Turquie ne sont pas mauvaises ; la plupart des terres sont des plaines plates, et les terres arables occupent 26 % de la masse terrestre. Le climat est excellent, avec un accès à la mer Noire et à la mer Méditerranée. Sa position géographique est également très bonne, servant de plaque tournante pour les voyages, ce qui est un grand avantage pour un pays en développement. 

Mais la Turquie ne compte que 70 000 000 d’habitants, alors que la population de la Chine est de 1,4 milliard d’habitants, soit 20 fois celle de la Turquie. La Chine s’est développée extrêmement rapidement au cours de cette période, et le PIB par habitant de la Turquie n’est que le double du nôtre, et dans de nombreux domaines, nous sommes meilleurs que la Turquie. En ce sens, le niveau de développement de la Chine peut être comparé non seulement à celui de grands pays en développement comme l’Inde, mais aussi à celui de pays de l’OCDE de niveau inférieur, ce que je considère comme une réussite étonnante. Je place le succès de la Chine dans un cadre à plus long terme afin de répondre à votre question : Pourquoi la Chine fonctionne-t-elle ?

Vous avez dit précédemment qu’avant que le PCC ne résolve enfin le problème de la capacité à gérer le pays, la Chine n’avait eu personne pour gouverner le pays pendant 150 ans. Si le problème de cette première période n’avait pas été résolu, alors les deux périodes suivantes ne pouvaient pas évoluer. Cela prouve fondamentalement que sans le PCC, il n’y aurait pas eu de nouvelle Chine, ni l’essor actuel de la nation chinoise.

Le PCC a résolu le problème de la capacité à diriger le pays, c’était crucial. A l’heure où nous possédons maintenant cette capacité, décider que ce pouvoir n’était pas si important au départ serait extrêmement erroné. De nombreux pays dans le monde n’ont toujours pas résolu le problème de la capacité de l’État, et en l’absence de solution, ils ne peuvent pas passer à la deuxième étape, car en l’absence de force politique, il ne peut y avoir de gouvernement efficace pour gérer le pays. Ce n’est qu’avec un gouvernement efficace que vous pouvez passer à l’étape de la gouvernance, dans laquelle l’État gère certaines choses et n’en gère pas d’autres.

Il y a ici quelque chose que je dois souligner. Après avoir atteint le stade de la gouvernance, d’une part, comme tout le monde le dit, l’État devrait gérer moins de choses et permettre à d’autres forces d’en gérer davantage. Mais d’autre part, apparaît aussi la question de la capacité de l’État. Un État peut se décentraliser, mais seulement jusqu’à un certain point. Si ce point est dépassé, le danger est grand que la capacité de l’État soit diminuée. La Chine s’est trouvée dans cette situation. Dans les années 1980, après que la Chine soit passée au stade de la gouvernance, à un certain point, l’État a décentralisé trop de ses pouvoirs, et les gouvernements locaux ont cherché à résoudre certains problèmes avec l’aide d’autres forces. En fait, il s’agissait d’une hypothèse illusoire et irréaliste. 

Par exemple, confier le système médical aux autorités municipales, ou l’éducation, ou imaginer que l’armée pourrait gagner de l’argent elle-même, que la police pourrait générer ses propres budgets, que les agences gouvernementales réaliseraient les « trois produits » 三产 et s’autofinanceraient. Lorsque nous sommes arrivés au début des années 1990, nous avons découvert que ces politiques créaient de gros problèmes, et nous avons commencé à apporter des corrections. Donc, lorsque nous parlons de problèmes de gouvernance, le gouvernement doit d’une part décentraliser, mais en même temps maintenir et renforcer la capacité de l’État. Seule une bonne combinaison des deux créera la situation où le gouvernement gère bien les choses qu’il devrait gérer, et ne gère pas ce qu’il ne devrait pas gérer, sans créer le chaos.

Au début des années 1990, vous avez écrit un article intitulé « Construire un pays fort et démocratique 建立一个强有力民主国家 », dans lequel vous abordez la question de la capacité de l’État. Comment avez-vous compris la question à cette époque ?

Lorsque j’ai commencé à parler de la question de la capacité de l’Etat en 1991, cela était lié à des concepts qui étaient populaires dans le monde entier à l’époque. J’ai reconnu ce problème à la suite d’un voyage que j’ai fait en Russie, où j’ai découvert que, bien que la Russie et les pays d’Europe de l’Est aient traversé une transition, leurs États étaient un désordre total. En 1993, avec Hu An’gang, j’ai écrit un livre intitulé “A Report on China’s State Capacity 国家能力报告”, à une époque où peu de gens parlaient de ce sujet. Le politologue américain Francis Fukuyama, qui avait auparavant écrit “La fin de l’histoire”, a écrit plus tard en 2004 un livre intitulé “State Building”, dans lequel il a également abordé la question de la capacité de l’État, bien qu’il ait essentiellement répété ce que j’avais dit au début des années 1990. Ainsi, dans la troisième période, la gouvernance doit être liée à la capacité de l’État, qui fournira une garantie que les choses fonctionneront. La Chine a suivi un chemin sinueux, et le gouvernement a décentralisé trop de pouvoirs, de sorte que des choses qui auraient dû être gérées ont fini par ne plus l’être.

Ces dernières années, un énorme changement s’est produit, que j’appelle l’émergence de la « Chine du bien-être ». En juillet 2012, je suis allé en Nouvelle-Zélande pour donner une conférence intitulée « Le nouveau grand bond en avant de la Chine 中国的新大跃进 », dans laquelle j’ai abordé ce problème. Dans le passé, la Chine n’avait pas de système d’aide sociale, mais au cours des dix dernières années environ, 95 % ou plus des frais médicaux de la population ont été pris en charge. Quant aux pensions, autrefois l’État ne s’occupait que des travailleurs des villes, aujourd’hui il prend en charge tous les citadins. Il existe de nouvelles garanties dans les zones rurales, et plus de cent millions de personnes ont reçu une pension. L’argent n’est pas énorme – quelques dizaines de RMB par mois – mais dans le contexte de la Chine, c’est une réalisation majeure. C’est comme les Nouvelles Coopératives Médicales de Village 新农合, qui au départ ne donnaient que 10 RMB par personne et par an, mais qui ont maintenant atteint 280 RMB par personne et par an, une augmentation très rapide, et le même montant va aux résidents urbains qu’aux résidents ruraux. Ces montants ne peuvent qu’augmenter à l’avenir, car prendre soin des personnes âgées est extrêmement coûteux. 

Dans le passé, la Chine n’avait pas de système d’aide sociale, mais au cours des dix dernières années environ, 95 % ou plus des frais médicaux de la population ont été pris en charge.

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Il existe également des garanties de revenu minimum, ainsi que de nombreuses sortes d’aides sociales. En l’espace de dix ans, la Chine a construit un système complet d’aide sociale, ce qui était impossible sans la participation de l’État. Au cours des années 1980 et 1990, lorsque ces tendances erronées étaient populaires, l’État a abandonné ces responsabilités. Il y a eu une période dans les années 90 où il y avait déjà quelque 80 000 000 de villageois avec des garanties de base pour la vieillesse, mais certains dirigeants ont dit que prendre soin d’eux n’était pas en accord avec les caractéristiques nationales et que le gouvernement ne devait pas intervenir, ce qui a conduit le système existant de garanties pour les personnes âgées à s’effondrer. Les coopératives médicales des villages se sont complètement effondrées, et n’ont été maintenues que dans environ 5 % des villages. L’État n’est plus intervenu jusqu’après 2002, lorsqu’il a commencé à reconstruire le système. Ainsi, au cours de la troisième période, la Chine a réellement traversé des tensions et des contradictions avant d’arriver à l’équilibre actuel.

Les quatre points supérieurs du système chinois

Le système que la Chine a construit au cours du processus d’exploration de la manière de gouverner le pays était un choix historique plus que le produit d’une idéologie, né des besoins réels rencontrés à chaque étape, tout en reflétant les tendances mondiales. Mais le système chinois n’est pas le même que les autres systèmes ; la Chine a traversé les trois périodes évoquées avant sous la direction d’une force politique. A votre avis, quelles sont les particularités et les aspects supérieurs du système chinois ?

