Le Grand Continent paraît tous les jours en ligne et une fois par an en papier. Notre nouveau numéro, Portrait d’un monde cassé. L’Europe dans l’année des grandes élections, dirigé par Giuliano da Empoli, vient de paraître. Notre travail est possible grâce à votre soutien. Pour vous procurer le volume, c’est par ici — et par là pour accompagner notre développement en vous abonnant au Grand Continent.
1 — La Chine de Xi et l’Union : une relation à réparer
Pour comprendre le grand contexte de la relation entre la Chine et l’Union, il faut remonter à la période pré-pandémique. Si le régime s’est beaucoup recentré sur lui-même à partir du début 2020 et de la pandémie de Covid, l’année 2019 avait été particulièrement significative du point de vue de la relation avec l’Europe. Xi Jinping s’était d’abord rendu en France, où il avait rencontré ensemble le président Macron, la chancelière Merkel et le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker — ce qui était en soi une nouveauté importante. Mais il s’était aussi rendu en Italie pour y signer un Memorandum of Understanding (MOU) avec le gouvernement italien de l’époque sur les Nouvelles routes de la soie qu’il y a quelques mois, le gouvernement Meloni a officiellement — et discrètement — décidé de ne pas renouveler.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
L’année 2019 est à ce titre doublement déterminante : c’est à ce moment-là que l’Europe décide d’établir une politique à destination de la Chine et d’élaborer un début de stratégie1 qui qualifie la relation avec Pékin à travers le triptyque partenaire, concurrent économique, rival systémique. Pour l’Union, cette ligne sera structurante pendant les années de la pandémie et malgré le rapprochement de Pékin avec l’Italie, on peut lire cette séquence a posteriori comme un moment d’unité européenne. Côté chinois, à l’inverse, la visite commune à Macron et Merkel — la seule, à ce jour, réunissant Xi et les dirigeants des deux plus grandes économies de l’Union — ne produisit pas les effets escomptés.
Tout change à partir de 2020. La Chine, qui avait cru pouvoir initialement minimiser l’importance de la pandémie, ferme ses frontières pendant presque trois ans — coupant les ponts non-numériques avec la plupart des dirigeants et des pays du monde. Cette stratégie aura un effet très négatif sur l’image de la Chine, notamment en Europe. D’autant qu’elle s’accompagne d’une campagne de propagande et de désinformation qui se révèlera finalement contre-productive. Du point de vue chinois, les cinq années qui viennent de s’écouler ont été très importantes précisément en raison de cette longue coupure et parce que l’agenda a, immédiatement après, été recentré sur la guerre en Ukraine avec la visite de Poutine en février 2022 et le soutien tacite de la Chine à l’invasion russe.
2 — Le pivot 2020 : la fin de la lune de miel
Du point de vue de la relation avec l’Union, tout se passe comme si ces cinq années avaient compté double ou triple côté chinois : on passe d’une lune de miel entre l’Occident — notamment les entreprises européennes et occidentales en général, mais aussi un certain nombre de gouvernements occidentaux qui finalement trouvaient leur compte dans cette relation — et la Chine à une situation beaucoup plus fragile.
Il faut se souvenir qu’alors, beaucoup de pays d’Europe de l’Est, de Scandinavie, l’Italie ou la Grèce — qui abrite un énorme investissement chinois dans le port du Pirée — sont directement dans le viseur de Pékin sur le plan économique. Même l’Allemagne passionne les investisseurs chinois qui acquièrent en 2016 l’un des champions de la robotique, Kuka. Et les dirigeants européens s’en rendent compte. L’année 2019 et plus encore 2020 sera à cet égard l’aboutissement d’un processus de plusieurs années où sont mis en place des outils de défense de l’Europe contre les interférences, les ingérences et les investissements chinois dans des secteurs sensibles comme la technologie et les infrastructures.