Je pense qu’il y a quatre caractéristiques supérieures. La première est qu’il existe un centre politique stable, un centre qui peut prendre des décisions. Ce point est très important, car de nombreux pays se retrouvent inévitablement dans des situations où ils ne peuvent pas prendre de décision. Dans les sciences politiques, il existe depuis quelques années une théorie bien connue du « veto players » (joueurs de veto en français). Actuellement, la plupart des personnes qui analysent la prise de décision utilisent ce concept, remplaçant l’ancien cadre qui parlait du système présidentiel, du système parlementaire, du système fédéral, du système unitaire, etc. Dans un système politique, s’il y a beaucoup de veto players, alors il n’y a pas moyen de prendre des décisions, car il n’y a pas un seul endroit où les décisions peuvent être prises. Les choses évoluent par étapes, et si trop de personnes à différentes étapes ont un droit de veto, alors si elles ne peuvent pas l’arrêter à une étape, elles l’arrêtent à la suivante, de sorte que la décision n’est jamais prise. Aux yeux de cette théorie, les veto players en Chine sont très peu nombreux. En ce qui concerne les décisions importantes, les véritables veto players en Chine se limitent à ceux qui font partie du comité permanent du Politburo du PCC. Une forte concentration de pouvoir peut entraîner des problèmes, ce qui est un problème sous-jacent que nous aborderons plus loin. Son avantage est qu’elle réduit le handicap d’avoir trop de veto players, ce qui permet de prendre des décisions sur des questions importantes.

Le deuxième avantage est une mentalité de résolution des problèmes. Que nous parlions des décideurs chinois, des cadres chinois à tous les niveaux ou du peuple chinois en général, il existe une philosophie de bon sens direct, une théorie comme celle de Deng Xiaoping concernant le « chat blanc et le chat noir »5, une attitude de résolution des problèmes. En raison de cette attitude, lorsque nous sommes confrontés à un problème, les gens ne s’engagent pas dans des débats idéologiques, mais pensent plutôt : nous avons un problème que nous devons résoudre. Cet état d’esprit est très important car il rend notre système réactif aux besoins sociaux et à l’impulsion de ces besoins.

Le troisième avantage est également important, et c’est la diversité. Le système chinois permet la diversité. La façon dont le système chinois adopte les lois est très différente de la façon dont les pays occidentaux adoptent les lois. En Occident, les lois sont créées par un organe représentatif sous la forme de textes contenant des centaines, voire des milliers de pages, exigeant que la mise en œuvre suive strictement ce texte dans tout le pays. Aux États-Unis, la loi sur les soins abordables compte plus de mille pages. Tout ce que cela accompli, c’est de donner beaucoup de travail aux avocats, puisque personne d’autre ne sait quoi faire. L’hypothèse derrière cette façon d’adopter des lois est qu’il existe un groupe de personnes extrêmement intelligentes, capables de faire n’importe quoi, capables de prévoir toute éventualité et possédant la solution pour toute éventualité qu’elles pourraient prévoir. Cette hypothèse est fausse.

La mentalité chinoise concernant les lois est très différente. Nous ne commençons pas par une loi créée par le Congrès du peuple, une loi complète et détaillée qui sera appliquée dans tout le pays. Dans notre cas, lorsqu’il y a un problème, nous permettons aux différentes localités de tenter de trouver une solution. Une autre méthode, lorsque le centre n’est pas sûr de ce qu’il doit faire, consiste à choisir d’abord un endroit pour expérimenter, ce que l’on appelle dans l’histoire communiste « tirer l’expérience d’unités choisies pour promouvoir le travail global ». 抓点带面 Il s’agit d’une méthode très pratique, terre à terre, dans laquelle vous réalisez d’abord une ou plusieurs expériences, en utilisant différentes méthodes pour résoudre le problème. Si les expériences fonctionnent, alors vous diffusez la nouvelle ; et si elles ne fonctionnent pas, alors l’impact sur le reste du pays est faible. Les zones économiques spéciales6créées au début de la période de réforme de 1978 en sont le résultat, tout comme les communes populaires. Une version de ce principe s’appelle la pratique, où le centre dit « ceci doit être fait » mais les détails concrets sont décidés par essais et erreurs au niveau local. 

Une autre est appelée expérimentation, où le centre sélectionne plusieurs points d’expérimentation, et vulgarise les meilleurs résultats. Cela crée une certaine diversité, et la diversité est importante dans le monde de la nature comme dans le monde humain. C’est comme pour les produits agricoles : si un pays ne cultive que du maïs, alors il y a toujours le danger des maladies des plantes et des insectes. De la même manière, il doit y avoir une diversité dans les manières de résoudre les problèmes. Prenons par exemple le problème des soins médicaux dans les villages. L’intention de base exprimée dans le nouveau contrat rural est cohérente – fournir à tous des garanties médicales de base, égales. Mais il existe différentes manières d’arriver à cet objectif, qui peuvent être décidées par les localités. La Chine fait les choses de cette manière depuis les années 1950. Cette diversité est devenue notre meilleure source d’apprentissage.

Habituellement, nous apprenons des livres, de l’idéologie. Dans le processus de réforme, l’Union soviétique et les pays d’Europe de l’Est ont décidé qu’ils devaient privatiser, et ont procédé à une vaste privatisation du jour au lendemain. Cela reflétait un choix idéologique, appris dans un manuel. En Chine, nos sources d’apprentissage étaient nos diverses pratiques et expériences localisées. Et à mesure que les réformes s’approfondissaient, le gouvernement accordait d’autant plus d’attention aux expériences. Par exemple, la Chine compte désormais entre dix et vingt zones expérimentales pour résoudre toutes sortes de problèmes. Ces zones tentent de résoudre non seulement des problèmes locaux, mais aussi des problèmes nationaux. Elles peuvent échouer, mais l’impact de l’échec est limité à une petite zone. Et lorsqu’elles réussissent, les résultats sont utilisés à grande échelle. Mais même les résultats réussis ne sont pas aveuglément imposés dans tout le pays, mais plutôt mis en œuvre en fonction des besoins locaux. C’est pourquoi je dis que notre diversité est devenue notre source d’apprentissage, et a structuré notre façon unique d’apprendre.

Il y a quatre caractéristiques supérieures au modèle chinois : un centre politique stable, une mentalité de résolution des problèmes, l’expérimentation et la réactivité.

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Je me souviens de votre argument selon lequel la force du système chinois réside dans sa capacité à apprendre. Prendre la diversité comme source d’apprentissage, apprendre en faisant, chercher les leçons des succès et des échecs, tout cela est aussi un exemple du fait que la Chine apprend de son expérience. 

Le quatrième avantage est que le système chinois est assez réactif. Précisément parce que les expériences de toute la Chine servent à résoudre les problèmes de la Chine, le système est réactif aux besoins sociaux. Les changements de politique de ces dernières années en sont un bon exemple. Par exemple, dans les années 1990, ce dont on parlait le plus, c’était des « trois questions agricoles 三农问题 » [agriculture, zones rurales et agriculteurs] ; le magazine Dushu7读书 a publié de nombreux articles à ce sujet au fil des ans. En 2003-2004, l’État avait d’abord réduit les taxes agricoles, puis les avait supprimées, et les anciens « trois problèmes agricoles », par exemple les taxes agricoles trop élevées, étaient résolus. Ensuite, tout le monde a parlé des dépenses en soins médicaux et en éducation et de la difficulté de les financer. Ces dernières années, nous avons donc résolu les problèmes liés aux soins médicaux et à l’éducation. Maintenant, tout le monde parle des problèmes liés aux soins aux personnes âgées, dans l’espoir d’une solution quelconque. Vous voyez donc le processus. Les préoccupations dont nous parlions avant, nous n’en parlons plus maintenant, parce que nous avons trouvé des solutions, ou dans certains cas, nous sommes en train de trouver des solutions. Cela montre que le système possède une certaine réactivité à la société.

Nous pouvons comparer cela à un autre type de système, que l’on appelle en anglais « representative ». Le système représentatif n’est représentatif que dans un sens abstrait ou procédural, mais en dernière analyse, pour représenter, il faut être réactif. Le système chinois est clairement réactif. Lorsqu’il y a des problèmes et que les gens demandent des changements de politique pour résoudre ces problèmes, les solutions apparaissent dans les années suivantes.

Si nous prenons ces quatre points ensemble, ils représentent une partie importante de l’expérience chinoise. Dans un pays grand et compliqué comme la Chine, avec beaucoup de terres et beaucoup de gens, imaginer qu’une seule méthode suffira à résoudre tous les problèmes est impossible. Il est donc tout à fait approprié d’utiliser l’expérience chinoise pour gouverner notre grand pays. Ces quatre points expliquent en grande partie pourquoi la Chine fonctionne.