Pourtant, la Chine a pendant assez longtemps cru à la stratégie de la « lune de miel » avec l’Europe. Dès 2004, elle voyait dans le grand élargissement du marché commun européen quelque chose de positif, sans doute parce qu’existait déjà le sentiment que cette multipolarité lui permettrait d’avoir un nouvel interlocuteur de poids dans le monde occidental : l’Union européenne élargie.
En 2015, lors de sa visite au Royaume-Uni, Xi Jinping — qui n’est pas quelqu’un qui s’exprime très souvent sur la situation intérieure des pays — avait explicitement dit qu’il préférait un Royaume-Uni fort dans une Europe forte. Cela en dit long sur l’intérêt de la Chine pour l’Europe et le fait que cette Union à 28, puis à 27, compte en termes de contrepoids aux États-Unis — et comme marché pour les produits chinois.
Lorsque les « Nouvelles routes de la soie » sont lancées en 2013, leur but est très clairement d’utiliser les surcapacités chinoises dans des matières comme l’aluminium ou l’acier pour construire des infrastructures et viser principalement comme destination finale l’Europe au sens large — le Portugal, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Grèce… Selon une formule efficace, l’objectif stratégique mis en avant pendant la visite de Xi à Paris serait de renverser ce rapport pour que la Chine « traite l’Europe en partenaire et pas en cliente ».
Face à cette « sortie de la naïveté » européenne par la mise en place sous la Commission von der Leyen, et en particulier de la DG TRADE, d’une série de mécanismes de défense, la Chine affiche une incompréhension — feinte ou non.
La tournée européenne de Xi, qui a commencé lundi 6 mai dans la matinée, met à n’en pas douter le doigt sur ces nombreuses ambiguïtés et tente de mettre fin au « dialogue de sourds » — pour reprendre l’expression qu’avait employée Josep Borrell après le Sommet Chine-Union européenne de 2022.
Dans ce contexte, la question de la relation franco-chinoise est un sujet à part.
3 — Pourquoi pas Berlin ?
Compte tenu de l’importance de la relation entre la Chine et l’Allemagne, il convient, avant de se demander pourquoi Xi a choisi Paris, de comprendre pourquoi il n’a pas choisi Berlin pour sa première visite post-pandémique en Europe.
Lorsqu’il était chancelier fédéral, Gerhard Schröder se rendait tous les ans en Chine. Angela Merkel, chancelière pendant seize ans, y est allée 13 fois, pratiquement chaque année. L’Allemagne a une relation économique et industrielle extrêmement forte avec la Chine, qui remonte à la fin des années 1970. Au moment de l’ouverture économique de la Chine, l’Allemagne y a beaucoup investi et a vendu de nombreuses machines-outils, véhicules, usines, centrales électriques… Les entreprises chinoises apprécient depuis longtemps la compétence scientifique et technologique de l’Allemagne.
Mais un épisode a pu contribuer à braquer Pékin. Fin 2020, alors qu’elle occupe pour la dernière fois la présidence tournante de l’Union, Angela Merkel tente de faire passer le Comprehensive Agreement on Investments (CAI) entre la Chine et l’Union, qui sera finalement bloqué par le Parlement européen à la suite d’une série de sanctions croisées. Face à ce camouflet, la Chine commence à se dire qu’il se passe quelque chose : d’un côté, l’Union se dit prête à faire des investissements, de l’autre, la situation des droits de l’Homme et la question des valeurs revenaient comme un blocage.
C’est en novembre 2022 qu’Olaf Scholz se rend pour la première fois en Chine en tant que chancelier. À l’époque, son voyage est beaucoup critiqué au sein de la coalition tripartite. Il y a quelques semaines à peine, son nouveau voyage, beaucoup plus long, a été dans la droite ligne de ceux de ses prédécesseurs — emmenant dans ses bagages des hommes d’affaires et poussant les dossiers industriels allemands.