Les quatre points supérieurs du système chinois sont en réalité les deux faces d’une même pièce 

Vous avez dit auparavant que le système chinois présente des avantages mais peut aussi produire des problèmes. Quels sont donc ces principaux problèmes ?

Les principaux problèmes se trouvent dans les avantages. Le premier avantage, la relative rareté des veto players, signifie qu’il existe un noyau dirigeant capable de prendre des décisions. C’est un avantage, mais en même temps, cela peut aussi être un problème. Si par exemple vous vous retrouvez avec un seul veto player, le problème est énorme. Par exemple, au cours des dernières années de la vie de Mao Zedong, ce dernier a décidé de pratiquement toutes les questions importantes, et était capable de rejeter même des choses sur lesquelles d’autres dirigeants s’étaient mis d’accord. C’est un gros problème. Même aujourd’hui, alors que nous avons un Politburo de plus de vingt personnes et un comité permanent de sept personnes, cela peut encore être un problème. Le problème ne réside pas dans le processus de prise de décision, mais plutôt dans la sélection de ces sept personnes. Au cours des soixante dernières années, le problème de la succession des dirigeants n’a pas été résolu avec succès. Nous pensions autrefois que la succession effectuée par le 16e Congrès du peuple s’était déroulée relativement en douceur, et que nous avions lentement commencé à réformer le système, mais en regardant les choses du point de vue de ces dernières années, ce n’est pas tout à fait correct. À l’époque de Mao, il y avait les affaires Liu Shaoqi et Lin Biao, à l’époque de Deng, il y avait les affaires Hu Yaobang et Zhao Ziyang, à l’époque de Jiang Zemin, il y avait l’affaire Chen Xitong, et à l’époque de Hu Jintao, il y avait l’affaire Chen Yuliang. Nous n’avons toujours pas résolu le problème de la sélection des veto players.

Du côté positif, une fois que le leadership collectif s’est mis en place, cela a plutôt bien fonctionné. Hu An’gang 胡鞍钢 (né en 1953), le spécialiste du caractère national de la Chine, a inventé l’expression « présidence collective 集体总统制 », qui est une façon extrêmement intéressante de la comprendre. La Suisse a une « présidence collective », et les 7 membres du comité permanent chinois auprès du Politburo constituent également une sorte de « présidence collective ». Mais à l’heure actuelle, nous n’avons toujours pas de bon moyen de mettre en place cet organe, et nous ne sommes pas sûrs du mécanisme à employer. Les élections vont créer beaucoup de problèmes. Continuer comme nous l’avons fait créera également beaucoup de problèmes. Ainsi, avoir un noyau de leadership capable de prendre des décisions est un avantage, mais peut aussi être un point faible. Chaque fois que la succession des dirigeants se déroule bien, le système fonctionne bien. Mais chaque fois qu’il y a une crise dans la succession des dirigeants, l’ensemble du système vacille comme s’il était sur le point de tomber. Au cours des soixante dernières années, toutes les crises majeures sont apparues à des points de transition dans le processus de succession des dirigeants, ce qui signifie que si la Chine doit avoir des problèmes, elle en aura au plus haut niveau.

Le deuxième point est la mentalité de résolution des problèmes. Si, du haut en bas de l’échelle, il y a un objectif clair, alors cette mentalité est une bonne chose. Par exemple, à terme, nous voulons construire une société où tous les gens partagent communément les richesses. Si le PCC dans son ensemble, et le peuple dans son ensemble, travaillent clairement ensemble pour atteindre cet objectif, alors les choses vont bien. Mais si l’objectif lui-même devient flou, et que nous cherchons uniquement à résoudre des problèmes particuliers, alors les choses peuvent devenir routinières et transactionnelles, et nous pouvons facilement nous perdre. À l’heure actuelle, il existe de nombreux fonctionnaires très compétents, qui sont très bons pour résoudre les problèmes, mais ceux-ci utilisent leurs capacités pour se promouvoir et satisfaire leurs besoins ou ceux de leur famille, auquel cas cette « supériorité » est problématique. Aujourd’hui, les gens parlent de « design d’étage supérieur 顶层设计 », ce que je n’aime pas trop, car l’hypothèse de base derrière cela est qu’il y a quelques personnes intelligentes qui savent tout, qui peuvent tout faire. Je ne pense pas que ce groupe de personnes intelligentes existe. Si nous ne résolvons pas la question du noyau dirigeant du parti, alors les plus de 80 000 000 de membres du PCC et la population chinoise en général auront des problèmes pour s’identifier aux grands objectifs et à la mentalité de résolution des problèmes elle-même. Car dans ce cas, bien que nous sachions comment résoudre les problèmes, nous ne savons pas quels problèmes résoudre.

Si nous ne résolvons pas la question du noyau dirigeant du parti, alors les plus de 80 000 000 de membres du PCC et la population chinoise auront des problèmes pour s’identifier aux grands objectifs et à la mentalité de résolution des problèmes elle-même.

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Cela me fait penser à un dicton : « Garder la tête baissée et tirer la charrette sans lever la tête pour regarder la route 只顾低头拉车,不顾开头看路. » Quant à la question de la perte de direction, si on en arrive à tourner le dos à la nature fondamentale du socialisme, si le parti au pouvoir devient le représentant des groupes d’intérêt et ne poursuit plus l’objectif du bien-être de la société dont il est issu, alors quelle que soit sa capacité à résoudre les problèmes, il ne peut que nuire aux intérêts du pays et du peuple.

Le troisième point est la diversité. Il y a des avantages ici, mais il y a aussi des problèmes. À tout moment, la diversité peut sembler complètement chaotique, car autoriser de nombreux types de résultats est tout simplement déroutant. D’un point de vue optimiste, ce n’est peut-être pas un problème, mais à l’occasion, surtout lorsque de nouveaux problèmes surgissent et que personne, du haut en bas de l’échelle, ne possède de pratique ou d’expérience et que personne ne sait quoi faire, alors les choses peuvent devenir vraiment folles. Au cours des trente dernières années, nous avons constaté qu’il y a eu des périodes de grande confusion où les gens avaient l’impression que les choses étaient hors de contrôle, et cela est lié au fait que nous autorisons la diversité. La notion de diversité vient des sciences naturelles, mais nous ne pouvons pas nous laisser emporter et aboutir au chaos ; mais l’absence totale de diversité est appelée monoculture, ce qui est également problématique. Nous devons donc maîtriser le degré approprié de diversité, en évitant les extrêmes dans les deux sens. Si nous ne parvenons pas à maîtriser le bon degré, alors l’avantage accordé par la diversité devient un désavantage.

Enfin, nous avons la réactivité. En somme, au cours des soixante dernières années, la Chine s’est plutôt bien débrouillée sur le front de la réactivité, mais cette réactivité a été établie sur la base des trois avantages dont nous venons de parler. S’il y a des problèmes avec les trois premiers, alors la réactivité perdra son fondement. Par exemple, s’il y a des problèmes dans la succession des dirigeants, et que la mentalité de résolution des problèmes perd son chemin, ou si le degré approprié de diversité n’est pas trouvé, alors la réactivité disparaîtra.

En somme, dans ces quatre avantages, nous trouvons des problèmes latents, et à différents stades et à différents degrés, la Chine a connu ces problèmes. Ce sont donc les deux faces d’une même pièce, et elles sont contradictoires. Il est extrêmement difficile de gérer ces contradictions avec aplomb.

La pensée politique occidentale et la pensée politique chinoise

La gestion d’un grand pays comme la Chine a toujours été difficile. Il est vrai que certaines personnes ne tiennent pas compte de la taille et de la complexité de la Chine, et abordent tous les problèmes par rapport au système politique.

De nombreuses personnes qui critiquent le système chinois ne savent en fait pas de quoi elles parlent. Quand ils disent « système », ils veulent en fait parler du système politique. Et ensuite, ils ramènent tout à la question de savoir s’il existe des élections compétitives multipartites. Toute leur analyse est axée sur ce point, et ils ne regardent rien d’autre. Et leur solution est de renverser le gouvernement existant et d’établir un système avec des élections compétitives et multipartites.

Il s’agit là d’un mode de pensée typiquement occidental, que j’appelle « mentalité des formes politiques 整体思维. » En 2012, j’ai écrit un livre intitulé “L’ordre politique idéal : Explorations en Chine et en Occident, de l’Antiquité au présent 理想政治秩序:中西古今的探讨” dans lequel j’ai abordé cette question. La pensée des formes politiques en Occident a sa tradition, qui soutient que la forme politique est la chose la plus importante, ce qu’on appelle la forme du gouvernement. Il y a des milliers d’années, les Grecs anciens pensaient de cette façon, depuis Aristote et Platon ou même des figures plus anciennes, et en continuant avec Cicéron, Machiavel, une série de penseurs qui ont mis l’accent sur la forme du gouvernement. Les politologues occidentaux continuent à considérer la forme du gouvernement comme la chose la plus importante. Ce qu’ils étudient est généralement quelque chose en rapport avec la forme de gouvernement, par exemple, la démocratie peut-elle produire une croissance économique, l’égalité, la démocratie peut-elle rendre les gens heureux, etc.

Vous pouvez appeler cela le « déterminisme de la forme politique 政体决定论 », et ceux qui, en Chine, parlent fréquemment du système adhèrent en fait au même « déterminisme de la forme politique ». Selon eux, toutes les questions sont liées à la forme du gouvernement, comme la croissance économique, l’égalité sociale, la corruption, le bonheur, etc. Si la forme de gouvernement est bonne, alors tout le reste est bon. Si la forme n’est pas bonne, alors rien ne peut être bon. En Europe et en Amérique du Nord, ainsi qu’en Inde, les formes politiques sont bonnes, et pour cette raison, quels que soient les problèmes qui surgissent, il y aura toujours une solution à long terme. La forme politique de la Chine n’est pas bonne, et pour cette raison, peu importe ce que la Chine a accompli, à long terme, cela ne durera pas, et la Chine devra éventuellement changer.

La mentalité de la forme politique et le déterminisme de la forme politique sont-ils justes ou non ? Ils semblent raisonnables, mais en fait, ils ne le sont pas. Par exemple, selon certaines personnes, les caractéristiques particulières des formes politiques « démocratiques » sont les élections compétitives entre les différents partis politiques, et que ce type de forme politique est une bonne chose. Dans mes Quatre conférences sur la démocratie 民主四讲, j’ai produit un grand nombre de preuves qui démontrent qu’il n’y a en fait aucune relation nécessaire entre cette forme politique et la croissance économique, l’égalité sociale et le bonheur des gens. En d’autres termes, cette forme de gouvernement ne possède pas vraiment le pouvoir décisionnel sacré suggéré par sa mythologie.

Les gens disent souvent que si nous avions un système d’élections libres et compétitives, le pays se porterait beaucoup mieux. Comme preuve, ils ne citent que des exemples qui révèlent les avantages de ce système, soit en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Ils oublient que ces pays étaient autrefois impérialistes, colonialistes, et que leur richesse actuelle pourrait bien être liée à leur passé impérialiste et colonialiste. Mais ce que ceux qui ont été trompés par la forme occidentale de gouvernement ignorent, c’est que ces mêmes pays dont ils tirent leurs exemples contiennent également de nombreux cas d’échec. C’est pourquoi nous effectuons des recherches comparatives, longitudinales et à grande échelle, qui révèlent qu’il n’existe aucun résultat suggérant que la forme politique est déterminante. Qu’il s’agisse de l’impact de la forme de gouvernement sur le développement économique, sur l’égalité sociale ou sur le sentiment de bonheur de la population, de grandes quantités de données, sous forme de recherches transhistoriques et transnationales, n’aboutissent qu’à un seul résultat : il n’y a pas de relation. Par conséquent, la forme de gouvernement n’est pas un élément décisif.   

Quelle que soit la question abordée, il faut s’extraire du cadre employé par d’autres personnes, même dans le cas de concepts populaires, afin d’analyser le cadre et le système théorique. Cela est particulièrement vrai pour les questions politiques, car les concepts populaires dans ce domaine, leurs cadres d’analyse et leurs systèmes théoriques, sont tous les produits de l’idéologie, et si vous ne faites pas attention, vous pouvez finir par glisser vers une conclusion prédéterminée.

Si l’Occident est le foyer de la mentalité de la « forme politique », alors de quoi la Chine est-elle le foyer ?

Comme je l’ai soutenu dans « Ideal Political Orders », le style chinois traditionnel d’analyse de la politique ne se concentrait pas sur la forme politique. L’accent était plutôt mis sur la « manière de faire de la politique 政道 ». Contrairement à l’Occident, ce sur quoi les sages chinois se sont concentrés au fil des ans n’était pas la forme du gouvernement ou la forme du système politique, mais plutôt la manière de gouverner ou les objectifs et les méthodes dans le fonctionnement du système politique.

Que signifie la « manière de faire de la politique » ? Quelle est la différence entre une mentalité axée sur la façon de faire de la politique et une mentalité axée sur la forme de la politique ?

La manière de gouverner comprend les principes et les techniques (“The dao of governance” en anglais). Dans les textes chinois anciens, on ne voit pas souvent utiliser le terme zhengdao 政道, mais il existe des termes qui véhiculent le même sens, tels que « la gouvernance qui ne trouve pas sa voie 政不得其道 », « le dirigeant sans la voie 无道之君, « , « le souverain avec la voie 有道之君 », « le souverain a la voie 君有道 », « le souverain n’a pas la voie 君无道 », le « royaume avec la voie 国有道 », le « royaume sans la voie 国无道 », etc. Dans son chapitre « La voie céleste 天道 », Zhuangzi 庄子, philosophe chinois influent du IVème siècle, fait une distinction entre la « manière de gouverner 治之道 » et les « outils de gouvernance 治之具 ». 

Les premiers faisaient référence aux principes de gouvernance du monde et les seconds aux moyens employés pour gouverner le monde. Ma compréhension de la « manière de gouverner » est qu’elle signifie les principes employés pour gouverner le pays, les objectifs les plus élevés de la politique, l’ordre politique idéal. J’entends par « techniques de gouvernance » la manière dont un pays est gouverné, y compris les « institutions de gouvernance » telles qu’elles figurent dans les anciens textes chinois, c’est-à-dire les lois et les institutions utilisées pour gouverner le pays. 

« Les outils de gouvernance » sont les différentes mesures employées pour gouverner le pays. « Les techniques de gouvernance » désignent les politiques, etc. employées pour gouverner le pays. Si l’on compare la manière de gouverner et les techniques de gouvernance, la manière fait référence aux objectifs les plus élevés et les techniques aux moyens employés pour arriver à cet objectif le plus élevé. Je combine souvent ces deux notions dans le concept « zhengdao/la manière de gouverner ».

La différence entre la focalisation sur la forme politique et la focalisation sur la manière politique est que la première ne s’intéresse qu’à la forme de l’ordre politique, tandis que la seconde se concentre sur l’essence de la politique. Selon les mots du poète Su Shi 苏轼 (1037-1101) écrivant sur les beautés de Lushan, « Latéralement une chaîne de montagnes, verticalement un sommet 横看成岭侧成峰 » (c’est-à-dire qu’il faut une vue d’ensemble pour pouvoir porter un jugement sûr). Si nous remplaçons la perspective occidentale sur la forme de gouvernement par la perspective chinoise sur la manière de gouverner, alors peu importe que nous regardions la politique chinoise à travers l’histoire, que nous critiquions la politique chinoise actuelle ou que nous imaginions l’avenir de la politique chinoise, nous nous retrouverons avec un sentiment très différent.

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Comment les Chinois en sont-ils arrivés à une mentalité de gouvernance si différente de la mentalité occidentale de forme de gouvernement ? Est-ce parce qu’ils ont ignoré l’existence et la supériorité du système politique occidental ou est-ce le résultat d’un héritage politique chinois unique ?

Les Chinois d’aujourd’hui n’ignorent ni ne comprennent mal la mentalité de la forme politique. Liang Qichao 梁启超 (1873-1929) a été le premier à prêter attention à la forme de gouvernement occidentale et à introduire sa mentalité en Chine, bien qu’il ait découvert par la suite qu’il était difficile d’utiliser le point de vue de la forme gouvernementale pour penser à la politique actuelle, et il s’est finalement replié sur une approche qui mettait l’accent sur la manière de gouverner. Dans les dernières années du XIXème siècle, Liang Qichao a lu quelques livres occidentaux, et a découvert les discussions occidentales sur les formes politiques, et a été très enthousiaste. Il a rapidement introduit cette analyse dans les discussions sur la politique chinoise, et en utilisant les interprétations occidentales, a soutenu que la Chine était un pays autocratique, ce qui signifie qu’une fois l’autocratie renversée, le problème serait résolu. 