Berlin a toujours défendu la libre circulation et a fait en sorte que les produits chinois — les panneaux solaires notamment — soient acceptés en Europe et ne soient pas sujets à des règles et à des clauses douanières trop difficiles. Sur ce plan, Scholz a joué son rôle lors de ce dernier voyage. En revanche, il apparaît regrettable que le chancelier allemand et le président français ne soient pas en mesure de rencontrer ensemble le président chinois.
En bref, la Chine n’attend pas les mêmes choses de la part de l’Allemagne et de la France. De l’Allemagne, elle attend une poursuite des intérêts et des échanges économiques et commerciaux : une sorte de protection des intérêts de la Chine en Europe.
4 — Le choix de Paris
Pour Xi, le choix de la France s’explique par plusieurs raisons.
Premièrement, 2024 marque le soixantième anniversaire des relations diplomatiques entre la République française et la République populaire de Chine. C’était un geste important du général de Gaulle que de reconnaître la République populaire de Chine, treize ans avant les États-Unis, et à une époque où elle était en plein chaos : à deux ans de la révolution culturelle, à la sortie du « grand bond en avant » qui avait provoqué des dizaines de millions de morts.
C’est donc une date symbolique très importante pour Pékin : en 2014, Xi Jinping était déjà venu fêter les cinquante ans de cette reconnaissance et avait été accueilli à l’époque par François Hollande.
Deuxièmement, la Chine souhaite s’insérer dans l’ordre international dans la mesure où il peut servir ses intérêts — tout en cherchant à bâtir ses propres institutions et sa propre organisation du monde en imposant son leadership. En s’adressant à l’un des rares pays occidentaux qui puisse à la fois entendre ce message et le relayer à d’autres — notamment aux États-Unis —, la direction du Parti communiste chinois veut transmettre au peuple chinois la dimension réalisable de ses ambitions. L’image du positionnement de la France en Chine reste en effet très liée à la figure du général de Gaulle.
Dans le même temps, la deuxième partie du voyage de Xi va se passer en Hongrie et en Serbie — deux pays qui sont des alliés proches de la Chine, ce qui n’est pas le cas d’une France ancrée dans l’Union et dans l’OTAN et qui n’a pas vocation à « s’allier avec la Chine ». Sur ce sujet, les discours d’Orbán et de Vučić sur la Chine sont beaucoup plus ambigus (voir les points 7 et 8).
5 — Vu de Paris : la position chinoise de la France
En cohérence avec un certain nombre de ces discours, le président français essaie de jouer le rôle de « puissance d’équilibre ». Que ce soit sur la guerre en Ukraine, sur les questions commerciales, les enjeux globaux — lutte contre le changement climatique et dette notamment —, voire la situation des droits de l’homme en Chine qui, selon l’Élysée, est « systématiquement abordée » —, Emmanuel Macron entend continuer à « dialoguer » avec la Chine comme il dialogue avec les autres puissances, en particulier les États-Unis.
Commerce
Concernant les pratiques commerciales et industrielles chinoises, l’Élysée revendique vouloir continuer à attirer des investissements chinois sur le territoire français — qu’elle a d’ailleurs « accueilli » jusqu’alors — mais demande à ce que les entreprises françaises et européennes puissent en échange conserver leurs droits d’accès sur le marché chinois.
La France souhaite également garantir à ces entreprises des « conditions de concurrence » plus équitables, ce qui rejoint les appels formulés par le président de la République lors de son deuxième discours de la Sorbonne. En résumé : la Chine se doit de respecter les règles en matière de droit, de réciprocité et de concurrence que les Européens s’imposent à eux-mêmes — alors même que le marché chinois est à bien des égards très protégé en faveur des acteurs locaux. En matière de sursubventionnement, l’appel d’Emmanuel Macron est par ailleurs destiné à la Chine aussi bien qu’aux États-Unis.
Ukraine
La guerre en Ukraine figure à la première place dans la liste des priorités données par la Présidence de la République pour cette rencontre entre Xi Jinping et Emmanuel Macron qui, selon l’Élysée, « portera » notamment les positions ukrainiennes et cherchera à « encourager » la partie chinoise à utiliser les leviers dont Pékin dispose vis-à-vis de Moscou pour « changer les calculs de la Russie » et ainsi « contribuer à une résolution du conflit ».