Par exemple, il a fait l’éloge de « la démocratie libérale comme la forme politique la plus sacrée et la plus honorée du monde ». Il s’est demandé : « La Chine existe depuis plusieurs milliers d’années, depuis l’époque de l’empereur jaune, et pourtant, aujourd’hui, elle est incapable d’organiser un gouvernement approprié, organique, bien structuré et moderne. Pourquoi cela ? » Sa réponse était la forme de gouvernement : « Parce que le peuple de mon pays a longtemps souffert sous un régime autoritaire, bien qu’il ait des capacités politiques, il ne peut les développer. » En outre, il « considérait la forme politique autoritaire comme l’ennemi commun du peuple. »

Dans le même temps, Liang Qichao a également été le premier à renoncer à la forme politique et à la critiquer. En 1903, il a effectué une visite de huit mois aux États-Unis, au plus fort de « l’âge d’or » de l’Amérique, une période où les problèmes étaient nombreux. Il est rapidement déçu par ce qu’il avait précédemment loué comme « l’ancêtre des républiques du monde », arrivant à la conclusion suivante : « La liberté, le constitutionnalisme, le républicanisme – ce serait comme porter des vêtements d’été en hiver, ou des fourrures en été ; beau, certes, mais inadapté »8

Plus tard, il a lu quelques autres livres occidentaux, ainsi qu’un grand nombre de livres classiques chinois, et après la révolution de 1911, il a travaillé pendant quelques années dans le gouvernement en tant que fonctionnaire. Il avait donc une expérience pratique, et avait également comparé l’Est et l’Ouest, ce qui l’a amené à la conclusion que le déterminisme des formes politiques était erroné. Afin de chercher le moyen pour la Chine d’établir un « ordre organique, centralisé et puissant », il a tourné son regard vers des facteurs extérieurs à la forme politique, et a commencé à soutenir que juger la politique comme bonne ou mauvaise n’est pas une simple question de forme politique, qu’en fait la moralité était plus importante. « Lorsque la gouvernance est l’affaire d’une seule personne, alors à l’époque de Yao et Shun, il y a gouvernance, et à l’époque de Jie ou Zhou, il y a chaos. Lorsque le gouvernement est l’affaire de nombreuses personnes, alors lorsque nous choisissons de bonnes personnes, il y a gouvernance, et lorsque nous choisissons de mauvaises personnes, il y a chaos. » Juste comme ça, il est passé d’une mentalité de forme politique à une mentalité de moralité politique.

La « démocratie » du PCC fait partie de la voie morale de la politique

Liang Qichao a découvert que les idées politiques importées étaient difficiles à utiliser, puis il est revenu aux concepts moraux traditionnels. Ce processus de transformation ressemble beaucoup à celui de nombreux universitaires « pro-Chine » revenus d’Occident. Pouvez-vous fournir quelques exemples pour expliquer comment la voie morale de la politique est la voie traditionnelle de la pensée chinoise sur la politique ?

Si nous analysons les écoles de pensée les plus influentes de la Chine ancienne, nous verrons qu’une politique morale est le mode de pensée chinois. En ce qui concerne l’objectif de gouverner le pays, les confucianistes, les légalistes, les taoïstes et les mohistes sont tous différents. Les Confucianistes parlent d' »ennoblir le peuple 贵民 », ce qui signifie respecter ou vénérer le peuple. Le philosophe Mencius 孟子 disait ceci, que le peuple était le plus important. Il fallait ennoblir le peuple, et le pays 社稷 était une préoccupation secondaire. Les légalistes parlaient d’anoblir le dirigeant 贵君, de l’élever au plus haut rang ; pour bien diriger le pays, le dirigeant devait être respecté. Les Mohistes parlaient d’anoblir les dignes 贵贤. Les taoïstes parlaient d’ennoblir le soi 贵己. Leurs objectifs finaux en termes de domination étaient donc différents.

Leurs méthodes de domination différaient également. Les confucianistes parlaient de gouverner par le biais du rituel 礼治 ou de la moralité 道治 ; les légalistes parlaient de gouverner par le biais de la loi 法治 ; les Mohistes gouvernaient par le biais du digne 贤治 ; et les taoïstes par le biais de la non-action 无为. Ces débats se sont poursuivis pendant plusieurs milliers d’années, depuis les périodes du Printemps et de l’Automne/État de guerre où ces écoles ont vu le jour, et au cours de l’histoire dynastique, empereurs, courtisans et lettrés ont tous puisé dans ces classiques pour développer leur pensée, créant ainsi un corpus de manières de gouverner le pays. Ces différentes manières ont été employées à différentes époques, parfois la Chine était gouvernée par la non-action, à d’autres moments par beaucoup d’action, et à d’autres encore par le rituel ou par la soumission aux dignes.

Les Chinois et les Occidentaux ont donc une conception différente de la politique. Pour les Chinois, et en particulier les grands penseurs chinois, une fois qu’ils ont réfléchi, leur méthode préférée de résolution des problèmes ne se concentre pas sur la forme du gouvernement mais plutôt sur une politique morale. Par exemple, Mao Zedong, dans son ouvrage « Sur la nouvelle démocratie 新民主主义论 », a également abordé la question des formes politiques, dans sa discussion sur « la question de la forme prise par le pouvoir politique. » Il a affirmé que « sans une forme légitime d’institutions politiques, le gouvernement ne peut pas représenter le pays. »  Mais lorsque Mao parlait de « formes politiques », ce n’était pas la même chose qu’avec Aristote ou Montesquieu, car Mao parlait d’une politique morale. Par exemple, il a cité le « centralisme démocratique » comme la forme politique idéale. Il est clair que les théories occidentales de la forme politique n’accepteront pas le « centralisme démocratique » comme une forme politique, car il s’agit simplement de la manière dont le PCC gouverne le pays.

Il est clair que les théories occidentales de la forme politique n’accepteront pas le « centralisme démocratique » comme une forme politique, car il s’agit simplement de la manière dont le PCC gouverne le pays.

shaoguang wang

De la même manière, dans ses « dialogues de la grotte 窑洞对 » à Yan’an avec Huang Yanpei 黄炎培 (1878-1965), la discussion de Mao sur la « démocratie » ne portait pas sur une forme politique mais plutôt sur une politique morale. En d’autres termes, ce dont il parlait était un concept de moralité politique et non de forme politique. Il a dit : « Nous avons déjà trouvé la nouvelle voie, et pouvons nous échapper de ce cycle. [Huang Yanpei parlait d’un cycle d’ascension et de chute de tout corps politique]. Cette nouvelle voie est la démocratie. Ce n’est que si nous permettons au peuple de superviser le gouvernement, alors le gouvernement n’osera pas devenir complaisant. Ce n’est que si le peuple se lève et prend ses responsabilités que nous éviterons l’éclipse du peuple et l’extinction du gouvernement. »

Le point de vue de Mao Zedong sur la démocratie n’était pas un concept de forme politique car la nouvelle voie par laquelle « le peuple se lève et supervise le gouvernement » était un concept sur les moyens de faire de la politique ?

Nous pouvons dire que la « démocratie » du PCC était toujours une démocratie politiquement morale, ce qui explique des expressions comme « un style démocratique », « ceci est relativement démocratique », « cette réunion s’est déroulée de manière assez démocratique. » Si nous pensons en termes de forme politique, ces expressions n’ont pas de sens, car elles n’ont rien à voir avec des élections libres ou des partis multiples. Mais ils ont un sens si nous les comprenons du point de vue de la politique morale, car ce n’est que lorsque nous permettons aux souhaits de la majorité du peuple de s’exprimer dans le contexte du gouvernement que la politique morale atteint son objectif.

Le sens initial du mot « démocratie » était que le peuple soit le maître et prenne les décisions. Vous pouvez examiner la démocratie du point de vue de la forme politique et du point de vue de la moralité politique. Du point de vue de la forme, la question clé est de savoir si le gouvernement est le produit d’élections libres et compétitives. Du point de vue de la moralité, la question est de savoir dans quelle mesure le gouvernement répond aux demandes du peuple. En ce sens, le système chinois répond aux demandes du peuple et doit être compris comme une démocratie politiquement morale.

Si je comprends bien, « le peuple est le maître et prend les décisions » est l’expression chinoise de la démocratie, c’est la vision unique de la démocratie du peuple chinois.