L’un des points importants de cette discussion sera la question des biens à double usage qui alimentent l’industrie de défense russe, et dont les exportations chinoises en direction de la Russie ont significativement augmenté depuis le début de l’invasion à grande échelle. La question de la présence de Xi Jinping au sommet pour la paix en Ukraine qui sera organisé en Suisse le mois prochain figurera elle aussi certainement à l’ordre du jour.
L’intérêt d’Emmanuel Macron pour une résolution du conflit ukrainien traduit bien évidemment des préoccupations françaises et européennes, mais correspond également à des demandes formulées par les Ukrainiens. Ces derniers ont notamment eux-mêmes demandé à ce que la France « utilise les canaux de discussion avec les Chinois » afin « d’obtenir des contacts avec Pékin » sur ce sujet.
Indo-Pacifique
Paris poursuit son objectif de maintien d’un « canal de déconflictualisation » concernant les questions de libre-navigation en mer de Chine et du Pacifique Sud. L’Élysée cherche avant tout à éviter toute incompréhension qui pourrait gêner ou nuire au passage de navires commerciaux français et européens dans les eaux internationales de l’Indo-Pacifique, où les tensions règnent.
L’agenda français
Les cartes que le président français a en main pour assumer ce rôle de puissance d’équilibre sont nombreuses : le siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, le fait d’être une puissance nucléaire, la deuxième économie de l’Union, etc. Cette visite sera l’occasion d’avancer des notions clefs pour la France, à commencer par l’autonomie stratégique européenne.
Héritage gaulliste-chiraquien
Cette multipolarité, qui avait d’ailleurs été définie par Jacques Chirac en son temps, est particulièrement évidente aujourd’hui : Emmanuel Macron poursuit la démarche gaulliste-chiraquienne qui consiste à reconnaître les différents pôles, notamment le pôle chinois — qui est le plus évident depuis son émergence dans les années 1980 et qui a maintenant pris l’apparence du régime de Xi Jinping aujourd’hui — c’est-à-dire un régime qui s’affirme à l’extérieur d’une manière claire en confrontation avec le pôle américain.
La France, puissance d’équilibre, doit donc trouver sa partition entre un pôle américain qui n’a aucune intention de baisser la garde quel que soit le prochain occupant de la Maison Blanche et un pôle chinois — pour ne pas dire sino-russe.
6 — Vu de Pékin : le « nouveau paradigme » européen d’Emmanuel Macron face aux préoccupations chinoises
Ukraine
À moins d’inclure le fameux « plan de paix en 12 points » — qui n’exigeait pas le départ des troupes russes d’Ukraine —, la Chine n’a pas changé sa position vis-à-vis de la guerre en Ukraine depuis février 2022. Dans ce contexte et alors que le soutien à Kiev se trouve aujourd’hui à la base même de la vision européenne de la France, il est extrêmement compliqué de trouver des voies de dialogues sur les autres sujets.
À cet égard, la position française n’est pas « naïve », même si le président de la République réitérera très probablement dans leurs échanges ses efforts pour tenter de convaincre la Chine de raisonner son plus proche allié. Jusqu’à présent, ceux-ci n’ont pas porté leurs fruits.
Moyen Orient
Sur Gaza et le Moyen Orient en général, la Chine n’a pas voulu prendre parti frontalement. Pour des raisons tactiques, elle a affiché un soutien à la Palestine alors que ses relations avec le gouvernement Netanyahou étaient plutôt bonnes jusqu’en octobre dernier. Vis-à-vis de l’Iran, qui est également un partenaire économique clef de la Chine, il n’est pas question pour Pékin de critiquer Téhéran — tout ce qui pourrait constituer un irritant contre les États-Unis est à cet égard bon à prendre.