En fait, c’est la « vision ancienne de la démocratie ». En anglais, c’est « rule by the people », et « popular rule » et « the people being the masters and making decisions » sont la même chose. La vision la plus populaire de la démocratie du point de vue de la forme politique dans le monde d’aujourd’hui est basée sur le livre de Schumpeter de 1942, “Capitalisme, Socialisme et Démocratie”, où il critique la soi-disant « démocratie classique » pour avoir mis le peuple en premier et le choix des représentants en second, ce qui, selon lui, était une erreur. Il redéfinit la démocratie comme un arrangement institutionnel permettant à un petit nombre d’élites, choisies par élection par le peuple, d’obtenir un pouvoir de décision (républicain). Cela inversait complètement la signification originale de la démocratie. Il n’a pas essayé de le cacher, affirmant que « la démocratie n’est pas, et ne signifie pas, une sorte littérale de ‘gouvernement populaire’ ; la démocratie signifie seulement que le peuple a la possibilité d’accepter ou de rejeter ceux qui vont le gouverner. Mais comme le peuple peut également utiliser des moyens totalement anti démocratiques pour décider qui sera le dirigeant, nous devons ajouter un autre critère pour restreindre notre définition de la démocratie, à savoir que les candidats se disputent librement les voix du peuple. » 

La théorie de Schumpeter transforme complètement la « démocratie », qui passe de « régime populaire » à « le peuple choisit ses gouvernants ». Le « peuple » devient « électeur », et la « démocratie » devient une « votocratie », dans laquelle, tous les quatre ou cinq ans, le peuple fait son choix parmi des groupes d’élite en concurrence. De ce point de vue, toute forme politique où il existe des élections compétitives est démocratique, sinon elle est autocratique, car en première instance, le peuple a été « représenté ». 

Mais dans la perspective d’une démocratie politiquement morale, la réactivité du gouvernement aux demandes du peuple est plus importante. Robert Dahl, le théoricien de la démocratie le plus connu de l’Occident contemporain, souligne que « la caractéristique la plus cruciale de la démocratie est que le gouvernement est constamment à l’écoute des citoyens. » Dahl soutient que le monde actuel ne compte pas de véritables « démocraties », mais seulement des « polyarchies ». Même si Dahl est très connu dans les cercles académiques, ses opinions sont presque totalement occultées dans le discours actuel.

Pour les gens de tous les jours, les élections compétitives sont-elles importantes ? Ou les politiques gouvernementales réactives sont-elles importantes ? Bien sûr, les deux sont importants. Mais ce dont les gens se soucient le plus, c’est sûrement que les politiques élaborées par le gouvernement reflètent vraiment leurs véritables demandes. En observant le monde contemporain, il n’est pas difficile de découvrir qu’il existe des systèmes politiques qui, en termes de forme, parce qu’ils utilisent des élections compétitives, semblent être « représentatifs », mais dont la réactivité n’est pas forcément très élevée ; et il existe des systèmes politiques sans élections multipartites mais qui sont tout à fait réactifs aux demandes du peuple.

Abandonner le déterminisme de la forme politique

Certains chercheurs occidentaux comparent les systèmes politiques indien et chinois et arrivent à l’évaluation suivante : bien que l’Inde ait des élections compétitives, dans sa démocratie dominée par l’élite, ceux qui gouvernent, dans l’élaboration et la mise en œuvre de la politique économique, utilisent les ressources limitées de l’État pour servir les intérêts des groupes e l’élite, et ne souhaitent pas s’engager dans des réformes véritables et significatives pour transformer le sort des larges masses. C’est la raison fondamentale pour laquelle, après soixante ans de démocratie, la population indienne reste extrêmement pauvres. En revanche, la Chine n’a pas d’élections multipartites, mais parce que le gouvernement chinois n’est pas contraint par les groupes d’intérêt de l’élite, il a pu faire passer des réformes qui ont permis à la Chine de dépasser l’Inde en termes de développement économique et d’amélioration du niveau de vie de la population.

Les personnes qui expliquent tous les problèmes de la Chine par la question de la forme politique n’ont pas réfléchi clairement au problème de la pensée de la forme politique. La pensée de la forme politique est extrêmement simpliste, et ignore la complexité de la politique réelle, réduisant cette complexité à quelques étiquettes : démocratie, autocratie – tout est noir et blanc et antagoniste. Quand on dit que le système chinois est un système à parti unique, c’est une question de forme politique. Devrions-nous donc ajouter des partis supplémentaires ? Beaucoup de gens veulent un système à deux partis, mais ils n’ont pas bien réfléchi. Si j’en veux deux, et que vous en voulez deux autres, pourquoi pas 100 ? Pourquoi pas 1000 ?

Après l’effondrement de l’Union soviétique, des centaines de partis politiques sont apparus. Lors des élections de 1995 pour la Douma russe(Chambre basse de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie), 258 organisations différentes ont participé. En 2000, Poutine a proposé la « loi sur les partis politiques », qui a augmenté les restrictions sur l’organisation, la structure et les activités des partis politiques. La Russie ne compte que 144 000 000 d’habitants, soit un dixième de la population de la Chine. Si la Chine avait un système multipartite et suivait ce ratio, il y aurait plusieurs milliers de partis politiques.

C’est tout à fait possible. Tout comme le Bloc Québécois au Canada, et le Scottish National Party en Angleterre, en Chine nous pourrions avoir le Parti du Xinjiang, le Parti du Tibet, ou au sein du Sichuan il pourrait y avoir le Parti du Sichuan du Sud et le Parti du Sichuan du Nord. En 1991, il y a eu un débat en URSS sur l’opportunité de s’ouvrir ou non. Certaines personnes ont dit que la solution idéale serait de se transformer en un pays de style scandinave, mais à l’époque, certains ont fait remarquer qu’après la réforme, l’URSS pourrait ressembler davantage à un groupe de pays africains. En fait, pendant une grande partie des vingt dernières années, la voie empruntée par la Russie n’a pas été celle de l’Europe du Nord, mais plutôt celle de l’Afrique, sombrant dans le chaos et la pauvreté. Ce n’est qu’après l’arrivée au pouvoir de Poutine que les choses se sont améliorées, le PIB par habitant ayant commencé à grimper, même si, aujourd’hui encore, il n’est que légèrement supérieur à ce qu’il était en 1989. Le sort de ce qui était autrefois la deuxième plus grande superpuissance du monde ne peut que faire soupirer les gens. Ce pourquoi je dis que la pensée de la forme politique est très simpliste, et si vous suivez cette pensée, beaucoup de questions restent incertaines, surtout le résultat. S’attendre à ce qu’avec la réforme de la forme politique, un bon résultat suivra immédiatement n’a aucune base logique.

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Surtout dans un cas comme celui de la Chine, avec son énorme population et ses grandes différences régionales. Le degré d’incertitude est encore plus élevé.

Nous ne pouvons donc pas expérimenter ce genre de choses. La Chine a tenté cette expérience en 1912. À l’époque, la Chine venait de s’ouvrir, et du point de vue de la forme politique, elle était tout à fait comme l’Occident – un système multipartite, avec plusieurs centaines de partis, une constitution, un congrès, un président, des élections… Il y avait aussi la liberté d’expression. En apparence, il y avait tout. Mais que s’est-il réellement passé en Chine dans la courte période entre 1912 et 1916 ? Regardez surtout les résultats : militaristes et chaos, une “feuille de sable meuble,” comme l’a dit Sun Yat-sen. C’est très clair. C’était une période où l’on respectait les formes politiques. En 1916, Liang Qichao a écrit que la Chine avait tout essayé au cours des dernières années – système multipartite, congrès, fédéralisme. Ils avaient essayé tous les concepts empruntés à l’Occident, mais aucun d’entre eux ne fonctionnait, aucun ne fonctionnait comme nous l’avions prévu.

La pensée simpliste des formes politiques pourrait fonctionner dans un petit système politique. Comme le système politique de la Grèce antique, où il n’y avait que quelques milliers ou quelques dizaines de milliers de personnes. Même s’il y avait 100 000 ou 200 000 personnes, ce serait l’équivalent d’un village ou d’un canton chinois, et peut-être que gouverner selon cette mentalité pourrait fonctionner Mais dans un pays moderne, mettre uniquement l’accent sur la forme politique ne peut absolument pas fonctionner. En fait, selon la théorie de la forme politique authentique, aucun pays occidental ne pratique la démocratie standard. Ce sont tous des systèmes mixtes qui incluent un grand nombre d’éléments non démocratiques qui leur permettent de résoudre leurs différents problèmes. Si la Chine devait utiliser une mentalité simpliste de la forme politique pour tenter de résoudre ses problèmes, cela la conduirait droit dans le mur.

Je parle de « la politique de la forme et la politique de la moralité », j’écris des articles à ce sujet, j’organise des conférences… Mon objectif est de condamner le déterminisme de la pensée de la forme politique, et de stimuler encore plus de gens à adopter une nouvelle façon de penser, qui est celle de la politique de la moralité. Je crois que nous devrions passer plus de temps à réfléchir aux objectifs de la règle politique, ainsi qu’au nombre de moyens différents pour atteindre ces objectifs – une analyse concrète de problèmes concrets. De cette façon, nous serons en mesure de mieux résoudre les problèmes de la Chine. 

Nous devrions parler de la démocratie, mais il est encore plus important de parler du socialisme

Ceux qui croient au déterminisme de la forme politique fustigent le système politique chinois, car la Chine n’a pas de démocratie de style occidental. Mais nous ne pouvons nier que la Chine a actuellement quelques problèmes liés au manque de démocratie, par exemple, la participation politique de masse n’est pas élevée, et la supervision de masse du gouvernement est inadéquate. En 2007, nous avons discuté une fois de la question du socialisme démocratique. Pensez-vous que la Chine pourrait améliorer le système politique actuel par l’exploration et la pratique du socialisme démocratique ?

Cette question est davantage liée au socialisme qu’à la démocratie. Mais ces jours-ci, les gens parlent moins du socialisme, et il y a même des gens qui disent que nous devrions nous débarrasser de toutes les entreprises publiques et que seul le gouvernement devrait veiller au bien-être du peuple, et que ce serait le socialisme. Je pense que c’est un sophisme.

N’est-ce pas le nouveau système de la Russie ? Essayer d’utiliser le modèle de l’Europe du Nord ? Après la chute de l’Union soviétique, l’ensemble du pays a changé, mais la Russie a maintenu le système social de la période socialiste, y compris les soins, l’éducation, le logement pour tous entre autres.

En Chine, beaucoup de gens envient également le modèle de l’Europe du Nord, avec sa panoplie de garanties sociales. Mais ce n’est pas vraiment du socialisme, seulement un ensemble d’avantages. Le peuple devient un consommateur et ne peut pas vraiment décider de l’avenir du pays, ni résoudre les questions liées à ses avantages au niveau le plus élémentaire. Les pays d’Europe du Nord ne sont donc pas vraiment des socialistes démocratiques, mais plutôt des sociaux-démocrates ; ces deux notions présentent une différence fondamentale. Le socialisme démocratique est avant tout un socialisme qui est démocratique, et non autoritaire. La social-démocratie est capitaliste, mais emploie un ensemble complet de politiques de protection sociale du berceau à la tombe qui atténuent les contradictions de classe. Les intérêts des capitalistes sont protégés, et les intérêts des travailleurs sont également pris en compte.

Très peu de gens savent que si le pourcentage d’entreprises d’État en Europe du Nord est faible, un bon pourcentage de la population travaille dans ces entreprises d’État. Dans certains de ces pays, trente pour cent de la population est employée par l’État, ce qui est beaucoup plus élevé qu’en Chine. En Chine, même si nous incluons les cadres des villages, les travailleurs des entreprises d’État, les 30 000 000 d’employés des institutions publiques et les 10 000 000 de fonctionnaires, nous ne serions même pas proche de 30 % – peut-être 10 %. La Chine doit promouvoir le socialisme démocratique. Un principe important du socialisme démocratique est de commencer par la base, par les choses liées à la vie quotidienne et au travail de chacun. Si vous avez le droit démocratique de participer à ces choses, c’est la démocratie économique, une composante importante du socialisme démocratique. Sans le socialisme, il n’y a aucune possibilité pour le socialisme démocratique d’exister.

À l’heure actuelle, l’industrie chinoise représente 45 % du PIB, et les entreprises d’État en représentent peut-être 20 %. Le pourcentage est plus faible dans le commerce, et plus faible encore dans l’agriculture. Bien sûr, le socialisme ne doit pas signifier la propriété de l’État, mais il devrait au moins y avoir une propriété publique ou collective ou commune. Dans les cas où la propriété publique est limitée, on devrait parler de socialisme avant de parler de socialisme démocratique. Comment construire un nouveau modèle socialiste est difficile ; personne n’a de réponse. Personne ne sait comment construire un nouveau socialisme que la population acceptera et qui, en même temps, dans la pratique, produira des résultats relativement bons. Dans cette situation, nous pouvons bien sûr parler de participation démocratique, mais nous devons ouvrir un peu notre esprit. Comme je l’ai dit, la démocratie n’a pas qu’une seule roue, il n’y a pas que les élections.

Vous avez diffusé assez largement en ligne votre idée des « quatre forces motrices de la démocratie 四轮驱动 ». Pouvez-vous nous en donner une description simple ?

Par « quatre forces motrices de la démocratie », je veux dire que la démocratie a de nombreuses formes pratiques, parmi lesquelles j’en ai choisi quatre : les élections, le tirage au sort, la participation politique et la ligne de masse. Il n’est pas nécessaire de parler des élections, je vais donc parler des trois autres.

Commençons par le tirage au sort. Le tirage au sort signifie une sélection arbitraire, ou une loterie, ce qui signifie une sélection arbitraire de quelqu’un pour servir de représentant. Beaucoup de gens ne savent pas que cette sélection arbitraire était l’une des caractéristiques les plus importantes des démocraties classiques, et qu’elle était largement utilisée dans la République romaine et les républiques fédérales de l’Italie de la Renaissance, afin d’éviter le monopole du pouvoir politique entre les mains de quelques personnes puissantes. Jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, les penseurs occidentaux ont presque tous cru que le tirage au sort était la caractéristique principale de la démocratie, que les élections étaient le trait distinctif des oligopoles ou des ordres aristocratiques. 

À partir du XIXème siècle, les élections ont remplacé le tirage au sort et sont devenues la marque distinctive de la soi-disant « démocratie ». Mais dans les démocraties représentatives définies par des élections, le pouvoir politique était en réalité monopolisé par un petit nombre d’élites. Ces dernières années, dans les explorations concernant la démocratie de nouveau style à travers le monde, le tirage au sort a de nouveau attiré beaucoup d’attention. Il y a de plus en plus d’articles qui parlent de l’utilisation du tirage au sort dans les démocraties, et il y a eu un certain nombre d’expériences impliquant cette pratique. Cela inclut l’Europe, le Canada, les États-Unis. Mais en Chine, personne n’a introduit l’idée du tirage au sort, et je suis peut-être la seule personne à en parler.

Il y a aussi la participation politique. Ce n’est pas seulement en Chine que la participation politique est faible, elle l’est aussi en Occident. En Occident, en dehors des élections tous les quatre ans, les gens ne participent pas fondamentalement à la politique, et ne comprennent pas la politique. Les démocrates extrémistes de l’Occident encouragent grandement la participation politique, espérant que le peuple, dans les périodes entre les élections quadriennales, participera à l’élaboration des politiques de diverses manières. 

Mais le degré de participation à la politique du peuple – ou des groupes d’intérêt – en Occident n’est pas nécessairement plus élevé qu’en Chine. J’ai récemment réalisé deux grandes études de cas, qui paraîtront dans deux livres. L’une porte sur la manière dont le douzième plan quinquennal a été élaboré, et l’autre sur la manière dont la réforme médicale chinoise a été menée à bien. Nous avons appris que dans le processus d’élaboration des politiques, le nombre de groupes d’intérêt consultés était extrêmement large, et le taux de participation très élevé. Du point de vue de l’élaboration du plan quinquennal ou de la réforme des soins de santé, le taux de participation politique en Chine n’est pas inférieur à celui des États-Unis, et est sûrement plus élevé qu’en Inde.

Enfin, il y a la ligne de masse. C’est la particularité de la Chine, et elle est particulièrement associée au PCC. La logique de la ligne de masse est à l’opposé de celle de la participation politique. La logique de la participation politique est : Je suis un décideur politique, vous êtes le peuple, je suis assis ici dans ma chaise à faire de la politique, si vous voulez venir me voir alors venez me voir et dites-moi vos demandes, mais si vous ne voulez pas vous n’êtes pas obligés. La logique de la ligne de masse est : Je suis un décideur politique, vous êtes le peuple. Mon devoir est de vous chercher et de comprendre ce que vous voulez, et surtout de chercher les pauvres et ceux qui n’ont pas les moyens de participer à la politique. La ligne de masse est donc quelque chose de très important pour la démocratie.

La logique chinoise de la ligne de masse est : Je suis un décideur politique, vous êtes le peuple. Mon devoir est de vous chercher et de comprendre ce que vous voulez, et surtout de chercher les pauvres et ceux qui n’ont pas les moyens de participer à la politique.

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La ligne de masse caractérise aussi par définition la démocratie traditionnelle chinoise.