Péninsule coréenne
Un autre sujet important en toile de fond mais difficile à aborder est celui de la péninsule de Corée. Il y a quelques années, des pourparlers à six avaient été organisés par la Chine, sans aucune avancée notable, Pékin œuvrant à maintenir le statu quo entre les deux Corées, qui l’arrange à la fois sur un plan tactique et stratégique. Les liens de plus en plus évidents entre la Russie et le régime de Pyongyang préoccupent au plus haut point les Occidentaux et leurs alliés régionaux, tels le Japon et la Corée du Sud.
Prolifération nucléaire
Sur le nucléaire, il est à craindre que la Chine ne soit pas non plus très encline à entrer dans les détails, surtout avec la France. C’est une des limites de l’exercice : même si elle est une puissance dotée, il est peu probable que la France ait véritablement les moyens d’aborder seule à seule le sujet de la prolifération avec Pékin.
La gouvernance mondiale, le commerce international et le Sud
Sur la gouvernance de la mondialisation, la Chine ne cache pas ses ambitions de vouloir jouer un rôle plus important au sein de l’Organisation mondiale du commerce. Elle considère que l’OMC et les institutions issues du consensus de Washington comme la Banque mondiale ou le FMI, ne tiennent pas suffisamment compte du point de vue chinois.
Le sujet de la dette des pays du Sud est l’une des thématiques qui importent beaucoup à Paris comme à Pékin — bien que les points de vue soient très divergents sur la question. L’année dernière, le premier ministre chinois Li Qiang avait répondu à l’invitation d’Emmanuel Macron et s’était rendu au Sommet pour un nouveau pacte financier mondial à Paris. La Chine et la France s’étaient alors mises d’accord pour restructurer la dette de la Zambie, un résultat satisfaisant pour la France.
Même si l’attitude chinoise en Afrique — concentrée sur la captation des ressources — tranche avec le discours officiel, il y a sur ce sujet un potentiel espace de discussion. En 2005, le Secrétaire d’État adjoint américain Robert Zoellick posait la question consubstantielle à la montée en puissance de Pékin dans la mondialisation : « est-ce que la Chine peut être un acteur responsable de la gouvernance mondiale ? » Ce cadre conceptuel est aujourd’hui encore à la fois le véhicule le plus pertinent du dialogue avec l’Europe — mais aussi le point de blocage le plus évident.
Japon
Au plan multilatéral, la récente visite du Premier ministre japonais en France a donné lieu à une déclaration conjointe entre Paris et Tokyo. Le Japon s’inscrit de plus en plus clairement dans le camp occidental tout en conservant sa dimension asiatique. La Chine voit ce pivot d’un très mauvais œil : le poids de plus en plus important du Japon au sein du G7 et la volonté du groupe de se saisir explicitement de questions régionales hautement stratégiques comme l’avenir de la mer de Chine du sud, et celui du détroit de Taiwan, irrite Pékin. Cette crispation s’inscrit par ailleurs dans un contexte où l’OTAN aborde de plus en plus ouvertement l’Asie et l’Indo-Pacifique.
7 — De Paris à Belgrade en passant par Budapest : géopolitique d’un choix étonnant
Le choix des deux autres pays qui vont scander la tournée européenne de Xi s’explique d’abord par une volonté chinoise de montrer clairement aux Occidentaux que c’est Pékin qui prépare, décide et conduit son agenda.
Comme évoqué plus haut, un déplacement parisien pour le soixantième anniversaire des relations franco-chinoises est important pour des raisons symboliques et parce que la France est le pays qui met le plus en avant l’autonomie stratégique européenne. Mais dans la vision chinoise, ce geste devait être impérativement contrebalancé par un mouvement de sympathie unilatéral vis-à-vis de pays comme la Hongrie et la Serbie, qui sont des amis proches de la Chine. Leurs deux dirigeants, Orbán et Vučić, se sont rendus à Pékin lors du Belt and Road Forum d’octobre 2023 — seuls Européens, au côté de Vladimir Poutine. Depuis l’arrivée de Xi au pouvoir, ils n’ont jamais failli à montrer des signes de respect, de proximité, d’accueil des investissements chinois, et n’ont jamais critiqué ouvertement la Chine.