Je vais vous donner un exemple de la nécessité de la ligne de masse. Il y a un programme sur la Télévision centrale chinoise (CCTV) appelé « Les enfants du village de Pili 皮里村的孩子们 ». Le village est situé dans un endroit très marginal, et pour se rendre à l’école, les enfants doivent parcourir un long chemin, en marchant sur les pentes abruptes de la rive d’une rivière. Le courant est fort, et c’est dangereux. Ces enfants ont des besoins urgents, mais attendre d’eux qu’ils aillent à Pékin et participent à la vie politique est impossible. La seule façon de résoudre ce problème est de recourir à la ligne de masse. Ce programme télévisuel est « allé au niveau de base 走基层 » et a compris le problème, puis l’a rapporté vers le haut. Les décideurs politiques devraient également faire cela, aller vers les gens et comprendre leurs besoins. À Chongqing, ces dernières années, ils ont fait beaucoup de ce genre de travail, comme les « trois attentions et les trois rencontres »9三讲三同 dans lesquelles les cadres sont allés vers le peuple au lieu d’attendre que le peuple vienne à eux. C’est la véritable essence de la ligne de masse.

C’est pourquoi je dis que nous devrions parler de démocratie, mais que nous devrions davantage parler de socialisme. Et lorsque nous parlons de démocratie, nous ne pouvons pas nous contenter de parler d’un seul type de démocratie, mais nous devons en explorer tous les types. Les quatre types que je viens de mentionner devraient tous être abordés, et les quatre devraient être renforcés. Mais maintenant, lorsque nous parlons de démocratie, nous ne parlons que d’élections, ce qui est trop simpliste.

Au sujet de Chongqing, en 2011, Chongqing a promu un plan appelé « Douze mesures pour créer le bonheur collectif 共富十二条 », c’est-à-dire douze politiques conçues pour stimuler la création du bien-être commun. Dans le rapport du 18ème Congrès du Peuple, il est clairement mentionné que nous devons continuer à marcher vers la voie du bien-être commun, et rester sans relâche sur la voie socialiste unique de la Chine. Ce type de point de vue est cher au cœur du peuple. Comment voyez-vous cela ? Avez-vous confiance en l’avenir de la Chine ?

La richesse commune et le bien-être font partie des principaux éléments du socialisme tels que discutés par Deng Xiaoping. En 1990, Deng a déclaré : « La création de richesses communes est quelque chose dont nous avons parlé dès le début des réformes, et à l’avenir, cela deviendra notre principale préoccupation. Le socialisme ne signifie pas qu’un petit nombre de personnes s’enrichissent tandis que la majorité reste dans la pauvreté. » Et lors de sa tournée dans le sud en 1992, il a encore dit : « Suivre la voie socialiste signifie la création éventuelle d’une richesse commune. » « Si les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres, il y aura des divisions extrêmes, ce que le socialisme peut et veut éviter. » Deng a été très clair en disant que le socialisme doit d’abord développer la capacité de production, mais qu’il doit finalement créer une richesse commune. Si nous abandonnons maintenant cet objectif, et privatisons les entreprises d’État, laissant le système public s’effacer, alors il ne restera pas grand-chose du socialisme. Si l’essence du socialisme disparaît, alors il ne restera rien des quatre forces motrices dont nous avons parlé précédemment.

Je suis fondamentalement optimiste quant à l’avenir de la Chine. J’ai vécu plusieurs grands changements en Chine, comme en 1976 et 1989. J’étais alors très pessimiste, mais la Chine les a traversés.

Cela signifie que le PCC a la capacité de se corriger.

Si le PCC a une capacité d’autocorrection, c’est parce que le peuple chinois peut produire une grande pression, et comme on dit « si vous gagnez le peuple, vous gagnez le monde. » Avant l’ouverture du 18e Congrès du Peuple, des gens préconisaient de supprimer l’objectif de richesse commune et de se diriger davantage vers le capitalisme. C’est un signal dangereux. À l’époque, un universitaire étranger m’a dit qu’il avait interviewé de nombreuses « élites » en Chine qui étaient toutes fermement convaincues qu’après le 18e Congrès du peuple, la Chine devait faire un pas ferme vers le capitalisme. Je lui ai répondu qu’ils seraient sûrement très déçus, car ils s’étaient trompés dans leurs souhaits personnels quant à l’orientation future de la Chine. Je pense que les chances que la Chine devienne entièrement capitaliste ne sont pas grandes, car cela nuirait aux intérêts de la majorité, ce qui signifie qu’il y a beaucoup de résistance. La plupart des gens n’accepteront pas ce choix, y compris les membres de la base et du Parti et ses hauts dirigeants. De plus, le 18e Congrès du peuple venait à peine de se terminer que le Congrès du peuple a clairement déclaré qu’il maintiendrait la voie socialiste, la création d’une prospérité commune, énonçant ainsi clairement l’avenir et les objectifs de développement de la Chine à l’ensemble du Parti et du peuple. Ainsi, dans une perspective à long terme, je suis optimiste quant à l’avenir de la Chine.

Sources
  1. D’autres textes, tels que « Responsive Democracy and Representative Democracy, » abordent le problème sous l’angle des sciences politiques, affirmant que le gouvernement chinois « répond » de façon efficace aux besoin du peuple, alors que les gouvernements dits « démocratiques » se perdent dans des élections sans fin où les « représentants du peuple » se focalisent sur leurs campagnes électorales.
  2. Les traités inégaux désignent la façon dont les Chinois percevaient les traités signés entre les Guerres de l’Opium qui commencent en 1839 et 1856 et la Deuxième Guerre mondiale, quand la Chine était alors trop faible pour se défendre contre les puissances occidentales.
  3. Chiang Kaï -shek (1887-1975) fut l’une des figures politiques dominantes de la Chine du XXème siècle. Proche collaborateur avec Sun Yat-sen, fondateur de la République chinoise en 1912, il prit la relève de Sun suite à son décès en 1925. En 1927, Chiang, en tant que général, « unifie » la Chine, qui avait été depuis 1916 sous l’emprise des militaristes, et établit un nouveau gouvernement à Nankin dominé désormais par Chiang, qui restera président de la République jusqu’à sa mort en 1975 (à Taïwan). L’invasion japonaise de la Chine, à partir de 1931, devient un obstacle majeur à la consolidation du pouvoir politique de Chiang, et en même temps donne un nouveau souffle au mouvement communiste, un compétiteur du Guomindang (Parti nationaliste) de Chiang. Ainsi, Chiang passe les années 1930 et 1940 à se battre à la fois avec les Japonais et les communistes, et finit par perdre la Chine à ces derniers en 1949, quand la République populaire de Chine est établie. Chiang prend refuge sur l’île de Taïwan, qui demeure la  “République de Chine”  jusqu’à présent. Pour plus d’informations, voir Alain Roux, Chiang Kaï-shek : Le grand rival de Mao, (Payot, 2016).
  4. L’affaire « Gao-Rao » fait référence à la purge de Gao Gao et Rao Shushi, qui avaient respectivement amassé suffisamment de pouvoir en Mandchourie et à Shanghai pour que les autorités centrales se méfient d’un coup d’État.
  5. Référence de la célèbre phrase de Deng Xiaoping prononcée en 1961, “Peu importe qu’un chat soit blanc ou noir, s’il attrape la souris, c’est un bon chat”.
  6. Les Zones Économiques Spéciales (ZES) ont été créées dans le but de permettre aux entreprises étrangères de s’établir en Chine et de fonctionner selon les règles du marché capitaliste. Au départ, l’idée du PCC était de permettre la croissance économique de certaines provinces de Chine et de permettre un transfert de technologie vers ces dernières, tout en préservant l’intégrité du reste de l’économie « socialiste » chinoise. Assez rapidement, le dynamisme des ZES se fait connaître partout en Chine, et elles finissent par jouer un rôle de premier plan dans la transition chinoise vers une économie de marché.
  7. Dushu (读书, littéralement “lire”) est un magazine mensuel de littérature influent dans les sphères intellectuelles chinoises.
  8. Traduction d’Andrew Nathan, Chinese Democracy (Berkeley : University de California Press), p. 61.
  9. Cela faisait partie de l’accent mis par le modèle de Chongqing sur l’implication des cadres dans la vie rurale. Les « trois attentions » étaient « l’attention portée au niveau de base, l’attention portée aux villages et l’attention portée aux agriculteurs ». Les « trois rassemblements » étaient « manger ensemble, vivre ensemble et travailler ensemble ».