Le cas de la Serbie est particulièrement intéressant puisqu’elle s’est installée à bas bruit dans une situation de dépendance quasi-coloniale vis-à-vis de Pékin : les Chinois n’ont pas besoin de visa pour se rendre dans le pays, les marques chinoises sont omniprésentes, les investissements sont ininterrompus depuis presque dix ans au motif que la Serbie est isolée depuis la guerre des Balkans, et la coopération militaire bat son plein. En 2022, par le biais de six gros avions porteurs de l’armée de l’air chinoise, Pékin a livré de manière spectaculaire à la Serbie plusieurs batteries de missiles sol-air pour constituer une « petite muraille aérienne » au pays des Balkans.
Le choix de la date n’est pas non plus un hasard alors que nous sommes en pleine commémoration du 25ème anniversaire du bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade par l’OTAN. Pékin a toujours considéré que ce bombardement avait été délibéré et le perçoit comme une provocation ouverte de l’Occident, des États-Unis et de l’OTAN contre la Chine — ce qui est évidemment nié par Washington. Que Xi Jinping ait choisi d’aller à Belgrade spécifiquement pour le 25eme anniversaire de ce bombardement — qui avait causé la mort de plusieurs ressortissants chinois — tient donc aussi à des raisons internes. En prévoyant de montrer Xi se recueillir sur la tombe des victimes, le gouvernement chinois prend prétexte de cette occasion pour construire un récit à destination de sa propre population.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Quant à la Hongrie, sa situation de membre de l’Union rend la situation plus complexe et moins explicite. Cela n’a pas pour autant empêché Viktor Orbán, au pouvoir depuis 15 ans, de jouer le double jeu de la carte pro-russe et pro-chinoise pour en tirer des avantages politiques, en accueillant des investissements chinois et en tendant la main à Poutine à plusieurs reprises. La Hongrie va par ailleurs prendre la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne à partir du 1er juillet : elle est une destination d’autant plus stratégique pour le pouvoir chinois.
Au total, la Chine veut donc montrer qu’elle a des partenaires proches et inconditionnels sur le continent européen qui est devenu ces dernières années, comme au jeu de Go, un « espace utile » dans sa stratégie globale.
8 — La longue stratégie chinoise en Europe : pour s’opposer à Washington sur le continent, la Chine veut refonder le 16 + 1
En tant que membre de l’OTAN et de la communauté transatlantique plus généralement, la France peut jouer un rôle d’intermédiaire vis-à-vis de Washington. De l’autre, la Hongrie et la Serbie appartenaient au groupe des 16 + 1 — les 16 pays d’Europe de l’Est et d’Europe centrale qui se réunissaient avec la Chine tous les ans avant le début de la pandémie. Pour certains dirigeants de ces États et de la Chine, ce groupe est clairement vu comme une façon de reconstituer un bloc oriental en Europe.
Aujourd’hui, c’est à travers la Hongrie et la Serbie que la Chine essaie de raviver cette communauté.
On peut également citer le cas de la Slovaquie, par exemple, qui a elle aussi complètement changé de position vis-à-vis de la Russie et de la Chine. Face aux États-Unis, cet effort est une manière pour Pékin de montrer non seulement qu’elle a du poids mais aussi un pouvoir de traction, en étant capable de rallier des pays intermédiaires, des pays membres de l’Union — comme la Hongrie ou la Slovaquie —, ou d’autres qui sont à la périphérie. C’est aussi une manière pour la Chine de montrer qu’elle a les moyens de s’opposer aux actions de l’administration américaine — notamment celles des deux dernières années de l’administration Trump — qui consistent à envoyer des officiels américains en Europe pour dissuader les gouvernements — comme ceux de l’Italie, de la Grèce ou du Portugal — d’accepter les investissements chinois dans la 5G, la technologie, les infrastructures, etc.
En créant sa propre communauté affinitaire en Europe, la Chine s’implante matériellement dans certains pays du continent mais cherche aussi à prouver la solidité d’alliances avec des pays apparemment lointains mais qui soutiennent sa vision et font montre de penser comme elle — autant de pierres lancées dans le jardin américain.
9 — Le choix du bilatéralisme : pourquoi la Chine privilégie le 1+1 dans ses relations avec l’Union
La relation Union-Chine doit être lue à travers un prisme clair : depuis quelques années, on observe un net retour du bilatéralisme au détriment du multilatéralisme.
Comme indiqué plus haut, la Chine s’était réjouie de l’élargissement en 2004, et elle a continué à montrer des signaux favorables à la perspective de l’élargissement. En 2014, Xi Jinping avait même pour la première fois visité les institutions européennes à Bruxelles.
Mais depuis cinq ans, elle a modifié cette trajectoire et donné l’impression, surtout avec le Covid-19 et la guerre en Ukraine, que la relation bilatérale avec des pays comme l’Allemagne et la France est devenue plus importante que la relation Chine-Union. En clair, il lui est moins facile de discuter avec 27 pays qu’avec un seul.
L’idée d’organiser une rencontre entre Xi Jinping et l’ensemble des États membres, qui avait un temps été agitée, semble avoir été abandonnée. Celle-ci ne s’était finalement pas faite à cause du Covid-19 et elle n’aura peut-être jamais lieu. Il est vrai qu’une telle réunion donnerait l’impression qu’il faut 27 chefs d’État pour parler au président chinois et cela laisserait entendre que la Chine ne souhaite pas parler directement à des pays de seconde zone — à moins qu’ils ne soient ses affidés.
10 — La politique de l’Union face à la concurrence chinoise
Le choix de la France, de la Hongrie et de la Serbie résume l’ambiguïté de la relation entre la Chine et l’Europe avec d’un côté les pays d’Europe occidentale, de l’autre l’Europe des amis, puis, enfin, les institutions européennes représentées par Ursula von der Leyen — qui, du point de vue chinois, est le bad cop de cette séquence — qui décident de mesures de rétorsion commerciales et mettent en oeuvre le filtrage des investissements étrangers — la toolbox pour la 5G, les mesures anti-aide d’État, les instruments anti-coercition, etc.
La présidente de la Commission européenne a continué à marteler ces messages-là lundi matin, dans la continuité de son discours prononcé en mars 2023. Elle y disait que les Européens devaient désormais se prémunir et protéger l’Europe, les technologies européennes, la souveraineté économique européenne, et appelait à la mise en place d’instruments de sécurité économique supplémentaires devant protéger l’Europe de puissances étrangères prédatrices — ce dont les Chinois sont en train de s’apercevoir.
D’où le dilemme des véhicules électriques, domaine où la surcapacité chinoise est réelle et où la Chine vise clairement le marché européen. L’Europe n’arrive pas à suivre et se demande si elle ne va pas tout simplement se faire envahir par ces véhicules électriques, puisque, d’un côté, elle promeut l’usage des véhicules électriques, mais essaie dans le même temps de se prémunir contre des voitures électriques qui seraient sursubventionnées par des aides d’État et qui signeraient la mort lente de l’industrie automobile européenne. Selon l’Élysée, la France souhaite « des investissements chinois dans ce domaine sur le territoire français afin de pouvoir créer de l’emploi (…) dans une certaine mesure comme ce que les entreprises françaises elles-mêmes font en Chine. »
Sources
- Andreea BRINZA, Una Aleksandra BĒRZIŅA-ČERENKOVA, Philippe LE CORRE, JohnSEAMAN, Richard TURCSÁNYI, Stefan VLADISAVLJEV, EU-China relations:De-risking or de-coupling – the future of the EU strategy towards China, Étude pour le Parlement européen, mars 2024.